mercredi 18 mars 2020

L'homme sans qualités - Tome 1 - Robert Musil

L'homme sans qualités - Tome 1 - Robert Musil


PREMIÈRE PARTIE
 UNE MANIÈRE D’INTRODUCTION


1. D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit.

 On reconnaît les villes à leur démarche, comme les humains. Ce même voyageur, en rouvrant les yeux, eût été confirmé dans son impression par la nature du mouvement des rues, bien avant d’en être assuré par quelque détail caractéristique.



Bien entendu, les deux personnes qui remontaient une des artères les plus animées de cette ville n’avaient à aucun degré ce sentiment. Elles appartenaient visiblement à une classe privilégiée, leurs vêtements, leur tenue et leur manière de parler étaient « distingués »

4. S’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible.

 L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose ; et quand on lui dit d’une chose qu’elle est comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas. On voit que les conséquences de cette disposition créatrice peuvent être remarquables ; malheureusement, il n’est pas rare qu’elles fassent apparaître faux ce que les hommes admirent et licite ce qu’ils interdisent, ou indifférents l’un et l’autre… Ces hommes du possible vivent, comme on dit ici, dans une trame plus fine, trame de fumée, d’imaginations, de rêveries et de subjonctifs ; quand on découvre des tendances de ce genre chez un enfant, on s’empresse de les lui faire passer, on lui dit que ces gens sont des rêveurs, des extravagants, des faibles, d’éternels mécontents qui savent tout mieux que les autres.



Cela dit, si l’on veut un moyen commode de distinguer les hommes du réel des hommes du possible, il suffit de penser à une somme d’argent donnée.



Mais un tel homme est chose fort équivoque. Comme ses idées, dans la mesure où elles ne constituent pas simplement d’oiseuses chimères, ne sont que des réalités non encore nées, il faut, naturellement, qu’il ait le sens des réalités ; mais c’est un sens des réalités possibles, lequel atteint beaucoup plus lentement son but que le sens qu’ont la plupart des hommes de leurs possibilités réelles. L’un poursuit la forêt, si l’on peut ainsi parler ; l’autre les arbres ; et la forêt est une entité malaisément exprimable, alors que des arbres représentent tant et tant de mètres cubes de telle ou telle qualité. Mais voici peut-être qui est mieux dit : l’homme doué de l’ordinaire sens des réalités ressemble à un poisson qui cherche à happer l’hameçon et ne voit pas la ligne, alors que l’homme doué de ce sens des réalités que l’on peut aussi nommer sens des possibilités traîne une ligne dans l’eau sans du tout savoir s’il y a une amorce au bout. À une extraordinaire indifférence pour la vie qui va mordre à l’hameçon correspond chez lui le danger de sombrer dans une activité toute spleenétique. Un homme non pratique (et celui-ci n’en a pas seulement l’apparence, mais il l’est foncièrement) reste, dans le commerce des hommes, peu sûr et indéchiffrable. Il commettra des actions qui auront pour lui un tout autre sens que pour les autres, mais il se consolera de n’importe quoi, pour peu que ce n’importe quoi puisse être résumé en une idée exceptionnelle.



Comme la possession de qualités présuppose qu’on éprouve une certaine joie à les savoir réelles, on entrevoit dès lors comment quelqu’un qui, fût-ce par rapport à lui-même, ne se targue d’aucun sens du réel, peut s’apparaître un jour, à l’improviste, en Homme sans qualités.

6. Léone, ou un déplacement de perspective.

 Dans l’instant de l’action, commentait Ulrich, il en va toujours ainsi : les muscles et les nerfs bondissent et s’escriment en accord avec le Moi ; mais celui-ci (l’ensemble du corps, l’âme, la volonté, cette personne principale et collective que le code civil distingue nettement de son milieu), les muscles et les nerfs ne font que le porter sur eux comme le taureau portait Europe ; et s’il n’en va pas ainsi, si par malheur le moindre éclair de réflexion surprend cette obscurité, l’entreprise échoue fatalement…




Ulrich, qui voulait maintenant dire quelque chose qui lui fût plus accessible, profita de l’occasion pour insinuer comme en passant que l’amour, lui aussi, était assimilable à ces dangereuses expériences mystiques : car il arrachait l’homme aux bras de la raison pour l’enlever au-dessus des abîmes.

8. La Cacanie.

 Sur cette Cacanie maintenant engloutie, que de choses curieuses seraient à dire ! Elle était, par exemple, kaiserlich-königlich (impériale-royale) et aussi bien kaiserlich und königlich (impériale et royale) ; il n’était chose ni personne qui ne fût affectée là-bas de l’un de ces deux sigles, k. k. ou k. u. k. ; il n’en fallait pas moins disposer d’une science secrète pour pouvoir décider à coup sûr quelles institutions et quels hommes pouvaient être dits k. k., et quels autres k. u. k.

9. Le premier de trois essais pour devenir un grand homme.

 Cet homme qui était revenu au pays ne pouvait se rappeler une seule période de sa vie que n’eût pas animée la volonté de devenir un grand homme ; Ulrich semblait être né avec ce désir. S’il est vrai qu’une telle ambition peut aussi trahir de la vanité et de la bêtise, il n’en est pas moins vrai que c’est une très belle et très légitime aspiration, faute de quoi, sans doute les grands hommes ne seraient guère nombreux.
La vérité est que la science a favorisé l’idée d’une force intellectuelle rude et sobre qui rend franchement insupportables toutes les vieilles représentations métaphysiques et morales de la race humaine, bien qu’elle ne puisse leur substituer qu’une espérance : celle qu’un jour lointain viendra où une race de conquérants intellectuels pourra enfin s’établir dans les vallées de l’abondance spirituelle.

16. Une mystérieuse maladie d’époque.

 Walter buta sur cette réponse, chercha, hésita. Puis, tout à coup, il éclata : « C’est un homme sans qualités !
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Clarisse en riant sous cape.
— Rien ! Précisément, ce n’est rien du tout ! »
Mais l’expression avait piqué la curiosité de Clarisse.
« Il y en a aujourd’hui des millions, déclara Walter. Voilà la race qu’a produite notre époque ! »
»

DEUXIÈME PARTIE
 TOUJOURS LA MÊME HISTOIRE

24. Capital et Culture ; l’amitié de Diotime avec le comte Leinsdorf, et la fonction de son salon : mettre des hommes célèbres en accord avec l’âme.

 Personnellement, Son Altesse le comte immédiat était un « simple patriote ». Mais l’État, ce n’est pas seulement la Couronne, le Peuple et l’Administration entre deux : c’est encore la Pensée, la Morale, l’Idée ! Si religieux qu’il fût, le comte Leinsdorf, étant un esprit tout pénétré du sens des responsabilités et de plus, exploitant des usines sur ses domaines, ne pouvait se refuser à reconnaître qu’aujourd’hui, sur plus d’un point, en se conformant aux principes de la religion, les grandes propriétés modernes seraient rationnellement impensables sans la Bourse et l’Industrie ;

25. Souffrances d’une âme mariée.

 Elle lisait beaucoup dans ses souffrances et découvrit qu’elle avait perdu quelque chose dont elle ne s’était pas souciée jusqu’alors : son âme.
Qu’est-ce qu’une âme ? Il est facile de la définir négativement : c’est très exactement cela en nous qui se rétracte quand nous entendons parler de séries algébriques.
Mais positivement ? Il semble que cela réussisse à échapper à tous les efforts faits pour le saisir. Il était possible qu’il y eût eu naguère en Diotime une source cachée, une sensibilité d’abord engoncée dans le vêtement brossé et rebrossé de sa correction, quelque chose qu’elle appelait maintenant son âme et retrouvait dans la métaphysique orientalisante de Maeterlinck, chez Novalis, mais surtout dans cette vague anonyme de faux romantisme et de nostalgie religieuse que l’ère des machines a fait jaillir pendant un temps en guise de protestation artistique et intellectuelle contre elle-même. Il était également possible que cette source profonde, en Diotime, fût définie plus justement comme un élément de recueillement, de tendresse, de dévotion et de bonté qui n’avait jamais trouvé à s’épanouir et avait pris, dans le creuset où le destin nous coule, la forme ridicule de son idéalisme.
.

26. La fusion de l’Ame et de l’Économie. L’homme capable de la réaliser désire goûter au charmebaroque de la vieille culture autrichienne. D’où il naît une idée à l’Action parallèle.

Arnheim ne prophétisait rien de moins que la fusion de l’Âme et de l’Économie, ou de l’Idée et de la Puissance.

27. Nature et substance d’une grande idée.

 Il serait facile de dire en quoi cette idée consistait, mais personne ne pourrait embrasser sa signification ! En effet, ce qui distingue une grande et bouleversante idée d’une idée ordinaire, peut-être même incompréhensiblement ordinaire et absurde, c’est qu’elle se trouve dans une sorte d’état de fusion grâce auquel le Moi pénètre dans des étendues infinies tandis que, réciproquement, les étendues du monde entrent dans le Moi, si bien qu’il devient impossible de distinguer ce qui vous appartient de ce qui appartient à l’Infini. C’est pourquoi les grandes et bouleversantes idées se composent d’un corps comme celui de l’homme, compact, mais caduc, et d’une âme éternelle qui leur donne leur signification mais est tout, sauf compacte ; chaque fois qu’on essaie de la saisir en termes précis, elle se dissout dans le néant.

28. Un chapitre que peut sauter quiconque n’a pas d’opinion personnelle sur le maniement des pensées.

  « N’ai-je pas raconté à Clarisse quelque chose sur l’eau ? » se demanda-t-il, sans réussir à préciser son souvenir. Cela aussi était sans importance, et il laissa ses pensées se déployer indolemment.
Il n’est malheureusement rien d’aussi difficile à rendre, dans toutes les belles-lettres, qu’un homme qui pense. Un grand découvreur à qui l’on demandait comment il s’y prenait pour avoir tant d’idées neuves répondit : en ne cessant d’y penser. On peut bien dire, en effet, que les idées inattendues ne se présentent à nous que parce que nous les attendons. Elles sont, pour une bonne part, l’heureux produit d’un caractère, d’inclinations durables, d’une ambition tenace et d’une inlassable activité. Comment une telle persévérance ne serait-elle pas ennuyeuse ! D’un autre point de vue, la solution d’un problème intellectuel, c’est un peu comme quand un chien tenant un bâton dans sa gueule essaie de passer par une étroite ouverture ; il tourne la tête de droite et de gauche jusqu’à ce qu’enfin le bâton glisse au travers ; nous agissons exactement de même, avec la seule différence que nous n’allons pas tout à fait au hasard, mais que nous savons plus ou moins, par habitude, comment nous y prendre. Et s’il est naturel qu’une tête pleine ait plus d’habileté et d’expérience à se mouvoir ainsi qu’une tête vide, le glissement au travers de la porte ne lui en paraît pas moins surprenant ; on y est tout d’un coup, et l’on peut percevoir très distinctement en soi une légère stupeur en constatant que les pensées, loin d’attendre leur auteur, se sont bel et bien faites toutes seules. Ce sentiment de stupeur légère, beaucoup de gens, de nos jours, l’ont baptisé « intuition », après l’avoir appelé « inspiration », et croient y voir quelque chose de supra-personnel, alors que c’est simplement quelque chose d’impersonnel, à savoir l’affinité et l’homogénéité des choses mêmes qui se rencontrent dans un cerveau.
Meilleur est ce cerveau, moins visibles sont ses actes. C’est pourquoi l’acte de penser, tant qu’il se prolonge, est un état proprement lamentable, une sorte de colique de toutes les circonvolutions du cerveau ; mais lorsqu’il est achevé, il a déjà perdu la forme du penser, sous laquelle il est vécu, pour prendre celle de la chose pensée ; et cette forme est, hélas, impersonnelle, car la pensée est alors tournée vers l’extérieur et destinée à la communication. Il est pour ainsi dire impossible, lorsqu’un homme pense, d’attraper le moment où il passe du personnel à l’impersonnel, et c’est évidemment pourquoi les penseurs donnent aux écrivains de tels soucis que ceux-ci préfèrent éviter ce genre de personnages.

29. Explication et interruption d’un état de conscience normal.

 La moitié de vérité qu’il y avait dans ces paroles lui facilitait son mensonge, et pour l’autre moitié, elle la reprochait à son amant. – Que penserait son mari, demandait-elle, si elle se mettait tout à coup à espacer ses prétendues visites à son amie ?



Son ami d’enfance Walter, devenu le bizarre époux de la petite Clarisse, avait dit une fois à son propos : « Ulrich met toute son énergie à ne faire jamais que ce qui ne lui paraît pas nécessaire ! »

31. À qui donnes-tu raison ?

 Lentement et douloureusement comme quelqu’un qu’on réveille au mauvais moment, Bonadea avait perdu la « Stimmung [4] », comme elle aimait à appeler ses crises d’adultère.

