mercredi 2 novembre 2016

Celle que vous croyez – Camille Laurens



Celle que vous croyez – Camille Laurens

« Va mourir » : c’est ce que le monde entier dit aux femmes, plus ou moins fort. La littérature s’en fait l’écho, du reste. Vous n’avez qu’à lire Houellebecq – vous avez dû le lire, lui ? Vous seriez bien le seul… – ou Richard Millet : je me souviens d’un roman de lui dans lequel une femme décidait de mourir à quarante-quatre ans. Quarante-quatre ans : c’était l’âge, pour elle (ou pour lui !) où une femme perdait sa beauté et n’avait plus, par conséquent, qu’à se suicider. Et elle le faisait ! C’était ça, l’horreur du livre : le narrateur, son amant, accompagnait tout du long son agonie comme une chose inéluctable, programmée, aussi fatale que la diminution de son désir pour elle. Qu’aurait-il pu faire d’autre que de constater tristement sa déliquescence – je vous le demande ? Quant à Houellebecq, on connaît sa chanson. L’effondrement précoce du potentiel érotique des femmes est inéluctable puisque lié aux seuls critères physiques dont usent les hommes « inéducables » depuis « des millénaires », tandis que les femmes, « bien éduquées », peuvent être séduites par la richesse, le pouvoir ou l’intelligence. Et pourquoi ne pas éduquer les hommes ? Pourquoi sommes-nous condamnés à n’être rien par ceux-là mêmes qui feignent de nous plaindre ? Va mourir, c’est la seule devise des hommes pour les femmes, si on creuse un peu – c’est le cas de le dire. Va mourir, dégage, place aux jeunes, place aux hommes. Elles sont d’éternelles exclues, des humains de seconde zone.


Après ce premier coup de téléphone, il y en a eu d’autres. C’était d’une grande douceur et d’une grande banalité, mais chaque fois qu’ils se terminaient, j’avais comme une angoisse d’amour – la peur de perdre qui va toujours avec l’amour, chez moi. Je me raisonnais, je me disais : « Tout ça est une pure fiction. Il est amoureux de toi, mais ce n’est pas toi. Tu es amoureuse de lui, mais sans le connaître. » Mais je me répétais aussi la phrase merveilleuse d’Antonioni, je ne sais plus dans quel film : « L’amour, c’est vivre dans l’imagination de quelqu’un. » Vous connaissez une meilleure définition ? L’amour, c’est vivre dans l’imagination de quelqu’un. Une fiction, oui. Et alors ? Être aimée, c’est devenir une héroïne. L’amour, c’est un roman que quelqu’un écrit sur vous. Et réciproquement. Il faut que ce soit réciproque, sinon c’est l’enfer. Alors nous, on s’aimait, on s’aimait vraiment, Chris et moi : je vivais dans son imagination, ça c’est sûr, je me sentais vivante dans sa tête. Et il occupait mes pensées. J’essayais de me représenter sa vie à l’aide des informations qu’il me donnait. Une phrase d’adolescent comme : « j’ai accompagné ma mère chez le dentiste » ou « mon grand-père est à l’hôpital » me plongeait dans un délire d’empathie amoureuse. Il me parlait avec sincérité de son manque d’argent, de son ambition artistique, l’un entravant l’autre. Il entrelaçait ses paroles de phrases très tendres, un peu naïves, qui me laissaient sans défense contre lui : « Tu es mon rayon de soleil », « ne m’oublie pas », « j’ai envie de parler de toi à tout le monde, tout le temps ». Cependant, il donnait toujours à notre lien le nom d’amitié, et moi aussi. Je me demandais ce que Jo, à supposer que Chris se confie, ce que Jo pensait d’une relation si platonique – il devait trouver ça complètement débile !



C’est le contraire qui s’est produit. Je croyais lui redonner de l’espoir : personne n’était mort pour elle. Et je lui ai apporté le désespoir : personne n’était mort pour elle. J’ai compris trop tard que c’était ce mort qui la faisait vivre. Cette passion tragique la justifiait : elle avait été follement aimée. Au fond, elle ne résidait ici, à La Forche, que pour pouvoir continuer à vivre dans cet amour. Une clinique psychiatrique, c’était le lieu idéal pour elle, l’endroit où vivre : les fous et les amoureux appartiennent à la même espèce, d’ailleurs on dit « amoureux fou ». Ici, on ne la dérangeait pas dans sa jouissance morbide. Sa tragédie était merveilleuse. Si elle me parlait si volontiers lors de nos entretiens, c’était pour le plaisir de rester dans l’histoire. Et j’ai tout détruit. J’ai cru que la vérité la ramènerait à la vie. Mais tout le monde n’est pas prêt à la vérité. Les gens s’en foutent, de la vérité. Ce qui compte, c’est ce qu’ils croient. La vérité, ils écrivent par-dessus. Ils la font disparaître à force de fictions, de récits. Ils vivent de ça, de ce qu’ils se racontent. Leur vie est un palimpseste. Inutile d’aller voir dessous. Nous autres psys, nous prétendons à la vérité. N’importe quoi. L’HP, c’est tout le contraire : c’est pour se protéger de la vérité.
Son visage, quand je lui ai montré le profil de Toph sur mon portable ! Souvenir terrible. J’ai compris à ce moment-là, en une fraction de seconde, que j’avais eu tort, que c’était un désastre. Elle l’a reconnu, j’ai vu son regard quand elle l’a identifié. Son monde s’est écroulé, elle a glissé de la chaise et elle a juste dit en s’effondrant sur le sol : « Quelle honte. » Je ne sais pas si elle parlait d’elle, de Chris, de Jo. Ou bien de moi. Car j’ai eu honte, c’est vrai. Je ne peux rien dire d’autre. J’ai honte et je souffre. Le pervers, c’est moi, selon toute apparence. Mais je n’ai pas voulu ça, oh non, je n’ai pas voulu.
Ensuite elle a eu ses crises si graves, elle délirait, elle délirait le monde. Elle délirait pour rester en vie. Mais mourir est une force majeure. Et j’ignorais qu’elle ne prenait pas ses médicaments, qu’elle les accumulait cachés au pied du figuier.



Être détrompé est pire qu’être trompé, on n’est plus protégé par l’illusion, on n’a plus rien devant les yeux pour nous masquer le réel – plus de voile sur son éblouissante nudité. Le réel est ce qui ne change jamais, ce sur quoi on n’a pas prise. S’en rendre compte est terrifiant. Alors il faut chasser la pensée et rassembler son corps dans sa peau, retrouver la sensation du plaisir, essayer de rattraper le malheur avec la vie. « Tiens, il y a des CD… Qu’est-ce qu’ils ont comme musique ? » J’ai enclenché un disque de Manu Chao et je me suis mise à danser follement, le rythme gai m’entraînait dans l’inconscience, il me vidait littéralement la tête. Chris allait peut-être venir danser avec moi, me disais-je. La danse est comme le sexe – une façon de se rapprocher sans passer par les mots. Mais il s’est levé d’un air exaspéré, a rassemblé ses affaires et s’est enfermé dans la chambre du fond. La tempête enrageait, les branches giflaient les fenêtres, la lumière tremblait, je dansais agrippée au vent.

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