mercredi 25 mars 2020

Gilles Deleuze – Nietzsche et la philosophie


Gilles Deleuze – Nietzsche et la philosophie

CHAPITRE PREMIER
LE TRAGIQUE
1) LE CONCEPT DE GÉNÉALOGIE
Mais, d’autre part et plus profondément, ce sont les valeurs qui supposent des évaluations, des « points de vue d’appréciation », dont dérive leur valeur elle-même. Le problème critique est : la valeur des valeurs, l’évaluation dont procède leur valeur, donc le problème de leur création. L’évaluation se définit comme l’élément différentiel des valeurs correspondantes : élément critique et créateur à la fois. Les évaluations, rapportées à leur élément, ne sont pas des valeurs, mais des manières d’être, des modes d’existence de ceux qui jugent et évaluent, servant précisément de principes aux valeurs par rapport auxquelles ils jugent. C’est pourquoi nous avons toujours les croyances, les sentiments, les pensées que nous méritons en fonction de notre manière d’être ou de notre style de vie. Il y a des choses qu’on ne peut dire, sentir ou concevoir, des valeurs auxquelles on ne peut croire qu’à condition d’évaluer « bassement », de vivre et de penser « bassement ». Voilà l’essentiel : le haut et le bas, le noble et le vil ne sont pas des valeurs, mais représentent l’élément différentiel dont dérive la valeur des valeurs elles-mêmes.


La critique n’est pas une ré-action du re-sentiment, mais l’expression active d’un mode d’existence actif : l’attaque et non la vengeance, l’agressivité naturelle d’une manière d’être, la méchanceté divine sans laquelle on ne saurait imaginer la perfection5. Cette manière d’être est celle du philosophe, parce qu’il se propose précisément de manier l’élément différentiel comme critique et créateur, donc comme un marteau. Ils pensent « bassement », dit Nietzsche de ses adversaires.

CHAPITRE II

ACTIF ET RÉACTIF

12) LE DEVENIR-RÉACTIF DES FORCES

Le ressentiment, la mauvaise conscience, le nihilisme ne sont pas des traits de psychologie, mais comme le fondement de l’humanité dans l’homme. Ils sont le principe de l’être humain comme tel. L’homme, « maladie de peau » de la terre, réaction de la terre…. C’est en ce sens que Zarathoustra parle du « grand mépris » des hommes, et du « grand dégoût ». Une autre sensibilité, un autre devenir seraient-ils encore de l’homme ?

14) DEUXIÈME ASPECT DE L’ÉTERNEL RETOUR : COMME PENSÉE ÉTHIQUE ET SÉLECTIVE

Nous avions remarqué que l’éternel retour, comme doctrine physique, était la nouvelle formulation de la synthèse spéculative. Comme pensée éthique, l’éternel retour est la nouvelle formulation de la synthèse pratique : Ce que lu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour. « Si, dans tout ce que tu veux faire, tu commences par te demander : est-il sûr que je veuille le faire un nombre infini de fois, ce sera pour toi le centre de gravité le plus solide. » Une chose au monde écœure Nietzsche : les petites compensations, les petits plaisirs, les petites joies, tout ce qu’on s’accorde une fois, rien qu’une fois. Tout ce qu’on ne peut refaire le lendemain qu’à condition de s’être dit la veille : demain je ne le ferai plus — tout le cérémonial de l’obsédé. Et aussi nous sommes comme ces vieilles dames qui se permettent un excès rien qu’une fois, nous agissons comme elles et nous pensons comme elles. « Hélas ! que ne vous défaites-vous de tous ces demi-vouloirs, que ne vous décidez-vous pour la paresse comme pour l’action ! hélas, que ne comprenez-vous ma parole : faites toujours ce que vous voudrez, mais soyez d’abord de ceux qui peuvent vouloir. »