34. Un rayon brûlant et des murs refroidis.

La pulsation, le courant qui ne cesse d’animer les objets qui nous environnent avait cessé un instant. Je ne suis qu’accident, ricanait la Nécessité ; examinez-moi sans préjugés, et vous verrez qu’entre un visage rongé par le lupus et moi, il n’y a pas de différence essentielle, avouait la Beauté. Il n’y avait pas eu grand-chose à faire pour en arriver là ; une couche de vernis s’était écaillée, une illusion s’était dissipée, un enchaînement d’habitude, d’attente et de tension s’était rompu, l’équilibre fluide et secret qui s’établit entre nos sentiments et le monde avait été une seconde inquiété. Tout ce que l’on sent et tout ce que l’on fait se produit en quelque sorte « dans le sens de la vie », et le moindre mouvement qui s’en écarte est difficile ou effrayant. Un phénomène exactement identique se produit quand on marche : on élève le centre de gravité, on le, pousse en avant puis on le laisse retomber ; mais qu’un rien ait changé, qu’on ait eu un peu de crainte à se laisser ainsi tomber dans l’avenir, ou qu’on s’en soit simplement étonné… et l’on ne peut plus se tenir debout ! Il ne faut pas y réfléchir. Ulrich s’aperçut que tous les instants décisifs de sa vie lui avaient laissé le même sentiment.



Cette beauté (se disait-on alors), parfait ! mais est-ce vraiment ma beauté ? Et la vérité que l’on m’enseigne, est-ce ma vérité ? Les buts, les voix, la réalité, toutes ces choses séduisantes qui vous attirent et vous guident, que l’on suit et sur quoi l’on se rue… est-ce donc la réalité réelle, ou n’en voit-on qu’un souffle insaisissable au-dessus de la réalité proposée ? Ce qui excite le plus la méfiance, ce sont les divisions et les formes toutes faites de la vie, l’histoire toujours la même, les choses déjà préfigurées par les générations précédentes, le langage tout fait non seulement de nos lèvres, mais de nos sensations et sentiments.



Il se peut que la plupart des hommes trouvent un agrément et un réconfort à ce qu’on leur présente un monde tout fait, à l’exception de quelques minimes détails personnels ; et l’on ne saurait mettre en doute le fait que tout ce qui dure n’est pas simplement du conservatisme, mais la base même de tous les progrès et de toutes les révolutions ; il faut cependant ajouter que les hommes qui vivent pour ainsi dire de leur propre chef en ressentent un obscur et profond malaise. Tandis qu’Ulrich considérait le bâtiment sacré dans une parfaite intelligence de ses subtilités architecturales, il prit conscience, avec une vivacité surprenante, du fait que l’on pouvait tout aussi aisément dévorer des êtres humains que bâtir ou laisser debout de pareils monuments. Les maisons voisines, la voûte du ciel au-dessus, partout un inexprimable accord des lignes et des volumes qui accueillaient et guidaient le regard, l’air et l’expression des gens qui passaient au-dessous, leurs livres et leur morale, les arbres de la rue… : tout cela est parfois aussi raide qu’un paravent, aussi dur que le poinçon d’un estampeur, et (comment dire autrement ?) si complet, si achevé et si complet que l’on n’est plus à côté qu’un brouillard superflu, un vague souffle réprouvé dont Dieu ne se soucie guère. Alors, Ulrich se souhaita d’être un homme sans qualités. Mais les choses ne sont pas tellement différentes chez les autres hommes. Au fond, il en est peu qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu’ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur femme, leur caractère, leur profession et leurs succès ; mais ils ont le sentiment de n’y plus pouvoir changer grand-chose. On pourrait même prétendre qu’ils ont été trompés, car on n’arrive jamais à trouver une raison suffisante pour que les choses aient tourné comme elles l’ont fait ; elles auraient aussi bien pu tourner autrement ; les événements n’ont été que rarement l’émanation des hommes, la plupart du temps ils ont dépendu de toutes sortes de circonstances, de l’humeur, de la vie et de la mort d’autres hommes, ils leur sont simplement tombés dessus à un moment donné. Dans leur jeunesse, la vie était encore devant eux comme un matin inépuisable, de toutes parts débordante de possibilités et de vide, et à midi déjà voici quelque chose devant vous qui est en droit d’être désormais votre vie, et c’est aussi surprenant que le jour où un homme est assis là tout à coup, avec qui l’on a correspondu pendant vingt ans sans le connaître, et qu’on s’était figuré tout différent. Mais le plus étrange est encore que la plupart des hommes ne s’en aperçoivent pas ; ils adoptent l’homme qui est venu à eux, dont la vie s’est acclimatée en eux, les événements de sa vie leur semblent désormais l’expression de leurs qualités, son destin est leur mérite ou leur malchance. Il leur est arrivé ce qui arrive aux mouches avec le papier tue-mouches : quelque chose s’est accroché à eux, ici agrippant un poil, là entravant leurs mouvements, quelque chose les a lentement emmaillotés jusqu’à ce qu’ils soient ensevelis dans une housse épaisse qui ne correspond plus que de très loin à leur forme primitive. Dès lors, ils ne pensent plus qu’obscurément à cette jeunesse où il y avait eu en eux une force de résistance : cette autre force qui tiraille et siffle, qui ne veut pas rester en place et déclenche une tempête de tentatives d’évasion sans but ; l’esprit moqueur de la jeunesse, son refus de l’ordre établi, sa disponibilité à toute espèce d’héroïsme, au sacrifice comme au crime, son ardente gravité et son inconstance, tout cela n’est que tentatives d’évasion. Celles-ci expriment simplement, en fin de compte, qu’aucune entreprise juvénile ne paraît issue d’une nécessité intérieure incontestable, quand bien même elles l’expriment de manière à laisser entendre que toutes ces entreprises étaient urgentes et indispensables. Quelqu’un, n’importe qui, invente un beau geste nouveau, intérieur ou extérieur… Comment appeler cela ? Une attitude vitale ? Une forme dans laquelle l’être intérieur se répand comme le gaz dans un ballon de verre ? Une ex-pression de l’impression ? Une technique de l’être ? Ce peut être une nouvelle taille de moustache ou une nouvelle pensée. C’est du théâtre, mais tout théâtre a un sens, et dans l’instant, comme les moineaux sur les toits quand on leur lance des miettes, les jeunes âmes se jettent là-dessus. Ce n’est pas difficile à comprendre : quand au-dehors pèsent sur la langue, les mains et les yeux un monde lourd, cette lune refroidie qu’est la terre, des maisons, des mœurs, des tableaux et des livres, et quand il n’y a rien au-dedans qu’un brouillard informe et toujours changeant, n’est-ce pas un immense bonheur que quelqu’un vous propose une expression dans laquelle on croit se reconnaître ? Quoi de plus naturel si l’homme passionné s’empare de cette forme nouvelle avant l’homme ordinaire ? Elle lui offre l’instant de l’Être, de l’équilibre des tensions entre le dedans et le dehors, entre l’écrasement et l’éclatement. Ainsi, songeait Ulrich (et tout cela, bien sûr, le touchait aussi personnellement, il avait les mains dans les poches et son visage rayonnait d’un bonheur silencieux et endormi, comme si, dans les rayons du soleil qui s’enfonçaient là-bas en tournoyant, il était en train de mourir d’une douce mort par le froid), ainsi, il n’y a pas d’autre cause à ce phénomène toujours recommencé qu’on appelle « nouvelle génération », « pères et fils », « révolution intellectuelle », « changement de style », « évolution », « mode » ou « renouvellement ». Qu’est-ce donc qui fait de cette soif de rénovation de l’existence un perpetuum mobile, sinon la malencontreuse interposition, entre le Moi vrai, mais brumeux, et le Moi des prédécesseurs, d’un pseudo-Moi, d’une âme de groupe dont chacun se déclare à peu près satisfait ? Pour peu qu’on soit attentif, on pourra toujours deviner, dans le dernier avenir entré en scène, les présages du futur « bon vieux temps ». Alors, les idées nouvelles n’auront guère que trente ans de plus, mais elles seront apaisées, légèrement empâtées, elles auront fait leur temps : rappelez-vous, quand on aperçoit, à côté du visage miroitant d’une jeune fille la face éteinte de sa mère ; ou bien, elles n’auront pas eu de succès, elles se seront émaciées et ratatinées jusqu’à n’être plus que ce projet de réforme dont un vieux fou que ses cinquante admirateurs appellent le grand Untel, s’était fait le champion.

35. M. le directeur Léon Fischel et le Principe De Raison Insuffisante.

— Le Principe De Raison Insuffisante ! répéta Ulrich. Étant philosophe, vous devez savoir ce que l’on entend par principe de raison suffisante. Malheureusement, pour tout ce qui le concerne directement, l’homme y fait toujours exception ; dans notre vie réelle, je veux dire notre vie personnelle, comme dans notre vie historique et publique, ne se produit jamais que ce qui n’a pas de raison valable. »



— Vous n’êtes qu’un cynique ! » déclara le directeur Fischel en s’éloignant en hâte, mais il n’avait pas fait un pas qu’il se retournait pour se reprendre : « Il n’y a pas longtemps, je disais à Gerda que vous auriez pu faire un diplomate de premier ordre ! J’espère que vous viendrez nous voir bientôt ! »

37. Par l’invention de « l’Année autrichienne », un publiciste crée au comte Leinsdorf de gros ennuis. Son Altesse appelle Ulrich de tous ses vœux.

Il semble que le réaliste, le brave homme pratique n’aime jamais sans réserves et ne prenne jamais tout à fait au sérieux la réalité. Enfant, il se glisse sous la table pour faire de la chambre de ses parents, quand ils ne sont pas là, le lieu de toutes les aventures ; adolescent, il rêve d’une montre ; jeune homme à montre en or, il rêve de la femme idéale ; homme avec montre et femme, il rêve d’une haute situation ; et quand il a réussi enfin à boucler ce petit cercle de désirs, qu’il y oscille paisiblement de-ci de-là comme un pendule, sa provision de rêves insatisfaits n’en paraît pas s’être réduite pour autant.



C’est ainsi que le comte Leinsdorf remporta un succès inattendu. Sans doute avait-il lui aussi conçu son idée, à l’origine, sous la forme d’une comparaison ; mais il avait tout de même trouvé aussi une liste de noms, et son moralisme aspirait à dépasser ce stade d’inconsistance ; l’idée était ancrée profondément en lui qu’il fallait orienter l’imagination du peuple ou, comme il le dit à un journaliste à lui dévoué, du « public », vers un but qui fût clair, raisonnable, sain et compatible avec les vrais buts de l’humanité et de la nation.

39. Un homme sans qualités se compose de qualités sans homme.

 Mais Ulrich, ce soir-là, ne vint pas. Après que M. le directeur Fischel l’eut si brusquement quitté, il se retrouva face à face avec la question de sa jeunesse : pourquoi donc le monde favorisait-il si étrangement les manifestations les moins personnelles, les moins vraies (au sens le plus élevé), de la personne ? « C’est justement quand on ment qu’on fait un pas en avant, pensa-t-il. Voilà ce que j’aurais dû lui dire aussi. »



Que ce fût dans le combat ou dans l’amour, B avait toujours suivi A. Il était donc bien obligé de croire que les qualités personnelles qu’il s’était acquises dépendaient davantage les unes des autres que de lui-même ; bien plus : chacune de ces qualités prise en particulier, pour peu qu’il s’examinât bien, ne le concernait guère plus intimement que les autres hommes qui pouvaient également en être doués.
Il n’en reste pas moins qu’on est sans aucun doute déterminé par elles, qu’on en est constitué, même quand on ne leur est pas identique ; ainsi se découvre-t-on parfois aussi étranger à soi-même au repos qu’en mouvement.



Toutes sortes de distinctions sont d’ailleurs en usage pour adopter ou recommander une conduite, selon les cas, personnelle ou générale.



 Sans qu’il soit nécessaire d’insister davantage sur la morale de ces exemples, on est frappé par l’incertitude avec laquelle on établit chaque fois un compromis entre l’attitude objectivement et l’attitude personnellement juste.



. De nos jours, au contraire, le centre de gravité de la responsabilité n’est plus en l’homme, mais dans les rapports des choses entre elles. N’a-t-on pas remarqué que les expériences vécues se sont détachées de l’homme ? Elles sont passées sur la scène, dans les livres, dans les rapports des laboratoires et des expéditions scientifiques, dans les communautés, religieuses ou autres, qui développent certaines formes d’expérience aux dépens des autres comme dans une expérimentation sociale.

40. Un homme a toutes les qualités, mais elles lui sont indifférentes. Un prince de l’esprit est arrêté, et l’Action parallèle trouve un secrétaire d’honneur.

Il n’est pas difficile de décrire dans ses grandes lignes cet homme de trente-deux ans nommé Ulrich, même si la seule chose qu’il sache de lui-même est que toutes les qualités lui sont à la fois proches et étrangères, et que toutes, qu’elles soient ou non devenues les siennes, lui sont curieusement indifférentes.



