samedi 26 septembre 2020

Faber le destructeur - Tristan Garcia

 Faber le destructeur - Tristan Garcia

Petit, il m’avait tout appris. Toujours en avance sur le goût. Chez mes parents, où il n’y avait presque pas un livre, sinon le Prix Goncourt et quelques offres de France Loisirs, je regardais la télé. Faber m’a appris que la littérature existait, il m’a arraché aux séries du mercredi après-midi. Le temps que je découvre les grands classiques scolaires, il riait déjà de moi en lisant Sade, Bataille, Artaud. Je suis venu à la subversion, et il a déclaré que c’était de la branlette de curé. Finis la mort, le mal, le sexe, il voulait l’écriture par l’écriture. Les Éditions de Minuit. Lorsque je suis arrivé à Beckett, il m’avait déjà pris à revers par Joyce : l’encyclopédie plutôt que le ressassement. Six mois après, il ne jurait que par la culture populaire, la science-fiction, le policier. Je me suis accroché à Silverberg ou à Westlake, j’ai lu de tout, toujours avec un train de retard. Mais il a fallu aller au cinéma. En seconde, il a renié l’histoire officielle du septième art pour regarder du giallo et des films de zombies. Je commençais à peine à découvrir Fulci ou Bava qu’il avait compris que le cinéma était mort.  

 

 

Quant à Madeleine, désespérée, elle s’est envolée pour un mois et demi de séjour linguistique à Manchester. Elle a rapporté à l’intention de Faber des singles en CD : « My Love Life » de Morrissey, « Bizarre Love Triangle » de New Order, « One love » des Stone Roses, « Ever Fallen in Love (With Someone You Shouldn’t’ve ?) » des Buzzcocks et puis quelques 33-tours de groupes « déprimants » de Factory, dont Section 25 et les Stockholm Monsters, qu’on a tous énormément aimés. Les titres des chansons — soigneusement sélectionnées — étaient autant de messages adressés à Faber.

 

Mais de son côté il lisait beaucoup d’historiographie, les ouvrages d’Immanuel Wallerstein sur les brigands, de Lissagaray sur la Commune, qui le mettaient dans un état d’excitation singulier. En parallèle aux deux volumes d’Au bord de l’eau sur Song Jiang et les cent huit brigands, qu’il a mis trois semaines à finir, il annotait aussi les « vieilleries » de Grousset et de Maspero sur la Chine précommuniste. Enfin, il dévorait de la stratégie, dont le petit volume de Liddell Hart et le texte de Lawrence d’Arabie sur la guérilla. Faber nous entretenait de mouvements, d’insurrection et d’une « grande chose » ; mais il nous expliquait aussi que l’Occident de notre époque avait oublié les événements, les révolutions, et se vautrait dans une démocratie informe. Nous étions nés trop tard pour l’Histoire.  

 

Le week-end, nous nous réfugiions régulièrement dans la « tanière » de Faber. L’hiver de 1995 a été long et rigoureux ; je me souviens très bien de longs après-midi comateux à écouter au chaud Nirvana (Kurt Cobain était mort), Hole, L7, Hüsker Dü, les Replacements, Sonic Youth et le deuxième Breeders. De l’électricité semblait sortir de la chambre, geler au contact de l’air et dessiner dans le ciel des sculptures abstraites translucides, derrière la vitre. La chambre de Faber possédait une vaste fenêtre de forme circulaire, comme un hublot, et Faber l’ouvrait pour pouvoir fumer en dépit des protestations de Madeleine qui grelottait. La fumée s’échappait avec la musique, en direction de la gare. Faber parlait beaucoup. Il cherchait des formules et nous lui servions de public, en attendant qu’il parte à la conquête du monde. Il était évident à nos yeux qu’il incarnerait plus tard quelqu’un d’important.

 

Puis l’image du passé s’obscurcit et celle du présent, plus vive, l’emporte. Et la nostalgie retient dans l’ombre la lueur qui faiblit. Ainsi va l’affaiblissement de la sensation chez l’homme : l’éclat supérieur de la sensation présente, au lieu de ternir l’éclat de celle du passé, le rehausse ; donc on croit volontiers que l’image devenue la plus sombre est celle qui a été la plus claire. Mais si on cligne des yeux, on aperçoit deux sources lumineuses distinctes : la source intérieure du souvenir, qui nimbe le passé et le magnifie ; la source extérieure du monde tel qu’il va, qui surexpose le présent et le laisse triompher. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire