samedi 11 juillet 2015

Précis de décomposition – Emil Cioran



Précis de décomposition –Emil Cioran

Généalogie du fanatisme

En elle-même toute idée est neutre, ou devrait l’être ; mais l’homme l’anime, y projette scs flammes et scs démences ; impure, transformée en croyance, elle s’insère dans le temps, prend figure d’événement : le passage de la logique à l’épilepsie est consommé... Ainsi naissent les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes.
Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts. L’histoire n’est qu’un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit devant l’improbable. Lors même qu’il s’éloigne de la religion, l’homme y demeure assujetti ; s’épuisant à forger des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement : son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l’évidence et du ridicule. Sa puissance d’adorer est responsable de tous ses crimes : celui qui aime indûment un dieu, contraint les autres à l’aimer, en attendant de les exterminer s’ils s’y refusent. Point d’intolérance, d’intransigeance idéologique ou de prosélytisme qui

L’anti-prophète

Dans tout homme sommeille un prophète, et quand il s’éveille il y a un peu plus de mal dans le monde…

Des boueux aux snobs, tous dépensent leur générosité criminelle, tous distribuent des recettes de bonheur, tous veulent diriger les pas de tous : la vie en commun en devient intolérable, et la vie avec soi-même plus intolérable encore : lorsqu’on n’intervient point dans les affaires des autres, on est si inquiet des siennes que l'on convertit son « moi » en religion, ou, apôtre à rebours, on le nie : nous sommes victimes du jeu universel...

La source de nos actes réside dans une propension inconsciente à nous estimer le centre, la raison et l’aboutissement du temps.

Ainsi, la frivolité est l'antidate le plus efficace au mal d’être ce qu'on est : par elle nous abusons le monde et dissimulons l'inconvenance de nos profondeurs. Sans ses artifice, comment ne pas rougir d’avoir une âme ? Nos solitudes à fleur de peau, quel enfer pour les autres ! Mais c’est toujours pour eux, et parfois pour nous-mêmes, que nous inventons nos apparences...


On peut classer les hommes suivant les critères les plus capricieux : suivant leurs humeurs, leurs penchants, leurs rêves ou leurs glandes. On change d’idées comme de cravates ; car toute idée, tout critère vient de l’extérieur, des configurations et des accidents du temps.




Désarticulation du temps

Les instants se suivent les uns les autres : rien ne leur prête l’illusion d’un contenu ou l'apparence d’une signification ; ils se déroulent ; leur cours n’est pas le nôtre ; nous en contemplons l’écoulement, prisonniers d’une perception stupide.

Nous nous trahissons, nous exhibons notre cœur ; bourreau de l’indicible, chacun s’acharne à détruire tous les mystères, en commençant par les siens. Et si nous rencontrons les autres, c’est pour nous avilir ensemble dans une course vers le vide, que ce soit dans l’échange d’idées, dans les aveux ou les intrigues. La curiosité a provoqué non seulement la première chute, mais les innombrables chutes de tous les jours. La vie n’est que cette impatience de déchoir, de prostituer les solitudes virginales de l’âme par le dialogue, négation immémoriale et quotidienne du Paradis.

Et celui qui parle au nom des autres est toujours un imposteur.

Il n’y a que l’artiste dont le mensonge ne soit pas total, car il n’invente que soi. En dehors de l’abandon à l’incommunicable, de la suspension au milieu de nos émois inconsolés et muets, la vie n’est qu’un fracas sur une étendue sans coordonnées, et l’univers, une géométrie frappée d’épilepsie.

Se supprimer semble un acte si clair et si simple ! Pourquoi est-il si rare, pourquoi tout le monde l’élude-t-il ?

Toute nostalgie est un dépassement du présent. Même sous la forme du regret, elle prend un caractère dynamique : on veut forcer le passé, agir rétroactivement, protester contre l’irréversible.

Pouvoir disposer absolument de soi-même et s’y refuser, est-il don plus mystérieux ? La consolation par le suicide possible élargit en espace infini cette demeure où nous étouffons. L’idée de nous détruire, la multiplicité des moyens d’y parvenir, leur facilité et leur proximité nous réjouissent et nous effraient ; car il n’y a rien de plus simple et de plus terrible que l’acte par lequel nous décidons irrévocablement de nous-mêmes. En un seul instant nous supprimons tous les instants ; Dieu lui-même ne saurait le faire. Mais, démons fanfarons, nous différons notre fin : comment renoncerions-nous au déploiement de notre liberté, au jeu de notre superbe ? …


Aucune église, aucune mairie n’a inventé jusqu’à présent un seul argument valable contre le suicide. A celui qui ne peut plus supporter la vie, que répondre ? Nul n’est à même de prendre sur soi les fardeaux d’un autre. Et de quelle force dispose la dialectique contre l’assaut des chagrins irréfutables et contre mille évidences inconsolées ? le suicide est un des caractères distinctif de l’homme, une de ses découvertes ; aucune bête n’en est capable et les anges l’ont à peine deviné ; sans lui, la réalité humaine serait moins curieuse et moins pittoresque.

Dans ce monde rien n’est à sa place, en commentant par ce monde même. Point ne faut s’étonner alors du spectacle de l’injustice humaine. Il est également vain de refuser ou d’accepter l’ordre social : force nous est d’en subir les changements en mieux ou en pire avec un conformisme désespéré, comme nous subissons la naissance, l’amour, le climat et la mort. La décomposition préside aux lois de la vie : plus proches de notre poussière que ne le sont de la leur les objets inanimés, nous succombons avant eux et courons vers notre destin sous le regard des étoiles apparemment indestructibles.

De toute évidence nous sommes dans le monde pour ne rien faire ; mais, au lieu de traîner nonchalamment notre pourriture, nous exhalons la sueur et nous nous essoufflons dans l’air fétide.

« Un jour un homme le fit entrer dans une maison richement meublée, et lui dit : « Surtout ne crache pas par terre. » Diogène qui avait envie de cracher lui lança son crachat au visage, en lui criant que c’était le seul endroit sale qu’il eût trouvé et où il pût le faire. » (Diogène Laërce.)

Nous ne voyons autour de nous que des inspirations et des ardeurs dégradées : tout homme promet tout, mais tout homme vit pour connaître la fragilité de son étincelle et le manque de génialité  de la vie.

L’esprit découvre l’Identité ; l'âme, l’Ennui ; le corps, la Paresse. C’est un même principe d’invariabilité, exprimé différemment sous les trois formes du bâillement universel.
La monotonie de l’existence justifie la thèse rationaliste ; elle nous révèle un univers légal, où tout est prévu et ajusté ; la barbarie d’aucune surprise ne vient en troubler l’harmonie.


Nul n’est responsable d’être, et encore moins d’être ce qu’il est. Frappé d’existence, chacun subit comme une bête les conséquences qui en découlent. C’est ainsi que, dans un monde où tout est haïssable, la haine devient plus vaste que le monde, et, pour avoir dépasse son objet, s'annule.


Quelle idée saugrenue de construire des cercles dans l'enfer, d’y faire varier par compartiments l’intensité des flammes et d’y hiérarchiser les tourments ! L’important, c’est d’y être : le reste — simples fioritures ou... brûlures.


il arrive que dans sa démarche il ne se heurte plus à aucun objet sinon à l’obstacle diffus du Vide. Dès lors, l’élan philosophique, exclusivement tourné vers l’inaccessible, s’expose à la faillite. A faire le tour des choses et des prétextes temporels, il s’impose des gênes salutaires ; mais, s’il s’enquiert d’un principe de plus en plus général, il se perd et s’annule dans le vague de l’Essentiel.


Toute fin d’époque est le paradis de l’esprit, lequel ne retrouve son jeu et ses caprices qu’au milieu d’un organisme en pleine dissolution


Le mensonge immanent.
Vivre signifie : croire et espérer, — mentir et se mentir. C’est pourquoi l’image la plus véridique qu’on ait jamais créée de l’homme demeure celle du chevalier de la Triste Figure, ce chevalier qu’on retrouve même dans le sage le plus accompli

Je me refuse la séduction malsaine d’un Moi indéfini. Je veux me vautrer dans ma mortalité. Je veux rester normal.

Ouvrir tes veines pour inonder cette feuille qui j t’irrite comme t’irritent les saisons ? Ridicule tentative!
Ton sang, décoloré par les nuits blanches, a suspendu son cours... Rien ne réveillera en toi la soif de vivre et de mourir, éteinte par les années, à jamais rebutée par ces sources sans murmure ni prestige auxquelles s’abreuvent les hommes. Avorton aux lèvres muettes et sèches, tu demeureras au-delà du bruit de la vie et de la mort, au-delà même du bruit des larmes...


