dimanche 13 septembre 2015

L'unique et sa propriété - Max Stirner

L'unique et sa propriété - Max Stirner




L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ



JE N’AI MIS MA CAUSE EN RIEN

Les individus sont morts « pour la grande cause de la nation. » La nation leur envoie quelques mots de reconnaissance et a tout le profit de l’affaire. J’appelle cela un égoïsme lucratif.

Dieu et l’humanité n’ont mis leur Cause en rien, — en rien autre chose qu’en eux-mêmes. Semblablement, je mets ma Cause en moi-même, moi qui aussi bien que Dieu suis le néant de tout autre, moi qui suis mon tout, moi qui suis l’Unique.

PREMIÈRE PARTIE

L’HOMME

I

UNE VIE HUMAINE

Or, comme toute chose tient à soi-même et tombe en même temps en constante collision avec ce qui est autre, le Moi pour s’affirmer doit inévitablement combattre.

Vaincre ou être vaincu, — entre ces deux alternatives oscille le destin de la bataille. Le vainqueur devient le seigneur, le vaincu le sujet ; l’un exerce la souveraineté et « les droits du souverain », l’autre remplit, craintif et respectueux, « les devoirs du sujet. »

Mais ils demeurent ennemis et s’observent : chacun guette les faiblesses de l’autre, les enfants celles des parents, les parents celles des enfants (leur crainte en est un exemple), ou bien c’est le bâton qui a raison de l’homme, ou c’est l’homme qui a la victoire sur le bâton.

Et non seulement les parents, mais les hommes en général sont vaincus par le jeune homme : ils ne lui sont pas un obstacle et ne lui inspirent aucun respect, car on dit maintenant qu’on doit plus obéissance à Dieu qu’aux hommes.

À vrai dire, tout se ramène à l’esprit. Mais tout esprit est-il l’Esprit véritable. L’esprit juste et vrai est l’idéal de l’Esprit, le « Saint-Esprit ». Ce n’est ni mon ni ton esprit, mais un esprit idéal, de l’au-delà, il est « Dieu », « Dieu est Esprit ». Et cet au-delà, « Le Père dans le Ciel le donne à ceux qui le lui demandent».

Ce qui distingue l’homme du jeune homme, c’est qu’il prend le monde comme il est, au lieu de le voir partout en mal et de vouloir l’améliorer, c’est-à-dire le modeler sur son idéal ; en lui se fortifie cette opinion qu’il faut dans le monde suivre son intérêt, non ses idéals.

Tant que l’homme ne s’affirme que comme esprit et ne fait cas que d’être esprit (le jeune homme fait bon marché de sa vie, de la vie « corporelle », pour un rien, pour la plus sotte insulte), il n’a que des pensées, des idées qu’il espère pouvoir réaliser un jour quand il aura trouvé son cercle d’action ; mais en attendant il n’a que des idéals, idées ou pensées encore irréalisées.

Ainsi l’homme fait nous montre une deuxième découverte du moi. Le jeune homme s’est découvert comme esprit et s’est perdu de nouveau dans l’esprit universel, dans le parfait, le saint esprit, l’homme, l’humanité, bref, tous les idéals ; l’homme fait se se retrouve comme esprit corporel.

Les enfants n’avaient que des intérêts non spirituels, c’est-à-dire dénués de pensée, d’idée, les jeunes hommes n’avaient que des intérêts spirituels ; l’homme a des intérêts corporels, personnels, égoïstes.

Si l’enfant n’a pas un objet qui puisse l’occuper, il s’ennuie, car il ne sait pas encore s’occuper de soi. Inversement, le jeune homme jette de côté l’objet, parce que des pensées lui sont venues de l’objet : il s’occupe de ses pensées, de ses rêves il s’occupe spirituellement, ou bien « son esprit est occupé ».

II

ANCIENS ET MODERNES

1. — LES ANCIENS

Celui qui se sent libre esprit n’est ni opprimé ni tourmenté par les choses de ce monde parce qu’il ne tient pas ce monde en estime. Si l’on en ressent le poids c’est que l’on est assez borné pour y attacher de l’importance, autrement dit, c’est que l’on trouve qu’il y a encore quelque chose à faire avec cette « bonne vie » d’ici-bas.

Timon dit encore : « En soi, il n’y a aucune chose qui soit bonne ou mauvaise, mais l’homme la pense telle ou telle » ; en face du monde il ne reste que l’ataraxie (impassibilité) et l’aphasie (mutisme), en d’autres termes l’isolement de la vie intérieure. Dans le monde « il n’y a aucune vérité à reconnaître » les choses se contredisent, les pensées que l’on a des choses sont indistinctes (bien et mal sont indistincts, de telle sorte que ce que l’on nomme bien est trouvé mal par un autre). C’en est fait de la recherche de la « vérité » ; l’homme incurieux, l’homme qui ne trouve rien à connaître dans le monde est le seul qui demeure ; il laisse subsister le monde vide de vérité, dont il ne s’inquiète guère.

