Les carnets de Malte Laurids Brigge - Rilke
J'apprends à voir. Je ne sais pas à quoi cela tient, mais tout pénètre plus profondément en moi, sans s'arrêter à l'endroit où d'ordinaire tout s'achevait. J'ai un intérieur, que j'ignorais. Tout y entre désormais. Je ne sais pas ce qui s'y passe.
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J'apprends à voir – oui, je commence. Ça ne marche pas encore bien. Mais je compte bien mettre mon temps à profit.
. Et je n'ai, par exemple, jamais pris conscience du nombre de visages qui existent.
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Hélas ! les vers signifient si peu de choses quand on les écrit trop tôt. Il faudrait attendre, accumuler toute une vie le sens et le nectar - une longue vie, si possible - et seulement alors, tout à la fin, pourrait-on écrire dix lignes qui soient bonnes. Car les vers ne sont pas faits, comme les gens le croient, avec des sentiments (ceux-là, on ne les a que trop tôt) - ils sont faits d'expériences vécues. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup d'hommes et de choses, il faut connaître les bêtes, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir le mouvement qui fait s'ouvrir les petites fleurs au matin. Il faut pouvoir se remémorer des routes dans des contrées inconnues, des rencontres inattendues et des adieux de longtemps prévus -, des journées d'enfance restées inexpliquées, des parents qu'il a fallu blesser, un jour qu'ils vous ménageaient un plaisir qu'on n'avait pas compris (c'était un plaisir destiné à un autre...), des maladies d'enfance, qui commençaient étrangement par de profondes et graves métamorphoses, des journées passées dans des chambres paisibles et silencieuses, des matinées au bord de la mer ; il faut avoir en mémoire la mer en général et la mer en particulier, des nuits de voyage qui vous emportaient dans les cieux et se dissipaient parmi les étoiles - et ce n'est pas encore assez que de pouvoir penser à tout cela. Il faut avoir le souvenir de nombreuses nuits d'amour, dont aucune ne ressemble à une autre, il faut se rappeler les cris des femmes en gésine et l'image des blanches et légères accouchées endormies, qui se referment. Il faut avoir été aussi au côté des mourants, il faut être resté au chevet d'un mort, dans une chambre à la fenêtre ouverte, aux rares bruits saccadés. Et il n'est pas encore suffisant d'avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier, quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore ce qu'il faut. Il faut d'abord qu'ils se confondent avec notre sang, avec notre regard, avec notre geste, il faut qu'ils perdent leurs noms et qu'ils ne puissent plus être discernés de nous-mêmes ; il peut alors se produire qu'au cours d'une heure très rare, le premier mot d'un vers surgisse au milieu d'eux et émane d'entre eux.
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C’est ridicule. me voilà dans ma petite chambre, moi, Brigge, âgé de vingt-huit ans, que personne ne connait. Je suis assis ici et je ne suis rien. Et pourtant ce rien se met à réfléchir ; il réfléchit dans son cinquième étage, par un maussade après-midi parisien, et voici ce qu'il pense :
Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soir réel et important ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour observer, pour réfléchir, pour enregistrer et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation dans une école pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ?
Oui, c’est possible.
Est-il possible qu'en dépit de toutes les inventions et de tous les progrès, qu'en dépit de la civilisation, de la religion, de la philosophie, on en soit resté à la surface de la vie ? Est-il possible qu' on ait encore recouvert cette superficie, qui était du moins quelque chose, d’une étoffe incroyablement ennuyeuse, qui la fait ressembler à des meubles de salon pendant les vacances d’été ?
Oui, c’est possible.
Est-il possible que toute l’histoire de l’univers ait été mal comprise ? Est-il possible que le passé soit faux parce qu’on n' a jamais parlé que des masses, exactement comme si l’on racontait un attroupement nombreux, sans rien dire de celui autour duquel tous étaient rassemblés, parce qu’il était étranger et qu'il est mort.
Oui, c’est possible.
Est-il possible qu'on ait cru devoir reprendre tout ce qui s'est passé avant notre naissance ? Est-il possible qu’il faille rappeler à chacun, qu'il procède de tout ce qui l'a précédé, que par conséquent il le sait et n'a pas à s'en faire accroire par les autres, qui prétendent mieux savoir ?
Oui, c’est possible.
