samedi 11 juillet 2015

Le Retour des dieux : manifestes du modernisme portugais - Fernando Pessoa

Le Retour des dieux : manifestes du modernisme portugais - Fernando Pessoa




                                                          Présentation des textes


Ce qu’il faut c’est se pénétrer du fait que, dans la  lecture de tous les livres, c’est à nous de suivre l’auteur et non d’exiger que l’auteur nous suive. La plupart des gens ne savent pas lire, et appellent [lire] adapter à soi-même ce |que l’auteur écrit, alors que pour l’homme cultivé, comprendre ce qu’on lit est au contraire s’adapter à ce que l’auteur a écrit. Peu de gens savent lire, et les érudits, à proprement parler, moins que personne. Comme je l’ai montré, [...] les érudits n’ont pas de culture.

                                                                     TEXTES


Quant aux influences que nous avons reçues du mouvement moderne qui comprend le cubisme et
le futurisme, elles sont dues plus aux suggestions subies qu'à la substance de leurs oeuvres à proprement parler.
Nous avons intellectualisé leurs procédés. La décomposition du modèle qu’ils accomplissent (nous avons été influencés non pas par leur littérature — si tant qu'ils ont quelque chose qui ressemble à de la littérature par leurs tableaux) nous l’avons située, nous, dans ce que nous estimons être la sphère propre de cette décomposition - non pas les choses, mais nos sensations des choses.
Après avoir décrit nos origines et résumé notre originalité, je vais maintenant dire aussi clairement que possible en peu de mots, quelle est l'attitude centrale du sensationnisme.

 1.                   La seule réalité de la vie est la sensation. La seule réalité en art est la conscience de la sensation.
2.                   Il n’y a pas de philosophie, d’éthique ou même d’esthétique en art, quelle qu’en soit la part dans la vie. En art, il n’y a que des sensations et la conscience que nous en avons. Quels que soient l’amour, la joie, la douleur qui existent dans la vie, en art ce sont seulement des sensations ; en soi-même, tout cela n’a aucune valeur pour l’art. Dieu pour nous est une sensation (puisqu’une idée est une sensation) et il n’est utilisé en art que pour exprimer certaines sensations — telles la révérence, le mystère, etc. L’artiste n’a pas à croire ou à ne pas croire en Dieu, de la même façon qu’il n’a pas à éprouver ou à ne pas éprouver de l’amour, de la joie ou de la douleur. Au moment où il écrit, il croit ou il ne croit pas, en fonction de la pensée qui lui permet d’acquérir une conscience de sa sensation à ce moment-là et de lui donner une forme. Une fois cette sensation passée, de telles entités deviennent pour lui, en tant qu’artiste, de simples enveloppes corporelles dont l’âme des sensations se recouvre pour percevoir sa propre vision intérieure qui lui permet de les enregistrer.
3.                   L’Art, dans sa pleine définition, est l’expression harmonieuse de notre conscience des sensations ; c’est-à-dire que nos sensations doivent être exprimées de telle façon qu'elles créent un objet qui soit une sensation pour les autres. L’art n’est pas, comme l’a dit Bacon, « l’homme ajouté à la Nature » ; il est la sensation multipliée par la conscience — multipliée, remarquez-le bien.
4.                   Les trois principes de l’art sont :
1° Chaque sensation doit être pleinement exprimée, c'est-à-dire, la conscience de chaque sensation doit être tamisée jusqu’à l’épuisement ;
2° La sensation doit être exprimée de telle façon qu’elle puisse évoquer — comme un halo autour d’un noyau central — le plus grand nombre possible d'autres sensations ;        

3° Le tout ainsi produit doit avoir la plus grande ressemblance possible avec un être organisé, puisque c'est la condition de sa validité. J'appelle ces trois principes 1) celui de la sensation, 2) celui de la suggestion, 3) celui de la construction. Ce dernier, qui était
le grand principe des Grecs — dont le premier des philosophes considérait, même, un poème comme "animal"  —, a été jusqu’ici traité avec beaucoup de négligence par les manipulateurs modernes. Le romantisme a indiscipliné la capacité de construire, qu'avait au moins le classicisme finissant. Shakespeare, avec son incapacité de visualiser des ensembles organisés, a eu  une influence fatale à cet égard (vous devez vous rappeler que l’instinct classique de Mathew Arnold lui a pourtant donné l’intuition de cette vision), Milton est encore le grand maître de la construction en poésie. Personnellement, je vous avoue que j’ai de plus  en plus tendance à placer Milton au-dessus de Shakespeare en tant que poète. Mais — je dois l’avouer — dans la mesure où je suis quelque chose (et je fais tous les efforts pour ne pas être le même trois  minutes durant, parce que c’est une mauvaise hygiène esthétique), je suis païen et je me place donc plutôt du côté artiste païen de Milton que du côté artiste chrétien de Shakespeare. Tout ceci, cependant, je vous le dis en passant, et j’espère que vous m’excuserez d’avoir introduit ici ces idées.
J’affirme parfois qu’un poème — et je dirais aussi un tableau ou une statue, mais je ne considère pas la sculpture et la peinture comme des arts, seulement comme un travail perfectionné d’artisanat — est une personne, un être humain vivant, appartenant de par sa présence corporelle et son authentique existence char­nelle à un autre monde vers lequel notre imagination le projette, et que l’aspect avec lequel il se manifeste à nous, en le lisant dans ce monde-ci, n’est rien d’autre que l'ombre imparfaite de la beauté qui est divine ailleurs.
Je caresse l'espoir de me trouver un jour,  après ma mort, devant la présence réelle des quelques enfants
que j'ai créés jusqu ici, et j'espère que je les trouverai beaux dans leur immortalité de rosée. Vous vous étonnerez peut-être que quelqu’un qui s’affirme païen connaisse de telles fantaisies. Cependant, j’étais païen aux deux paragraphes précédents, mais en écrivant celui-ci je ne le suis plus. A la fin de cette lettre j'espère être déjà quelqu'un d'autre. Je traduis dans la pratique, autant que faire se peut, la désintégration spirituelle que je proclame. Si pour une fois je suis cohérent, c'est seulement en tant qu'incohérence sortie de l'incohérence (...).

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                                                 Les fondements du sensationnisme


1. Le Sensationnisme se différencie de toutes les attitudes littéraires par le fait d’être ouvert et non restreint. Tandis que toutes les écoles partent d’un certain nombre de principes, et s’appuient sur des bases déterminées, le Sensationnisme, lui, ne s’appuie sur aucune base. Toute école littéraire ou artistique pense que l’art doit être quelque chose de déterminé ; le Sensationnisme pense que l’art ne doit pas être quelque chose de déterminé. Ainsi, tandis qu’un courant littéraire quelconque a, en général, ceci de typique qu’il exclut les autres, le Sensationnisme a ceci de typique qu’il les admet tous. Il est donc l’ennemi de tous, dans la mesure où ils sont tous limités. Le Sensationnisme les accepte tous, à condition de n’en accepter aucun séparément.
Le Sensationnisme est tel, parce que, pour les sensationnistes, chaque sensation à exprimer doit être exprimée d’une façon différente de celle qui en exprime une autre. Y a-t-il cependant des règles au-dedans desquelles cette idée ou sensation doit être exprimée ? Sans doute, et ce sont les règles fondamentales de l’art. Elles sont au nombre de trois :

1. Tout art est création et se trouve subordonné au principe fondamental
de toute création : créer un tout objectif, ce qui implique qu’on crée un tout semblable à ceux qu’il y a dans la Nature — c’est-à-dire, un tout où il y ait une harmonie précise entre le tout et les parties qui le composent, non pas une harmonie déjà toute faite et extérieure, mais une harmonie interne et organique. Un poème est un animal — a dit Aristote, et c’est exact. Un poème est un être vivant. Seul un occultiste, naturellement, peut comprendre le sens de cette expression, et il n’est pas permis, peut-être, de l’expliquer très en détail, ou d’en dire plus que le rien qui en a déjà été dit.

2. Tout art est l’expression d’un phénomène psychique quelconque. L’art consiste donc dans l’adéquation, aussi exacte que la compétence artistique du réalisateur le permet, de l’expression à la chose qu’il veut exprimer. D’où l’on déduit que tous les styles sont admissibles, et qu’il n’y a ni style simple ni complexe, pas plus qu’il n’y a ni style étrange ni vulgaire. Il y a des idées vulgaires et des idées élevées, il y a des sensations simples et des sensations complexes ; et il y a des créatures qui n’ont que des idées vulgaires et des créatures qui ont souvent des idées élevées.
Telle est l’idée, et tel est le style et l’expression. Il n’y a pas pour l’art de critère extérieur. Le but de l’art n’est pas d’être compréhensible, parce que l’art n’est pas de la propagande politique ou immorale.