2. — LES MODERNES

 D’ailleurs qu’y aurait-il à aimer parmi les hommes, quand tous sont égoïstes, qu’aucun n’est homme dans le sens du mot, c’est-à-dire qu’aucun n’est exclusivement esprit ? Le chrétien n’aime que l’esprit. Mais où en trouver un qui ne serait véritablement qu’esprit.

§ 1er. — L’Esprit.

Si quelqu’un te disait que tu es tout esprit, tu ne le croirais pas, mais tu empoignerais ton corps et tu répondrais : Certes, j’ai un esprit, mais je n’existe pas seulement comme esprit, je suis un homme en chair et ne os. Tu ferais toujours la distinction entre Toi et « Ton esprit. »

Mais celui-ci te répond : c’est ta destinée, bien que tu marches enchaîné au corps, d’être un jour un « esprit bienheureux » et quoique tu puisses te représenter l’aspect futur de cet esprit, il est cependant certain que tu dépouilleras ce corps dans la mort et pourtant tu te conserveras, c’est-à-dire conserveras ton esprit pour l’éternité ; donc ton esprit est l’éternel et le vrai en toi, ton corps n’est que ta demeure d’ici-bas que tu peux quitter et peut-être même changer pour une autre.

Maintenant, tu y crois ! pour le moment tu n’es pas pur esprit, mais s’il te faut un jour quitter cette enveloppe mortelle, tu te tireras parfaitement d’affaire sans le corps, mais aussi est-il nécessaire que tu te prépares d’avance et que tu songes de bonne heure à ton Moi particulier. « Que sert à l’homme de conquérir le monde entier s’il porte dommage à son âme. »

C’est pourquoi tu méprises l’égoïste parce qu’il fait céder l’esprit devant la personnalité et songe à soi quand tu voudrais le voir agir par amour pour une idée.

En créant la première pensée, tu te crées penseur ; car tu ne penses pas avant que tu penses une pensée, c’est-à-dire avant que tu l’aies.

Il est ton idéal, le non atteint, l’au-delà. L’esprit, c’est ton Dieu, « Dieu est esprit ».

On voit par suite combien la solution que Feuerbach s’efforce de nous donner est purement théologique, c’est-à-dire pleine de la notion du divin. Suivant lui, nous aurions méconnu notre être propre et l’aurions par suite cherché dans l’au-delà, mais nous étant rendu compte que Dieu n’était pas autre chose que notre essence humaine, nous devions de nouveau la reconnaître comme nôtre et la ramener de l’au-delà dans l’ici-bas. Pouvons-nous admettre que « notre être » soit mis en opposition avec nous-mêmes, que nous soyons divisés en deux moi, l’un essentiel, l’autre inessentiel ? Ne retournons-nous pas à cette triste misère de nous voir bannis de nous-mêmes ?

§2. — Les Possédés.

As-tu jamais vu un esprit ? « Pas moi, mais ma grand-mère ». Vois-tu, c’est comme moi ; moi-même je n’en ai jamais vu, mais ma grand’mère en rencontrait à tout bout de champ.

Comme nous ne mettons pas en doute la bonne foi de nos grand’mères, nous croyons à l’existence des esprits.

 bref pour l’égoïste qui ne voudrait pas être égoïste et s’abaisse, c’est-à-dire, combat son égoïsme, mais aussi s’abaisse « pour être élevé » et de la sorte satisfaire son égoïsme.

Les athées criblent de leurs sarcasmes l’être supérieur vénéré aussi sous le nom de « Très-Haut » et d’ « Être Suprême », ils foulent aux pieds l’une après l’autre les « preuves de son existence » sans remarquer qu’ils obéissent eux-même à un besoin d’Être Suprême et qu’ils anéantissent l’ancien uniquement pour faire place à un nouveau.

Le Spectre.

L’essence de ce monde en tant que phénomène est, — vanité. Maintenant, celui qui est religieux ne se contente pas de l’apparence trompeuse, du vain extérieur, mais il regarde l’être et il a dans l’être — la vérité.

Les êtres qui correspondent à certaines apparences sont les mauvais et inversement ceux qui correspondent aux autres sont les bons. L’être, l’essence du cœur humain est l’amour, l’essence de la volonté humaine est le bien, celle de la pensée humaine, la vérité, etc.

La Fêlure.

Il faut lire les quotidiens de cette période, il faut entendre parler de philistin pour acquérir l’affreuse conviction que l’on est enfermé avec des fous dans une maison d’aliénés.

Aujourd’hui encore nous employons le mot welche « religion » qui exprime l’idée de lien.

L’homme moral est nécessairement borné en ceci qu’il ne connaît pas d’autre ennemi que l’homme « immoral. » « Quiconque n’est pas moral est immoral » et par conséquent réprouvé, méprisable, etc. C’est pourquoi l’homme moral ne comprend pas l’égoïste. La cohabitation hors mariage n’est-elle pas immoralité ?

Quel sera alors le jugement de l’homme moral ? Il rejette l’égoïste dans la seule classe d’hommes qu’il connaisse en dehors des hommes moraux, — dans celle des immoraux. Il ne peut juger autrement, il doit trouver immoral l’égoïste chaque fois que celui-ci ne tient pas compte de la morale. S’il n’en était ainsi, il serait sans se l’avouer infidèle à la morale, il ne serait déjà plus l’homme vraiment moral. De tels faits certes ne sont plus rares aujourd’hui, il ne faut pas s’y laisser prendre, il faut bien reconnaître que celui qui abandonne quelque chose de la moralité ne peut pas plus être compté parmi les gens véritablement moraux que Lessing parmi les chrétiens pieux, qui compare dans une parabole célèbre, la religion chrétienne, celles des mahométans ou des juifs à une bague « en faux ». Souvent les gens sont déjà plus loin qu’ils n’osent se l’avouer à eux-mêmes.


Tout ceci ne touche, plus ou moins, qu’à cette « morale bourgeoise » que ceux qui ont atteint un degré supérieur de liberté considèrent avec mépris. Comme la bourgeoisie elle-même, son terrain propre, elle est encore trop peu libre, elle lui emprunte sans aucune critique ses lois qu’elle transplante purement et simplement sur son propre terrain au lieu de se créer des doctrines propres et indépendantes. La morale se comporte tout autrement quand elle parvient à la conscience de sa dignité, et élève son principe « l’essence de l’homme » ou l’ « homme », à être son unique règle de conduite. Ceux qui ont atteint à une conscience aussi arrêtée, rompent complètement avec la religion dont le Dieu ne peut plus trouver place à côté de leur « homme » et en même temps qu’ils perforent — comme on verra plus loin — le vaisseau de l’État, ils anéantissent la « morale » qui prospère seulement au sein de l’État. Ils devraient donc cesser d’employer ce mot, car ce que ces « critiques » appellent morale se distingue très nettement de la soi-disant « morale civique ou politique » et doit apparaître au citoyen comme une « licence effrénée et insensée » Mais au fond elle suppose seulement la « pureté du principe » ; délivré de l’élément religieux qui l’altérait, ce principe apparaît purifié et arrive à sa toute puissance comme « humanité ». Aussi ne faut-il pas s’étonner que le terme « morale » subsiste à côté d’autres comme liberté, humanité, conscience, pourvu seulement du qualificatif « libre ». Il en est exactement de même pour l’État, que nous voyons ressusciter comme « État libre », non sans quelque dommage pour l’État bourgeois, ou sinon comme état libre, du moins comme « Société libre ».

Par exemple le renoncement à soi-même est commun aux saints et aux impies, aux purs et aux impurs. L’impur nie les « sentiments supérieurs », il écarte toute pudeur, et même toute crainte naturelle et n’obéit qu’aux passions qui le dominent. Le pur nie les rapports naturels qui le lient au monde, « il nie le monde » et obéit seulement aux « aspirations » qui règnent en lui.

 Il retrouve dans la maxime « un point d’appui solide. » Les doctrines du catéchisme deviennent insensiblement nos principes et ne se laissent plus rejeter. Sa pensée, son esprit devient la seule puissance et nous n’entendons plus les appels de la chair.

Jusqu’à présent nous sommes hiérarchiquement opprimés par ceux qui s’appuient sur des pensées. La pensée est la chose sainte.

C’est ce qui apparaît clairement chez Hegel. Il faut qu’à la pensée corresponde exactement la réalité, le monde des choses ; aucun concept sans réalité. Par suite le système d’Hegel a été qualifié d’objectif entre tous, comme si la pensée et l’objet y célébraient leur union. Mais en réalité ce ne fut que la tyrannie suprême de la pensée, sa domination unique, le triomphe de l’esprit et, avec lui, celui de la philosophie. Elle ne peut aller plus loin, son but ultime étant la suprématie, la toute puissance de l’esprit.