CHAPITRE III

LA CRITIQUE

1) TRANSFORMATION DES SCIENCES DE L’HOMME

Soit un autre exemple, celui de la linguistique : on a l’habitude de juger du langage du point de vue de celui qui entend. Nietzsche rêve d’une autre philologie, d’une philologie active. Le secret du mot n’est pas plus du côté de celui qui entend, que le secret de la volonté du côté de celui qui obéit ou le secret de la force du côté de celui qui réagit. La philologie active de Nietzsche n’a qu’un principe : un mot ne veut dire quelque chose que dans la mesure où celui qui le dit veut quelque chose en le disant. Et une seule règle : traiter la parole comme une activité réelle, se mettre au point de vue de celui qui parle. « Ce droit de maître en vertu duquel on donne des noms va si loin que l’on peut considérer l’origine même du langage comme un acte d’autorité émanant de ceux qui dominent. Ils ont dit : ceci est telle et telle chose, ils ont attaché à un objet et à un fait tel vocable, et par là se les sont pour ainsi dire appropriés. » La linguistique active cherche à découvrir celui qui parle et qui nomme. Qui se sert de tel mot, à qui l’applique-t-il d’abord, à lui-même, à quelqu’un d’autre qui entend, à quelque autre chose, et dans quelle intention ? Que veut-il en disant tel mot ? La transformation du sens d’un mot signifie que quelqu’un d’autre (une autre force et une autre volonté) s’en empare, l’applique à autre chose parce qu’il veut quelque chose de différent. Toute la conception nietzschéenne de l’étymologie et de la philologie, souvent mal comprise, dépend de ce principe et de cette règle. — Nietzsche en donnera une application brillante dans La généalogie de la morale, où il s’interroge sur l’étymologie du mot « bon », sur le sens de ce mot, sur la transformation de ce sens : comment le mot « bon » fut d’abord créé par les maîtres qui se l’appliquaient à eux-mêmes, puis saisi par les esclaves qui l’ôtaient de la bouche des maîtres, dont ils disaient au contraire « ce sont des méchants ».

5) CONTRE LE PESSIMISME ET CONTRE SCHOPENHAUER

Schopenhauer ne se contente pas d’une essence de la volonté, il fait de la volonté l’essence des choses, « le monde vu du dedans ». La volonté est devenue l’essence en général et en soi. Mais, dès lors, ce qu’elle veut (son objectivation) est devenu la représentation, l’apparence en général. Sa contradiction devient la contradiction originelle : comme essence, elle veut l’apparence dans laquelle elle se reflète. « Le sort qui attend la volonté dans le monde où elle se reflète » est précisément la souffrance de cette contradiction. Telle est la formule du vouloir-vivre : le monde comme volonté et comme représentation. On reconnaît ici le développement d’une mystification qui commençait avec Kant. En faisant de la volonté l’essence des choses ou le monde vu du dedans, on refuse en principe la distinction de deux mondes : c’est le même monde qui est sensible et supra-sensible. Mais tout en niant cette distinction des mondes, on y substitue seulement la distinction de l’intérieur et de l’extérieur, qui se tiennent comme l’essence et l’apparence, c’est-à-dire comme se tenaient les deux mondes eux-mêmes. En faisant de la volonté l’essence du monde, Schopenhauer continue à comprendre le monde comme une illusion, une apparence, une représentation.

7) PLAN DE « LA GÉNÉALOGIE DE LA MORALE »

Nous savons que les forces réactives triomphent en s’appuyant sur une fiction. Leur victoire repose toujours sur le négatif comme sur quelque chose d’imaginaire : elles séparent la force active de ce qu’elle peut. La force active devient donc réellement réactive, mais sous l’effet d’une mystification. 1o Dès la première dissertation, Nietzsche présente le ressentiment comme « une vengeance imaginaire », « une vindicte essentiellement spirituelle ». Bien plus, la constitution du ressentiment implique un paralogisme que Nietzsche analyse en détail : paralogisme de la force séparée de ce qu’elle peut ; 2o La seconde dissertation souligne à son tour que la mauvaise conscience n’est pas séparable « d’événements spirituels et imaginaires ». La mauvaise conscience est par nature antinomique, exprimant une force qui se retourne contre soi. En ce sens, elle est à l’origine de ce que Nietzsche appellera « le monde renversé ». On remarquera, en général, combien Nietzsche se plaît à souligner l’insuffisance de la conception kantienne des antinomies : Kant n’a compris ni leur source, ni leur véritable extension ; 3o L’idéal ascétique renvoie enfin à la plus profonde mystification, celle de l’Idéal qui comprend toutes les autres, toutes les fictions de la morale et de la connaissance. Elegantia syllogismi, dit Nietzsche. Il s’agit, cette fois, d’une volonté qui veut le néant, « mais c’est du moins, et cela demeure toujours, une volonté ».

