Zilbaldone - Leopardi
L’objet des beaux-arts n’est pas le Beau, mais le Vrai, c’est-à-dire l’imitation de la Nature. Si tel était le cas, on aimerait toujours davantage ce qu’il y a de plus beau, et l’on s’élèverait ainsi vers une perfection métaphysique qui, dans les arts, écœure plus qu’elle ne plaît. Je ne parle pas ici du beau compris dans les seules limites de la nature, auquel cas c’est l’imitation de celle-ci qui fait tout le plaisir des beaux-arts, mais du beau en soi ; comme je viens de le dire, la plus grande beauté devrait alors nous procurer le plus grand plaisir, et la description d’un monde idéal nous plaire bien davantage que celle de notre monde. On voit chez tous les poètes, et en particulier chez Homère, que le but des beaux-arts n’est pas seulement la beauté naturelle. Tout grand poète aurait dû sinon rechercher le plus haut degré de beauté naturelle possible, alors qu’Homère a fait d’Achille, ou des dieux, etc., un portrait infiniment moins beau qu’il n’aurait pu, et Anacréon serait un plus grand poète qu’Homère, etc. Nous sentons bien que nous préférons Achille à Énée, etc., preuve que le poème de Virgile n’est en rien supérieur, etc. Passions, morts, tempêtes, etc., nous plaisent singulièrement en dépit de leur laideur lorsqu’elles sont bien imitées, car l’homme, si Parini dit vrai dans son discours sur la poésie1, ne déteste rien tant que l’ennui et se plaît toujours à voir du nouveau, si laid soit-il. Tragédie. Comédie. Satire. Elles ont pour objet la laideur et c’est pure question de mots que de disputer si elles sont ou non de la poésie. Il suffit que tous les tiennent pour de la poésie, notamment Aristote et Horace, et que moi, sous le nom de poésie, j’entende aussi ces trois genres. Voir Dati, Pittori, Sienne, 1795, p. 57-662.
La laideur doit, comme le reste, avoir sa place quelque part : on la trouvera rarement dans la poésie épique et lyrique, souvent dans la comédie, la tragédie ou la satire, mais c’est là une question de mots, etc., comme je l’ai dit ci-dessus. Si l’on ne décrit que rarement la bassesse, c’est parce qu’elle a rarement sa place en poésie (excepté dans les satires, les comédies et la poésie bernesque3), et non parce qu’elle ne peut être l’objet de la poésie. Or, une même chose pouvant appartenir à plusieurs genres, et ces genres être plus ou moins dignes, (3) rien n’interdit que, parmi les différents genres de poésie, l’un ait plus particulièrement pour objet la beauté, un autre la douleur, un autre encore la laideur et la bassesse ; que l’un soit plus noble et plus digne que l’autre et qu’ils n’en soient pas moins tous des genres de poésie et, enfin, que l’objet de ces genres ne puisse appartenir également à la poésie et aux arts d’imitation, etc.
La perfection d’une œuvre d’art ne se mesure pas à la perfection du Beau, mais à la perfection de l’imitation de la nature. Or, s’il est vrai que la perfection des choses consiste en substance dans la parfaite réalisation de leur objet, quel est donc l’objet des beaux-arts ?
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Mais l’art s’est aujourd’hui incroyablement développé ; tout est art et encore art ; il n’est presque plus rien de spontané, mais on recherche la spontanéité à tout prix au moyen d’une étude infinie sans laquelle il est impossible de l’obtenir, et sans laquelle, pourtant, Dante, Pétrarque, l’Arioste, etc., ainsi que tous les grands auteurs des XIVe et XVIe siècles, l’obtenaient au plus haut point (particulièrement en ce qui concerne la langue). C
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Système des beaux-arts.