3. L’art n’a pas, pour l’artiste, une finalité sociale. Il a, par contre, un destin social, mais l’artiste ne sait jamais lequel, parce que la Nature le cache dans le labyrinthe de ses intentions. Je m’explique mieux. L’artiste doit écrire, peindre, sculpter, sans faire attention à autre chose qu’à ce qu’il écrit, peint ou sculpte. Il doit écrire sans regarder en dehors de lui. Ainsi, l’art ne doit pas être, volontairement, moral ou immoral. Il est aussi honteux de faire de l’art moral que de l’art immoral. Ils impliquent tous les deux que l’artiste s’abaisse jusqu’à se préoccuper des gens de l’extérieur. Sur ce point, un sensationniste catholique est aussi inférieur qu’un pauvre Wilde ou un d’Annunzio, avec leur préoccupation de toujours imiter le public. Imiter est une façon de plaire. Toutes les créatures qui aiment les femmes le savent, et moi aussi.

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                                                Du Sensationnisme à l'Intersectionnisme


                                                                                  I
Rien n’existe, la réalité n’existe pas, simplement la sensation. Les idées sont des sensations, mais de choses qui ne sont pas situées dans l’espace et, parfois, même pas dans le temps. La logique, le lieu des idées, c’est une autre sorte d’espace.
Les rêves sont des sensations à deux dimensions seulement. Les idées sont des sensations à une seule dimension. Une ligne est une idée. Chaque sensation (d’une chose solide) est un corps solide délimité par des plans, qui sont des images intérieures (de la même nature que les rêves — à deux dimensions), elles-mêmes délimitées par des lignes (qui sont des  idées, à une seule dimension). Le sensationnisme, conscient de cette réalité authentique, prétend réaliser dans l’art la décomposition de la réalité dans ses éléments géométriques psychiques.
La finalité de l’art est tout simplement d’augmenter la conscience de soi. Son critère est l’acceptation générale (ou semi-générale), tôt ou tard, puisque c’est là la preuve qu’en réalité elle tend à augmenter la conscience de soi.
Plus nous décomposons et analysons nos sensations dans leurs éléments psychiques, et plus nous augmentons notre conscience de nous-mêmes. L’art a donc le devoir de se rendre de plus en plus conscient. A l’époque classique, l'art créait la conscience au niveau de la sensation tridimensionnelle — c’est-à-dire, l’art s’appliquait à une vision parfaite et claire de la réalité considérée comme un solide. De là découlait l'attitude mentale grecque, qui nous semble si étrange, et J consistait à introduire des concepts tel que celui de la sphère dans les abstractions les plus abstraites, comme dans le cas de Parménide, dont le concept idéaliste d’un univers hautement abstrait admet, cependant. qu’il soit décrit comme étant sphérique.
L’art post-chrétien a travaillé constamment à la création d’un art à deux dimensions.
Nous devons créer un art à une seule dimension. Ceci semble un rétrécissement de l’art, et dans une certaine mesure, c’est vrai.
Le cubisme, le futurisme et les autres écoles voisines constituent des applications erronées d’intuitions fondamentalement justes. L’erreur réside dans le fait d’essayer de résoudre le problème dont ils ont l’intuition en termes d’art tridimensionnel ; leur erreur fondamentale consiste dans l’attribution aux sensations d’une réalité extérieure, qu’en fait elles possèdent, mais non pas dans le sens que les futuristes et autres imaginent. Les futuristes ont quelque chose d’absurde, comme des Grecs qui prétendraient être modernes et analytiques.

                                                                                 II
Quel procédé doit-on adopter pour réaliser le sensationnisme ?
Il y a plusieurs procédés, dont trois au moins nettement définis :
1. Intersectionnisme : le sensationnisme qui prend conscience que chaque sensation est, en réalité, constituée par plusieurs sensations mélangées.
2. (...)
3. (...)

Comment ces trois procédés réalisent-ils le sensationnsime? [...]
Or, chaque cube de six cotés : regardés du point de vue sensationnsite, ces côtés sont : la sensation de l'objet extérieur en tant qu'objet (qua objet); la sensation de l'objet extérieur (qua sensation) ; les idées subjectives associées à cette sensation, c'est-à-dire l'"état d'esprit" à travers lequel l'objet est regardé à ce moment-là ; le tempérament et l'attitude mentale essentielle individuelle de l'observateur; la conscience abstraite qui est derrière ce tempérament individuel.

