lundi 28 septembre 2015

Trois essais sur la falsification - George Orwell

Trois essais sur la falsification - George Orwell



Et les intellectuels de gauche firent volte-face, passant de: "la guerre est un enfer" à "la guerre est glorieuse" non seulement sans aucun sens du ridicule mais presque sans aucune espèce de transition. Plus tard la majorité de ces intellectuels allaient effectuer d'autres transitions assez violentes. Il doit y avoir un assez grand nombre de gens, une sorte de noyau central de la classe intellectuelle, qui en 1935 approuvèrent la déclaration des étudiants d’Oxford selon laquelle en aucun cas ils ne combattraient pour le roi ni pour la patrie, qui en 1937 exigeaient une "politique énergique" à l'égard de Hitler, et qui en 1940 donnèrent leur adhésion au pacifisme de la People's Convention et qui maintenant (en 1943) exigent un second front en Europe .



En ce qui concerne l'immense majorité, les extraordinaires revirements d'opinion qui se produisent de nos jours, les émotions qu'on peut commander ou décommander comme on ouvre ou ferme un robinet, résultent de l'hypnose créée par les journaux et la radio. Chez les intellectuels, je dirais que l'origine de leur revirement réside dans le fait qu'ils ne sont exposés ni à la misère ni au danger. A un moment donné ils peuvent être pour ou contre la guerre, mais jamais ils n'ont une idée réaliste de la guerre. Du temps où ils s'enthousiasmaient à propos de la guerre civile espagnole, ils savaient naturellement qu'on était en train d'y tuer des hommes, et qu'il est désagréable d'être tué, mais ils sentaient néanmoins que pour un soldat de l'armée "rouge" l'expérience de la guerre n'avait rien de dégradant. D'une façon ou d'une autre, l'odeur des latrines était moins forte, la discipline moins désagréable. Vous n'avez qu'à jeter un coup d'œil au New Statesman pour savoir que je ne plaisante pas. Aujourd'hui ils répètent les mêmes âneries à propos de l'armée russe. Nous sommes devenus trop civilisés pour voir ce qui est sous nos yeux. Or la vérité est très simple: pour survivre, vous êtes obligés de combattre, et pour combattre vous êtes obligés de vous salir. La guerre est un mal, mais elle est souvent le moindre de deux maux. Ceux qui prennent l'épée périssent par l'épée, mais ceux qui ne la prennent pas meurent de maladies nauséabondes. Le fait qu'il soit nécessaire d'écrire ce qui précède montre ce que des années de capitalisme rentier ont fait de nous.











En pratique il y avait toujours un noyau solide de faits sur lesquels presque tout le monde était d'accord. Si vous cherchez le récit de la Première Guerre mondiale dans par exemple l' Encyclopédie britannica, vous vous apercevrez qu'une masse considérable des références vient de source allemande. Deux historiens, l'un britannique l'autre allemand, pourraient être en désaccord sur beaucoup de points, même essentiels, mais il existerait toujours un ensemble de faits neutres que ni l'un ni l'autre ne songeraient à mettre en doute. C'est précisément cette base fondamentale de discussion, assortie de l'idée que tous les êtres humains font partie de la même espèce, qui est détruite par le totalitarisme. La doctrine nazie nie l'existence d'une notion telle que la "vérité". Par exemple la "science" n'existe pas; il n'y a que la "science allemande", la "science juive", etc. Une telle conception implique un monde de cauchemar où le Leader, ou la clique dirigeante, a le contrôle non seulement de l'avenir mais du passé . Si le Leader affirme que tel ou tel événement n'a jamais eu lieu, eh bien il n'a jamais eu lieu. S'il dit que deux et deux font cinq, eh bien deux et deux font cinq. C'est cette perspective qui me fait bien plus peur que les bombes, et après ce que nous avons vécu récemment ce ne sont pas des paroles en l'air.