Est-il possible que tous ces gens connaissent exactement un passé qui n’a jamais existé ? Est-il possible que toutes ce qui est réalité n'existe pas pour eux ; que leur vie s'écoule sans être reliée à rien, comme une horloge dans une chambre vide ?
Oui, c’est possible.
Est-il possible qu'on ne sache rien sur les jeunes filles qui cependant existent ? Est-il possible qu'’on dise : « les femmes », « les enfants », « les jeunes garçons » et qu’on ne qu'on ne pressente pas en dépit de toute sa culture, que ces mots n’ont plus de pluriel depuis longtemps, mais seulement une quantité innombrable de singuliers ?
Oui, c’est possible.
Est-il possible qu’il y ait des gens qui disent : « Dieu » en pensant que c'est une chose qu'on possède en commun ? Il suffit de regarder ces deux écoliers : l’un d'eux s’achète un canif, et son voisin s'achète le même jour, un canif en tout point semblable. Et au bout d' une semaine ils se montrent leurs canifs et il apparaît qu’il n’y a plus entre eux qu’une lointaine ressemblance - tant ils se sont transformés entre les mains de l'un et de l'autre ( " ah, dit la mère de l’un des gamins, immédiatement vous usez les choses") -, ah, voilà ! Est-il possible de croire qu'on puisse avoir un Dieu sans l’user ?
Oui, c’est possible.
Mais si tout cela est possible, même s'il devait n'y avoir là qu'un soupçon de possibilité - il faut à tout prix que quelque chose ait lieu. Le premier venu, dès l'instant où il a conçu ces inquiétantes pensées , doit commencer à rattraper le temps perdu ; même s'il s'agit de n'importe qui, même s'il n'est pas le plus qualifié ; car n’y en a pas d’autre. Il va falloir que ce jeune étranger insignifiant, Brigge, s'installe dans son cinquième étage et écrive jour et nuit. Oui, il va falloir qu'il écrive, c’est ainsi que cela va finir.
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Je suis assis et je lis un poète. Il y a beaucoup de gens dans la salle, mais on ne les sent pas. Ils sont dans les livres. Quelquefois ils bougent entre les feuillets, comme des hommes qui dorment, et se retournent entre deux rêves. Ah ! qu’il fait bon être parmi des hommes qui lisent. Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ? Vous pouvez aller à l’un et le frôler : il ne sentira rien. Vous pouvez heurter votre voisin en vous levant et si vous vous excusez, il fait un signe de tête du côté d’où vient votre voix, son visage se tourne vers vous et ne vous voit pas, et ses cheveux sont pareils aux cheveux d’un homme endormi. Que c’est bon ! Et je suis assis et j’ai un poète. Quel destin ! Ils sont peut-être trois cents dans cette salle, qui lisent à présent ; mais il est impossible que chacun d’entre eux ait un poète. (Dieu sait ce qu’ils peuvent bien lire !) Il n’existe d’ailleurs pas trois cents poètes. Mais voyez mon destin : Moi, peut-être le plus misérable de ces liseurs, moi, un étranger, j’ai un poète.
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Et moi, je me défends encore. Je me défends, quoique je sache bien que déjà mon cœur est arraché, et que si même mes bourreaux maintenant me tenaient quitte, je ne pourrais quand même plus vivre. Je me dis : il n’est rien arrivé, et pourtant je n’ai pu comprendre cet homme que parce que, en moi aussi, quelque chose arrive qui commence à m’éloigner et à me séparer de tout. Combien toujours il me fut horrible d’entendre dire d’un mourant : il ne reconnaît déjà plus personne. Alors je me représente un solitaire visage qui se soulève de dessus les coussins, qui cherche n’importe quoi de connu, n’importe quoi de déjà vu, et qui ne trouve rien. Si mon angoisse n’était si grande, je me consolerais en me persuadant qu’il n’est pas impossible de voir tout d’un œil différent, et néanmoins de vivre ; mais j’ai peur, j’ai une peur indicible de cette modification. Je ne me suis même pas encore familiarisé avec ce monde qui me paraît bon. Que ferais-je dans un autre ? J’aimerais tant demeurer parmi les significations qui me sont devenues chères ! et si pourtant quelque chose doit être changé, je voudrais du moins pouvoir vivre parmi les chiens, dont le monde est parent du nôtre.
