samedi 12 décembre 2020

La Fabrique du consommateur - Anthony Galluzzo

 La Fabrique du consommateur - Anthony Galluzzo

INTRO

Vers 1800, la plupart des Français étaient des paysans qui construisaient eux-mêmes leur maison, avec la pierre, l’argile et le bois qu’ils trouvaient sur place. Dans leurs intérieurs, peu de mobilier, de vaisselle, mais beaucoup d’outils : des faux, des marteaux, des pinces, des ustensiles tournés vers la production. Les villageois récoltaient leurs céréales, pétrissaient leur pain et tissaient leurs vêtements. Tous les objets qui habitaient un lieu y avaient été conçus. Les hommes et les choses étaient pratiquement immobiles.

L’ordre matériel qui est aujourd’hui le nôtre est rigoureusement inverse. Nos maisons sont préfabriquées par des grandes entreprises puisant leurs matériaux aux quatre coins du continent. Nos intérieurs sont riches de produits industriels, d’objets électroniques complexes. Il y a du tungstène chinois dans nos réseaux électriques, du cobalt congolais dans nos ordinateurs, de l’indium coréen dans nos écrans. Nous consommons des tomates d’Espagne, du café brésilien et du poulet turc.

En deux siècles seulement, la communauté paysanne autarcique s’est effacée pour laisser place à une myriade de consommateurs urbains et connectés. Le travail productif et l’acte de consommation étaient autrefois indissociables ; ce sont aujourd’hui deux étapes qui s’étirent et s’éloignent dans l’espace et dans le temps, pour se perdre dans l’infini des médiations marchandes. Si nous sommes tous aujourd’hui des consommateurs, c’est parce que la division mondiale du travail a atteint un tel niveau de sophistication que nous ne produisons plus rien de ce que nous consommons. À mesure que les objets ont proliféré, nous nous sommes aliéné leur production.

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La consommation n’est pas un mode passif d’absorption, d’engloutissement des objets ; c’est une mentalité, une série de gestes et de pratiques naturalisées.

 1. l'incarnation de la marchandise

L’expression « société de consommation » désigne un système où chacun s’entoure d’objets qu’il n’a pas produits ou vu produire.

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L’infrastructure, en permettant la vaste circulation des marchandises, a bouleversé le rapport des hommes aux objets en fétichisant leur production et en rendant possible le travail d’ingénierie symbolique que l’on nomme le branding.

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 Le monde du début du XIXe siècle, s’il faut le comparer à celui qui va naître, est immobile et morcelé. Le marché, cette entité fluide, d’envergure mondiale, est inexistant. On observe plutôt des marchés, des marchés locaux, dont chacun ne s’étire que sur quelques kilomètres et qui anime des économies insulaires, où la division du travail n’atteint qu’un très faible degré. 

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 On ne produit plus pour soi, mais pour le monde. 

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 Pour saisir le moment où le cochon est devenu produit, il faut remonter de nombreuses médiations marchandes : du supermarché à sa centrale d’achats, de celle-ci aux grossistes, aux courtiers, à l’abattoir et finalement à l’éleveur. 

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  La pièce de viande empaquetée dans une barquette de polystyrène, c’est la chair devenue abstraction, c’est l’animal fétichisé. Par la dislocation et l’éparpillement toujours plus vaste des tâches d’élevage, d’abattage, de transformation et de consommation, la viande est devenue chose en soi ; un objet autonome dont on ignore les constituants exacts et à propos desquels, d’ailleurs, on ne s’interroge pas.

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 Lorsque les premières grandes entreprises de fabrication et de distribution de produits alimentaires émergent, courant du XIXe siècle, elles doivent faire face à de nombreuses difficultés pour gagner la confiance des consommateurs. Ceux-ci n’ont pas pour habitude de consommer des aliments conditionnés dans des boîtes, des bocaux, des tubes et des sachets : il faut les familiariser à ces nouvelles formes de nourriture. 

