lundi 7 novembre 2016

Les abeilles de verre – Ernst Junger



Les abeilles de verre – Ernst Junger

C’est l’une de nos illusions d’optique qui nous fait ramener ces mutilations à l’accident. En fait, les accidents procèdent des mutilations qu'ont déjà subies les germes de notre monde, et l'accroissement numérique des amputations est l'un des symptômes qui trahissent le triomphe de la morale du scalpel. La perte a eu lieu bien avant d’entrer visiblement en ligne de compte. Le coup de feu a depuis longtemps été tiré ; où qu’il apparaisse, sous la forme de progrès technique, fût-ce dans la lune, un trou reste béant.



Excellence humaine et perfection technique sont irréconciliables. Nous sommes contraints, si nous tendons vers l’une, de sacrifier l’autre ; c’est de ce dilemme que divergent les voies. Le reconnaître, c’est travailler plus honnêtement, dans un sens ou dans l’autre.
La perfection vise au mesurable, et l’excellence à l’incommensurable. C’est pourquoi les mécanismes parfaits sont nimbés d’une gloire sinistre, mais fascinante.


Je pourrais m’arrêter ici, comme dans les romans où l’on se hâte vers une conclusion satisfaisante.
Mais dans le cas présent, d’autres principes ont cours. Aujourd’hui, pour vivre, il faut ne plus croire à l'happy end, renoncer consciemment à elle. Il n’y a pas de siècle heureux, mais il y a l’instant de bonheur, et la liberté dans l’instant. Laurent lui-même, suspendu dans le néant, avait encore un instant de liberté ; il pouvait changer la face du monde. Ne dit-on pas qu’au cours d’une telle chute, votre vie entière vous repasse devant les ; yeux ? C’est l’un des mystères du temps. L’instant se marie avec l’éternité.

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