But : le plaisir ; but secondaire parfois : l’utile. Objet ou moyen d’atteindre le but : l’imitation de la nature, non pas nécessairement du beau. Cause première du but produit par cet objet, ou grâce à ce moyen : l’étonnement ; puissance du merveilleux et désir de celui-ci inné chez l’homme ; tendance à croire au merveilleux ; l’étonnement est ainsi produit par l’imitation du beau comme par celle de toute autre chose réelle ou vraisemblable ; d’où le plaisir produit par la tragédie, etc., qui résulte non de la chose imitée, mais de l’imitation comme source d’étonnement. Causes secondaires et relatives aux divers objets imités : la beauté, le souvenir, l’attention prêtée à des choses que l’on voit tous les jours sans y prendre garde, etc. Cause première du plaisir suscité par l’étonnement, etc., et donc du plaisir suscité par les beaux-arts : l’horreur naturelle de l’ennui chez l’homme ; rechercher les causes de cette horreur, etc. Causes des défauts dans les beaux-arts. Disproportion, disconvenance, objets et propos déplacés, c’est à cela seul (contre ceux qui croient que les arts ont pour objet le beau) que se ramènent la lâcheté, la laideur, la difformité, la cruauté, l’obscénité, la perfidie, tous ces défauts qui, représentés ou employés à propos, n’en sont plus car ils plaisent et provoquent l’étonnement grâce à l’imitation ; ils redeviennent des défauts lorsqu’ils sont déplacés, comme, par exemple, dans des vers anacréontiques l’image d’un cyclope, ou, bien souvent, dans une épopée, le portrait d’un personnage hideux, etc. Les autres défauts et vices, l’affectation, etc., se ramènent presque tous à l’inconvenance et à l’invraisemblance issues de l’inadéquation naturelle entre les attributs de cette chose invraisemblable : ainsi, l’esprit qui saisit (7) l’inconvenance des attributs conçoit l’invraisemblance de la chose. Les diverses branches de l’imitation forment les divers objets des beaux-arts et, par exemple, les divers genres de poésie ; ceux-ci sont d’autant plus dignes et plus nobles que leurs objets le sont davantage : un genre qui aura pour objet la laideur sera un genre peu estimable et l’on ne devra pas l’associer, par exemple, à l’épopée, même si un tel genre suscite lui aussi l’étonnement et donc le plaisir au moyen de l’imitation :
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Du beau |
Du Sublime |
Du Terrible |
Du ridicule et des vices, etc. |
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Epopée, |
Poésie
lyrique, etc. |
Tragédie, etc. |
Comédie,
satire, |
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Différentes
branches du beau. |
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(8) Essayez de respirer artificiellement, ou de faire consciemment l’une de ces nombreuses choses que l’on fait naturellement : vous n’y arriverez qu’avec beaucoup d’efforts et moins de succès. Ainsi, l’excès d’art nuit : ce qu’Homère disait parfaitement avec naturel, nous ne pouvons, consciemment et avec d’infinis artifices, le dire que médiocrement, en sorte que nos efforts sont toujours plus ou moins découverts. Voir p. 461.
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Pour mener à bien un certain nombre d’activités manuelles qui comportent un risque (de se tromper, de briser quelque chose, etc.), il est indispensable de ne pas penser au danger et de s’engager hardiment. Ainsi, non seulement les poètes de l’Antiquité (notamment Homère) ne pensaient pas au risque de (10) se tromper, mais ils avaient à peine conscience de son existence ; aussi faisaient-ils preuve d’une grande hardiesse, usant de cette belle négligence qui révèle l’œuvre de la nature et non celle de l’effort. Mais nous, qui sommes si timides, non seulement nous n’ignorons pas qu’il est possible de se tromper, mais surtout nous avons sans cesse sous les yeux l’exemple de ceux qui se sont trompés ou se trompent ; par conséquent, nous pensons toujours au danger (avec raison, car 1. le goût corrompu du siècle nous conduirait facilement aux plus grandes erreurs, 2. nous constatons l’échec de nombre d’auteurs qui, jouissant d’une certaine liberté de penser et d’écrire, accouchent de monstres, comme par exemple les romantiques aujourd’hui) et nous n’osons pas nous écarter, je ne dis pas de l’exemple des anciens et des classiques que beaucoup savent pourtant abandonner, mais de ces règles (excellentes et classiques, mais qui n’en sont pas moins toujours des règles) que nous nous sommes mises dans la tête. Nous nous contentons de voler au ras du sol, n’osant jamais nous élever avec cette liberté désinvolte, sûre d’elle-même, insouciante et, dirais-je même, ignorante, qui est nécessaire aux plus grandes œuvres de l’art. Dès lors, de crainte de faire des œuvres exécrables, nous ne tentons point d’en faire d’excellentes et en donnons de médiocres, non de cette médiocrité que blâme Horace1 et qui en poésie est insupportable, mais d’une médiocrité passable : travaillée, étudiée, polie et repolie, dotée d’harmonie expressive, de beaux vers, d’une belle langue, imitée à la perfection des classiques, ornée de belles images et de belles comparaisons rendues par une parfaite exactitude des mots (ce qui trahit surtout l’art) : tout ce qu’il faut, en somme, mais on n’y retrouve rien de durable et d’universel ; il n’est plus d’Homère ni de Dante ni d’Arioste ; bref, Parini et Monti sont fort beaux mais n’ont aucun défaut. Voir p. 461.