Mais quand l’esprit demeure tout seul, substantif nu, glabre comme un fantôme à qui l’on aimerait prêter un suaire, qu’en est-il donc ? On peut lire les poètes, étudier les philosophes, acheter des tableaux, discuter toute la nuit : mais ce que l’on y gagne, est-ce de l’esprit ? En admettant même qu’on en gagne, le possédera-t-on pour autant ? Cet esprit-là est si étroitement lié à la forme fortuite qu’il a prise pour entrer en scène ! Il passe à travers celui qui aimerait l’accueillir, ne lui laissant qu’un ébranlement léger. Qu’allons-nous faire de tout cet esprit ? On ne cesse d’en produire en quantités proprement astronomiques sur des tonnes de papier, de pierre et de toile, on ne cesse pas davantage d’en ingérer et d’en consommer dans une gigantesque dépense d’énergie nerveuse : qu’en advient-il ensuite ? Disparaît-il comme un mirage ? Se dissout-il en particules ? Se soustrait-il à la loi terrestre de la conservation de la matière ? Les parcelles de poussière qui descendent au fond de nous et lentement s’y immobilisent n’ont aucun rapport avec la dépense faite. Où est-il parti ? Où est-il, qu’est-il ? Peut-être se formerait-il autour de ce mot « esprit », si l’on en savait davantage, un cercle de silence angoissé…



L’esprit sait que la beauté rend bon, mauvais, bête ou séduisant. Il dissèque un mouton et un pénitent, et trouve dans l’un et l’autre humilité et patience. Il analyse une substance et constate que, prise en grandes quantités, elle devient un poison, en petites doses, un excitant. Il sait que la muqueuse des lèvres est apparentée à celle de l’intestin, mais il sait aussi que l’humilité de ces mêmes lèvres est apparentée à celle du sacré. Il mélange, il dissout, il recompose différemment. Pour lui, le bien et le mal, le haut et le bas ne sont pas comme pour le sceptique des notions relatives, mais les termes d’une fonction, des valeurs qui dépendent du contexte dans lequel elles se trouvent. Les siècles lui ont enseigné que les vices peuvent devenir des vertus, et réciproquement ; il tient pour pure maladresse que l’on ne réussisse pas encore, dans le temps d’une vie, à récupérer un criminel. Il n’admet rien de licite ou d’illicite, parce que toute chose peut avoir une qualité qui la fera participer un jour à un nouveau grand système. Il hait secrètement comme la mort tout ce qui feint d’être immuable, les grands idéaux, les grandes lois, et leur petite copie pétrifiée, l’homme satisfait. Il n’est rien qu’il considère comme ferme, aucune personne, aucun ordre ; parce que nos connaissances peuvent se modifier chaque jour, il ne croit à aucune liaison, et chaque chose ne garde sa valeur que jusqu’au prochain acte de la création, comme un visage auquel on parle et qui s’altère avec les mots.



Il faut dire qu’un séjour continuel dans un État bien organisé a quelque chose d’absolument fantômal ; on ne peut sortir dans la rue, boire un verre d’eau ou monter dans le tram sans toucher aux leviers subtilement équilibrés d’un gigantesque appareil de lois et de relations, les mettre en branle ou se faire maintenir par eux dans la tranquillité de son existence ; on n’en connaît qu’un très petit nombre, ceux qui pénètrent profondément dans l’intérieur et se perdent à l’autre bout dans un réseau dont aucun homme, jamais, n’a débrouillé l’ensemble ; c’est d’ailleurs pourquoi on le nie, comme le citadin nie l’air, affirmant qu’il n’est que du vide ; mais il semble que ce soit justement parce que tout ce que l’on nie, tout ce qui est incolore, inodore, insipide, sans poids et sans mœurs, comme l’eau, l’air, l’espace, l’argent et la fuite du temps, est en réalité l’essentiel, que la vie prend ce caractère spectral.

49. Premières oppositions entre l’ancienne et la nouvelle diplomatie.

 « La science ? poursuivit Arnheim, la culture ? Reste l’art. En vérité, l’art devrait être le premier à refléter l’unité de l’existence et son organisation interne. Mais nous connaissons le spectacle qu’il nous offre aujourd’hui : une désintégration générale, des extrêmes sans communication entre eux. Dès le début, Stendhal, Balzac et Flaubert ont su créer l’épopée qui correspondait à la vie nouvelle, mécanisée, de la société et des sentiments, Dostoïevski, Strindberg et Freud ont révélé le démonisme des profondeurs ; nous autres contemporains avons le sentiment très net qu’il ne nous reste plus rien à faire. »

50. Comment les choses évoluent. Le sous-secrétaire Tuzzi décide d’avoir quelques clartés sur la personne d’Arnheim.

Considéré en soi, l’homme moral est ridicule et désagréable, comme nous l’apprend l’odeur de ces pauvres personnes dévouées qui prétendent ne posséder rien d’autre que leur moralité ; la morale a besoin de grandes tâches pour nourrir son importance, c’est pourquoi Arnheim avait toujours cherché le complément de sa nature moralisante dans les événements mondiaux, dans l’histoire universelle, en imprégnant toute son activité d’idéologie.

54. Dans une conversation avec Walter et Clarisse, Ulrich se montre réactionnaire.

 « Ainsi donc, repartit âprement Walter, nous devrions renoncer à donner à la vie aucun sens ? »
Ulrich lui demanda pourquoi, somme toute, il lui fallait un sens. À son avis, on pouvait s’en passer.

60. Excursion dans le royaume logico-moral.

Quand on est partiellement malade, en effet, les professeurs de droit veulent que l’on soit aussi partiellement sain ; si l’on est partiellement sain, on est au moins partiellement capable de discernement ; et si l’on est partiellement capable de discernement, on l’est tout à fait ; car le discernement est, selon eux, la possibilité de se déterminer librement pour un acte déterminé sans avoir à subir de contrainte irrésistible ; cette possibilité, on ne peut pas à la fois en disposer et en être privé.

61. L’idéal des trois traités, ou l’utopie de la vie exacte.

Cette attitude d’esprit, si perspicace pour les détails et si aveugle pour l’ensemble, trouve son expression la plus significative dans un idéal où l’œuvre d’une vie se réduirait à trois traités. Il est des activités intellectuelles où ce ne sont pas les gros livres, mais les petits traités qui font la fierté d’un homme. Si quelqu’un venait à découvrir, par exemple, que les pierres, dans certaines circonstances restées jusqu’alors inobservées, peuvent parler, il ne lui faudrait que quelques pages pour décrire et expliquer un phénomène aussi révolutionnaire. Les bons sentiments, en revanche, sont un thème sur lequel on peut toujours recommencer à écrire des livres, et ce n’est pas là du tout une simple affaire d’érudition : il s’agit bien d’une méthode grâce à laquelle les plus importants problèmes de la vie restent toujours indéchiffrés. On pourrait classer les activités humaines d’après le nombre de mots nécessaires pour les définir ; plus il en faut, plus ce sera mauvais signe pour elles. Toutes les connaissances qu’il a fallu pour que notre espèce passe des peaux de bêtes à l’aviation, avec toutes leurs preuves et sous leur forme définitive, ne rempliraient guère qu’une petite bibliothèque de poche ; alors qu’un meuble grand comme la terre serait loin de suffire pour accueillir tout le reste, sans même parler de l’interminable discussion qui s’est poursuivie non par la plume, mais par l’épée et les chaînes. On serait tenté de penser que nous menons nos affaires humaines fort peu rationnellement, du moins quand nous n’imitons pas les sciences qui, elles, ont progressé d’une manière si exemplaire.
Ce furent là d’ailleurs réellement l’atmosphère et les dispositions d’une époque (quelques dizaines d’années à peine) à laquelle Ulrich avait eu juste le temps de participer un peu. On pensait alors (cet « on » est une indication volontairement imprécise, car on ne pourrait savoir qui, et combien d’hommes pensaient ainsi, mais c’était néanmoins dans l’air), on pensait alors, donc, qu’il était peut-être possible de vivre exactement. On nous demandera aujourd’hui ce que cela veut dire. La réponse serait sans doute que l’on peut se représenter l’œuvre d’une vie réduite à trois traités, mais aussi bien à trois poèmes ou à trois actions dans lesquelles le pouvoir personnel de création serait poussé à son comble. Ce qui voudrait dire à peu près : se taire quand on n’a rien à dire, ne faire que le strict nécessaire quand on n’a pas de projets particuliers et, chose essentielle, rester indifférent quand on n’a pas le sentiment indescriptible d’être emporté, bras grands ouverts, et soulevé par une vague de la création ! On remarquera que la plus grande part de notre vie psychique serait dès lors interrompue, mais peut-être le mal ne serait-il pas si grand. La thèse qui veut qu’une grande dépense de savon témoigne d’une grande propreté ne sera pas forcément juste en morale, où se révéleront plus justes au contraire les théories modernes selon lesquelles l’obsession de l’hygiène serait le symptôme d’un manque de propreté interne. Ce serait une utile expérience que de limiter une fois au minimum la dépense morale, de quelque espèce qu’elle soit, qui accompagne tous nos actes, et de se contenter de n’être moral que dans les cas exceptionnels où il s’agit vraiment de l’être, en n’accordant à ses actes, dans tous les autres cas, pas plus de réflexion qu’à la normalisation indispensable des vis et des crayons. Sans doute n’en sortirait-il pas beaucoup de bonnes choses, mais quelques-unes de meilleures ; il ne resterait plus de talents, mais le seul génie ; de l’image de la vie disparaîtraient les fades épreuves nées de la pâle ressemblance que les actions ont avec les vertus, et à leur place apparaîtrait l’enivrante unité de ces dernières au cœur de la sainteté. En un mot, il ne resterait de chaque quintal de morale qu’un milligramme d’une essence dont un millionième de milligramme serait encore l’occasion d’une magique béatitude.



Le processus est le même lorsqu’un chercheur observe une modification dans l’un des éléments d’un phénomène complexe, et en tire ses conséquences personnelles ; l’utopie est une expérience dans laquelle on observe la modification possible d’un élément et les conséquences que cette modification entraînerait dans ce phénomène complexe que nous appelons la vie.



Telle est l’utopie de l’exactitude. On se demandera comment cet homme passera ses journées, puisqu’il ne peut tout de même pas flotter continuellement dans l’extase créatrice et qu’il aura sacrifié le foyer des sensations modérées à quelque imaginaire incendie. Mais cet homme exact, notre époque le connaît ! Homme à l’intérieur de l’homme, il vit non seulement dans le chercheur, mais dans le marchand, l’organisateur, le sportif, le technicien ; encore que ce ne soit pour le moment que dans ces parties essentielles de la journée qu’ils n’appellent pas leur vie, mais leur métier. Cet homme, qui se montre si radical et si dépourvu de préjugés envers toutes choses, ne déteste rien tant que l’idée de se montrer radical envers soi-même, et on ne peut, hélas ! douter qu’il ne considérerait l’utopie de soi-même comme une tentative immorale commise sur une personne occupée d’affaires fort sérieuses.

62. La terre même, mais Ulrich en particulier, rend hommage à l’utopie de l’essayisme.

 Considérée comme une attitude humaine, la précision exige aussi un faire et un être précis. Elle pose à l’être et au faire des exigences maxima. Mais il faut noter ici une distinction.
En effet, il n’existe pas seulement une précision imaginaire (qui d’ailleurs, dans la réalité, n’existe encore nullement), mais une précision pédante, et ces deux espèces de précisions se distinguent en ceci que l’imaginaire s’en tient aux faits et la pédante à des créations de l’imagination.



L’image qu’offrait alors le tribunal était celle même de la vie ; tous les hommes vraiment vivants, qui jugeraient complètement exclu de se servir d’une voiture vieille de plus de cinq ans ou de faire soigner une maladie selon des principes qui prévalaient pourtant dix ans plus tôt ; tous ceux qui, de plus, consacrent tout leur temps, volontairement et involontairement, à encourager ces nouvelles inventions, et sont si fiers de rationaliser tout ce qu’ils touchent, ces hommes-là préfèrent abandonner les questions de beauté, de justice, d’amour et de foi, bref tous les grands problèmes humains, dans la mesure où leurs intérêts n’y sont pas en jeu, à leurs femmes, et, quand celles-ci n’y suffisent pas, à une sous-espèce d’hommes qui évoquent pour eux, dans des tournures millénaires, le calice et le glaive de la vie, cependant qu’ils les écoutent avec frivolité, scepticisme et contrariété, sans croire un mot de ce qu’ils disent et sans penser même à la possibilité qu’il y aurait d’y changer enfin quelque chose. Il existe donc en réalité deux conceptions qui non seulement se combattent, mais encore subsistent ordinairement côte à côte, ce qui est pire, sans échanger un mot, sinon pour s’assurer réciproquement qu’elles sont toutes deux également souhaitables, chacune dans son rayon. L’une se contente d’être exacte et s’en tient aux faits ; l’autre ne s’en contente pas, mais considère toujours l’Ensemble et déduit ses connaissances des prétendues grandes vérités éternelles. L’une y gagne en réussite, l’autre en ampleur et en dignité. Il est clair qu’un pessimiste pourrait dire aussi bien que les résultats de l’une n’ont aucune valeur et que ceux de l’autre sont faux. Que pourra-t-on bien faire en effet, au jour du Jugement dernier, quand seront pesées les œuvres humaines, de trois traités sur l’acide formique, ou même de trente, s’il le fallait ? D’autre part, que peut-on savoir du Jugement dernier si l’on ne sait même pas tout ce qui peut sortir d’ici là de l’acide formique ?



Le Dr Paul Arnheim avait donc raison lorsqu’il disait à Ulrich que l’histoire universelle n’autorisait jamais d’événement négatif ; l’histoire universelle est optimiste : toujours enthousiaste pour prendre un parti, et ne prenant jamais qu’ensuite le parti contraire !