Car puis-je être toujours raisonnable et régler entièrement ma vie sur la raison ? Certes je puis tendre vers la raison, je puis l’aimer comme on aime Dieu ou tout autre idée. Je puis être philosophe, avoir l’amour de la vérité comme j’ai celui de Dieu. Mais ce que j’aime, vers quoi j’aspire, n’existe que dans mon idée, dans ma connaissance, dans ma pensée ; c’est dans mon cœur, dans ma tête, c’est en moi comme le cœur, mais ce n’est pas moi, je ne suis pas cela.

 Bref mon être (le sum) est une vie dans le ciel de la pensée, de l’esprit, un cogitare. Moi-même je ne suis pas autre chose qu’esprit, pensant (suivant Descartes), croyant (suivant Luther). Je ne suis pas mon corps. Ma chair peut subir des désirs ou des douleurs. Je ne suis pas ma chair, mas je suis esprit, rien qu’esprit.

Cette pensée traverse d’un bout à l’autre l’histoire de la Réforme jusqu’aujourd’hui.

Que signifie la formule « nous jouissons tous de l’égalité des droits politiques ? » Tout simplement que l’État ne prend nulle garde à ma personne, que moi comme tout autre je ne suis pour lui qu’un homme, sans aucune autre signification pour lui

Les travailleurs ont entre les mains la puissance la plus formidable, s’ils en prenaient une fois conscience et voulaient la mettre en œuvre, rien ne leur résisterait : ils n’auraient qu’à cesser de travailler, qu’à considérer la matière travaillée comme la leur propre et à en jouir. Tel est le sens des agitations prolétaires qui se manifestent de temps à autre.

L’État repose sur l’esclavage du travail. Si le travail devient libre, l’État est perdu.

§2. — Le libéralisme social.

Tout travail doit avoir pour but que l’homme en nous soit satisfait. Par conséquent, il faut que l’ouvrier soit passé maître dans chacun des travaux partiels qu’il exécute, qu’il puisse en créer un tout. Celui qui dans une fabrique d’épingles confectionne uniquement la tête, ou étire le fil, etc., travaille comme une mécanique, comme une machine ; il demeure une mazette, il n’est jamais maître : son travail ne peut le satisfaire, et ne fait que le fatiguer.

§ 3. — Le libéralisme humain.

La conscience du libéral humain méprise aussi bien la conscience du bourgeois que celle du travailleur. Car le bourgeois n’a de colère que pour les vagabonds (tous ceux qui n’ont pas « de profession déterminée »), et leur immoralité ; le travailleur s’emporte contre le paresseux (le fainéant) et ses principes « immoraux », parce qu’épuisants et antisociaux. Au contraire l’Humain répond : Si beaucoup n’ont pas de situation stable, c’est ton œuvre, philistin !

La proposition « Dieu est devenu homme » s’est transformée en celle-ci : « l’homme est devenu moi ». Ce moi est le moi humain. Mais nous, nous renversons la proposition et disons : Je n’ai pu me trouver tant que je me suis cherché comme homme ; mais maintenant il apparaît que l’homme cherche à devenir moi et à acquérir en moi une corporalité, je remarque bien pourtant que tout dépend de moi, et que l’homme sans moi est perdu. Mais je ne puis consentir à me faire le tabernacle de ce Très-Saint et ne m’inquiéterai pas à l’avenir de savoir si mon activité réalise l’homme ou le non-homme : qu’on me délivre de cet esprit importun.

Moi de mon côté Je pars d’une hypothèse en Me prenant pour hypothèse ; mais mon hypothèse ne lutte pas pour son achèvement, comme le fait l’homme ; Je m’en sers uniquement pour en jouir et m’en repaître ; Je me nourris uniquement de mon hypothèse et Je n’existe que tant que Je m’en nourris. C’est pourquoi cette hypothèse n’en est pas une, car comme Je suis l’Unique, je ne sais rien de la dualité d’un moi supposant et supposé (d’un moi ou homme « parfait » et « imparfait ») mais le fait que Je M’absorbe, signifie que J’existe. Je ne Me suppose pas parce qu’à tout instant Je Me pose ou Me crée, mais seulement parce que Je suis, que Je ne suis pas supposé, mais posé, et seulement dans le moment où Je Me pose, c’est-à-dire que Je suis créateur et créature dans la même personne.

DEUXIÈME PARTIE

MOI

Au seuil de l’ère nouvelle se tient l’Homme-Dieu. À son issue le Dieu seul se réfugiera-t-il dans l’Homme-Dieu et l’Homme-Dieu meurt-il effectivement quand il n’y a que le Dieu qui meurt en lui ? On n’a pas pensé à cette question. De nos jours on a cru la tâche accomplie quand on eut mené à bonne fin l’œuvre d’éclairement et vaincu Dieu ; on n’a pas remarqué que l’homme a tué le dieu pour devenir à son tour « le seul Dieu qui est aux cieux » . Certes l’au delà qui existe hors de nous a été balayé au loin et la grande entreprise des réformateurs est accomplie, seulement l’au delà en nous est devenu un nouveau ciel et nous sommes appelés à livrer à ce ciel un nouvel assaut. Dieu a dû céder la place non pas à nous, mais à l’Homme. Comment pouvez-vous croire que l’Homme-Dieu soit mort quand le Dieu étant mort, l’Homme vit encore en lui ?

