jeudi 16 avril 2020

Jean Santeuil – Marcel Proust

Jean Santeuil – Marcel Proust

Puis-je appeler ce livre un roman ? C’est moins peut-être et bien plus, l’essence même de ma vie, recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté. Et ce n’est pas une excuse pour ma paresse. J’aurais pu le protéger des orages, travailler la terre, l’exposer au soleil et, si je peux le dire, mieux situer ma vie. Dès que la vue de la nature, la tristesse, ces rayons qui par moments, sans que nous les ayons allumés, luisent sur nous, me déliaient pour un instant des glaces de la vie mondaine, l…



Par moments, dans le désert de son chagrin, le mirage lui faisait apercevoir une délicieuse oasis : il l’imaginait pleine d’amour pour lui, voulant le voir, le faisant chercher par son père, mille sources d’un bonheur impossible que bientôt son esprit essayait de situer dans le monde vrai, c’est-à-dire la nécessité de leur séparation et la réalité de son indifférence.




On dit que ce qui a été dans notre vie est irréparable, que rien ne saurait faire que cela n’ait pas été. C’est pour cela que souvent sur notre vie présente le passé pèse d’un poids si inéluctable ; mais aussi pour cela que dans notre souvenir il est : si réel, il est si impossible qu’il soit autre chose : il est irremplaçable, il est quelque chose d’unique. Et ce que les philosophes disent aussi, que chacune des petites joies, des plus simples événements de ce passé, les autres ne les ont pas sentis comme nous, que nous n’avons pu entrer dans leur manière de sentir ni eux dans la nôtre, cette idée qui donne parfois un sentiment d’isolement si triste à ceux qui y réfléchissent, n’achève-t-elle pas de donner à notre passé ce caractère unique qui fait pour nous de nos souvenirs une œuvre d’art qu’aucun artiste, si grand qu’il soit, ne saurait imiter et qu’il peut seulement se flatter de nous inciter à contempler en nous ?




 « Si je pouvais avoir cela, dit Balzac dans une de ses nouvelles, je n’écrirais pas de romans, j’en ferais. » Et pourtant chaque fois qu’un artiste, au lieu de mettre son bonheur dans son art, le met dans sa vie, il éprouve une déception et presque un remords qui l’avertit avec certitude qu’il s’est trompé. En sorte qu’écrire un roman ou en vivre un, n’est pas du tout la même chose, quoi qu’on dise. Et pourtant notre vie n’est pas absolument séparée de nos œuvres. Toutes les scènes que je vous raconte, je les ai vécues. Comment donc pouvaient-elles valoir moins comme scènes de la vie que comme scènes de mon livre ? C’est que, au moment où je les vivais, c’est ma volonté qui les connaissait dans un but de plaisir ou de crainte, de vanité ou de méchanceté. Et leur essence intime m’échappait. J’y eusse fixé les yeux avec force qu’elle m’eût échappé de même. Il faut que longtemps après un hasard m’….





Mais si l’on songe que l’automatisme appelé bonnes manières détruit toute spontanéité, tout exercice véritable de l’esprit, toute possibilité de poésie, on concevra aussi que le véritable exercice de l’esprit, la poésie, détruise tout automatisme et toutes bonnes manières. Si un être doué vient dans le monde, sans doute il y deviendra automate et ne fera plus rien. On le déclarera assagi, formé, ayant gagné, et en effet lui qui à vingt ans ne pouvait passer un examen, écrire même un article de journal, sera capable à trente d’entrer aux Affaires étrangères et d’écrire pour les revues. Mais supposez cet être né dans la partie la plus élevée du monde, de telle sorte que le désir d’y parvenir ne puisse pas exister pour lui et qu’alors l’ennui de son intelligence ne soit pas compensé par les jouissances de sa vanité. Les gens du monde n’auront pour lui aucun prestige capable d’exciter ses instincts d’imitation.





. L’amour nous donne ce tourment-là dans notre première jeunesse, sans compter les autres. En est-il de l’amour comme de ces maladies qui nous reprennent de temps en temps pendant le cours de notre vie, mais qui vont toujours en s’affaiblissant et dont aucun accès n’égale en violence le premier ? Savons-nous que nous ne retrouverons jamais la violence du premier amour ? Peut-être aussi nos amours suivantes sont-elles moins sincères parce que nous connaissons mieux la vie, et cherchons plus égoïstement le bonheur. Si un homme intelligent, jaloux et craignant de souffrir se dit comme se disait Jean : « Si elle est seulement bien gentille comme cela et que je puisse la voir tout le temps pendant quinze jours, dans quinze jours je ne l’aimerai [plus], pourvu qu’elle ne me fasse pas de peine, car alors je pourrais lui être rivé », il dira à sa maîtresse : « Quand une femme me fait de la peine, je ne l’aime plus. Je ne l’aime que pour la gentillesse qu’elle a avec moi. » S’il craint de l’aimer longtemps, il lui dira qu’il craint de [ne] l’aimer que pour quinze jours, s’il est fidèle qu’il est volage. Et si elle lui dit « je ne peux pas vous voir ce soir », il lui dira en pâlissant : « Mais, je vous en prie, rien n’est plus naturel. » Car ce qu’il veut d’elle, c’est de l’amour, et sait que ce qui y conduirait ce n’est pas l’aveu du sien. De sorte que bien des passions quand elles viennent sur la tige, déjà grande et en ayant déjà porté plusieurs, de la vie, ne ressemblent pas plus à la passion primitive qu’aux églantines les roses cultivées, ou plutôt qu’aux plantes autochtones les mêmes plantes transplantées et affaiblies. Sans doute il y a un premier aveu. Mais bientôt on craint de le renouveler, on l’enveloppe de fausse indifférence, de fausses menaces, de fausse infidélité. Et comme tout en nous a été adultéré par la vie, sensibilité, sincérité, mémoire même, et jusqu’au sentiment bien net de notre personnalité et de la réalité de nos sentiments, nous ne savons même plus parfois si nous sommes amoureux ou non. Nos actes seuls, restés en rapport avec l’instinct véritable que notre cerveau ne perçoit plus, témoignent de sa survivance. Nous nous demandons si la mort de notre grand-père nous fait même l’ombre de chagrin, mais en approchant de sa chambre, nous éclatons en sanglots. Nous ne savons pas si nous avons encore du cœur, mais nous donnons notre bourse à un malheureux. Nous avons comme près de nous, sans avoir plus la faculté de lire dans son âme, un enfant qui pleure et qui fait du bien. Nous ne savons plus si nous aimons encore Mme S. et tous les soirs nous allons la voir, et la visite que nous allons [lui] faire en nous demandant si cela lui fait plaisir, la décommande-t-elle que nous avons reçu un coup en plein cœur.

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