dimanche 19 février 2017

Sur les falaises de marbre – Ernst Junger



Sur les falaises de marbre – Ernst Junger


Vous connaissez tous cette intraitable mélancolie qui s’empare de nous au souvenir des temps heureux, Ils se sont enfuis sans retour ; quelque chose de plus impitoyable que l'espace nous tient éloignés d'eux. Et les images de la vie, en ce lointain reflet qu'elles nous laissent, se font plus attirantes encore. Nous pensons à elles comme au corps d'un amour défunt qui repose au creux de la tombe, et désormais nous hante, splendeur plus haute et plus pure, pareil à quelque mirage devant quoi nous frissonnons. Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n'avons pas eu notre pleine mesure de vie et d'amour, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre. O puissions-nous, d'un tel sentiment, tirer une leçon dont nous nous souviendrions à chaque instant de notre joie !



Lorsque nous sommes satisfaits, les présents de la vie les plus frugaux comblent nos sens. Dès l’enfance, le monde végétal avait été l'objet de mon respect, et durant maintes années de voyage, j'avais épié ses merveilles. Et j'étais familier de cet instant où le cœur cesse de battre, où nous pressentons, dans la fleur qui s'ouvre, les mystères qu'enferme en elle toute semence. Jamais cependant la splendeur des croissances ne m'avait été aussi sensible que sur ce plancher couvert d'un arôme de verdure depuis longtemps fanée.



On reconnaît les grandes époques à ceci, que  la puissance de l'esprit y est visible et son action partout présente.



Le regard qui se pose sur les choses, pleinement conscient et sans rien de bas qui l'obscurcisse, est la source d'une grande force.



Nous sentîmes ce jour-là combien la simple fleur éphémère, dans sa forme et dans sa structure, qui ne passent point, nous donnait de force pour résister au souffle de la décomposition.




En ce qui concerne Braquemart, il était profondément marqué de tous les traits du nihilisme finissant. L’intelligence froide et sans racine, ainsi que le penchant à l'utopie, étaient entrés dans sa nature. La vie était à ses yeux comme aux yeux de tous ses pareils, une mécanique d'horlogerie, et il considérait la violence et la terreur comme les roues motrices de l'horloge de la vie. En même temps, il se berçait de l'idée d’une nature seconde, obtenue par l'artifice et s'enivrait du parfum des fleurs imitées, ainsi que des jouissances d’une sensualité préméditée par l'intelligence. La création dans son cœur était morte, et il l'avait reconstruite comme on fait d’un jouet.
C'étaient les fleurs du givre qui s'épanouissaient sous son front. Lorsqu’on le voyait, on songeait irrésistiblement à la profonde parole de son maître : le désert s'accroît, malheur à celui qui porte en soi des déserts !



Il avait perdu le respect de soi-même et c’est là le commencement de tout malheur parmi les hommes.

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