11) LE CONCEPT DE VÉRITÉ

Tout le monde sait bien que l’homme, en fait, cherche rarement la vérité : nos intérêts et aussi notre stupidité nous séparent du vrai plus encore que nos erreurs.

Nietzsche ne critique pas les fausses prétentions à la vérité, mais la vérité elle-même et comme idéal. Suivant la méthode de Nietzsche, il faut dramatiser le concept de vérité. « La volonté du vrai, qui nous induira encore à bien des aventures périlleuses, cette fameuse véracité dont tous les philosophes ont toujours parlé avec respect, que de problèmes elle nous a déjà posés !… Qu’est-ce en nous qui veut trouver la vérité ? De fait, nous nous sommes longuement attardés devant le problème de l’origine de ce vouloir, et pour finir nous nous sommes trouvés complètement arrêtés devant un problème plus fondamental encore. En admettant que nous voulions le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Ou l’incertitude ? Ou même l’ignorance ?… Et le croirait-on ? il nous semble en définitive que le problème n’avait jamais été posé jusqu’à présent, que nous sommes les premiers à le voir, à l’envisager, à l’ose. »
Le concept de vérité qualifie un monde comme véridique. Même dans la science la vérité des phénomènes forme un « monde » distinct de celui des phénomènes. Or un monde véridique suppose un homme véridique auquel il renvoie comme à son centre. — Qui est cet homme véridique, qu’est-ce qu’il veut ? Première hypothèse : il veut ne pas être trompé, ne pas se laisser tromper. Parce qu’il est « nuisible, dangereux, néfaste d’être trompé ». Mais une telle hypothèse suppose que le monde lui-même soit déjà véridique. Car dans un monde radicalement faux, c’est la volonté de ne pas se laisser tromper qui devient néfaste, dangereuse et nuisible. En fait, la volonté de vérité a dû se former « malgré le danger et l’inutilité de la vérité à tout prix ». Reste donc une autre hypothèse : je veux la vérité signifie je ne veux pas tromper, et « je ne veux pas tromper comprend comme cas particulier, je ne veux pas me tromper moi-même ». — Si quelqu’un veut la vérité, ce n’est pas au nom de ce qu’est le monde, mais au nom de ce que le monde n’est pas. Il est entendu que « la vie vise à égarer, à duper, à dissimuler, à éblouir, à aveugler ». Mais celui qui veut le vrai veut d’abord déprécier cette haute puissance du faux : il fait de la vie une « erreur », de ce monde une « apparence ». Il oppose donc à la vie la connaissance, il oppose au monde un autre monde, un outre-monde, précisément le monde véridique. Le monde véridique n’est pas séparable de cette volonté, volonté de traiter ce monde-ci comme apparence.