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L’identification du producteur et la garantie de qualité sont les fonctions premières de la marque, qui permettent aux consommateurs de s’orienter rapidement sur le marché. Mais celle-ci confère un pouvoir bien plus considérable aux grandes entreprises : celui d’agir sur les imaginaires et les représentations. La marque permet, certes, de lier un produit à un ensemble de caractéristiques rassurantes quant à sa qualité, mais son pouvoir déborde largement cette mission originelle. Elle peut également associer un objet à un lieu, un statut ou un groupe social. Son emprise sur les esprits repose sur ce pouvoir associatif : la marque intègre au produit un ensemble d’idées et de valeurs qui lui sont pourtant intrinsèquement étrangères. Le procédé est fétichiste, au sens religieux du terme, cette fois : il s’agit d’une projection de pouvoirs et de valeurs sur un « totem », la marque. « L’idée d’un fétichisme de la marchandise, explique Don Slater, peut être étendue de sorte que la valeur d’échange économique apparaisse non seulement telle une propriété naturelle de la chose même, mais tel également un ensemble de valeurs sociales et culturelles. C’est le procédé commun de représentation de la publicité, qui décrit une voiture non comme le produit social du travail humain, doté de propriétés utiles à la vie pratique, mais plutôt comme quelque chose de naturellement porteur de masculinité, d’excitation, de statut et de modernité, et capable de conférer ces qualités aux consommateurs, par les relations mystiques et abstraites de l’achat et de la possession (la médiation magique de l’argent) plutôt que par les relations organiques du faire (par la praxis). »

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 C’est ainsi qu’une grande entreprise peut produire des vêtements pour quelques centimes, pour ensuite les revendre pour plusieurs centaines de dollars, si elle parvient à construire ce capital symbolique, ce capital de marque. La marque permet aux marchands de réinventer à leur profit les rapports sociaux de marché. Le branding est un travail d’incarnation : il permet de donner chair au producteur lointain, de lui conférer une identité, artificielle, certes, mais forte, distincte et bien implémentée dans l’imaginaire des consommateurs. 

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 Le travail de la marque est de faire exister des différences là où, a priori, il n’y en a pas ou peu. Ou, pour le dire d’une façon plus policée et compatible avec l’enseignement des écoles de commerce : la marque « aide » les consommateurs à différencier les produits. On retrouve d’ailleurs là le sens étymologique du terme « marque » : c’est initialement le signe que l’on appose sur le corps de ses bêtes d’élevage pour ne pas les confondre avec celles du voisin.

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  Prenons l’exemple de deux marques de déodorant des années 1990-2000, Axe et Dove, aux identités de marque diamétralement opposées. Axe est une marque aux accents parodique et machiste qui se propose aux hommes telle une arme de séduction ouvrant les voies d’une sexualité débridée (l’« effet Axe »). Dove est une marque aux accents féministes, déclarant respecter toutes les beautés, au-delà des normes et des standards. Les consommateurs achetant l’une ou l’autre de ces marques adhèrent à des discours et des imaginaires particulièrement contraires et, pourtant, ces deux marques sont la création d’un seul et même groupe, Unilever. 

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 Le marketing – l’action de mettre sur le marché – est un acte performatif : il s’agit de créer non pas simplement de la valeur, mais de la valeur perçue. Si la marque fait totem, c’est parce que les consommateurs ont appris, collectivement, à la percevoir comme tel. Les profits que peut espérer engranger une entreprise dépendent du regard que porte le consommateur sur la marchandise, regard qui a été façonné, éduqué, préparé par le bruit promotionnel-médiatique. C’est ainsi que l’on peut considérer, dans la société marchande, le regard comme un « travail », reposant sur la capacité humaine à créer « un surplus éthique – une relation sociale, du sens partagé, un engagement émotionnel qui n’était pas là auparavant – autour d’une marque ».

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  Comme l’a perçu Thorstein Veblen dès le début du XXe siècle, la grande entreprise « en est venue non seulement à dominer la structure économique, mais à maîtriser également l’institution de la vie civilisée ».

2. La spectacularisation de la marchandise

 Diversification et rotation des marchandises, vastes rayonnages, abolition de l’obligation d’achat et des négociations, libre accès… Toute l’ingénierie spatiale et commerciale des grands magasins a permis de réinventer le rapport du chaland à la marchandise. Tout d’abord, en abolissant l’obligation morale d’acheter et la pratique de la négociation, les grands magasins ont fait de la passivité la norme.