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Des vies dont on n’aurait jamais rien appris, viennent à la surface, et se mêlent à ce qui a réellement été, et repoussent un passé que l’on croyait connaître : car ce qui remonte ainsi est plein d’une force reposée et neuve, mais ce qui toujours était là, est fatigué d’avoir été trop souvent évoqué.
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J’essaie de t’écrire, bien que plus rien n’existe après un départ nécessaire.
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L’existence de l’horreur dans chaque parcelle de l’air. Tu la respires avec la transparence; mais, une fois en toi, elle forme un dépôt» elle durcit ; elle prend entre les organes des formes aiguës et géométriques; car toutes les scènes d’épouvante et de souffrance qui se sont jamais déroulées sur les lieux des exécutions, dans les chambres de supplice, dans les maisons de fous, dans les salles d’opérations, sous les arches des ponts dans les automnes finissants, tout cela est coriace et impérissable, tout cela subsiste, et, jaloux de tout ce qui existe, reste accroché à sa terrible réalité. Les hommes aimeraient pouvoir en partie l’oublier ; leur sommeil lime doucement les sillons qui sont tracés dans le cerveau, mais les rêves l’écartent et suivent les vieux dessins. Et ils s’éveillent haletants et laissent la flamme d’une chandelle s’épuiser dans les ténèbres et boivent comme de l’eau sucrée le réconfort de cette pénombre.
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O nuit sans objets. O fenêtre murée, ô portes soigneusement closes; pratiques ancestrales, héritées du passé, confirmées par les ans et jamais entièrement comprises. O silence dans la cage de l'escalier, silence
dans les chambres voisines, silence là-haut, au plafond. O mère, toi qui seule as su marquer tout ce silence, lorsque j’étais enfant. Toi qui prends sur toi ce silence, toi qui dis : n’aie pas peur, c’est moi. Toi qui as le courage, au milieu de la nuit, d’être toi-même ce silence pour tout ce qui a peur, pour ce qui périt de peur!
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J’appris alors à connaître l’influence qu’un vêtement peut exercer immédiatement sur nous. J’avais à peine endossé l’un de ces costumes que je devais m’avouer qu’il me tenait en son pouvoir; qu’il me prescrivait mes mouvements, l’expression de mon visage et même les idées qui me venaient à l’esprit; ma main, sur laquelle la manchette de dentelle ne cessait de retomber, n’était plus du tout ma main ordinaire ; elle se déplaçait comme un acteur, oui, j'irai presque jusqu'à dire, même si cela paraît exagéré, qu'elle se regardait agir.
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Mais, maintenant où tant de choses changent, notre tour n’est-il pas venu de nous transformer, nous aussi? Ne pourrions-nous pas essayer d’évoluer un peu et de prendre lentement notre part dans le labeur de l’amour? On nous en a épargné toute la peine, aussi a-t-il glissé pour nous au rang des distractions, de même qu’il peut arriver qu’un morceau de vraie dentelle tombe dans la caisse de jouets d’un enfant ; la dentelle commence par lui plaire, puis elle cesse de lui [plaire et elle finit par tramer parmi les jouets démontés ou cassés, comme la chose la plus vile. La jouissance facile nous a corrompus comme tous les dilettantes, alors qu’on nous prête la réputation d’être des maîtres. Mais que se passerait-il, si nous méprisions nos succès et si nous reprenions à zéro le labeur de l’amour, que d’autres ont toujours accompli à notre place? Que se passerait-il, si nous nous mettions en route et devenions des débutants, maintenant ou tant de choses se transforment ?
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(Etre aimé signifie se consumer. Aimer, c’est briller comme une flamme, d’une huile inépuisable. Etre aimé, c’est périr ; aimer, c’est durer.)
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Va-t-il rester et imiter dans le mensonge la vie d’à-peu-près qu’ils lui attribuent et se mettre à leur ressembler à eux tous avec tout son visage ? Va-t-il se partager entre la délicate véracité de son vouloir et la grossière tromperie qui la corrompt à ses propres yeux? Va-t-il renoncer à devenir ce qui ne pourrait que nuire à tous ceux de sa famille qui n’ont pas le coeur assez solide?
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Il était comme un homme qui entend une langue merveilleuse et qui, dans la fièvre, se propose d’écrire dans ce langage. Il lui restait à découvrir avec stupeur combien ce langage est difficile; il ne voulut pas croire tout d’abord qu’une longue vie pouvait s’écouler avant que fussent formées les premières phrases, les brefs semblants de phrase encore dénués de sens.
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