LA PROPRIÉTE


II

LE PROPRIÉTAIRE

C’est pourquoi nous sommes, l’État et moi, ennemis. Moi, l’égoïste, je ne m’inquiète guère du bien de « cette société humaine » ; je ne lui sacrifie rien, je l’utilise seulement ; mais pour pouvoir l’utiliser complètement, je la transforme aussitôt en ma propriété, en ma créature, c’est-à-dire que je l’annihile et crée à sa place une association d’égoïstes.

1. — MA PUISSANCE

Mais les réformateurs socialistes nous prêchent un « droit de la Société ». Alors l’individu devient l’esclave de la Société et n’a droit que si la Société lui donne droit, c’est-à-dire s’il vit suivant les lois de la Société, s’il est loyal. Que je sois loyal sous un tyran ou dans la « Société » de Weitling, c’est la même absence de droit ici et là, car dans les deux cas, ce n’est pas mon droit, mais un droit étranger que j’ai.

Ainsi l’on rêve que « tous les citoyens soient égaux en droits ». En tant que citoyens de l’État, ils sont tous égaux pour l’État ; mais déjà il les répartira suivant ses buts particuliers, il les favorisera ou les mettra à l’arrière-plan ; plus encore, il les divisera en bons et mauvais citoyens.

2. — MES RELATIONS

Dans la société, les exigences humaines peuvent tout au plus être satisfaites, tandis que celles de l’égoïsme n’y trouvent jamais leur compte.

Tu te donnes et te comportes envers les hommes comme tu es : hypocrite, tu agis en hypocrite, chrétien, en chrétien. C’est pourquoi le caractère des associés détermine celui de la Société : ils en sont les créatures. C’est tout au moins ce qu’il faut reconnaître, même quand on se refuse à examiner le concept « Société » en lui-même.

Un peuple ne peut être libre autrement qu’aux dépens de l’individu ; car ce n’est pas l’individu qui dans cette liberté est la chose essentielle, mais le peuple. Plus libre est le peuple, plus esclave est l’individu : c’est précisément à l’époque de la plus grande liberté que le peuple athénien créa l’ostracisme, bannit les athées et fit mourir la la ciguë le plus pur des penseurs.

Le livre de Nauwerk « sur la participation à l’État » nous montre encore quel vide et quel emphatique verbiage fait le fond de la doctrine des libéraux politiques. Nauwerk gémit sur les indifférents et les abstentionnistes, qui ne sont pas au plein sens du mot des citoyens de l’État ; il va même jusqu’à dire, qu’on n’est pas homme si l’on ne prend pas part d’une façon active à la vie de l’État, si l’on n’est pas un politicien. En cela il a raison, car s’il est admis que l’État est le gardien de tout ce qui est « humain », nous ne pouvons rien avoir d’humain sans y prendre part. Mais qu’est-ce que cela dit contre l’égoïste ? Absolument rien, car l’égoïste est pour lui-même le gardien de ce qui est humain, il ne dit à l’État que cette parole : ôte-toi de mon soleil. C’est seulement quand l’État, par ce qui lui est propre, entre en contact avec lui, que l’égoïste a en lui un intérêt actif.

Dans tout parti qui tient à soi et à son existence, les membres sont assujettis ou mieux, privés de vie propre, d’égoïsme, dans la mesure où ils servent ses désirs. L’indépendance du parti suppose la dépendance de ses membres.

Un parti ne peut jamais, de quelque nature qu’il soit, se passer d’une profession de foi. Car ses adhérents doivent croire au principe du parti ; ce principe ne peut être contesté par eux et mis en question, il doit être pour chaque membre la chose certaine, indubitable ; c’est-à-dire que l’on doit appartenir au parti corps et âme, autrement on n’est pas véritablement homme de parti, mais égoïste plus ou moins. Aie un doute sur le christianisme, tu n’est déjà plus un vrai chrétien, tu as eu « l’impudence » de questionner sur ce sujet, de citer le christianisme au tribunal de ton égoïsme, tu as péché contre le christianisme, la cause de ton parti (car il n’est pas la cause d’un autre parti, des juifs, par exemple) ; mais je te félicite si tu ne te laisses pas effrayer ; ton impudence t’aidera à affirmer ton individualité.