3. La dynamique des marchandises

 L’un des grands signes d’appartenance à la bourgeoisie est la possession d’un salon. Selon l’expression de Goblot, on peut qualifier cette pièce de « barrière » et de « niveau » : c’est une barrière qui sépare la bourgeoisie qui en possède des classes inférieures qui n’en possèdent pas et c’est un niveau, un signe de reconnaissance, englobant toutes les strates de la bourgeoisie, qui ont en commun d’avoir atteint un degré de fortune suffisant pour s’offrir ce type d’espace. Dans les maisons bourgeoises, le salon est généralement installé dans la meilleure pièce, celle bénéficiant du meilleur éclairage, des plus beaux plafonds. Les meubles utiles et les objets intimes y sont proscrits. C’est un espace d’apparat, un théâtre aristocratique au sein duquel il est d’usage de recevoir ses visiteurs. La grande bourgeoisie possède souvent deux salons : un salon de famille, dédié au confort quotidien, et placé dans les appartements privés, et un salon d’apparat, plus directement accessible et réservé aux mondanités.

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  Avec l’art industriel s’ouvrait l’ère du faux et de sa consommation frénétique de signes. La multiplication des marchandises entraînait la possibilité matérielle d’universaliser la lutte statutaire par les objets. Par sa façon d’accumuler et de disposer des bibelots et un mobilier éclectiques dans ses appartements, de couvrir sa femme de dorures et de riches étoffes, le bourgeois – grand comme petit – affirmait son identité de classe et, par l’émulation qu’il entraînait à sa suite, contribuait à l’éclosion d’une société de consommation. Celle-ci allait s’établir peu à peu, par le ruissellement des marchandises à travers la pyramide sociale. Mais, avant d’expliquer plus en détail cette prolifération des objets, il est nécessaire de comprendre le passage de l’ordre à la classe.

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  Aux valeurs d’usage et d’échange de la marchandise, bien connues de l’économie classique, il faut rajouter la valeur de signe. 

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LE SNOB, LE DANDY ET LE BOHÉMIEN : LES TROIS FIGURES DU PROTOCONSOMMATEUR

Une figure sociale du XIXe siècle incarne tous les phénomènes et tendances que nous venons de décrire dans ce chapitre : il s’agit du dandy, héraut de la culture du soi et de la distinction individuelle via la possession et l’ostentation d’objets-signes. Le dandy participe d’un mouvement qui vise à « fonder une espèce nouvelle d’aristocratie d’autant plus difficile à rompre », écrit Charles Baudelaire, qu’elle est « basée sur les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes que le travail et l’argent ne peuvent conférer ». C’est un « aristocratisme se moquant de l’aristocratie », tout entier centré sur la distinction individuelle, l’originalité et la subjectivité. Le dandy se singularise par le goût et déploie sa supériorité esthétique par la marchandise, par l’ordonnancement original d’objets. C’est sa capacité à « construire sa tenue comme un chef-d’œuvre » qui lui confère sa supériorité aristocratique. Son art du vêtement est indissociable d’une attitude élégante, provocatrice, originale, voire extravagante qui fait de lui un être insaisissable et illisible, et donc inimitable et hors d’atteinte des gens du commun et de leur trivialité. Convaincu d’être remarquable, le dandy apparaît telle la figure absolue de la recherche de distinction par les objets, les manières et l’attitude. Son dédain et son dégoût lui permettent d’ériger face au monde des barrières infranchissables. En cela, le dandy est la figure indéniable du protoconsommateur. Sa volonté de se façonner une identité, une image, un « moi » hors norme est symptomatique de l’« entreprise de soi » qu’impose l’individualisme de marché. En faisant de lui-même sa propre œuvre d’art, le dandy incarne la « conception protomoderniste du goût comme disposition subjective originale et créative ». Personnification de la distinction, il s’oppose à la figure du snob, qui, elle, représente l’affiliation. Tandis que le dandy se veut radicalement différent et cherche, par son apparence et ses manières, à étonner, voire à choquer, le snob cherche surtout à se conformer aux usages d’un groupe social supérieur pour mieux intégrer ses rangs. La différenciation tapageuse est pour lui dangereuse, car intégrer les strates supérieures de la bourgeoisie nécessite de se fondre discrètement dans les modèles en place. Figures majeures de la bourgeoisie du XIXe siècle, le dandy et le snob sont en quelque sorte les incarnations des logiques de distinction et d’affiliation qui, par leur tension, donnent à la société de consommation toute sa force motrice et sa puissance sociale.