. La valeur d’une action ou d’une qualité, leur essence et leur nature mêmes lui paraissaient dépendre des circonstances qui les entouraient, des fins qu’elles servaient, en un mot, de l’ensemble variable dont elles faisaient partie. C’est là, d’ailleurs, la description tout à fait banale du fait qu’un meurtre peut nous apparaître comme un crime ou comme un acte d’héroïsme, et l’heure de l’amour comme la plume tombée de l’aile d’un ange ou de celle d’une oie. Ulrich la généralisait. Tous les événements moraux avaient lieu à l’intérieur d’un champ de forces dont la constellation les chargeait de sens, et contenaient le bien et le mal comme un atome contient ses possibilités de combinaisons chimiques. Ils étaient, pour ainsi dire, cela même qu’ils devenaient, et de même que le mot « blanc » définit trois entités toutes différentes selon que la blancheur est en relation avec la nuit, les armes ou les fleurs, tous les événements moraux lui paraissaient être, dans leur signification, fonction d’autres événements. De la sorte naissait un système infini de rapports dans lequel on n’eût plus trouvé une seule de ces significations indépendantes telles que la vie ordinaire en accorde, dans une première et grossière approximation, aux actions et aux qualités ; dans ce système, ce qui avait l’apparence de la stabilité devenait le prétexte poreux de mille autres significations, ce qui se passait devenait le symbole de ce qui peut-être ne se passait pas, mais était deviné au travers, et l’homme conçu comme le résumé de ses possibilités, l’homme potentiel, le poème non écrit de la vie s’opposait à l’homme copie, à l’homme réalité, à l’homme caractère. Au fond, dans cette conception, Ulrich se sentait capable de toutes les vertus comme de toutes les bassesses ; le fait que les vertus et les vices, dans une société équilibrée, sont ressentis généralement, quoique secrètement, comme également fâcheux, était pour lui la preuve de ce qui se produit partout dans la nature, à savoir que tout système de forces tend peu à peu à une valeur, à un état moyen, à un compromis et à une pétrification. La morale au sens ordinaire du mot n’était plus pour Ulrich que la forme sénile d’un système de forces que l’on ne saurait, sans une réelle perte de force éthique, confondre avec la véritable morale.



Il n’était pas philosophe. Les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système. Probablement est-ce aussi la raison pour laquelle les époques de tyrannie ont vu naître de grandes figures philosophiques, alors que les époques de démocratie et de civilisation avancée ne réussissent pas à produire une seule philosophie convaincante, du moins dans la mesure où l’on en peut juger par les regrets que l’on entend communément exprimer sur ce point. C’est pourquoi la philosophie au détail est pratiquée aujourd’hui en si terrifiante abondance qu’il n’est plus guère que les magasins où l’on puisse recevoir quelque chose sans conception du monde par-dessus le marché, alors qu’il règne à l’égard de la philosophie en gros une méfiance marquée.



Rien n’est plus étranger à l’essai que l’irresponsabilité et l’inachèvement des inspirations qui relèvent de la subjectivité ; pourtant les notions de « vérité » et d’» erreur », d’» intelligence » ou de « sottise » ne sont pas applicables à ces pensées soumises à des lois non moins strictes qu’apparemment subtiles et ineffables. Assez nombreux furent ces essayistes-là, ces maîtres du flottement intérieur de la vie ; il n’y aurait aucun intérêt à les nommer ; leur domaine se situe entre la religion et le savoir, entre l’exemple et la doctrine, entre l’amor intellectualis et le poème ; ce sont des saints avec ou sans religion et parfois aussi, simplement, des hommes égarés dans telle ou telle aventure.
D’ailleurs, rien n’est plus révélateur que l’expérience involontaire de ces tentatives, érudites et raisonnables, pour expliquer l’œuvre de ces grands essayistes, pour transformer leur sens de la vie, tel qu’ils l’exposent, en une théorie de la vie, et pour trouver un « contenu » à ce mouvement d’esprits émus ; de tout cela, il ne reste guère plus alors que la délicate architecture de couleurs d’une méduse après qu’on l’a tirée de l’eau et déposée sur le sable.



Cela créa en lui un curieux schisme. On ne doit pas oublier que l’attitude exacte est, au fond, plus religieuse que l’attitude esthétique ; car elle se soumettrait à « Lui » pour peu qu’Il daignât se montrer à elle dans les conditions qu’elle exige pour reconnaître Son caractère de fait, alors que nos beaux esprits, s’il se manifestait, trouveraient seulement que Son talent n’est pas suffisamment original, Sa vision du monde pas suffisamment intelligible pour qu’ils puissent Le placer au même niveau que certaines personnalités douées d’un génie réellement divin.

63. Bonadea a une vision.

Ulrich alluma rapidement une cigarette et poursuivit : « L’homme n’est pas bon, mais il est toujours bon ; la différence est énorme, tu comprends ? Ces sophismes de l’amour-propre font sourire, mais la conséquence qu’il en faudrait déduire est que l’homme ne peut rien faire de mal : il arrive simplement que ses actes aient de mauvais effets. Admettre cela serait le vrai point de départ d’une morale sociale. »



« Tout homme commence par réfléchir sur la vie dans son ensemble, expliqua-t-il, mais plus il réfléchit avec précision, plus son domaine se rétrécit. Quand il a atteint la maturité, tu as devant toi un homme qui est si ferré sur un certain millimètre carré qu’il n’y a pas dans le monde entier deux douzaines d’hommes aussi ferrés dans ce domaine. Il voit fort bien que les autres, moins ferrés que lui, ne disent que des bêtises sur ses affaires, et pourtant il ne peut bouger, parce que c’est lui, s’il quitte sa place ne fût-ce que d’un micromillimètre, qui en dira à son tour. »

66. Entre Ulrich et Arnheim, il y a quelque chose qui cloche.

— Vous vous moquez toujours, au lieu de vous consacrer à la vie, dit Diotime qui lui en voulait encore à cause des portefeuilles.



— Ma conviction est simplement, repartit Ulrich, que la pensée est une institution pour soi, et que la vie réelle en est une autre. La différence de niveau qui les sépare présentement est trop grande. Notre cerveau est âgé de quelques milliers d’années ; supposez qu’il n’ait pensé toutes choses qu’à demi, qu’il ait oublié l’autre moitié : eh bien ! la réalité serait alors son plus fidèle reflet ! Non, la seule chose à faire est de refuser d’y participer intellectuellement.
?

68. Une digression : les hommes doivent-ils être à l’unisson de leur corps ?

Cela signifie que la beauté sublime, la beauté humaine du corps, l’instant où la mélodie de l’esprit s’exhale de l’instrument de la nature, ou celui où le corps est pareil à une coupe qu’emplit un mystique breuvage, lui étaient restés étrangers toute sa vie, si l’on excepte les rêves qu’il avait dédiés à la majoresse et qui avaient anéanti en lui pour très longtemps ces tendances.



esprit, de nos idées, de nos intuitions et de nos projets, ou celui de nos folies (les charmantes comprises) ? Qu’Ulrich eût aimé ces folies et qu’il en nourrît encore quelques-unes ne l’empêchait pas de se sentir mal à l’aise dans le corps qu’elles lui avaient fait.

72. La science sourit dans sa barbe, ou : Première rencontre circonstanciée avec le Mal.

L’étrange est que la terre se soit montrée si sensible à ce procédé et qu’elle se soit laissé arracher, depuis cette prise de contact, une telle foison de découvertes, de commodités et de connaissances qu’on en crierait presque au miracle.
Cette préhistoire terminée, on serait en droit de penser que nous vivons maintenant dans le miracle de l’Antéchrist ; car l’image du contact à quoi l’on vient de recourir ne doit pas être interprétée seulement dans le sens du confort et de la sécurité, mais aussi dans celui de l’inconvenance et du défendu. En effet, avant que les intellectuels ne découvrissent la volupté des faits, seuls les guerriers, les chasseurs et les commerçants, c’est-à-dire précisément les natures rusées et violentes, l’avaient connue.



On peut rappeler dès l’abord la singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces explications mécaniques, statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu’on a enlevé le cœur. Ne voir dans la bonté qu’une forme particulière de l’égoïsme ; rapporter les mouvements du cœur à des sécrétions internes ; constater que l’homme se compose de huit ou neuf dixièmes d’eau ; expliquer la fameuse liberté morale du caractère comme un appendice automatique du libre-échange ; ramener la beauté à une bonne digestion et au bon état des tissus adipeux ; réduire la procréation et le suicide à des courbes annuelles qui révèlent le caractère forcé de ce que l’on croyait le résultat des décisions les plus libres ; sentir la parenté de l’extase avec l’aliénation mentale ; mettre sur le même plan la bouche et l’anus, puisqu’ils sont les extrémités orale et rectale d’une même chose… : de telles idées, qui dévoilent en effet dans une certaine mesure les trucs de l’illusionnisme humain, bénéficient toujours d’une sorte de préjugé favorable et passent pour particulièrement scientifiques. C’est sans doute la vérité qu’on aime en elles ; mais tout autour de cet amour nu, il y a un goût de la désillusion, de la contrainte, de l’inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances, une maligne partialité ou tout au moins l’exhalaison involontaire de sentiments analogues.
En d’autres termes, la voix de la vérité est toujours accompagnée de parasites assez suspects, mais ceux qui y sont le plus intéressés n’en veulent rien savoir. Or, la psychologie moderne connaît un bon nombre de ces « parasites » refoulés et nous en offre le remède : les faire sortir et les rendre aussi clairs que possible à la conscience pour annuler leur néfaste influence. Qu’adviendrait-il donc si l’on se décidait à faire l’expérience et qu’on se sentît tenté de révéler publiquement ce goût équivoque de l’homme pour la vérité et ses parasites, misanthropie et satanisme, et qu’on allât même jusqu’à l’introduire avec confiance dans la vie ? Eh bien ! il en résulterait à peu près ce défaut d’idéalisme que l’on a déjà décrit sous le nom d’» utopie de la vie exacte », mode de pensée fondé sur la possibilité de l’essai et de la rétractation, mais soumis néanmoins à l’implacable loi martiale qui régit toute conquête intellectuelle. Cette manière de façonner sa vie n’est nullement faite, il est vrai, pour préserver ou apaiser celui qui l’adopte ; loin de considérer ce qui est digne de vie avec un respect absolu, il n’y verrait plus qu’une simple ligne de démarcation que la lutte pour la vérité intérieure ne cesse de déplacer. Il douterait du caractère sacré de chaque instant du monde, non point par scepticisme, mais dans l’esprit du grimpeur qui sait que le pied le plus sûr est aussi toujours le plus bas placé. Dans le feu de cette Église militante qui hait le dogme pour l’amour de ce qui demeure encore irrévélé et repousse les lois et la tradition au nom d’un amour exigeant de sa prochaine figure, le Diable retrouverait le chemin de Dieu, ou, pour parler plus simplement, la vérité redeviendrait la sœur de la vertu et ne serait plus tentée de lui jouer ces tours sournois qu’une jeune nièce réserve à une tante restée vieille fille.



Si donc quelqu’un s’avisait, poussé mettons par une mentalité végétarienne, de voussoyer une vache (parfaitement conscient du fait que l’on manque plus facilement d’égards à un être que l’on tutoie), on le traiterait aussitôt de sot ou même de fou ; non pas à cause de sa mentalité végétarienne ou zoophile, laquelle est jugée « profondément humaine », mais bien parce qu’il l’aurait transposée directement dans le réel. En un mot, il existe entre l’esprit et la vie un compromis assez complexe aux termes duquel l’esprit touche tout au plus 0,5 % de ses créances et y gagne le titre de créancier honoraire.
Si l’esprit, sous la forme puissante qu’il a fini par revêtir, est lui-même, comme on vient de l’admettre, un saint tout à fait viril, avec tous les défauts accessoires du guerrier et du chasseur, il faudrait conclure des circonstances évoquées ci-dessus que sa secrète tendance à la perversion ne peut s’épanouir nulle part dans sa totalité (assez grandiose après tout), ni trouver aucune occasion de se purifier au contact du réel ; on ne pourrait la rencontrer que sur des chemins tout à fait étranges, incontrôlés, où elle échappe enfin à sa stérile captivité. Reste à savoir si, jusqu’ici, tout a été jeu illusoire ou non ; toutefois, on ne peut nier que cette dernière supposition ne soit confirmée à sa manière. Il règne aujourd’hui chez beaucoup d’hommes un état d’esprit assez obscur : attente du pire, disposition à la révolte, défiance envers tout ce que l’on vénère. Il y a des hommes qui déplorent le manque d’idéalisme de la jeunesse, mais qui, dans le moment où il leur faut agir, se comportent spontanément comme celui qui, par une très saine défiance des idées, en appuie la trop courtoise puissance par l’action d’une quelconque matraque. Autrement dit, est-il un seul but pie qui ne doive se pourvoir d’un rien de corruption et compter un peu avec les qualités humaines inférieures, s’il veut passer dans ce monde pour sérieux et sincère ? Des expressions comme : « tenir », « forcer », « serrer la vis », « ne pas avoir peur de casser les vitres », « la manière forte », ont un agréable parfum de sérieux.



Le fait est là aujourd’hui que la deuxième pensée, quand ce n’est pas la première, de tout homme qui se trouve confronté à quelque phénomène imposant, fût-ce simplement par sa beauté, est inévitablement celle-ci : « Tu ne vas pas me la faire, je finirai bien par t’avoir ! » Et cette rage de tout abaisser, caractéristique d’une époque qui n’est pas seulement persécutée, mais persécutrice, ne peut plus être simplement confondue avec la distinction naturelle que la vie établit entre le sublime et le grossier ; c’est bien plutôt, dans notre esprit, un trait de masochisme, l’inexprimable joie de voir le bien humilié et même détruit avec une si merveilleuse aisance. On croirait à un désir passionné de se démentir, et peut-être n’est-il pas si désolant, après tout, de faire confiance à une époque qui est venue au monde par les pieds, et ne demande plus qu’à être remise à l’endroit par son Créateur.
Un sourire d’homme peut donc exprimer beaucoup de choses de cet ordre, même s’il échappe au contrôle de qui sourit ou s’il n’a pas encore effleuré sa conscience ; telle était la nature du sourire avec lequel la plupart des illustres spécialistes invités se résignaient au louable zèle de Diotime.

73. Gerda Fischel.

Un beau jour, elle découvrit le cercle de jeunes germano-chrétiens auquel Hans Sepp appartenait, et du coup crut avoir trouvé sa véritable patrie. Il serait difficile de dire à quoi ces jeunes gens croyaient ; ils formaient une de ces innombrables petites sectes libres et mal définies qui se sont mises à pulluler parmi la jeunesse allemande après l’écroulement de l’idéal humaniste. Ils n’étaient pas des antisémites racistes, mais des adversaires de la « mentalité juive », par quoi ils entendaient le capitalisme, le socialisme, le rationalisme, l’autorité et les prétentions des parents, le calcul, la psychologie et le scepticisme. Leur grand dogme était le « symbole » : pour autant qu’Ulrich pouvait suivre, et il avait quelque intelligence de ces choses, ils appelaient symboles les grandes créations de la Grâce, par quoi tout ce qu’il y a de confus et de ramifié dans la vie, disait Hans Sepp, se clarifiait et grandissait, par quoi le bruit des sens était étouffé et le front baigné dans les fleuves du surnaturel. Le retable d’Isenheim, les pyramides d’Égypte et Novalis étaient des symboles ; Beethoven et Stefan George étaient tolérés en tant qu’ébauches ; mais ce qu’était un symbole en termes prosaïques, ils ne le disaient pas, premièrement parce que les symboles ne peuvent être traduits en langage prosaïque, deuxièmement parce que les Aryens n’ont pas le droit d’être prosaïques (c’est pourquoi ils n’ont réussi à produire, au siècle dernier, que des ébauches de symboles), et troisièmement parce qu’il est des siècles qui ne suscitent qu’exceptionnellement, dans l’homme profondément solitaire, l’instant profondément solitaire de la Grâce.

74. Le IVe siècle av. J.-C. contre l’an 1797. Ulrich reçoit une nouvelle lettre de son père.

Donc, un acte voulu est toujours un acte commandé par la réflexion, et non pas instinctif. Dans la mesure où l’homme est maître de sa volonté, il est libre ; s’il a des désirs humains, c’est-à-dire des désirs relevant de son organisation sensuelle, et que sa pensée en est par conséquent troublée, il n’est pas libre. Le vouloir n’est pas un phénomène arbitraire, c’est une détermination qui découle nécessairement de notre moi ; la volonté est donc déterminée dans l’acte de penser.

76. Le comte Leinsdorf se montre réservé.

 — Vous avez eu là un mot merveilleux ! répondit son ami. C’est le mystère de la vie puissante. L’intelligence seule ne permet ni la morale, ni la politique. L’intelligence ne suffit pas, l’essentiel s’accomplit au-delà. Les hommes qui ont atteint à la grandeur ont toujours aimé la musique, la poésie, la forme, la discipline, la religion et la chevalerie. J’irais même jusqu’à prétendre que seuls ces hommes-là ont de la chance ! Ce sont ces prétendus impondérables qui font le seigneur, qui font l’homme ; et ce qu’on sent vibrer dans l’admiration du peuple pour l’acteur en est un souvenir mal interprété. Mais, pour en revenir à votre cousin : on ne peut pas dire simplement qu’on commence à devenir conservateur quand on se sent trop paresseux pour les excès ; un beau jour, quoique nous soyons tous nés révolutionnaires, on s’aperçoit qu’un homme simplement brave, quelle que soit la valeur de son intelligence, un homme gai, courageux, fidèle, sur lequel on peut compter, est non seulement pour nous l’occasion d’une extraordinaire jouissance, mais encore l’humus même de la vie. C’est là, j’en conviens, une sagesse ancestrale, mais elle marque le passage décisif du goût du jeune homme, naturellement tourné vers l’exotisme, au goût de l’homme mûr. J’admire à maints égards votre cousin, ou tout au moins, si c’est aller un peu loin, car il est peu de choses dans ce qu’il dit que l’on puisse assumer, je dirais presque que je l’aime : à côté de beaucoup de raideur et d’extravagance, il y a en lui quelque chose d’extraordinairement libre et indépendant. C’est peut-être justement ce mélange de liberté et de raideur intérieure qui fait son charme. Mais c’est un homme dangereux, avec cet exotisme moral infantile et cette intelligence trop bien entraînée, toujours à chercher l’aventure sans même savoir ce qui l’y incite. »

77. Arnheim en ami des journalistes.

. C’est pourquoi l’on passe son temps à chercher des hommes pour les épithètes. La « puissante plénitude » de Shakespeare, I’» universalité » de Goethe, la « profondeur psychologique » de Dostoïevski et toutes les autres images qu’une longue évolution littéraire nous a léguées flottent par centaines dans la tête de ceux qui écrivent, et s’ils écrivent aujourd’hui d’un stratège du tennis qu’il est « insondable », ou d’un poète à la mode qu’il est « grand », c’est simplement pour écouler ces stocks. On comprend donc qu’ils soient reconnaissants lorsqu’ils peuvent placer sans perte chez quelqu’un les mots de leur assortiment.

81. Le comte Leinsdorf se prononce sur la politique réaliste. Ulrich fonde des sociétés.

Le système sténographique Oehl, expliqua-t-il, était une invention autrichienne ; il n’avait donc pas besoin d’ajouter qu’il n’avait trouvé ni diffusion ni encouragement d’aucune sorte. Il demanda au secrétaire s’il était sténographe ; comme celui-ci répondait que non, les avantages intellectuels de la sténographie lui furent exposés tout au long. Économie de temps, économie d’énergie intellectuelle ; pouvait-il imaginer l’incroyable quantité de productivité cérébrale gaspillée quotidiennement dans ces crochets, ces redondances, ces imprécisions, ces déroutantes répétitions de fragments identiques, cette confusion d’éléments réellement expressifs et significatifs et d’éléments purement rhétoriques et arbitraires ? Ulrich, non sans étonnement, faisait la connaissance d’un homme qui poursuivait l’écriture ordinaire, si inoffensive apparemment, d’une haine implacable.

82. Clarisse réclame une « Année Ulrich ».

 — Tu m’as traité, horriblement, de passif. Mais il y a deux espèces de passivité. Une passivité passive, celle de Walter ; et une passivité active !
— Qu’est-ce que c’est que ça, une passivité active ? demanda Clarisse avec curiosité.
— L’état d’un prisonnier qui attend l’occasion de s’évader.
— Bah ! dit Clarisse. Des échappatoires !
— Eh oui ! avoua-t-il, peut-être. »



« Je vais donc te raconter pourquoi je ne fais rien », commença-t-il ; puis il se tut.
Clarisse, qui avait retrouvé son état normal dès qu’il l’avait touchée, l’encouragea.
« On ne peut rien faire, parce que… mais tu ne comprendras quand même pas », dit-il en voulant commencer par le commencement. Il tira une cigarette et s’occupa de l’allumer.

83. Toujours la même histoire, ou : Pourquoi n’invente-t-on pas l’Histoire ?

Car une pensée sans but pratique est sans doute une occupation clandestine pas très convenable. Cette espèce de pensées, surtout, qui, marchant sur des échasses, n’a qu’un minuscule point de contact avec l’expérience, est suspecte de naissance irrégulière. Sans doute parlait-on jadis du « vol des pensées » ; au temps de Schiller, un homme dont la poitrine eût abrité de si sublimes problèmes eût été très considéré. Aujourd’hui, en revanche, on aurait l’impression que cet homme est un peu détraqué, à moins que la pensée ne se trouve être par hasard sa profession et sa source de revenus.



. Quelle drôle d’histoire que l’Histoire ! On pouvait affirmer avec certitude de tel ou tel événement qu’il avait trouvé, ou trouverait certainement sa place en elle ; mais que cet événement eût véritablement eu lieu, cela n’était pas sûr



Maintenant qu’il se trouvait dans un plus vaste réceptacle, la ville, son malaise se dissipait, la sérénité lui revenait. Quelle folle idée avait eue la petite Clarisse de vouloir faire une Année de l’Esprit ! Il concentra son attention sur ce point. Pourquoi donc était-ce si absurde ? On pouvait aussi bien se demander pourquoi l’Action patriotique de Diotime était absurde.
Réponse numéro un : Parce que l’Histoire universelle, indubitablement, ne naît pas autrement que les autres histoires.



Numéro deux : Toutefois, pour la plus grande part, l’Histoire naît sans auteurs. Elle ne vient pas d’un centre, mais de la périphérie, suscitée par des causes mineures. Il n’en faut probablement pas tant qu’on le croit pour faire de l’homme médiéval ou du Grec classique l’homme civilisé du XXe siècle. L’être humain, en effet, peut aussi aisément manger de l’homme qu’écrire la Critique de la Raison pure ; avec les mêmes convictions et les mêmes qualités, si les circonstances le permettent, il pourra faire l’un et l’autre, et de grandes différences extérieures en recouvrent de très minimes à l’intérieur.

84. Où l’on prétend que la vie ordinaire elle-même est d’ordre utopique.

. La différence, fit-il remarquer au préalable, serait moins dans l’événement que dans la signification qu’on lui donnerait, l’intention qu’on y attacherait et le système où on l’inclurait. Le système actuellement en usage, celui de la réalité, ressemblait à une mauvaise pièce de théâtre. Ce n’était pas par hasard qu’on parlait du « théâtre du monde », car on retrouve toujours dans la vie les mêmes rôles, les mêmes fables et les mêmes péripéties. On aime parce que l’amour existe, et selon les formes de l’amour existant ; on est fier comme un Indien, un Espagnol, une vierge ou un lion ; et même l’on assassine, quatre-vingt-dix fois sur cent, parce que l’assassinat passe pour tragique et grandiose.



Que Walter commençât par juger l’affirmation banale allait presque de soi. Comme si le monde entier, la littérature, l’art, la science et la religion n’étaient pas de toute manière du pressurage et de l’encavage ! Comme s’il y avait un seul homme cultivé qui niât la valeur des idées et ne poursuivît l’esprit, la beauté et la bonté ! Comme si l’éducation pouvait être autre chose que l’insertion dans un système de l’esprit !
Ulrich précisa sa pensée en faisant remarquer que l’éducation n’était que l’insertion dans un système provisoirement en vigueur, issu de dispositions arbitraires ; de sorte que, pour atteindre au rayonnement de l’esprit, il fallait d’abord être bien persuadé de n’en point avoir ! C’était là, selon lui, une attitude absolument ouverte qui favorisait l’expérimentation et l’invention morale en grand.



. Pour couper court, il précisa : « Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais Clarisse a raison : le théâtre prouve que des expériences individuelles intenses peuvent se mettre au service d’un but impersonnel, d’un ensemble de significations et d’images qui les détache à demi de la personne. »



— N’est-ce pas la vie à laquelle tous les États d’aujourd’hui prétendent aspirer ? rétorqua Ulrich.
— Dans de tels États, les hommes vivraient donc d’après des émotions et des idées, des systèmes philosophiques et des romans ? poursuivit Walter. En ce cas, nouvelle question : vivraient-ils de telle manière qu’il en naîtrait de grandes œuvres, philosophiques ou poétiques, ou au contraire, que toute leur vie serait déjà, dans sa chair pour ainsi dire, poésie et philosophie ? Je sais ce que tu me répondras, car la première hypothèse aboutirait simplement à ce que l’on entend aujourd’hui par État civilisé ; puisque c’est à la seconde que tu penses, je crains que tu ne voies pas que philosophie et poésie, alors, seraient tout à fait superflues. Sans parler du fait qu’il est absolument impossible de se représenter la vie sur le modèle de l’art, ou comme tu voudras l’appeler, on s’aperçoit donc qu’elle ne signifie rien de moins que la fin même de l’art ! » Telle fut sa conclusion ; c’était pour Clarisse qu’il avait gardé cet atout.
Il ne manqua pas son effet. Ulrich lui-même fut un moment à se ressaisir. Mais, quand ce fut fait, il éclata de rire et dit :
« Ignores-tu donc que toute vie parfaite serait la fin de l’art ? Je me suis laissé dire que tu étais toi-même sur le point de sacrifier l’art à la perfection de ta vie ! »



Ulrich continua : « Il y a dans tout grand livre une prédilection pour les individus dont le destin ne tolère pas les formes que la communauté veut leur imposer. Cela conduit à des décisions impossibles à prendre ; on ne peut que peindre ces vies. Que trouves-tu en dégageant le sens profond de toutes les grandes œuvres ? La négation, sans doute partielle, mais nourrie d’expérience et répartie sur une infinité de cas uniques, de tous les principes, règles et prescriptions sur quoi est bâtie la société dont ces œuvres font les délices ! Le poème, avec son mystère, tranche tous les fils qui rattachaient le sens du monde au vocabulaire quotidien : et le voilà qui s’envole tel un ballon ! Si on veut appeler cela, comme il est d’usage, la beauté, alors, celle-ci devrait être un bouleversement infiniment plus brutal et plus cruel qu’aucune révolution politique ne l’a jamais été ! »
Walter avait blêmi jusqu’aux lèvres. Cette conception de l’art négation de la vie, ennemi de la vie, lui était odieuse. À ses yeux, c’était de la bohème, le dernier sursaut d’un désir désuet d’épater le bourgeois. Que la beauté n’eût plus de place dans un monde parfait parce qu’elle y serait superflue, il remarquait bien cette évidence pleine d’ironie ; mais la question que son ami avait tue, il ne l’entendit pas. Ulrich lui-même voyait bien ce qu’il y avait de partial dans son affirmation. Au lieu de prétendre que l’art était négation, il eût pu affirmer aussi bien le contraire, car l’art est amour ; il embellit ce qu’il aime, et peut-être n’est-il pas au monde d’autre moyen de rendre une chose ou un être beau que de l’aimer. Et si la beauté tient de la gradation et du contraste, c’est uniquement parce que notre amour, lui aussi, est fait de pièces et de morceaux.