14) L’ART

La conception nietzschéenne de l’art est une conception tragique. Elle repose sur deux principes, qu’il faut concevoir comme des principes très anciens, mais aussi comme des principes de l’avenir. D’abord, l’art est le contraire d’une opération « désintéressée » : il ne guérit pas, ne calme pas, ne sublime pas, ne désintéresse pas, il ne « suspend » pas le désir, l’instinct ni la volonté. L’art, au contraire, est « stimulant de la volonté de puissance », « excitant du vouloir ». On comprend aisément le sens critique de ce principe : il dénonce toute conception réactive de l’art. Quand Aristote comprenait la tragédie comme une purgation médicale ou comme une sublimation morale, il lui donnait un intérêt, mais un intérêt qui se confondait avec celui des forces réactives. Lorsque Kant distingue le beau de tout intérêt, même moral, il se place encore du point de vue des réactions d’un spectateur, mais d’un spectateur de moins en moins doué, qui n’a plus pour le beau qu’un regard désintéressé. Lorsque Schopenhauer élabore sa théorie du désintéressement, de son propre aveu il généralise une expérience personnelle, l’expérience du jeune homme sur qui l’art (comme sur d’autres le sport) a l’effet d’un calmant sexuel. Plus que jamais, la question de Nietzsche s’impose : Qui regarde le beau d’une façon désintéressée ? Toujours l’art est jugé du point de vue du spectateur, et d’un spectateur de moins en moins artiste. Nietzsche réclame une esthétique de la création, l’esthétique de Pygmalion. Mais pourquoi, de ce nouveau point de vue précisément, l’art apparaît-il comme stimulant de la volonté de puissance ? Pourquoi la volonté de puissance a-t-elle besoin d’un excitant, elle qui n’a pas besoin de motif, de but ni de représentation ? C’est parce qu’elle ne peut se poser comme affirmative qu’en rapport avec des forces actives, avec une vie active. L’affirmation est le produit d’une pensée qui suppose une vie active comme sa condition et son concomitant. Selon Nietzsche, on n’a pas encore compris ce que signifie la vie d’un artiste : l’activité de cette vie servant de stimulant à l’affirmation contenue dans l’œuvre d’art elle-même, la volonté de puissance de l’artiste en tant que tel.
Le second principe de l’art consiste en ceci : l’art est la plus haute puissance du faux, il magnifie « le monde en tant qu’erreur », il sanctifie le mensonge, il fait de la volonté de tromper un idéal supérieur. Ce second principe apporte en quelque manière la réciproque du premier ; ce qui est actif dans la vie ne peut être effectué qu’en rapport avec une affirmation plus profonde. L’activité de la vie est comme une puissance du faux, duper, dissimuler, éblouir, séduire. Mais pour être effectuée, cette puissance du faux doit être sélectionnée, redoublée ou répétée, donc élevée à une plus haute puissance. La puissance du faux doit être portée jusqu’à une volonté de tromper, volonté artiste seule capable de rivaliser avec l’idéal ascétique et de s’opposer à cet idéal avec succès. L’art précisément invente des mensonges qui élèvent le faux à cette plus haute puissance affirmative, il fait de la volonté de tromper quelque chose qui s’affirme dans la puissance du faux. Apparence, pour l’artiste, ne signifie plus la négation du réel dans ce monde, mais cette sélection, cette correction, ce redoublement, cette affirmation. Alors vérité prend peut-être une nouvelle signification. Vérité est apparence. Vérité signifie effectuation de la puissance, élévation à la plus haute puissance. Chez Nietzsche, nous les artistes = nous les chercheurs de connaissance ou de vérité = nous les inventeurs de nouvelles possibilités de vie.

CHAPITRE IV

DU RESSENTIMENT
A LA MAUVAISE CONSCIENCE

4) CARACTÈRES DU RESSENTIMENT

L’imputation des torts, la distribution des responsabilités, l’accusation perpétuelle. — Tout cela prend la place de l’agressivité : « Le penchant à être agressif fait partie de la force aussi rigoureusement que le sentiment de vengeance et de rancune appartient à la faiblesse. » Considérant le bénéfice comme un droit, considérant comme un droit de profiter des actions qu’il ne fait pas, l’homme du ressentiment éclate en aigres reproches dès que son attente est déçue. Et comment ne serait-elle pas déçue, la frustration et la vengeance étant comme les a priori du ressentiment ? C’est ta faute si personne ne m’aime, c’est ta faute si j’ai raté ma vie, ta faute aussi si tu rates la tienne ; tes malheurs et les miens sont également ta faute. Nous retrouvons ici la redoutable puissance féminine du ressentiment : elle ne se contente pas de dénoncer les crimes et les criminels, elle veut des fautifs, des responsables. Nous devinons ce que veut la créature du ressentiment : elle veut que les autres soient méchants elle a besoin que les autres soient méchants pour pouvoir se sentir bonne. Tu es méchant, donc je suis bon : telle est la formule fondamentale de l’esclave, elle traduit l’essentiel du ressentiment du point de vue typologique, elle résume et réunit tous les caractères précédents. Que l’on compare cette formule avec celle du maître : je suis bon, donc tu es méchant. La différence entre les deux mesure la révolte de l’esclave et son triomphe : « Ce renversement du coup d’œil appréciateur appartient en propre au ressentiment ; la morale des esclaves a toujours et avant tout besoin pour prendre naissance d’un monde opposé et extérieur. » L’esclave a besoin d’abord de poser que l’autre est méchant.

5) EST-IL BON ? EST-IL MÉCHANT ?