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 Le bohémien, lui, a choisi la marginalité ; il a renoncé à l’aisance matérielle par amour de l’art.

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 Ce que l’on appelle le « ruissellement des marchandises » est donc une tendance importante, mais pas unique, dans la dynamique de diffusion des objets. Ce qui anime le jeu marchand, c’est plus simplement cette dynamique même : le mouvement des marchandises à travers le corps social est sens cesse activé et réactivé par l’énergie qu’investissent les groupes humains dans le jeu de la distinction-affiliation. Les objets sont sans cesse investis, désinvestis et réinvestis par ces jeux d’orgueil incessants. 

4. Le fantôme de la marchandise

 Ce que l’on appelle aujourd’hui le « placement de produit » est souvent perçu comme un phénomène tardif et périphérique aux médias audiovisuels comme la télévision. Le fait pour un marchand de « placer son produit » au cœur d’une image est en fait intrinsèquement lié à la médiation, quel qu’en soit le support. L’image populaire – premier médium de masse – est, dès l’industrialisation des instruments de production, enrégimentée par les pouvoirs marchands, qui font produire et distribuer gratuitement des gravures afin de construire à la fois leur capital de marque individuel et une culture de consommation collective.

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 Par ses illustrations, reportages et articles, le magazine remplit une fonction fondamentale de figuration : il fait exister des pratiques, des objets et des corps qui, sans lui, demeureraient inconnus, car lointains donc invisibles. 

 La deuxième fonction des magazines qui émergent à partir des années 1890 est l’implémentation d’un imaginaire social favorable à la consommation. 

 La troisième fonction que l’on peut trouver aux magazines est la normalisation de la marchandise, c’est-à-dire la facilitation de son intégration dans les habitudes quotidiennes.

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L’histoire de la société de consommation peut être comprise comme celle de la multiplication et de la mise à proximité des images. Autrement dit, l’imaginaire de consommation et sa croissance s’expliquent par l’accélération de la circulation des images, à travers l’espace et le temps. L’homme du XXIe siècle demeure essentiellement un sédentaire, mais, contrairement à ses lointains aïeux, il a parcouru le monde par les images et sa mémoire est pleine « d’ailleurs ».

5. L'esprit de consommation

 Les médias de masse qui émergent à la fin du XIXe siècle permettent à l’individu de s’affranchir mentalement de sa communauté, de se construire un imaginaire de consommation riche de multiples objets-signes. 

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Les hommes ne travaillent désormais plus directement à leur survie, mais se consacrent à la vente du produit de leur travail, vente qui leur permet de subvenir à leurs besoins par le marché. Il leur est de plus en plus possible d’échapper à l’ordre communautaire et à la surveillance des voisins, en allant s’employer dans l’anonymat des villes, où les lumières, les images, les divertissements et les magasins attirent.

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 Il faut comprendre la culture montante de la subjectivité par la marchandise en rapport avec l’individualisme économique et politique qui l’accompagne. Dans la société de marché, chacun est perçu comme responsable de sa réussite et de ses échecs, chacun est jugé à l’aune de ses accomplissements. C’est pourquoi au tournant du siècle, lors de la longue transition, les notions de « tempérament » et de « vertu » s’effacent au profit de celles relevant de la « personnalité ». On relève alors dans la presse et les manuels de savoir-vivre de moins en moins de célébrations de la frugalité, de l’épargne, du sens du devoir et d’autres qualités typiques de la mentalité de production, et davantage de portraits soulignant le charme, l’attraction, le magnétisme, le brillant et le charisme d’individualités exemplaires. « Les nouveaux manuels insistent sur le contrôle de la voix, la prise de parole en public, l’exercice physique, de bonnes habitudes alimentaires, un bon teint et une bonne toilette – ils s’intéressent peu à la moralité. » Ainsi, « la posture sociale exigée de chacun dans la nouvelle culture de la personnalité est celle du performer ». Pour faire preuve de personnalité, pour faire impression, il faut développer des compétences d’acteur et savoir gérer son apparence, comme l’indique bien d’ailleurs la formule anglo-saxonne impression management.