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Le poète doit imiter et dépeindre la nature non seulement à la perfection, mais aussi avec naturel, car on n’imite la nature qu’avec naturel.
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La plupart des œuvres utiles nous procurent indirectement du plaisir en nous montrant comment l’atteindre ; la poésie nous le procure directement en nous l’administrant.
Longin cherchait à comprendre (à la fin de son traité Du Sublime) pourquoi son époque fut si pauvre en âmes nobles et expliquait que c’était en partie à cause de la fin des républiques et de la liberté, et en partie à cause de l’avarice, de la luxure et de l’indolence1. Or, ces raisons ne sont point l’origine de cet effet, mais les accompagnent. Tout ceci provient des progrès de la raison et de la civilisation, ainsi que de l’absence ou de l’affaiblissement des illusions, sans lesquelles la grandeur des pensées, la force, l’impétuosité, l’ardeur de l’esprit et les grandes actions – qui sont le plus souvent folies – n’existeraient pour ainsi dire pas. Lorsqu’un homme est éclairé, au lieu de rechercher de vains plaisirs et d’inutiles bienfaits comme la gloire, l’amour de la patrie, la liberté, etc., etc., il préfère poursuivre des plaisirs réels, c’est-à-dire des plaisirs charnels, obscènes (22), etc., terrestres en somme ; il recherche ce qui lui est utile, que ce soit de l’argent ou tout autre chose, et devient nécessairement égoïste ; il ne veut pas se sacrifier pour des chimères, se compromettre pour autrui, ni mettre en péril un bienfait aussi précieux que la vie et ses plaisirs substantiels, etc., pour un bienfait de moindre valeur, comme une louange, etc. (par ailleurs, la civilisation rend les hommes semblables les uns aux autres en traquant et en supprimant toute singularité, car en distribuant ses lumières et ses qualités, elle n’améliore pas la masse, mais la fragmente et, ainsi ramenée à une somme de petites parties, ne produit que de petits effets). D’où l’avarice, la luxure, l’indolence et enfin la barbarie qu’entraîne un excès de civilisation. Il ne fait néanmoins aucun doute que les progrès de la raison et la disparition des illusions engendrent la barbarie ; un peuple hautement éclairé ne devient pas nécessairement hautement civilisé, comme le croient les philosophes de notre temps, Mme de Staël1, etc., mais barbare : et c’est ce vers quoi nous nous acheminons à grands pas, et si vite que nous y sommes presque. La plus grande ennemie de la barbarie n’est pas la raison mais la nature (que nous suivons comme il se doit) : elle nous administre des illusions qui, lorsqu’elles jouent leur rôle, civilisent réellement un peuple. Il est certain que personne ne songerait à dire que les Romains, lorsqu’ils combattaient les Carthaginois, et que les Grecs, pendant la bataille des Thermopyles, étaient barbares, tant ces deux peuples étaient à cette époque riches de puissantes illusions et fort peu philosophes. Les illusions existent naturellement et sont inhérentes au système du monde : les supprimer totalement, ou presque, c’est dénaturer l’homme et tout peuple dénaturé est barbare car il ne suit plus le cours du système du monde. La raison est une lumière. La nature veut être éclairée par la raison, et non incendiée. Ce dont je parle se produisit chez les Grecs et les Romains ; du temps de Longin, ils étaient déjà presque barbares sans qu’il n’y eût pourtant aucune intrusion étrangère ; la barbarie naquit toute seule dans leurs pays, dans ces pays extrêmement civilisés parce que la civilisation y était excessive. Cicéron prêchait les illusions. Voir en particulier les Philippiques, mais