Ainsi, elle disposerait à l’avenir d’un nouveau slogan : cette « passivité active dont on devait être capable au moment voulu » sentait son « Homme sans qualités » ; se confiait-elle à lui, et l’encourageait-il, en fin de compte, dans sa singularité ?



Très souvent aussi, nous avons une idée qui nous fait agir pendant un bout de temps, mais bientôt l’habitude, l’inertie, l’égoïsme, telle insinuation prennent sa place, parce qu’il ne peut en aller autrement. Peut-être ai-je donc décrit un état auquel il est impossible d’accéder définitivement ; mais il faut lui reconnaître une qualité : c’est qu’il n’est autre que l’état même dans lequel nous vivons. »



. « Prétendre d’une chose qu’elle est impossible mais réelle est assez ton genre. »

85. Les efforts du général Stumm pour mettre de l’ordre dans l’esprit civil.

Ce qui tracassait de la sorte le général Stumm n’était pas une bagatelle, et ce n’est pas seulement au Ministère de la Guerre qu’on eût dû transmettre ce problème (on pourrait montrer, il est vrai, que ce problème n’est pas sans rapports, sans très bons rapports avec la guerre…). L’époque contemporaine a été dotée d’un très grand nombre d’idées, et avec chaque idée, par une attention spéciale du Destin, de l’idée contraire. De sorte que l’individualisme et le collectivisme, le nationalisme et l’internationalisme, le socialisme et le capitalisme, l’impérialisme et le pacifisme, le rationalisme et la superstition, à quoi s’associent encore les déchets inutilisés d’innombrables autres contradictions plus ou moins actuelles, s’y trouvent tous également à l’aise. Déjà ce fait nous paraît aussi naturel que l’existence du jour et de la nuit, du chaud et du froid, de l’amour et de la haine et, dans le corps humain, de muscles fléchisseurs répondant à leurs contraires les extenseurs ; le général Stumm n’eût pas songé davantage qu’un autre à y voir quoi que ce fût d’extraordinaire, si son amour pour Diotime n’avait précipité son ambition dans cette aventure. Car l’amour ne se contente pas de voir l’unité de la nature fondée sur le contraste ; soucieux d’une pensée tendre, il veut une unité sans contradictions, et c’est ainsi que le général Stumm avait tout tenté pour instaurer cette unité.



— Mon cher Stumm, poursuivit Ulrich imperturbable, beaucoup d’hommes reprochent à la science d’être une mécanique sans âme et de rendre tel tout ce qu’elle touche. Cependant, chose étrange, ils ne remarquent pas qu’il règne dans les affaires du sentiment une régularité bien pire que dans celles de la raison ! Quand donc un sentiment est-il vraiment simple et naturel ? Quand on peut s’attendre à le voir apparaître quasi automatiquement chez tous les hommes dans une situation identique ! Comment pourrait-on exiger la vertu de tous les hommes si l’action vertueuse n’était pas telle qu’elle pût se reproduire aussi souvent qu’on le désire ? Je pourrais te citer encore bien des exemples ; et si, fuyant cette aride régularité, tu te réfugies au plus profond de ta nature, où règnent les mouvements incontrôlés, dans cet humide abîme qui permet que nous ne nous évaporions pas à la chaleur sèche de la raison, que trouves-tu ? Des excitants et des voies réflexes, l’induction des habitudes et des aptitudes, la répétition, la fixation, le frayage, la série et l’ennui ! Voilà les uniformes, la caserne, les règlements, mon cher Stumm, et l’âme civile a de curieuses affinités avec l’armée ! On pourrait dire qu’elle s’accroche où elle peut à ce modèle qu’elle n’arrive jamais à égaler. Quand elle ne le peut pas, elle est comme un enfant laissé seul. Pour exemple, prenons simplement la beauté d’une femme : ce qui t’étonne et te fascine en cette beauté, ce dont tu crois que tu l’aperçois pour la première fois de ta vie, il y a longtemps qu’intérieurement tu le cherchais et le connaissais, tu en avais toujours eu un reflet anticipé dans tes yeux : simplement, cette lueur est devenue maintenant plein jour ; au contraire, quand il s’agit vraiment du coup de foudre et vraiment de la beauté jamais vue, tu te trouves ne plus savoir qu’en faire, comment la prendre ; cet événement n’a jamais été précédé par un événement semblable, tu n’as pas de nom pour le nommer, tu n’as pas de sentiment pour y répondre, tu es simplement infiniment troublé, ébloui, saisi d’une stupeur aveugle, d’une hébétude confinant à l’idiotie, et qui semble n’avoir que peu de traits communs avec le bonheur… »



« Ma parole, ta description est éminemment juste ! Quand je me laisse absorber complètement par mon admiration pour ta cousine, tout se dissout en moi dans le néant. Et quand je me concentre de toutes mes forces pour qu’il me vienne enfin une idée qui puisse lui être utile, c’est en effet un vide extrêmement désagréable qui se fait en moi ; je n’irais pas jusqu’à parler d’idiotie, mais nous n’en sommes sûrement pas éloignés. Ainsi donc, tu es d’avis, si j’ai bien compris, que nous autres militaires sommes de très convenables penseurs (que nous devions servir de modèles à l’intelligence civile, je ne l’admettrai pas, c’est encore une de tes plaisanteries !).



— Sauf qu’on n’est pas aussi pressé que toi de chercher une synthèse, poursuivit Ulrich. Après cette période d’efforts, nous sommes tombés dans une période de régression. Tu n’as qu’à te représenter ce qui se produit de nos jours ; lorsqu’un homme important met une idée au monde, elle est aussitôt ta proie d’un processus de division, fait de sympathie et d’antipathie ; les admirateurs, d’abord, en arrachent de grands morceaux à leur convenance et déchiquètent leur maître comme des renards une charogne ; ensuite, les adversaires anéantissent les passages faibles, et il ne reste plus bientôt de quelque œuvre que ce soit qu’une provision d’aphorismes où amis et ennemis puisent à leur gré. Il s’ensuit une ambiguïté générale. Il n’est pas de Oui qui n’entraîne son Non. Accomplis l’acte que tu voudras, tu trouveras toujours vingt nobles idées pour le défendre et, si cela te chante, vingt autres non moins nobles pour l’attaquer. On serait assez tenté de croire qu’il en va comme de l’amour, de la haine et de la faim, où les goûts doivent être différents pour que chacun puisse avoir son compte.

86. Le roi-marchand et la fusion d’intérêts âme-commerce. Ou encore : tous les chemins de l’esprit partent de l’âme, mais aucun n’y ramène.

Toutes sortes d’événements ébranlaient alors le monde, et l’homme bien informé, vers la fin de l’année 1913, savait qu’il avait sous les yeux un volcan en pleine ébullition, même si les paisibles travaux des hommes répandaient un peu partout l’illusion qu’une nouvelle éruption était exclue.



Il constata d’abord avec inquiétude que ses intérêts internationaux se fanaient comme une fleur privée de sa racine, alors que d’insignifiantes impressions quotidiennes, jusqu’à un moineau sur la fenêtre ou l’amical sourire d’un garçon de restaurant, se mettaient au contraire à fleurir. Considérant ensuite ses notions morales qui, d’ordinaire, constituaient un vaste système, auquel rien n’échappait, pour avoir en toutes circonstances raison, il observa qu’elles perdaient de leur étendue et prenaient quelque chose de physique. On pouvait appeler cela du dévouement, mais là encore c’était un mot qui avait d’ordinaire un sens beaucoup plus large, en tout cas différent. Sans le dévouement, en effet, on ne se tire d’affaire nulle part ; compris comme une vertu virile, le dévouement à une cause, à un supérieur ou à un maître, le dévouement aussi bien à la vie elle-même, dans sa richesse et sa diversité, avait toujours été pour Arnheim la quintessence d’une attitude morale pleine de fierté, très ouverte sans doute, mais comprenant néanmoins plus de réserve que d’abandon. On pouvait dire la même chose de la fidélité qui, limitée à une femme, sent un peu la mesquinerie ; de l’esprit chevaleresque et de la douceur de cœur, du désintéressement et de la délicatesse, toutes vertus qui, pour être ordinairement inséparables de l’idée de femme, n’en perdent pas moins dans cette association le plus clair de leur valeur ; de sorte qu’il est difficile de dire si l’expérience de l’amour elle-même s’écoule simplement vers la femme comme l’eau tend toujours au point le plus bas (et rarement le plus irréprochable), ou si cette expérience est le lieu volcanique dont la chaleur fait vivre tout ce qui fleurit à la surface du globe.



: les velléités d’Arnheim n’avaient pas plus de corps que ces fantômes, de sorte qu’il n’aurait pas eu lieu de s’en émouvoir (et de les aggraver considérablement par cette émotion), si ces régressions infantiles n’avaient été assez fortes pour le persuader que sa vie psychique était encombrée de préparations morales éventées.



Maintenant, si parfaitement ronde et si diverse que sa vie se présentât, il lui semblait que ce qui avait le plus profondément agi sur lui fût justement ce qu’il avait d’abord tenu pour le moins réel : c’est-à-dire ces moments de pressentiment romantique qui lui avaient suggéré qu’il n’appartenait pas seulement au monde de l’agitation, mais encore à un autre monde, flottant en l’autre comme un souffle qu’on retient.



Était-ce là une illusion, ou l’ombre d’une réalité que nous ne comprendrons jamais entièrement ? La seule réponse que l’on puisse faire est que toutes les religions, à un certain stade de leur évolution, l’ont tenu pour une réalité, de même que tous les amants, tous les romantiques et tous les hommes qui ont une tendresse particulière pour la lune, le printemps et la radieuse agonie des premiers jours d’automne. Mais ce sentiment se perd avec le temps ; on ne peut dire s’il s’évapore ou s’il s’assèche, mais on constate un beau jour qu’il y a autre chose à la place, et on l’oublie aussi rapidement que l’on oublie les événements irréels, les rêves et les rêveries. Comme cette expérience d’un amour cosmique originel se confond presque toujours avec le premier amour, on croit également savoir par la suite, non sans soulagement, quelle valeur il faut lui donner, et on la met au nombre des folies qu’il n’est permis de faire qu’avant l’obtention du droit de vote.



. Par cette subtile interdépendance de toutes les formes de la vie, que seul un aveugle orgueil d’idéologue peut oublier, Arnheim en vint à voir dans le « Roi-marchand » la synthèse de la révolution et de la tradition, de la puissance et de la civilisation bourgeoise, de l’audace téméraire et de la force de caractère, mais, plus profondément, le symbole même de la future démocratie. Par un travail sévère et incessant sur sa propre personnalité, par l’organisation intellectuelle des problèmes économiques et sociaux qui lui étaient accessibles et par la réflexion sur la conduite et l’édification de l’État, il voulait aider à instaurer une ère nouvelle où les forces sociales, que la nature et le destin font inégales, recevraient une organisation juste et féconde, et où l’idéal, loin de se briser sur les inévitables limitations du réel, s’en trouverait à la fois purifié et affermi. Pour exprimer cela en termes techniques, disons qu’il avait réalisé la fusion d’intérêts Âme-affaires sous le couvert de la notion de « Roi-marchand ». Le sentiment de l’amour que lui avait fait éprouver autrefois l’unité profonde de toutes choses formait maintenant le noyau de sa foi en l’harmonie de la culture et des intérêts humains.

88. De l’association avec les Grandes Choses.

 Il y a déjà longtemps que nous aurions dû faire mention d’une circonstance effleurée par nous en plus d’une occasion, et qui pourrait se traduire par cette formule : il n’est rien de plus dangereux pour l’esprit que son association avec les Grandes Choses.
Un homme se promène dans une forêt, gravit une montagne et voit le monde étendu à ses pieds ; ou il considère son enfant qu’on lui a donné à tenir pour la première fois, ou encore il savoure le bonheur d’obtenir une situation enviée. Nous demandons ce qui se passe en lui. Sans aucun doute, lui semble-t-il, beaucoup de choses, profondes et graves ; le malheur est qu’il n’a pas la présence d’esprit de les prendre pour ainsi dire au mot. Tout ce qu’il y a d’admirable devant lui, hors de lui, et qui l’enferme comme l’habitacle d’une boussole, tire ses pensées hors de lui. Ses regards s’attachent à mille détails, mais il a le sentiment secret d’avoir épuisé ses munitions. Dehors, la grande heure, l’heure profonde, imprégnée d’âme, imprégnée de soleil, recouvre le monde entier, jusqu’en ses moindres feuilles et veinules, d’une couche d’argent galvanique ; mais à l’autre extrémité, à l’extrémité personnelle du monde se fait bientôt sentir un certain manque intime de substance, on dirait qu’il s’y forme un immense O rond et vide. Ce phénomène est le symptôme classique du contact avec les Grandes Choses Éternelles et du séjour dans les hauts lieux de la Nature et de l’Humanité. Chez les personnes qui recherchent la société des Grandes Choses (au nombre desquelles il faut évidemment compter aussi les grandes âmes, pour qui nulle chose ne peut être petite), l’intériorité se voit involontairement déployée en une vaste superficialité.