(Il n’est que trop légitime de concevoir le moment où la vie passera de mode, où elle tombera en désuétude comme la lune ou la tuberculose après l’abus romantique : elle ira couronner l’anachronisme des symboles dénudés et des maladies démasquées ; elle redeviendra elle-même : un mal sans prestiges, une fatalité sans éclat.


L'humanité n'a adoré que ceux qui la firent périr. Les règnes où les citoyens s’éteignirent paisiblement ne figurent guère dans l’histoire, non plus le prince sage, de tout temps méprisé de ses sujets ; la foule aime le roman, même à ses dépens, le scandale des mœurs constituant la trame de la curiosité humaine et le courant souterrain de tout événement. La femme infidèle et le cocu fournissent à la comédie et à la tragédie, voire à l’épopée, la quasi-totalité de leurs motifs. Comme l’honnêteté n’a ni biographie ni charme, depuis l’Iliade jusqu’au vaudeville, le seul éclat du déshonneur a amusé et intrigué. Il est donc tout naturel que l’humanité se soit offerte en pâture faux conquérants, qu’elle veuille se faire piétiner, qu’une nation sans tyrans ne fasse point parler d’elle, que la somme d’iniquités qu’un peuple commet soit le seul indice de sa présence et de sa vitalité. Une nation qui ne viole plus est en pleine décadence ; c’est par le nombre des viols qu’elle révèle ses instincts, son avenir. Recherchez à partir de quelle guerre elle a cessé de pratiquer, sur une grande échelle, ce genre de crime : vous aurez trouvé le premier symbole de son déclin ; à partir de quel moment l’amour est devenu pour elle un cérémonial et le lit une condition du spasme, et vous identifierez le début de ses déficiences et la fin de son hérédité barbare.


J’accepte la vie par politesse : la révolte perpétuelle est de mauvais goût comme le sublime du suicide.
A vingt ans on fulmine contre les deux et l’ordure qu’ils couvrent ; puis on s’en lasse.


Sur la mélancolie.
Quand on ne peut se délivrer de soi, on se délecte à se dévorer. En vain en appellerait-on au Seigneur des Ombres, au dispensateur d’une malédiction précise : on est malade sans maladie, et réprouvé sans vices. La mélancolie est l'état de rêve de l’égoïsme : plus aucun objet en dehors de soi, plus de motif de haine ou d’amour, mais cette même chute dans une fange languissante, ce même retournement de damné sans enfer, ces mêmes réitérations d’une ardeur de périr... Alors que la tristesse se contente d’un cadre de fortune, il faut à la mélancolie une débauche d’espace, un paysage d’infini pour y épandre sa grâce maussade et vaporeuse, son mal sans contour, qui, ayant peur de guérir, redoute une limite à sa dissolution et à son ondoiement.


Essayez d’être libres : vous mourrez de faim. La société ne vous tolère que si vous êtes successivement  serviles et despotiques ; c’est une prison sans gardiens — mais d’où on ne s’évade pas sans périr.


Oscillation,
Tu cherches en vain ton modèle parmi les être : de ceux qui allèrent plus loin que toi, tu n'as emprunté que l'aspect compromettant et nuisible t du sage, la paresse ; du saint, l'incohérence ; de l'esthète, l’aigreur ; du poète, le dévergondage — et de tous, le désaccord avec soi, l’équivoque dans les choses quotidiennes et la haine de ce qui vit pour vivre, Pur, tu regrettes l’ordure ; sordide, la pudeur ; rêveur, la tristesse. Tu ne seras jamais que ce que tu n'es pas, et la tristesse d’être ce que tu es. De quels contrastes fut imbibée ta substance


Lorsque nous avons bourré l’univers de tristesse, il ne nous reste, pour allumer l’esprit, que la joie, l’impossible, la rare, la fulgurante joie ; et c’est lorsque nous n’espérons plus que nous subissons la fascination de l’espoir : la Vie, — cadeau offert aux vivants par les obsédés de la mort...


Toute amertume cache une vengeance et se traduit en un système : le pessimisme, — cette cruauté des vaincus qui ne sauraient pardonner à la vie d’avoir trompé leur attente.


Mes héros.
Lorsqu’on est jeune on se cherche des héros : j’ai eu les miens : Henri de Kleist, Caroline de Guende- rode, Gérard de Nerval, Otto Weininger... Ivre de leur suicide, j’avais la certitude qu’eux seuls étaient allés jusqu’au bout, qu’ils tirèrent, dans la mort, la conclusion juste de leur amour contrarié ou comblé, de leur esprit fêlé ou de leur crispation philosophique.

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