dimanche 13 septembre 2015

Essai sur le Don - Marcel Mauss

Essai sur le Don - Marcel Mauss




INTRODUCTION
DU DON, ET EN PARTICULIER
DE L'OBLIGATION
A RENDRE LES PRÉSENTS

Quelle est la règle de droit et d'intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ?

CHAPITRE I
LES DONS ÉCHANGÉS
ET L'OBLIGATION DE LES RENDRE
(POLYNÉSIE)

Il reste pour comprendre complètement l'institution de la prestation totale et du potlatch, à chercher l'explication des deux autres moments qui sont complémentaires de celui-là ; car la prestation totale n'emporte pas seulement l'obligation de rendre les cadeaux reçus ; mais elle en suppose deux autres aussi importantes : obligation d'en faire, d'une part, obligation d'en recevoir, de l'autre. La théorie complète de ces trois obligations, de ces trois thèmes du même complexus, donnerait l'explication fondamentale satisfaisante de cette forme du contrat entre clans polynésiens. Pour le moment, nous ne pouvons qu'indiquer la façon de traiter le sujet.

CHAPITRE II
EXTENSION DE CE SYSTÈME
LIBÉRALITÉ, HONNEUR, MONNAIE
De ces observations sur quelques peuples mélanésiens et polynésiens se dégage déjà une figure bien arrêtée de ce régime du don. La vie matérielle et morale, l'échange, y fonctionnent sous une forme désintéressée et obligatoire en même temps. De plus, cette obligation s'exprime de façon mythique, imaginaire ou, si l'on veut, symbolique et collective: elle prend l'aspect de l'intérêt attaché aux choses échangées : celles-ci ne sont jamais complètement détachées de leurs échangistes ; la communion et l'alliance qu'elles établissent sont relativement indissolubles. En réalité, ce symbole de la vie sociale - la permanence d'influence des choses échangées - ne fait que traduire assez directement la manière dont les sous groupes de ces sociétés segmentées, de type archaïque, sont constamment imbriqués les uns dans les autres, et sentent qu'ils se doivent tout.

Deux notions y sont pourtant bien mieux en évidence que dans le potlatch mélanésien ou que dans les institutions plus évoluées ou plus décomposées de Polynésie : c'est la notion de crédit, de terme, et c'est aussi la notion d'honneur.

Les dons circulent, nous l'avons vu, en Mélanésie, en Polynésie, avec la certitude qu'ils seront rendus, ayant comme « sûreté » la vertu de la chose donnée qui est elle-même cette « sûreté ».

Pas plus que la notion de magie, la notion d'honneur n'est étrangère à ces Civilisations. Le mana polynésien, lui-même, symbolise non seulement la force magique de chaque être, mais aussi son honneur, et l'une des meilleures traductions de ce mot, c'est : autorité, richesse.

LES TROIS OBLIGATIONS :
DONNER, RECEVOIR, RENDRE

L'obligation de donner est l'essence du potlatch. Un chef doit donner des potlatch, pour lui-même, pour son fils, son gendre ou sa fille, pour ses morts. Il ne conserve son autorité sur sa tribu et sur son village, voire sur sa famille, il ne maintient son rang entre chefs  -nationalement et internationalement - que s'il prouve qu'il est hanté et favorisé des esprits et de la fortune , qu'il est possédé par elle et qu'il la possède ; et il ne peut prouver cette fortune qu'en la dépensant, en la distribuant, en humiliant les autres, en les mettant « à l'ombre de son nom. »

Le potlatch, la distribution des biens est l'acte fondamental de la « reconnaissance » militaire, juridique, économique, religieuse, dans tous les sens du mot. On « reconnaît » le chef ou son fils et on lui devient « reconnaissant ».


L'obligation de recevoir ne contraint pas moins. On n'a pas le droit de refuser un don, de refuser le potlatch. Agir ainsi c'est manifester qu'on craint d'avoir à rendre, c'est craindre d'être « aplati » tant qu'on n'a pas rendu. En réalité, c'est être « aplati » déjà. C'est « perdre le poids » de son nom ; c'est ou s'avouer vaincu d'avance, ou, au contraire, dans certains cas, se proclamer vainqueur et invincible.

L'obligation de rendre 1 est tout le potlatch, dans la mesure où il ne consiste pas en pure destruction. Ces destructions, elles, très souvent sacrificielles et bénéficiaires pour les esprits, n'ont pas, semble-t-il, besoin d'être toutes rendues sans conditions, surtout quand elles sont l'œuvre d'un chef supérieur dans le clan ou d'un chef d'un clan déjà reconnu supérieur.

Mais, de même que le « kula » trobriandais n'est qu'un cas suprême de l'échange des dons, de même le potlatch n'est, dans les sociétés de la côte nord-ouest américaine, qu'une sorte de produit monstrueux du système des présents.

LA FORCE DES CHOSES

On peut encore pousser plus loin l'analyse et prouver que dans les choses échangées au potlatch, il y a une vertu qui force les dons à circuler, à être donnés et à être rendus.

PREMIÈRE CONCLUSION

Ainsi, dans quatre groupes importants de populations, nous avons trouvé : d'abord dans deux ou trois groupes, le potlatch ; puis la raison principale et la forme normale du potlatch lui-même ; et plus encore, par-delà celui-ci, et dans tous ces groupes, la forme archaïque de l'échange : celui des dons présentés et rendus.

CHAPITRE III
SURVIVANCES DE CES PRINCIPES
DANS LES DROITS ANCIENS
ET LES ÉCONOMIES ANCIENNES

Nous vivons dans des sociétés qui distinguent fortement (l'opposition est maintenant critiquée par les juristes eux-mêmes) les droits réels et les droits personnels, les personnes et les choses. Cette séparation est fondamentale : elle constitue la condition même d'une partie de notre système de propriété, d'aliénation et d'échange. Or, elle est étrangère au droit que nous venons d'étudier.

III
DROIT GERMANIQUE
(LE GAGE ET LE DON)

D'abord, le gage est obligatoire. En droit germanique tout contrat, toute vente ou achat, prêt ou dépôt, comprend une constitution de gage ; on donne à l'autre contractant un objet, en général de peu de prix.


CHAPITRE IV
CONCLUSION

Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l'obligation et de la liberté mêlés.

Le don non rendu rend encore inférieur celui qui l'a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour.

Ce sont nos sociétés d'Occident qui ont, très récemment, fait de l'homme un « animal économique ». Mais nous ne sommes pas encore tous des êtres de ce genre. Dans nos masses et dans nos élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante ; elle est encore caractéristique des quelques fossiles de notre noblesse. L'homo oeconomicus n'est pas derrière nous, il est devant nous; comme l'homme de la morale et du devoir; comme l'homme de la science et de la raison. L'homme a été très longtemps autre chose ; et il n'y a pas bien longtemps qu'il est une machine, compliquée d'une machine à calculer.

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