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 C’est une dynamique, une dialectique : « La consommation alimente un constant changement social et le changement social alimente des réformes constantes de la consommation. » Cette interrelation essentielle entre infrastructure économique et superstructure mentalitaire rappelle ce célèbre passage du Manifeste de Marx et Engels : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner en permanence les instruments de production, donc les conditions de la production, donc l’ensemble des rapports sociaux. […] Le bouleversement constant de la production, l’ébranlement incessant de toutes les conditions sociales, l’insécurité et l’agitation perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les époques antérieures. »

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Au XIXe siècle, la marchandisation des loisirs reconfigure la danse et renverse son collectivisme et son fonctionnalisme traditionnels. À un niveau formel, la danse s’atomise : les rondes et les caroles laissent place à de nouvelles « danses à figures, fragmentant la chaîne en cellules plus restreintes : bourrées d’Auvergne, jabadaos bretons, rigaudons de Bresse et autres danses régionales qui regroupent deux, quatre, six partenaires, rarement plus ». 

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 La valse, scandaleuse car érotique au XIXe siècle, devient au début du XXe désuète et rigide. Elle se dégrade – ou dégénère, disent les réactionnaires – en des formes plus libres et frénétiques. Le « spiel » – de l’allemand spielen, jouer – est un exemple de danse, populaire dans les années 1900, qui excite les pas de la valse pour la parodier et rapproche les partenaires, désormais totalement collés l’un à l’autre. Le spiel s’oppose au caractère distant, régulier et contrôlé de la valse telle que la pratiquent les classes supérieures. C’est une danse instable, palpitante et tourbillonnante. 

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 Des centaines de nouvelles danses effrénées prolifèrent dans les années 1910 et 1920. On citera, parmi les plus connues, le shimmy, une danse consistant à agiter les épaules pendant que le reste du corps reste assez rigide, et le black bottom, un enchaînement de pas latéraux sautillés. Toutes ces nouvelles danses, dites « jazz », ont en commun l’improvisation : chaque danseur entreprend ses mouvements sur la base d’un répertoire prédéfini de gestes, en fonction de l’attitude du partenaire et du rythme de la musique. La danse se transforme dès lors en un mode d’expression personnel. Par cette libéralisation, la danse devient compétitive. Alors que, dans le cadre communautaire, la rigidité des enchaînements assurait la pleine égalité des participants, avec les danses individualisées, les talents des uns et des autres les différencient, les rendent plus ou moins populaires et influencent leur socialisation.

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 La flapper est un stéréotype de consommation, en ce sens que son identité dépend de l’association de plusieurs produits typiques et récurrents. 

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 Par leur consommation, les flappers signifient un style de vie, une attitude libérée. 

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 La victorienne incarne l’économie de la rareté, la mentalité de production, sa stabilité et ses impératifs ascétiques. La flapper, elle, est un être d’intensité, de mouvement et de jouissance, qui puise dans le marché les objets-signes de son émancipation. La flapper transgresse les normes de genre, provoque, affirme son envie de bouger et de jouir. Elle incarne la mentalité de consommation nouvelle. Plus largement, son hédonisme affiché et proclamé, sa nonchalance, ses provocations et son mépris des anciennes normes font d’elle l’annonciatrice du cool qui prospérera dans les années 1960, et que nous évoquerons plus tard dans ce livre.

6. L'ingénierie sociale

 La foule est certes féroce, mais aussi fondamentalement impuissante.

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 Quelques années après la parution de Psychologie des foules, les idées de Gustave Le Bon sont contredites par Gabriel Tarde, dans son ouvrage L’Opinion et la foule. Selon ce dernier, l’époque qui s’ouvre n’est pas celle des foules, mais des publics. La foule est au contraire le groupe social du passé. La contagion psychique qui s’y produit s’explique par une proximité physique, animale ; elle est par là même limitée, circonscrite et évanescente. Le public, lui, est tout à l’inverse extensible à l’infini, c’est une collectivité purement spirituelle, « une dissémination d’individus physiquement séparés et dont la cohésion est toute mentale ». 