Le mensonge organisé pratiqué par les Etats totalitaires n'est pas, comme on le prétend parfois, un expédient temporaire de la môme nature qu'une ruse guerrière. Il fait partie intégrante du totalitarisme et continuerait de se perpétuer même si les camps de concentration et la police secrète cessaient d'être une nécessité. Chez les communistes intelligents, il existe une légende cachée suivant laquelle, bien que le gouvernement russe soit actuellement obligé de répandre une propagande mensongère, d'organiser des procès truqués et ainsi de suite, il consigne en secret les faits réels et ne manquera pas de les faire connaître plus tard. On peut, je crois, être bien sûr qu'il n'en est rien car agir de la sorte relève d'une mentalité cligne d'un historien libéral, persuadé que le passé ne peut être falsifié et qu'une connaissance exacte des faits historiques est digne d'intérêt. Pour le totalitarisme l’histoire doit être créée plutôt qu'apprise. Un Etat totalitaire est en effet une théocratie et la caste dominante doit être réputée infaillible pour garder le pouvoir. Mais puisque, dans la pratique, nul n'est infaillible, la nécessité se fait souvent sentir de changer les faits passés afin de montrer que telle ou telle erreur a été évitée, tel ou tel succès imaginaire remporté. Tout changement politique entraîne également un changement doctrinal et une réévaluation des grands personnages historiques du passé. Certes partout on observe de telles pratiques , mais il est clair que cela aboutit à une complète falsification dans les sociétés où une seule opinion est tolérée à un moment donné. Le totalitarisme exige en fait une perpétuelle transformation du passé et entraîne à la longue l'impossibilité de croire à l'existence de la vérité objective. Les partisans du totalitarisme dans ce pays ont tendance à soutenir que puisqu'il est impossible de parvenir à la vérité absolue, un gros mensonge n'est pas pire qu'un petit. Ils font remarquer que toutes les annales historiques sont partiales et inexactes, ou encore que la physique moderne a démontré que ce qui nous semble être le réel n'est qu'une illusion , de sorte qu'il faut être un vulgaire philistin pour croire au témoignage de ses sens.



Une société totalitaire qui aurait réussi à durer serait amenée à créer un système de double pensée, où les lois du bon sens resteraient valables dans la vie de tous les jours et dans certaines sciences exactes, mais cesseraient de l'être pour le politicien, l'historien ou le sociologue. Beaucoup de gens de nos jours trouveraient scandaleux de falsifier un livre scientifique mais non un fait historique. C'est au point de rencontre de la littérature et de la politique que le totalitarisme exerce sa plus grande pression sur les intellectuels. Les sciences exactes ne sont pas encore menacées de la sorte. C'est ce qui explique en partie le fait que dans tous les pays les scientifiques ont moins de difficulté que les écrivains à être d'accord avec leurs gouvernements respectifs.











Avec le totalitarisme c'est moins à une époque de foi qu'à une époque de schizophrénie que nous sommes condamnés, ! Une société devient totalitaire à partir du moment où ses structures deviennent manifestement artificielles; autrement dit quand la classe dominante a perdu sa raison d'être mais réussit à garder le pouvoir par la force ou par la ruse. Une telle société, quelle que soit sa longévité, ne peut se permettre de devenir tolérante ou intellectuellement ferme. Y demeurent interdites la relation exacte des événements et l'expression des sentiments réels qu'exige la création littéraire. Mais point n'est besoin de vivre dans un pays totalitaire pour être contaminé par le totalitarisme. La prédominance de certaines idées suffit à répandre un poison qui rend tous les sujets impossibles à traiter par écrit. Partout où règne une orthodoxie obligée (ou deux, comme cela se produit souvent) la bonne littérature se meurt. La guerre civile espagnole fournit une bonne illustration de cette loi. Pour beaucoup d'intellectuels anglais, cette guerre entraîna de fortes réactions émotionnelles mais non point des écrits authentiques.

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