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                                             Notes pour une esthétique aristotélicienne


                                                                                 I
Tout le monde sait aujourd’hui, après l’avoir appris, qu'il y a des géométries appelées non euclidiennes, c'est à dire qui se basent sur des postulats différents de ceux d'Euclide, et qui arrivent à des conclusions différentes. Ces géométries ont chacune un développement logique : ce sont des systèmes interprétatifs indépendants, applicables indépendamment à la réalité. Ce procédé de multiplier les géométries « vraies » et de faire, pour ainsi dire, des abstractions de plusieurs types dans la même réalité objective, a été fécond en mathématique et au-delà de la mathématique (Einstein lui doit beaucoup).
Or, de la même façon qu’on peut former, que se sont formées, et qu’il a été utile de former des géomé­tries non euclidiennes, je ne sais pas quelle raison on pourra invoquer pour qu’on ne puisse pas former, pour qu'on ne forme pas, et pour qu'il ne soit pas utile de former des esthétiques non aristotéliciennes.
Il y a longtemps que, sans m’en rendre compte, j’ai formulé une esthétique non aristotélicienne. Je veux laisser ces notes écrites en vue de cette esthétique, en parallèle, je ne sais pas si c’est modeste, avec la thèse de Riemann sur la géométrie classique.
J’appelle esthétique aristotélicienne celle qui prétend que le but de l’art est la beauté ou, pour mieux dire, la production chez les autres de la même impression que celle qui nait de la contemplation ou de la sensation des choses belles. Pour l'art classique - et ses déviations, romantique, décadente et autres _ la beauté est le but ; il n'y a que les chemins pour atteindre ce but qui divergent, exactement comme en mathématiques, on peut faire différentes démonstrations du même théorème. L'art classique nous a donné des œuvres grandes et sublimes, ce qui ne veut pas dire que la théorie de la construction de ces œuvres soit juste, ou qu'elle soit la seule théorie "juste". il est fréquent, d'ailleurs, et tant dans
la théorie que dans la pratique d'arriver à un résultat juste par des procédés incertains et même faux.
je crois pouvoir formuler une esthétique basée, non sur l'idée de beauté, mais sur celle de force - en prenant bien évidemment, le mot force dans son sons abstrait et scientifique; parce que, si c'était dans le sens vulgaire, il s'agirait, d'une certaine façon, seulement d'une forme déguisée de beauté. Cette nouvelle esthétique, en même temps qu'elle considère comme bonne un grand nombre d'œuvres classiques - en les considérant comme bonnes, cependant, pour une raison réellement aussi celle de ses auteurs - établit une possibilité de construire de nouveaux types d'œuvres d'art que ceux qui soutiennent la théorie aristotélicienne ne pourraient pas prévoir ou accepter.
L'art, pour moi, est, comme une activité, un indice de force ou d'énergie; mais, comme l'art est produit par des êtres vivants, devenant donc un produit de la vie, les formes de forces qui se manifestent dans l'art sont les formes de forces qui se manifestent dans la vie. Or la force vitale est double, d'intégration et de désintégration - d'anabolisme et de catabolisme, comme disent les physiologistes. Sans la coexistence et l'équilibre de ces deux forces il n'y a pas de vie, puisque la pure intégration est l'absence de vie et la pure désintégration est la mort. Comme ces forces s'opposent essentiellement et s'équilibrent pour qu'ils y ait, et tant qu'il y a, de la vie, la vie est une action accompagnée automatiquement et intrinsèquement de la réaction correspondante. Et c'est dans l'automatisme de la réaction que réside le phénomène spécifique de la vie.
[…]
c’est le général qui doit être particularisé, c’est l’humain qui doit être personnalisé, c’est 1’  "extérieur" qui doit devenir "intérieur ".

                                                                                   II
Avant tout, l’art est un phénomène social. Or, il y a dans l’homme deux qualités directement sociales, c’est- à-dire qui concernent directement sa vie sociale l’esprit grégaire, qui fait qu’il se sent l’égal des autres hommes ou leur semblable, en le rapprochant donc d’eux ; et l’esprit individuel ou séparatiste, qui l’en éloigne, le met en opposition à eux, en en faisant un concurrent, un ennemi ou bien un ennemi à moitié. Un individu quelconque est, en même temps, individu et humain : il est différent de tous les autres et en même temps pareil à tous les autres.
                                                                           
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Hommes, nations, intentions, tout est un !
Faillite de tout à cause de tous !
Faillite de tous à cause de tout !
D’une façon complète, d’une façon totale, d’une façon intégrale :
MERDE!

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