« Je suis bon, donc tu es méchant » : dans la bouche des maîtres, le mot donc introduit seulement une conclusion négative. Ce qui est négatif, c’est la conclusion. Et celle-ci est seulement posée comme la conséquence d’une pleine affirmation : « Nous les aristocrates, les beaux, les heureux. » Chez le maître tout le positif est dans les prémisses. Il lui faut les prémisses de l’action et de l’affirmation, et la jouissance de ces prémisses, pour conclure à quelque chose de négatif qui n’est pas l’essentiel et n’a guère d’importance. Ce n’est qu’un « accessoire, une nuance complémentaire ». Sa seule importance est d’augmenter la teneur de l’action et de l’affirmation, de souder leur alliance et de redoubler la jouissance qui leur correspond : le bon « ne cherche son antipode que pour s’affirmer soi-même avec plus de joie ». Tel est le statut de l’agressivité : elle est le négatif, mais le négatif comme conclusion de prémisses positives, le négatif comme produit de l’activité, le négatif comme conséquence d’une puissance d’affirmer. Le maître se reconnaît à un syllogisme, où il faut deux propositions positives pour faire une négation, la négation finale étant seulement un moyen de renforcer les prémisses. — « Tu es méchant, donc je suis bon. »


. « Tu es méchant, donc je suis bon. » Dans cette formule, c’est l’esclave qui parle. On ne niera pas que là encore des valeurs ne soient créées. Mais quelles valeurs bizarres ! On commence par poser l’autre méchant. Celui qui se disait bon, voilà maintenant qu’on le dit méchant. Ce méchant, c’est celui qui agit, qui ne se retient pas d’agir, donc qui ne considère pas l’action du point de vue des conséquences qu’elle aura sur des tiers. Et le bon, maintenant, c’est celui qui se retient d’agir : il est bon précisément en ceci, qu’il rapporte toute action au point de vue de celui qui n’agit pas, au point de vue de celui qui en éprouve les conséquences, ou mieux encore au point de vue plus subtil d’un tiers divin qui en scrute les intentions. « Est bon quiconque ne fait violence à personne, quiconque n’offense personne ni n’attaque, n’use pas de représailles et laisse à Dieu le soin de la vengeance, quiconque se tient caché comme nous, évite la rencontre du mal et, du reste, attend peu de choses de la vie, comme nous, les patients, les humbles et les justes. » Voici naître le bien et le mal : la détermination éthique, celle du bon et du mauvais, fait place au jugement moral. Le bon de l’éthique est devenu le méchant de la morale, le mauvais de l’éthique est devenu le bon de la morale. Le bien et le mal ne sont pas le bon et le mauvais, mais au contraire l’échange, l’inversion, le renversement de leur détermination.


7) DÉVELOPPEMENT DU RESSENTIMENT : LE PRÊTRE JUDAÏQUE

Par contre, vous autres, vous qui êtes nobles et puissants, vous êtes de toute éternité les mauvais, les cruels, les avides, les insatiables, les impies et, éternellement, vous demeurerez aussi les réprouvés, les maudits, les damnés ! » Sans lui, jamais l’esclave n’aurait su s’élever au-dessus de l’état brut du ressentiment. Dès lors, pour apprécier correctement l’intervention du prêtre, il faut voir de quelle manière il est complice des forces réactives, mais seulement complice et ne se confondant pas avec elles. Il assure le triomphe des forces réactives, il a besoin de ce triomphe, mais il poursuit un but qui ne se confond pas avec le leur. Sa volonté est volonté de puissance, sa volonté de puissance est le nihilisme. Que le nihilisme, la puissance de nier ait besoin des forces réactives, nous retrouvons cette proposition fondamentale, mais aussi sa réciproque : c’est le nihilisme, la puissance de nier, qui mène les forces réactives au triomphe. Ce double jeu donne au prêtre juif une profondeur, une ambivalence inégalées : « Il prend parti, librement, par une profonde intelligence de conservation, pour tous les instincts de décadence, non qu’il soit dominé par eux, mais il a deviné en eux une puissance qui pouvait le faire aboutir contre le monde. »

11) LA CULTURE ENVISAGÉE DU POINT DE VUE PRÉHISTORIQUE

La culture rapportée à ce moyen s’appelle justice ; ce moyen lui-même s’appelle châtiment. Dommage causé = douleur subie, voilà l’équation du châtiment qui détermine un rapport de l’homme avec l’homme. Ce rapport entre les hommes est déterminé, d’après l’équation, comme rapport d’un créancier et d’un débiteur : la justice rend l’homme responsable d’une dette. Le rapport créancier-débiteur exprime l’activité de la culture dans son processus de dressage ou de formation. Correspondant à l’activité préhistorique, ce rapport lui-même est le rapport de l’homme avec l’homme, « le plus primitif entre individus », antérieur même « aux origines de n’importe quelle organisation sociale ».