Ainsi un égoïste ne pourrait jamais adhérer à un parti ou prendre parti ? Si pourtant, sauf qu’il ne peut pas se laisser prendre et accaparer par le parti. Le parti n’est toujours pour lui qu’une partie, il est de la partie, il y prend part.

Du principe de la bourgeoisie découle immédiatement la concurrence. N’est-elle pas autre chose que l’égalité 

La propriété, inviolable ou sacrée a poussé sur ce terrain, c’est une idée de droit.

Un chien voit un os dans la gueule d’un autre et ne se retient que s’il se sent trop faible. Mais l’homme respecte le droit de l’autre à son os. L’un agit en humain, l’autre en brute ou en « égoïste ».

Et comme c’est ici le cas, on agit en « humain » quand on voit dans toute chose son caractère spirituel, (ici c’est le « droit »), quand on fait de toute chose un fantôme, qu’on la traite comme un spectre que l’on peut en vérité mettre en fuite, mais non pas tuer. Il est humain de ne pas considérer l’individu comme individu, mais comme un être général.

Je ne respecte plus rien de la nature en elle-même, mais je me sais autorisé à tout contre elle ; en revanche, dans l’arbre de ce jardin, je dois respecter le bien d’autrui (dans un sens limité : « la propriété »), je dois en écarter ma main. Cela ne prend fin que si je puis céder cet arbre à un autre, comme je lui cède ma canne, etc…, mais à condition que je ne considère pas par avance cet arbre comme m’étant étranger, c’est-à-dire sacré. Bien au contraire, je ne me fais nullement un crime de l’abattre quand je veux et il demeure ma propriété aussi longtemps que je puis en écarter les autres ; il est et demeure mien. La fortune du banquier me paraît aussi peu le bien étranger qu’à Napoléon les territoires des autres souverains. Nous n’avons aucune vergogne à la « conquérir » et nous nous enquérons des moyens. Nous en chassons l’esprit étranger qui nous effrayait tant avant.

C’est pourquoi il est nécessaire que je ne revendique plus rien comme homme, mais que je réclame tout en qualité de Moi, ce Moi que voilà ; par conséquent je ne dois rien revendiquer d’humain, mais seulement ce qui est mien, je ne dois pas rechercher ce qui me revient comme homme, mais ce que je veux et parce que je le veux.

 « La liberté de la presse n’est qu’une permission donnée à la presse, et l’État ne voudra et ne pourra jamais permettre que j’emploie la presse à le réduire en miettes. »

Que l’on s’imagine maintenant un révolutionnaire français de l’an de grâce 1788, laissant tomber, entre amis, cette parole célèbre plus tard : le monde n’aura pas de repos que nous n’ayons pendu le dernier roi avec les boyaux du dernier prêtre.

je sauverai par là mon amour de la vérité et je ferai pour mon ami à peu près autant que rien, car si je n’induis pas l’ennemi en erreur, il peut par hasard trouver la bonne route et alors mon amour de la vérité en m’enlevant le courage de mentir aura causé la perte de mon ami. Celui pour qui la vérité est une idole, une chose sainte, doit s’humilier devant elle, il ne doit pas braver ses ordres, il ne doit pas lui résister, bref il doit renoncer au courage du mensonge. Car il n’y a pas moins de courage dans le mensonge que dans la vérité, courage que l’éducation s’efforce de briser chez la plupart des jeunes gens qui préfèrent confesser la vérité et affronter l’échafaud plutôt que de confondre le pouvoir des ennemis par l’impudence d’un mensonge. Pour ceux-là, la vérité est « sainte » ; or le saint exige en tout temps respect aveugle, soumission, sacrifice. Si vous n’êtes pas effrontés, si vous ne vous moquez pas de la chose sainte, vous en êtes les serviteurs dociles.

À la vérité la société dont je fais partie me prend maintes libertés mais m’en garantit d’autres ; il n’y a rien à dire aussi si j’abandonne telle ou telle liberté (par contrat, par exemple). Au contraire je tiens jalousement à mon individualité. Toute communauté a la tendance plus ou moins accentuée, suivant le pouvoir qu’elle possède, à devenir une autorité pour ses membres et à leur imposer des limites : elle désire et doit désirer « des sujets à l’esprit borné », elle doit désirer que ses adhérents lui soient assujettis, soient ses « sujets », elle ne subsiste que par la « sujétion ». Il n’y a aucunement besoin d’ailleurs qu’une certaine tolérance soit exclue ; au contraire, la société accepte bienveillamment les corrections, les indications et le blâme, autant qu’elle peut en tirer profit ; mais le blâme doit être « bien intentionné » il ne doit pas être « impudent et irrespectueux », en d’autres termes on doit laisser intacte la substance de la société et la tenir pour sacrée. La société exige que ses adhérents ne la dépassent pas et ne s’élèvent pas au-dessus d’elle, mais qu’ils restent « dans les limites de la légalité », c’est-à-dire qu’ils ne se permettent pas plus que la société et les lois ne leur permettent.