7. L'ingénierie symbolique

  Cette nouvelle ingénierie pourrait être la réponse à donner à une crainte qui anime bien des économistes : la crise de surproduction. « De nos jours, commente Edward Bernays, c’est l’offre qui doit s’efforcer de créer une demande à sa mesure […]. Au moyen de la publicité et de la propagande, [l’entrepreneur] s’efforce de rester en contact permanent avec le grand public, de façon à créer une demande continue sans laquelle son usine coûteuse ne dégagerait pas de profitsa. » Ainsi, les entreprises sont contraintes d’investir dans un marketing de la demande : connaître la structure, les préjugés et les goûts du public et, si ceux-ci ne conviennent pas, contribuer à les changer. C’est le service ambitieux que proposent des consultants comme Edward Bernays à leurs clients.

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  Le travail publicitaire consiste à faire en sorte que les marchandises symbolisent une personnalité, une valeur, un attribut, une qualité, un statut social… Les publicités informent le spectateur de ce que la marchandise signifie sur le marché symbolique ou, plutôt, de la signification que le marchand la commercialisant souhaiterait la voir endosser. 

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 La publicité dite « anxiogène » est symptomatique de ce renversement de perspective. Elle se développe fortement à partir des années 1920 dans tous les médias occidentaux et consiste à mettre en scène des situations d’échec et de honte sociale, voire des malheurs comme le chômage, le divorce ou la maladie. Dans les publicités anxiogènes, le personnage central, auquel est censé s’identifier le lecteur, est un inadapté. Il ne se conforme pas à une pratique de consommation – mettre du déodorant, utiliser un bain de bouche, être manucuré, etc. – et se retrouve de ce fait rejeté et moqué. Ces publicités visent à provoquer chez le spectateur la peur d’être sans le savoir un déviant. Elles sont particulièrement nombreuses dans l’industrie des produits d’hygiène et des cosmétiques. La marque Listerine est emblématique du mouvement : elle a essaimé ses publicités anxiogènes aux quatre coins du monde occidental dans les années 1920-1940, incitant les gens à se prémunir du terrible danger de l’« halitose », un obscur terme médical signifiant la mauvaise haleine. 

8.  Le système domestique

 Le marketing à destination des enfants s’intensifie dans la seconde moitié du XXe siècle, car ceux-ci constituent peu à peu un marché primaire et une communauté imaginée. Un marché primaire, puisqu’ils sont de plus en plus dotés d’argent de poche ; et une communauté imaginée, car le pouvoir médiatique leur fournit à eux aussi une culture et une conscience collectives. « Les jouets, les publicités et les dessins animés sont la lingua franca des jeunes enfants […]. À table, ils admirent chez les uns et les autres les t-shirts et les lunchboxes à l’effigie de personnages de cinéma et de télévision. Lors des temps de partage, ils exhibent fièrement les Tortues Ninja, Barbies, Batman et Petits Poneys achetés à Toys “R” Us pour leur anniversaire. La plupart des enfants connaissent les mêmes publicités, les mêmes programmes télévisés, les mêmes films et les mêmes musiques. En portant en étendard leurs préférences médiatiques, en emportant avec eux leurs objets les plus fétiches, les enfants rendent visible leur identification avec les produits éphémères de la culture de consommation. » Très tôt, les marchandises constituent leur langue commune. Significatif à cet égard est le surnom donné par certains auteurs à la télévision : the baby-sitting machine. En plaçant ses enfants devant la télévision, la mère se ménage du temps pour s’acquitter de ses nombreuses tâches domestiques ; elle les confie à un collectif de marchands qui se charge de les éduquer à la consommation.

9. Le nouvel esprit de la consommation

 

C’est dans ce contexte anxiogène que va se développer, lors des long sixties, une nouvelle doxa politique fondée sur le rejet du conformisme répressif. Cette nouvelle sensibilité, bientôt dominante, puise son inspiration dans l’existentialisme, chez les francfortiens Horkheimer et Adorno, les freudo-marxistes Reich et Marcuse et les situationnistes Debord, Vaneigem et Lefebvre. Ces diverses influences vont se mêler de façon variable selon les pays, et confluer vers une notion centrale et fédératrice : l’aliénation. Ce « mot-moment » est omniprésent dans les discours critiques qui dénoncent la passivité, l’uniformité et la répression imposées par le capitalisme à la créativité et à la jouissance humaines.