Il était difficile de prédire ce qu’il en adviendrait, parce qu’on ne reconnaît ordinairement le danger de l’association avec les Grandes Choses que lorsque la Grandeur de ces Choses est déjà à demi détrônée. Rien n’est plus aisé que de sourire de l’huissier qui, au nom de Sa Majesté, a traité avec condescendance les parties comparues ; mais si l’homme qui, au nom du Lendemain, traite avec respect l’Aujourd’hui, est un huissier ou non, on ne le sait d’ordinaire que le surlendemain. Le danger de l’association avec les Grandes Choses présente cette particularité désagréable que si les choses changent, le danger, lui, demeure le même.

89. Il faut vivre avec son temps.

 Ils prônaient « l’accélérisme », c’est-à-dire l’intensification maximum de la vitesse de l’expérience vécue fondée sur la bio-mécanique du sport et la précision du trapéziste !
La régénération photogénique par le cinéma.
Alors quelqu’un avait dit que, l’homme étant un mystérieux espace intérieur, il fallait le rattacher au cosmos par le cône, la sphère, le cylindre et le cube. Mais le contraire, à savoir que la conception individualiste de l’art sur laquelle se fondait cette opinion était en passe de disparaître, fut proclamé à son tour : il fallait donner à l’homme à venir, par une architecture et des résidences communautaires, un nouveau sens de l’habitation.



Des artistes qui ne semblaient pas manquer de santé exigèrent que l’artiste cessât de se donner trop d’importance ; qu’il renonçât à sa propre apothéose, qu’il souffrît de la faim, qu’il devînt un être social, tel était leur programme ! Quelqu’un dit que la vie était la plus grande, la seule véritable œuvre d’art. Une voix autoritaire objecta que ce n’était pas l’art, mais la faim qui unissait les hommes ! Une voix de compromis rappela que le meilleur moyen d’éviter qu’un artiste ne se surestimât était de donner à son art une solide base artisanale. Sur cette intervention conciliante, quelqu’un profita de la pause due à l’épuisement ou au dégoût mutuel pour demander calmement si l’on croyait vraiment pouvoir faire quoi que ce fût avant que fût rétabli le contact entre l’homme et l’espace. Ce fut le signal qu’attendaient sans doute le « technicisme », « l’accélérisme » et les autres « ismes » pour demander à nouveau la parole, et les débats se poursuivirent encore longtemps en zigzag. On finit cependant par tomber d’accord, parce qu’on voulait rentrer chez soi et aboutir quand même à un résultat. On s’accorda donc sur une affirmation qui se présentait à peu près de la sorte : que les temps actuels étaient une période d’attente, d’impatience, de révolte et de malheur ; mais que le Messie qu’ils espéraient et attendaient n’était pas encore en vue.

90. L’idéocratie détrônée.

Ainsi donc, il y avait quand même là quelque chose qui clochait, réfléchit Arnheim en reprenant courage. Il est vrai qu’il faut vivre pleinement avec son temps, ajouta-t-il en homme vigilant : rien ne lui était plus naturel en effet que d’appliquer ce vieux principe industriel à la fabrication de la vie.

91. Spéculations à la baisse et à la hausse sur le marché de l’esprit.

  « Je vous ai fait remarquer à regret que l’esprit et le bien ne peuvent avoir d’existence durable sans la collaboration de la matière et du mal, et vous me répondez à peu près que plus il y a d’esprit, plus il faut de prudence. Disons donc ceci : si l’on traite l’homme comme un type quelconque, on peut presque tout lui faire faire. C’est pourquoi nous hésitons toujours entre ces deux méthodes, ou nous les mêlons : tout est là. Il me semble que je puis me féliciter d’une entente beaucoup plus profonde avec vous que vous ne voulez l’admettre. »

97. Mystérieuses tâches, mystérieux pouvoirs de Clarisse.

 « Homme sans qualités », ces mots lui rappelaient par exemple le piano, c’est-à-dire ces mélancolies, ces sauts de joie, ces accès de colère que l’on traverse en toute hâte sans que ce soient des passions tout à fait réelles. Autant de choses qui lui étaient familières. Puis, sans le moindre détour, elle en vint à cette affirmation que l’on devait s’interdire de faire tout ce en quoi l’âme n’est pas tout entière engagée : avec ces mots, elle fut transportée au beau milieu de la réalité profonde et chaotique de son mariage. Un Homme sans qualités ne dit pas « Non ! » à la vie, mais « Pas encore ! » Il s’économise ; elle avait compris cela de tout son corps.

99. De la demi-intelligence et de sa fertile seconde moitié ; de l’analogie de deux époques, de l’aimable nature de tante Jane et de ce monstre qu’on appelle les Temps nouveaux.

Ce n’est pourtant pas tout. On était alors généralement tourné vers le monde et vers l’actualité, dans un mouvement de l’intérieur à l’extérieur ; mais le mouvement contraire, de l’extérieur à l’intérieur, existait déjà ; déjà l’intellectualisme et l’individualisme passaient pour égocentriques et démodés, l’amour, une fois de plus, avait le dessous, et l’on était en passe de redécouvrir l’heureuse influence du kitsch [15] sur les masses, quand elle s’exerce sur l’âme purifiée des hommes d’action. « Ce qu’on est » change aussi vite, semble-t-il, que « ce qu’on porte » ; dans un cas comme dans l’autre, personne, même pas sans doute les commerçants intéressés à la mode, ne connaît le véritable secret de cet « on ».

105. Le pur amour n’est pas une plaisanterie.

Pour lui, tout acte, et même l’acte charnel, était lourd de responsabilité. Dans un temps comme le nôtre, où l’on prend si rarement la responsabilité de ses actes et de ses paroles,



C’est ainsi qu’ Arnheim et Diotime eurent à plusieurs reprises une conversation très profonde sur l’adultère dans la littérature contemporaine : Diotime estima que ce problème était traité sans aucun égard aux grands sentiments de discipline, de renoncement et d’ascèse héroïque qu’il supposait, mais d’une manière purement sensualiste ; c’était aussi, malheureusement, l’avis d’Arnheim, de sorte qu’il ne lui resta plus rien à ajouter, sinon que le sens du profond mystère moral de la personne humaine s’était aujourd’hui presque universellement perdu. Ce mystère consiste en ceci que l’on ne peut pas tout se permettre. Les époques où tout est permis ont toujours fait le malheur de ceux qui y ont vécu. La discipline, la chasteté, la chevalerie, la musique, la coutume, le poème, la forme, les interdits, tout cela n’a pas de justification plus profonde que de donner à la vie une figure définie et limitée. Il n’y a pas de bonheur sans limites. Il n’y a pas de grand bonheur sans grands interdits. Même dans les affaires, on ne doit pas courir après n’importe quel avantage, sinon l’on n’arrive à rien. La limite est le secret du non-phénoménal, le secret de la force, du bonheur, de la foi et de ce devoir que nous avons, nous autres misérables hommes, de nous affirmer au sein de l’univers. Telle fut l’explication d’Arnheim, et Diotime ne put que l’approuver.



Les désirs et les vanités qui avaient jusqu’alors rempli leur existence étaient maintenant au-dessous d’eux comme des maisons et des fermes de jeu de construction au fond de la vallée, englouties par le silence avec leurs caquètements, leurs aboiements et leur tumulte. Il ne restait plus que le silence, la profondeur, le vide.

106. Quel est l’objet de la foi de l’homme moderne : Dieu, ou le Directeur de la firme Univers ? Arnheim hésite à répondre.

Sans doute, Arnheim ne pensait-il pas exactement que la culture et la religion fussent les conséquences naturelles du capital ; il admettait cependant que le capital en faisait un véritable devoir. Mais que les pouvoirs spirituels ne comprissent pas toujours suffisamment bien les pouvoirs actifs de l’Être et fussent presque toujours entachés de quelque mépris de la vie, il aimait à le relever ; et lui, l’homme des vues d’ensemble, aboutissait sur ce point à de tout autres découvertes. Car toute pesée, tout calcul, toute mesure présupposent que l’objet à mesurer ne se modifie pas durant la réflexion ; quand la chose néanmoins se produit, il faut mettre toute son acuité d’esprit à trouver jusque dans le changement quelque chose d’inaltérable. Ainsi l’argent, par sa nature, est apparenté à toutes les forces spirituelles, et c’est sur son modèle que les savants divisent le monde en atomes, lois, hypothèses et signes bizarres ; et, à partir de ces fictions, les techniciens recréent un monde d’objets nouveaux. Pour ce propriétaire d’énormes industries si parfaitement renseigné sur les forces mises à son service, ces remarques étaient aussi familières qu’à un Allemand moyen lecteur de romans les représentations morales de la Bible.
Ce besoin d’évidence, de réitération, de solidité qui est indispensable au succès de toute pensée et de tout plan (ainsi continuait à songer Arnheim en considérant la rue) se trouve toujours satisfait, dans le domaine de l’âme, par une forme ou l’autre de violence. Celui qui veut, dans l’homme, bâtir sur le roc, ne peut se servir que de ses qualités et de ses passions les plus basses, car seul ce qui se rattache étroitement à l’égoïsme a quelque consistance et peut toujours être porté en compte ; les intentions sublimes sont douteuses, contradictoires et fugaces comme le vent. L’homme qui savait que l’on devrait tôt ou tard gouverner les empires comme des usines, regardait au-dessous de lui le grouillement des uniformes et des visages fiers, pas plus gros qu’un œuf de pou, avec un sourire où se mêlaient la supériorité et la mélancolie. Il ne pouvait subsister aucun doute là-dessus : si Dieu revenait de nos jours instaurer parmi nous le Règne millénaire, il n’y aurait pas un seul homme pratique et expérimenté qui lui fasse confiance, tant que ne seraient pas prises, à côté du Jugement dernier, des mesures propres à assurer un régime pénitentiaire, de solides prisons, une police, une gendarmerie, des forces armées, des articles de loi relatifs à la haute trahison, des départements d’État et tout ce dont il est encore besoin pour ramener les insaisissables travaux de l’âme à un fait essentiel : à savoir que le futur habitant du Ciel ne saurait être amené à faire ce que l’on exigerait de lui que par l’intimidation, le « serrage de vis » ou la corruption, en un mot, par la « méthode forte ».
Mais Paul Arnheim s’avancerait alors et dirait au Seigneur : « Seigneur, à quoi bon ? L’égoïsme est la plus sûre qualité de la vie humaine. Avec son aide, l’homme politique, le soldat et le roi ont ordonné ton monde par la ruse et la contrainte. C’est la mélodie même de l’homme : Toi et moi devons l’avouer. Abolir la contrainte, ce serait affaiblir l’ordre ; rendre l’homme capable de grandes choses bien qu’il soit un bâtard, tel est notre premier devoir ! » En disant cela, Arnheim eût souri modestement à son Seigneur, dans une attitude pleine de calme, afin que l’on n’oubliât pas combien il est important pour tout homme de reconnaître avec humilité les grands mystères. Puis, il aurait poursuivi son discours : « Mais l’argent n’est-il pas un moyen de traiter les relations humaines aussi sûr que la violence, et ne nous permet-il pas de renoncer au trop naïf usage de celle-ci ? Il est de la violence spiritualisée ; une forme particulière, souple, raffinée, créatrice, de la violence. Les affaires ne se fondent-elles pas sur la duperie et l’exploitation, la ruse et la contrainte, mais civilisées, transférées entièrement à l’intérieur de l’homme, travesties en liberté ? Le capitalisme, en tant qu’organisation de l’égoïsme selon la hiérarchie des capacités de s’enrichir est l’ordre le plus parfait et cependant le plus humain que nous ayons pu constituer à Ta gloire ; l’activité humaine ne comporte pas de mesure plus précise ! » Et Arnheim aurait conseillé au Seigneur d’organiser le Règne millénaire sur des principes commerciaux et d’en confier l’administration à un grand homme d’affaires, à condition, bien entendu, qu’il disposât d’une vaste culture philosophique. Pour ce qui est enfin de la religiosité pure, il faut avouer qu’elle a toujours eu à souffrir et qu’une direction commerciale, si l’on songe à l’incertitude des années héroïques, lui offrirait toujours de grands avantages.



Tandis que nos contemporains manient le marteau et la règle à calcul pendant les heures de travail et se conduisent en dehors d’elles comme une horde de gamins entraînés d’une extravagance dans l’autre sous la pression du « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? » qui n’est au fond que l’expression d’un amer dégoût, ils ne peuvent se délivrer d’une voix persistante et secrète qui les exhorte à la conversion.

107. Le comte Leinsdorf obtient un succès politique inattendu.

À la surprise infinie de tous ceux qui y ont pris part, la possibilité devient brusquement réalité ; il semble que tout ce qui, dans cette opération extrêmement désordonnée, tombe, cloche, se révèle superflu ou peu satisfaisant pour l’esprit, compose alors et dilue dans l’atmosphère, pour la faire vibrer d’un être à l’autre, cette haine si caractéristique de la civilisation contemporaine qui remplace la satisfaction que l’on n’a pas obtenue dans son travail par l’insatisfaction, plus aisée à obtenir, de celui des autres.