Il y a à distinguer si la société limite ma liberté ou mon individualité. S’il ne s’agit que du premier cas, elle est une union, une convention, une association ; mais si elle menace l’individualité, elle est une puissance en soi, une puissance au-dessus de moi, quelque chose d’inaccessible pour moi que je puis certes admirer, adorer, vénérer, respecter mais non dompter et absorber, chose que je ne puis faire justement par ce que je me résigne. Elle subsiste par ma résignation, par mon renoncement à moi-même, ma lâcheté que l’on nomme humilité. Mon humilité fait son courage, ma résignation lui donne la domination.

Cette limitation est partout inévitable car on ne peut pas s’affranchir de tout ; on ne peut pas voler comme un oiseau parce qu’il ne suffit pas de vouloir, et qu’on ne peut pas se libérer de sa propre pesanteur ; on ne peut rester à volonté sous l’eau comme un poisson, parce qu’on ne peut se passer de respirer, etc. La religion et principalement le christianisme a tourmenté l’homme en lui imposant la réalisation de choses hors-nature et absurdes ; la pure conséquence de cette outrance a été que finalement la liberté même, l’absolue liberté, est devenue idéal, et qu’ainsi la folie de l’impossible est apparue en plein jour. Certes, l’association présente une plus grande mesure de liberté, si bien qu’on peut la considérer elle-même comme « une nouvelle liberté » parce que par elle on échappe à toute la contrainte particulière de la vie de l’État et de la société ; mais elle contient encore une limitation suffisante de la liberté, de l’action libre. Car son but n’est pas précisément la liberté qu’elle sacrifie au contraire à l’individualité et rien qu’à l’individualité. Sur ce point la différence entre l’État et l’association est suffisamment grande. Celui-là est l’ennemi et le meurtrier de l’individualité, celle-ci en est la fille et la collaboratrice.

Mais je préfère avoir à compter avec l’égoïsme des hommes plutôt que sur leur pitié, sur leur compassion, etc. L’égoïste exige la réciprocité (comme tu es pour moi, je dois être pour toi), ne fait rien « gratis » et se laisse gagner et acheter. Car comment puis-je me faire rendre service par pure charité ? C’est bien un hasard si j’ai précisément affaire à un être « charitable ».

Révolution et révolte ne doivent pas être considérées comme ayant la même signification. La première consiste dans un bouleversement des circonstances de l’état de choses existant ou status, de l’État ou de la Société, c’est par conséquent un fait politique ou social ; l’autre a certes comme conséquence inévitable un bouleversement de circonstances, mais n’en part pas, elle a son origine dans le mécontentement des hommes envers eux-mêmes, ce n’est pas une levée de boucliers mais une levée, une montée d’individus, sans considération pour les institutions qui en sortent.

La révolution nous ordonne de fonder des institutions, la révolte exige que nous nous soulevions, que nous nous élevions.

3. — MA JOUISSANCE PERSONNELLE

L’homme moral veut le Bien, le Juste, et quand il prend les moyens qui mènent à ce but, qui y mènent réellement, ces moyens ne sont pas les siens mais ceux-mêmes du Bien et du Juste. Jamais ces moyens ne sont immoraux parce qu’ils servent d’intermédiaire pour atteindre un objet bon en lui-même. La fin sanctifie les moyens. On dit que ce principe est jésuitique, mais il est absolument « moral ». L’homme moral agit pour servir un but, ou une idée, il se fait l’instrument de l’idée du Bien absolument comme l’homme religieux se glorifie d’être l’instrument de Dieu. Le commandement moral ordonne d’attendre la mort parce que c’est bien ; se la donner est immoral et mal ; le suicide ne trouve pas d’excuse au tribunal de la morale. L’homme religieux le défend parce que « ce n’est pas toi mais Dieu qui t’a donné la vie, et lui seul aussi peut la reprendre » (comme si Dieu ne me la reprenait pas aussi bien quand je me tue que lorsque je meurs tué par une tuile ou un boulet de l’ennemi ; car alors il éveille en moi la résolution de mourir). L’homme moral prohibe le suicide parce que je dois ma vie à ma patrie, etc., parce que « je ne sais pas si je ne pourrais pas encore faire quelque chose de bien dans ma vie ». Et naturellement le Bien perd en moi un instrument comme antérieurement Dieu. Si je suis immoral, mon amélioration sert le Bien, si je suis « impie » Dieu a la joie de mon expiation. Le suicide est donc aussi impie qu’immoral. Quand un homme qui a comme point de vue la religiosité, se retire la vie, il oublie Dieu en agissant ainsi ; si le principe du suicidé est la morale, il se montre par cet acte oublieux de ses devoirs, immoral. On s’est donné bien du mal pour résoudre la question de savoir si la mort d’Émilie Galotti peut se justifier aux yeux de la morale (on admet que cette mort fut un suicide, ce qu’elle fut aussi en réalité). Qu’elle ait eu la folie de la chasteté, ce bien moral, au point d’y sacrifier sa vie, voilà en tout cas ce qui est moral ; mais qu’elle n’ait pas senti la force de dompter son tempérament, voilà qui est immoral. De telles contradictions forment en général le conflit tragique du drame moral, et il faut penser et sentir moralement pour pouvoir y prendre un intérêt.