Programmatique à cet égard est l’essai d’Herbert Marcuse, Eros et civilisation (1955). Dans cet ouvrage, Marcuse s’attaque à l’idée freudienne selon laquelle une civilisation non répressive serait impossible. 

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 Lutter contre le capital, c’est désormais lutter contre l’aliénation, par un travail individuel de conscience, et renouer ainsi avec une authenticité humaine originale. Cette idéologie politique émergente, de type thérapeutique et égocentré, vise la transformation de soi par de multiples activités de plaisir, d’imagination et de jouissance, qui sont perçues comme autant d’actifs corrosifs pour le système répressif.

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 L’anticonformisme est devenu l’axe fondamental de la communication corporate. Aucune entreprise n’illustre mieux cet état de fait qu’Apple, qui caracole en tête du palmarès des multinationales au plus fort capital de marque depuis des décennies. Tout le storytelling d’Apple est depuis les débuts de l’entreprise consacré à la construction et à l’entretien de son image de rebelle. Pour un spot télévisé intitulé 1984, année de sortie du Macintosh, Apple a diligenté le réalisateur Ridley Scott afin de mettre en scène un univers industriel et dystopique où, sur écran géant, un big brother inspiré du célèbre roman de George Orwell délivre un discours dominateur à une foule aliénée et léthargique. Dans cet auditorium débarque une jeune femme athlétique pourchassée par des soldats. Vêtue d’un short rouge et d’un t-shirt blanc à l’effigie de Macintosh, l’héroïne rassemble ses forces et détruit l’écran géant d’un coup de masse. Une voix off commente alors : « Le 24 janvier 1984, Apple Computer présentera son Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984. » Dans cet imaginaire, la force totalitaire, Big Brother, renvoie à IBM PC, la grande entreprise froide, industrielle et désincarnée. Apple est le libérateur, qui arrache l’ordinateur des griffes des grandes entreprises et du gouvernement pour le rendre accessible au peuple. Dans ce storytelling, qui s’est poursuivi tout au long de l’histoire d’Apple, l’entreprise n’est pas une institution privée à la recherche de profit, mais une force révolutionnaire visant à « aider les gens du commun à s’élever au-dessus des institutions les plus puissantesu ». Toute la rhétorique d’Apple à travers les décennies n’est que la reformulation du crédo contre-culturel in a nutshell : l’utilisateur d’Apple, contrairement au conformiste PC, est un artiste, un rebelle, un irréductible et insaisissable individu – « Think different ».

10. L'hyperconsommateur

 

Revenons à notre point de départ : la circulation des marchandises. Celle-ci n’a pas cessé d’augmenter depuis la viabilisation des routes et la mise en place des chemins de fer au XIXe siècle. L’« annihilation de l’espace à travers le temps » s’est particulièrement accrue depuis les années 1960, sous l’impulsion de la conteneurisation et de l’informatisation qui ont démultiplié les échanges commerciaux. Dans les ports du milieu du XXe siècle, la circulation des marchandises était encore grandement limitée par une logistique tributaire des efforts physiques de nombreux dockers. Ceux-ci embarquaient et débarquaient un à un les centaines de tonneaux, de cageots et de ballots constituant les cargaisons. Ces chargements et déchargements prenaient des jours. À partir des années 1970, le processus se mécanise totalement : les produits sont désormais enfermés, en amont, dans de grands conteneurs en métal qu’une grue déplace du camion de livraison vers un navire porte-conteneurs et inversement. Ce nouveau système permet de décharger plusieurs tonnes de marchandises en quelques dizaines de minutes, là où autrefois des dockers œuvraient pendant des jours.

La modernisation du transport maritime entraîne la mondialisation de la production marchande. 

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 À mesure que se renforce l’infrastructure, la distance physique et psychologique entre l’homme et la marchandise décroît. Prenons l’exemple d’un homme achetant un livre, à vingt ans d’intervalle. Dans les années 1990, après avoir entendu parler de l’ouvrage, il en note soigneusement le titre et l’auteur. Quelques jours plus tard, à l’occasion d’une promenade en centre-ville, il rend visite à son libraire, qui commande le livre auprès du distributeur. La librairie rappelle son client la semaine suivante : l’ouvrage est disponible, l’intéressé pourra venir l’acheter à l’occasion de sa prochaine visite. Ce même individu, dans les années 2010, connaît un tout autre parcours. Juste après avoir entendu parler d’un ouvrage intéressant, il l’achète en un geste depuis son smartphone.