En perdant Dieu, le monde a aussi perdu le Diable. De même qu’il transfère le mal sur des « têtes de Turc », il transfère le bien sur des sortes d’idoles qu’il ne vénère que parce qu’elles font ce qu’on se juge incapable de faire soi-même. On laisse d’autres gens transpirer tandis qu’on reste assis à les regarder : c’est le sport. On laisse des gens se lancer dans les discours les plus extravagants et les plus partiaux : c’est l’idéalisme. On secoue le mal, et ceux qui en sont éclaboussés deviennent des « têtes de Turc ». Ainsi, toutes choses en ce monde trouvent leur place et leur ordre ; mais cette technique du culte des saints et de l’engraissement des boucs émissaires par l’aliénation n’est pas sans danger, car elle emplit le monde de la tension provoquée par cette multitude de combats intérieurs inachevés.

109. Bonadea, la Cacanie : systèmes de bonheur et d’équilibre.

Sans doute peut-on même affirmer, inversement, que nombre d’hommes joyeux ne sont pas du tout plus heureux que les tristes, parce que le bonheur est un effort comme le malheur ; ces deux états correspondent à peu près aux deux principes du plus lourd et du plus léger que l’air. Mais une autre objection vient tout naturellement à l’esprit : les riches n’auraient-ils pas raison, de qui l’immémoriale sagesse veut que les pauvres n’aient rien à leur envier, puisque l’idée que l’argent des riches les rendrait plus heureux n’est qu’une illusion ?



. Toutes ces choses, en nous prêtant le pouvoir dont nous leur faisons crédit, servent à situer le monde dans une lumière qui émane de nous ; et ce n’est pas à une autre fin, somme toute, que chaque homme adopte son système particulier. Avec un art divers et considérable, nous fabriquons un aveuglement qui nous permet de vivre à côté des choses les plus monstrueuses sans en être ébranlés, parce que nous reconnaissons dans ces grimaces pétrifiées de l’univers ici une chaise, là une table, ici un cri ou un bras tendu, là une vitesse ou un poulet rôti. Entre l’abîme du ciel au-dessus de nos têtes et un autre abîme céleste, facile à camoufler, sous nos pieds, nous parvenons à nous sentir aussi tranquilles sur terre que dans une chambre fermée. Nous savons que la vie va se perdre aussi bien dans les étendues inhumaines de l’espace que dans les inhumaines petitesses de l’atome, mais entre deux, nous ne craignons pas d’appeler « objets » une simple couche d’illusions, alors qu’il ne s’agit en fait que d’une préférence accordée aux impressions qui nous viennent d’une certaine distance moyenne.

111. Pour les juristes, il n’y a pas de demi-fous.

En effet, si l’homme est moralement libre, il faut exercer sur lui, par le moyen de la peine, une pression pratique à laquelle théoriquement on ne croit pas ; si au contraire on ne le tient pas pour libre, mais qu’on le considère comme le rendez-vous de processus naturels aux enchaînements intangibles, alors, bien qu’on puisse provoquer en lui, par le moyen de la peine, un malaise efficace, on ne peut le rendre moralement responsable de ce qu’il fait.

112. Arnheim range son père Samuel au nombre des dieux et décide de conquérir Ulrich. Soliman voudrait en savoir davantage sur son royal père.

: « Dans un passage de son Wilhelm Meister, le grand Goethe expose non sans passion un précepte de vie juste qui dit : Penser pour agir ; agir pour penser !



L’argent change tout en concepts, l’argent est désagréablement rationnel. Quand je vois de l’argent, je pense fatalement, peu importe que tu me comprennes ou non, à des doigts méfiants, à beaucoup de criailleries et de raisonnements, images qui me sont toutes également insupportables. »



. Par ce double tour de passe-passe, il arrangeait assez bien les choses. L’argent devenait une puissance supra-personnelle, mythique, pour laquelle seuls les êtres vraiment élémentaires étaient faits.

113. Ulrich, s’entretenant avec Hans Sepp et Gerda, adopte le sabir de la zone frontière entre la surrationalité et la sous-rationalité.

Le caractère, refus des métamorphoses. La connaissance d’un être, indifférence à son égard. L’introspection, inspection. La vérité, tentative réussie pour penser objectivement et inhumainement. Il y a dans tout cela un goût de meurtre et de gel, un désir de possession et de rigidité, un mélange d’égoïsme et de désintéressement objectif, c’est-à-dire lâche, sournois, inauthentique ! « Et quand donc l’amour lui-même, demanda Hans bien qu’il ne connût que l’innocente Gerda, sera-t-il autre chose que le désir de possession, ou d’abandon dans l’attente d’une contrepartie ? »



En écoutant ces phrases que rien ne semblait pouvoir remplir, Ulrich se demandait comment on pourrait leur donner un contenu réel ; mais il se contenta de demander froidement à Hans comment il pensait mettre en pratique « l’ouverture de soi-même » et les autres points de son programme.
Pour lui répondre, Hans disposait de mots démesurés : le Moi transcendant remplaçant le Moi sensuel, le Moi gothique évinçant le Moi naturaliste, le Royaume de l’Essence succédant à celui des Phénomènes, l’Expérience absolue et autres substantifs puissants dont il étayait son résumé d’expériences indescriptibles, ainsi que cela ne se produit que trop souvent dans l’idée d’accroître la dignité de la Cause, et, en fait, à son plus grand dam. Et parce que l’état qu’il entrevoyait parfois (et peut-être même souvent) ne se laissait jamais prolonger au-delà de quelques instants d’anéantissement, il lui fallut encore affirmer que l’Au-delà ne se révélait plus aujourd’hui que par éclairs, dans une contemplation supracorporelle évidemment difficile à prolonger, et dont les œuvres d’art n’étaient au mieux que le précipité.

114. Une crise menace. Arnheim courtise le général Stumm. Diotime prend des mesures pour se rendre dans l’Illimité. Ulrich brode sur la possibilité de vivre comme on lit.

Arnheim jugeait le fait louable. « Aujourd’hui, tout le monde est écrivain et plus personne ne lit, poursuivit-il. Vous êtes-vous jamais demandé, mon général, combien de livres on imprime chaque année ? Je crois me souvenir que l’on compte plus de cent livres par jour, rien qu’en Allemagne ! Et l’on fonde chaque année plus de mille périodiques ! Chacun écrit ; chacun se sert des pensées, pour peu qu’elles lui agréent, comme si elles étaient siennes ; personne ne pense à prendre la responsabilité de l’ensemble ! Depuis que l’Église a perdu son influence, il n’y a plus d’autorité suprême dans le chaos où nous vivons. Il n’y a plus ni modèles, ni principes d’éducation. Dans ces conditions, il est tout naturel que les sentiments et la morale aillent à la dérive et que l’homme le plus stable commence à chanceler ! »



La grandeur de l’homme prend racine dans l’irrationnel. Nous autres commerçants, nous ne calculons pas comme vous pourriez le croire. Nous apprenons peu à peu (je parle, bien entendu, des responsables : les petits peuvent toujours compter leurs sous), nous apprenons à considérer nos inspirations réellement efficaces comme un mystère au-dessus de tout calcul.



Dans l’angle où se tenaient Ulrich et Diotime, cependant, la question suivante venait d’être posée : une femme dans la pénible situation de Diotime devait-elle renoncer, se laisser entraîner à un adultère ou choisir une via média, où ladite femme appartiendrait peut-être physiquement à l’un et psychiquement à l’autre, ou peut-être, encore, n’appartiendrait physiquement à aucun des deux ?



« Il est impossible de détacher la pensée d’un livre de la page qui l’entoure. Elle nous fait signe comme le visage d’un homme qui se détache d’une file d’autres visages lorsque nous passons devant, et qui surgit un instant chargé de sens. Sans doute exagéré-je à nouveau quelque peu ; mais je vous le demande : que se passe-t-il d’autre en notre vie que ce que j’ai décrit là ? Je ne parle pas des impressions précises, définissables et mesurables, mais toutes les autres notions sur lesquelles nous appuyons notre vie ne sont que des métaphores qu’on a laissé geler.



— Naturellement : c’est justement ce qui nous sépare. Il voudrait donner un sens au fait qu’il mange, qu’il boit, qu’il dort, qu’il est le grand Arnheim et qu’il ne sait s’il doit vous épouser ou non. C’est dans ce dessein qu’il a toujours collectionné les trésors de l’esprit. » Ulrich fit soudain une pause qui se changea en silence.

116. Les deux arbres de la vie. Ulrich réclame la création d’un Secrétariat général de l’Ame et de la Précision.

Aujourd’hui, en effet, on ment moins par faiblesse que parce qu’on est convaincu qu’un homme qui maîtrise la vie doit pouvoir mentir. On est violent parce que le caractère univoque de la violence, après de longs palabres inefficaces, fait l’effet d’une délivrance.

118. Eh bien ! tue-le donc !

! La « philosophie et la poésie appliquées » de la plupart des êtres qui ne sont ni capables de créer ni tout à fait incapables de sentir, sont faites de cette miroitante fusion d’une petite altération personnelle avec une grande pensée étrangère.
Entre-temps, Walter s’était levé et s’approchait de Clarisse. Il était résolu à rester avec elle et à laisser tomber la manifestation. Tout en s’approchant, il la voyait debout contre le mur, hostile. Malheureusement, ce geste, consciencieusement joué, de la femme qui recule devant un homme, loin de lui communiquer son aversion, éveilla les images viriles qui auraient dû en être la cause. Un homme doit être en mesure de commander et d’imposer sa volonté à qui lui résiste. Tout d’un coup, ce besoin de se comporter en homme se confondit pour Walter avec le désir de lutter contre les restes épars de ces superstitions de jeunesse qui lui avaient fait croire qu’on doit être autrement que les autres. « On doit être comme les autres ! » se dit-il comme par défi. Ne pas admettre cela lui semblait lâche. « Tous, nous avons nos excès, pensa-t-il dédaigneusement. Nous avons en nous maladie, épouvante, solitude, méchanceté ; chacun de nous pourrait faire quelque chose dont il serait seul capable : mais cela ne signifie rien ! »



Walter bouleversé par le Beau et le Bon, et Ulrich secouant la tête. Ces impressions-là ne s’effacent pas. Si Walter était parvenu à lire le passage à propos duquel il se battait maintenant avec Clarisse, il n’aurait certainement pas vu dans cette description d’une désagrégation qui transfère la volonté de vivre de l’ensemble aux détails, la critique de ses propres tâtonnements artistiques, ainsi que le faisait Clarisse. Il aurait été persuadé que c’était là tout le portrait de son ami Ulrich, à commencer par la surestimation des détails qui caractérise la superstition de l’empirisme moderne, pour aboutir à la progression de cette barbare décadence à l’intérieur du Moi, qu’il avait traduite par la formule « Homme sans qualités » ou « Qualités sans homme », formule qu’Ulrich, mégalomane comme il l’était, avait encore osé approuver. C’était tout cela que le mot de « génie », dans l’invective de Walter, signifiait. Si quelqu’un avait le droit de se considérer comme une personnalité solitaire, il jugeait que c’était bien lui. Néanmoins, il y avait renoncé pour revenir aux travaux naturels de l’homme et, en cela, il se croyait toute une génération d’avance sur son ami. Tandis que Clarisse se taisait sans relever l’insulte, il songea : « Maintenant, qu’elle me dise un seul mot en faveur d’Ulrich, je ne le supporterai pas ! » La haine le secouait comme l’eût pu faire le propre bras d’Ulrich.

122. Le retour.

La plupart des hommes sont, dans leur rapport fondamental avec eux-mêmes, des narrateurs. Ils n’aiment pas la poésie, ou seulement par moments. Même si quelques « parce que » et « pour que » se mêlent ici et là au fil de la vie, ils n’en ont pas moins en horreur toute réflexion qui tente d’aller au-delà. Ils aiment la succession bien réglée des faits parce qu’elle a toutes les apparences de la nécessité, et l’impression que leur vie suit un « cours » est pour eux comme un abri dans le chaos. Ulrich s’apercevait maintenant qu’il avait perdu le sens de cette narration primitive à quoi notre vie privée reste encore attachée bien que tout, dans la vie publique, ait déjà échappé à la narration et, loin de suivre un fil, s’étale sur une surface subtilement entretissée.

123. Le tournant.

. Là réapparaissait une de ses idées favorites : que la vie est un problème de théâtre.



. « C’est une autre attitude. Je change, et, de ce fait, ce qui est en relation avec moi change aussi ! » pensa Ulrich qui croyait bien s’observer. On aurait pu dire aussi que sa solitude (condition qui ne se trouvait pas seulement en lui, mais aussi bien autour de lui, unissant ainsi des deux parts), on aurait pu dire, donc, et il le sentait lui-même, que cette solitude devenait toujours plus dense ou toujours plus grande. Elle franchissait les murs, elle gagnait la ville, sans réellement s’étendre, elle gagnait le monde. « Quel monde ? pensa-t-il. Il n’y a pas de monde ! » Il lui semblait que cette notion n’avait plus aucun sens. Mais il avait constamment gardé assez de sang-froid pour que cette phrase trop exaltée l’affectât aussitôt désagréablement. Il ne chercha plus d’autres mots, mais au contraire rejoignit peu à peu l’état de veille et, quelques secondes après, se leva. Le jour commençait à paraître et mêlait sa pâleur cendreuse à la clarté de la lumière artificielle qui rapidement se fanait.

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