aussi tous ses discours politiques. Il essaie toujours de convaincre les Romains d’agir en suivant leurs illusions, en leur donnant toujours l’exemple des plus grands hommes, de la gloire, de la liberté, de la patrie, de la mort préférée à l’esclavage. Quelle honte ! Antoine, un tyran de cette espèce, est encore en vie, etc. Et cependant, Rome ne parvenait pas à en faire un ennemi de la patrie, Rome où en d’autres temps ce même Antoine, poursuivi comme un tyran ignominieux, aurait été poignardé au forum ou dans la curie, Rome où tant d’armées se seraient dressées contre lui et où il y avait tant de raisons d’espérer sa défaite. On calculait, on pesait, etc., ce qui, en d’autres temps, aurait été voté à l’unanimité sans même un instant de délibération. Cicéron prêchait en vain, les illusions de jadis n’existaient plus, la raison était là et l’on se moquait éperdument de la patrie, de la gloire, des intérêts d’autrui et de la postérité, etc. ; on était devenu égoïste, on pensait à son bien-être, on envisageait ce qui pourrait se produire, sans ardeur, sans impétuosité ni grandeur d’âme, et l’exemple des grands hommes ne signifiait plus grand-chose (23) pour cette époque devenue si différente : on perdit ainsi la liberté, on ne parvint pas à conserver et à défendre ce que Brutus avait pourtant accompli sous l’emprise d’un reste d’illusion. Alors vinrent les empereurs ; la luxure et l’indolence régnèrent, et peu après, avec plus de philosophie, de livres, de science, d’expérience et d’histoire, on devint tout à fait barbare.
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(Mai 1820.)
Comme Alfieri le rapporte en termes élogieux dans Ma vie, Paciaudi appelait fort justement la prose la nourrice de la poésie1, car qui ne se nourrit que de poésie pour faire des poésies est pareil à qui ne mangerait que de la graisse pour grossir, quand on sait que la graisse animale est la chose la moins profitable pour former la nôtre et que les choses les plus profitables sont précisément les chairs juteuses mais maigres, enfin la substance tirée des morceaux les plus secs ; ainsi peut-on considérer la prose relativement à la poésie.
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La prose, pour être véritablement belle (telle était celle des anciens) et garder cette douceur et ce moelleux composés, entre autres qualités, de noblesse et de dignité, qui se manifestent dans toute la prose antique et presque jamais dans la moderne, doit toujours avoir quelque chose de poétique : non pas un élément particulier, mais une demi-teinte générale. C’est pourquoi certaines expressions techniques, par ex., qui sont très vilaines en poésie, sont vilaines en prose (je ne parle pas ici de celles qui sont absolument vilaines et plébéiennes et dépareront parfois moins dans la bonne prose que celles dont je parle ici) et d’autres, vilaines en poésie, ne choquent pas du tout en prose : par ex., ces vers de Voltaire : Je chante le héros qui régna sur la France, / Et par droit de conquête, et par droit de naissance.*1 L’aspect technique du propos, déplorable en ces vers, n’aurait rien de déplacé en prose. On voit par là combien cette prose toute parsemée d’expressions, de métaphores, de locutions, de tournures techniques aujourd’hui en vigueur principalement en France doit devenir et devient effectivement géométrique, aride, chétive, dure, sèche, osseuse et je dirais semblable à quelqu’un de maigre dont les os font saillie ; et combien elle s’éloigne de cette fraîcheur charnelle, douce, saine, vermeille, florissante, de cette souplesse et de cette dignité que l’on admire dans toute la prose qui a la saveur de l’antique.