CHAPITRE V

LE SURHOMME :
CONTRE LA DIALECTIQUE

1) LE NIHILISME

Dans le mot nihilisme, nihil ne signifie pas le non-être, mais d’abord une valeur de néant. La vie prend une valeur de néant pour autant qu’on la nie, la déprécie. La dépréciation suppose toujours une fiction : c’est par fiction qu’on fausse et qu’on déprécie, c’est par fiction qu’on oppose quelque chose à la vie1. La vie tout entière devient donc irréelle, elle est représentée comme apparence, elle prend dans son ensemble une valeur de néant. L’idée d’un autre monde, d’un monde supra-sensible avec toutes ses formes (Dieu, l’essence, le bien, le vrai), l’idée de valeurs supérieures à la vie n’est pas un exemple parmi d’autres, mais l’élément constitutif de toute fiction. Les valeurs supérieures à la vie ne se séparent pas de leur effet : la dépréciation de la vie, la négation de ce monde. Et si elles ne se séparent pas de cet effet, c’est parce qu’elles ont pour principe une volonté de nier, de déprécier. Gardons-nous de croire que les valeurs supérieures forment un seuil où la volonté s’arrête, comme si, face au divin, nous étions délivrés de la contrainte de vouloir.


Le nihilisme a un second sens, plus courant. Il ne signifie plus une volonté, mais une réaction. On réagit contre le monde suprasensible et contre les valeurs supérieures, on nie leur existence, on leur dénie toute validité. Non plus dévalorisation de la vie au nom de valeurs supérieures, mais dévalorisation des valeurs supérieures elles-mêmes. Dévalorisation ne signifie plus valeur de néant prise par la vie, mais néant des valeurs, des valeurs supérieures.


11) LE SENS DE L’AFFIRMATION

Nietzsche veut dire trois choses : 1o L’être, le vrai, le réel sont des avatars du nihilisme. Manières de mutiler la vie, de la nier, de la rendre réactive en la soumettant au travail du négatif, en la chargeant des fardeaux les plus lourds. Nietzsche ne croit pas plus à l’autosuffisance du réel qu’à celle du vrai : il les pense comme les manifestations d’une volonté, volonté de déprécier la vie, volonté d’opposer la vie à la vie ; 2o L’affirmation conçue comme assomption, comme affirmation de ce qui est, comme véracité du vrai ou positivité du réel, est une fausse affirmation. C’est le oui de l’âne. L’âne ne sait pas dire non, mais parce qu’il dit oui à tout ce qui est non. L’âne ou le chameau sont le contraire du lion ; dans le lion, la négation devenait puissance d’affirmer, mais chez eux l’affirmation reste au service du négatif, simple puissance de nier ; 3o Cette fausse conception de l’affirmation est encore une façon de conserver l’homme. Tant que l’être est à charge, l’homme réactif est là pour porter. Où l’être s’affirmera-t-il mieux que dans le désert ? Et où l’homme se conservera-t-il mieux ? « Le dernier homme vit le plus longtemps. » Sous le soleil de l’être, il perd jusqu’au goût de mourir, s’enfonçant dans le désert pour y rêver longtemps d’une extinction passive. — Toute la philosophie de Nietzsche s’oppose aux postulats de l’être, de l’homme et de l’assomption. « L’être : nous n’en avons d’autre représentation que le fait de vivre. Comment ce qui est mort pourrait-il être ? » Le monde n’est ni vrai, ni réel, mais vivant. Et le monde vivant est volonté de puissance, volonté du faux qui s’effectue sous des puissances diverses. Effectuer la volonté du faux sous une puissance quelconque, la volonté de puissance sous une qualité quelconque, est toujours évaluer. Vivre est évaluer. Il n’y a pas de vérité du monde pensée ni de réalité du monde sensible, tout est évaluation, même et surtout le sensible et le réel. « La volonté de paraître, de faire illusion, de tromper, la volonté de devenir et de changer (ou l’illusion objectivée) est considérée dans ce livre comme plus profonde, plus métaphysique que la volonté de voir le vrai, la réalité, l’être, cette dernière n’étant encore qu’une forme de la tendance à l’illusion. » L’être, le vrai, le réel ne valent eux-mêmes que comme évaluations, c’est-à-dire comme mensonges1.

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