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L’accroissement de la chaîne logistique et la complexification du procès de production renforcent le rapport fétiche à la marchandise. À mesure que se développe le marché et que prolifèrent les produits nouveaux, le rapport d’ignorance à la marchandise s’aggrave. Prenons l’exemple des produits alimentaires. Comme nous l’avons détaillé dans le premier chapitre de ce livre, notre conception de la nourriture a été complètement reconfigurée par l’industrie. Depuis deux siècles, le consommateur s’éloigne toujours davantage du processus productif : de la culture et de la transformation concrètes des aliments. Il développe une tendance à percevoir l’aliment tel un phénomène en soi. Cette tendance s’accroît encore dans le dernier tiers du XXe siècle avec la diffusion massive des fours à micro-ondes dans les foyers. Se développe alors une industrie des plats surgelés individuels, qui ne nécessitent plus, pour être consommés, que d’être sortis de leur emballage et réchauffés. Dans cette configuration, non seulement le consommateur est abstrait du rapport concret à l’agriculture, aliéné à la production concrète des aliments qu’il consomme, mais il est également rendu totalement ignorant du travail de transformation nécessaire à la constitution de son repas.

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L’ignorance est structurelle : la division du travail et la complexification du procès de production sont telles qu’il est impossible à l’individu, quel qu’il soit, de saisir les constituants des objets qui l’environnent quotidiennement. Le consommateur moderne est d’autant moins capable de se figurer la production et de saisir la matérialité du monde marchand qu’il occupe lui-même un emploi spécialisé et souvent tertiarisé. À mesure qu’il est entré dans le salariat et l’urbanité, l’homme a surinvesti l’espace domestique. Son habitation est devenue un cocon, un espace d’intimité et de repli sur soi : c’est d’autant plus vrai qu’elle s’est remplie, au fil du temps, d’une multitude d’appareils permettant l’individualisation du divertissement. La radio, la télévision, le téléphone et l’ordinateur sont des objets qui étaient tous, dans les premières années de leur exploitation marchande, des produits uniques à usage collectif, bien en vue dans un espace partagé. La radio et la télévision occupaient le salon où communiaient tous les membres de la famille ; le téléphone et l’ordinateur ne pouvaient être utilisés que par une personne à la fois. Avec le temps, le prix de ces objets a chuté ; ils se sont massifiés, miniaturisés, de telle sorte qu’il est devenu possible de les disséminer dans tous les renfoncements de l’espace domestique. La transformation de ces objets collectifs en objets individuels a alimenté la désynchronisation des activités familiales. Chacun a pu cultiver ses propres pratiques de consommation, entretenir de longs tête-à-tête avec lui-même ou, plutôt, avec la multitude elle aussi croissante de personnages peuplant l’univers médiatique.

Le développement d’Internet a parachevé le règne de l’image, inauguré quarante ans plus tôt par la télévision. Un adolescent enthousiasmé par une musique entendue à la radio dans les années 1990 devait s’échiner à en trouver l’auteur, se rendre en magasin pour se procurer l’album et, s’il voulait voir apparaître l’artiste, scruter la presse et parcourir les chaînes musicales des réseaux câblés et satellites. Le processus pouvait s’étaler sur des mois. Dans la même situation, un adolescent des années 2010 sort son smartphone et passe la chanson à la moulinette d’une application de reconnaissance musicale. Une fois l’artiste identifié, quelques minutes lui suffisent pour survoler sa biographie, son entière clipographie et les multiples photographies dépêchées par les moteurs de recherche d’images. Internet est symbolique de l’exponentielle que nous décrivons ici : chaque jour, le réseau se « gonfle » de millions de données textuelles, photographiques et audiovisuelles supplémentaires.

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 Le marché n’a fait qu’exacerber ce rapport aux choses, en faisant des objets et des pratiques de consommation les dispositifs centraux de la définition et de la mise en scène de soi. Dans la société moderne, urbaine et massifiée, la marchandise est le médiateur central, le régulateur indispensable des échanges anonymes. Dans cette société, les identités ne sont ni héritées ni prescrites, elles semblent être à « inventer ».

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