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(46) Lorsque la lecture, les mots, le discours, les entretiens, qu’ils soient ou non littéraires (mais surtout les livres, pour le goût de l’écriture, et la conversation des hommes, pour les usages), nous donnent une mauvaise habitude, nous croyons pourtant qu’elle est naturelle, car il n’est rien de plus aisément assimilable à la nature que l’habitude, même chez les personnes les plus avisées et les plus philosophes. Nous prétendons suivre cette habitude, en disant, par ex., qu’écrire est une chose naturelle (car c’est précisément de cela que je veux parler ici – aussi bien de ceux à qui il semble naturel d’écrire un italien francisé, que de la corruption du goût en chaque genre d’écriture et de style) qui vient spontanément, et que la poésie découle de la nature, etc. Mais il ne s’agit pas de nature : c’est une habitude, une détestable habitude. En voulez-vous une preuve ? Si votre tempérament vous porte vers les beaux-arts, lisez les vrais poètes et les grands écrivains, particulièrement les Grecs, et vous constaterez immédiatement que la nature est là, et vous vous étonnerez de voir à quel point leur nature diffère de ce que vous croyiez être la nature, cependant que vous ne pouvez la récuser tant elle est évidente (comme cela se produit en effet, car il semble y avoir deux genres de naturel, sans que l’on puisse se l’expliquer, et cette dualité nous laisse sans voix). Nous y sommes : si vous voulez être poète et vous servir de ce que la nature vous transmet naturellement et justement, commencez donc, si vous avez quelque bon sens, par apprendre la nécessité absolue de l’étude (quel blasphème ! l’étude est nécessaire pour écrire et composer correctement), les leçons à tirer des anciens, des arts poétiques, des traités, etc., etc., et voyez peu à peu comme il est difficile d’imiter et de suivre cette nature que vous aviez commencé par confondre avec cette habitude si simple à exprimer – car il n’est en vérité rien de plus facile à suivre qu’une habitude, rien de plus difficile à contrarier, ce pourquoi précisément il est si difficile de suivre la vraie nature. On n’y parvient qu’en opposant à l’habitude une contre-habitude bien plus exigeante que la précédente (qui nous a habités peu à peu, dès l’âge tendre, toute seule, sans effort et sans que nous nous en soyons aperçus) puisqu’il faut l’ériger sur des fondements, la fonder en extirpant l’autre – ce qui nécessite des efforts considérables que notre précédente habitude n’exigeait pas – pour finalement l’ériger, la maintenir et la conserver au milieu d’une infinité d’autres choses (comme les lectures nécessaires, les discours, le commerce habituel, etc., les entretiens, les conversations corrompues comme à l’accoutumée, les correspondances, écouter les discours d’autrui, etc., etc.) qui nous en détournent et sont d’autant plus dangereuses qu’elles font appel à notre ancienne habitude, car la chose reste tentante et il est facile de glisser vers l’erreur. Il est donc absolument nécessaire d’étudier pour bien faire usage de cette nature sans laquelle on ne fait rien, et avec laquelle seulement vous auriez pu faire tout ou presque, mais ne pouvez plus rien, ou moins que rien, puisque vous ne pouvez que mal faire en raison de cette inévitable disposition acquise à son encontre.
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Ce que j’ai dit au début de cette pensée m’en suggère une seconde, à savoir que cette fable ne pèche pas en réalité par invraisemblance, étant donné qu’elle n’est pas écrite pour les paons, mais pour nous, qui sommes naturellement enclins à croire que ces pattes hideuses à nos yeux le sont aussi aux yeux de ces oiseaux. Bien que le philosophe n’ait aucun mal à se persuader du contraire, le poète, lui, écrit pour le peuple, pour lequel il n’est pas invraisemblable de dire, par exemple, que les étoiles tombent : Virgile2 emploie lui-même cette expression, qu’on entend chaque jour aussi bien dans la bouche des paysans que dans celle des poètes, alors que tout homme instruit sait bien que la chose est impossible.