Mais si je suis l’homme et si je l’ai retrouvé réellement en moi cet homme que la religieuse humanité nous montrait comme un but lointain, alors tout ce qui est « véritablement humain » est aussi ma propriété. Ce que l’on attribue à l’humanité m’appartient. Cette liberté du commerce, par exemple, que l’humanité doit atteindre un jour et que l’on entrevoit comme un rêve enchanté dans un avenir doré, je me l’arroge comme ma propriété et l’exerce en attendant sous forme de contrebande. À vrai dire, peu de contrebandiers raisonnent ainsi leur acte ; mais l’instinct de l’égoïsme remplace chez eux la conscience. J’ai montré plus haut qu’il en était de même de la liberté de la presse.

L’homme qui pense est aveugle en face de l’immédiateté des choses et incapable de s’en rendre maître : il ne mange pas, il ne boit pas, il ne jouit pas, car celui qui boit et qui mange n’est jamais celui qui pense ; celui-ci oublie même le boire et le manger, sa subsistance, le souci de vivre — pour la pensée ; il l’oublie comme l’oublie celui qui prie. C’est pourquoi il apparaît au vigoureux fils de la nature comme un original, comme un fou en même temps que comme un Saint ; les anciens considéraient ainsi leurs déments. La libre pensée est démence, parce que c’est uniquement l’homme intérieur qui s’agite en nous, c’est lui seul qui conduit et règle tout le reste de l’homme. Le chamane et le philosophe spéculatif sont les échelons inférieur et supérieur de l’échelle de l’homme intérieur, du mongol. L’un et l’autre luttent avec des fantômes, des démons, des esprits et des Dieux.

Je veux répondre à la question de Ponce-Pilate : qu’est-ce que la vérité ? La vérité est la libre-pensée, l’idée libre, le libre esprit ; la vérité est ce qui est libre de toi, ce qui n’est pas ta propriété, ce qui n’est pas en ton pouvoir. Mais elle est aussi ce qui est complètement dépourvu de caractère de personnalité, de réalité, de corporalité ; la vérité ne peut apparaître comme tu apparais, elle ne peut se mouvoir, se modifier, se développer ; la vérité attend et reçoit tout de toi, et n’est même que par toi ; car elle n’existe que dans la tête. Tu concèdes que la vérité est une pensée, mais tu n’accordes pas que toute pensée soit vérité, ou comme tu le dis très bien, toute pensée n’est pas vraiment ni réellement pensée. Et à quoi reconnais-tu l’irréalité ou la réalité de la pensée ? À ton impuissance, à ce que tu n’as plus de prise sur elle ! Si elle te subjugue, t’enthousiasme et t’entraîne, tu la tiens pour vraie. Sa domination sur toi te donne la mesure de sa vérité, et quand elle te possède et que tu en es possédé, alors tu es satisfait. Tu as enfin trouvé ton seigneur et maître. Lorsque tu cherchais la vérité, à quoi ton cœur aspirait-il ? À son maître ! Ce n’est pas ta puissance que tu as en vue, mais un Seigneur que tu veux exalter. (« Exaltez le Seigneur notre Dieu. ») La vérité, mon cher Pilate, c’est le maître, et tous ceux qui cherchent la vérité, cherchent et louent le maître. Et où existe-il ? Où, sinon dans ta tête ? Il n’est qu’esprit et toujours où tu crois l’apercevoir, il n’y a qu’un fantôme ; et c’est seulement l’anxiété du christianisme tourmenté du besoin de rendre visible l’invisible, de donner un corps à l’esprit, qui a créé le fantôme ; ce fut le gémissement craintif de la foi aux fantômes.

Et c’est seulement en qualité de moi unique que je m’approprie tout, c’est seulement comme tel que je me manifeste et me développe. Ce n’est pas comme homme que je me développe, ce n’est pas l’homme que je développe en moi, mais c’est moi, en tant que moi, que je développe.

Tel est le sens de l’Unique.

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