Le poète ne doit pas dissimuler toutes ses intentions ; il ne doit pas, par ex., cacher son intention d’instruire dans un poème didactique, etc., c’est-à-dire, en somme, les intentions manifestes qui sont exposées dès le commencement du poème. « Je chante les pieux combats, etc.1. » Mais il doit cependant cacher celles qui ne vont pas naturellement de pair avec une intention manifeste, comme l’art de dépeindre avec le récit, le divertissement avec l’enseignement, toutes choses que le poète a en tête mais qu’il ne doit pas laisser paraître, quoiqu’il doive montrer ses autres intentions manifestes qui servent surtout de prétexte et de couverture à ses intentions cachées. En effet, celles-ci ne sont pas naturelles comme l’est le récit, etc., mais le plaisir, la représentation vivante, etc., doivent sembler naître spontanément et sans que le poète paraisse les avoir cherchés – ce qui, dans ce cas, ferait apparaître l’art, l’étude et l’attention, et ne serait en somme pas naturel –, puisqu’en nous figurant le poète dans sa condition naturelle nous voyons un homme qui, ayant choisi son sujet (telle est l’intention manifeste), se laisse aller à dire ce qui lui est suggéré spontanément, comme font tous ceux qui parlent, et quoiqu’il mette ici une image, là un sentiment, là une sonorité expressive, etc., de manière délibérée et réfléchie, il ne doit pas laisser paraître qu’il l’a fait ainsi, mais seulement naturellement, en suivant le fil de son discours, l’ardeur (53) de son imagination, son cœur, etc. Faute de quoi la nature n’est pas imitée naturellement et ce ne sont plus alors que des intentions en quelque sorte secondaires qu’il faut cacher, quoiqu’elles soient en réalité le plus souvent premières (comme dans les poèmes didactiques où la fin première semble et doit sembler être l’enseignement, quand ce n’est en vérité qu’un moyen, puisque la vraie fin est le divertissement). Cela vaut également pour l’orateur, l’historien et quelque écrivain que ce soit. En latin, affectation est synonyme d’intention et, chez nous, d’intention manifeste, et peut même en être la définition.
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Le principe universel des vices humains est l’amour de soi, quand il se tourne vers le même être ; le principe des vertus est le même amour quand il se tourne vers autrui, ou vers les autres hommes, la vertu, Dieu, etc.
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Lorsque l’homme conçoit un amour, le monde disparaît entièrement à ses yeux, il ne voit plus que l’objet aimé, il se comporte au milieu de la foule, des conversations, etc., comme on se comporte lorsqu’on est seul : tout semble abstrait et l’on agit sous l’emprise de cette pensée immobile et souveraine sans se soucier de l’admiration ou du mépris d’autrui, l’on oublie tout, tout devient ennuyeux en dehors de cette seule pensée et de cette seule vue. Je n’ai jamais éprouvé de pensée qui abstraie l’âme plus puissamment de toutes les choses environnantes que l’amour ; mais je dis en l’absence de l’objet aimé, car en sa présence il n’est pas utile de dire ce qui arrive, et qui n’est peut-être bien comparable qu’à une crainte immense1.
J’ai toujours été dégoûté par la bêtise des hommes, par tant d’actions basses, lâches et ridicules que je vois ou entends, surtout parmi ceux avec lesquels je vis qui en sont coutumiers. Mais je n’ai jamais éprouvé un sentiment de dégoût si profond et si fort (proche de l’envie de vomir) envers ces choses que lorsque j’étais amoureux ou entouré d’amour, car il me fallait alors me pelotonner sur moi-même à tout moment, mon état m’ayant rendu excessivement sensible à la moindre petitesse, bassesse et grossièreté de gestes, de paroles, morale ou physique, ou même seulement philologique, comme les jeux de mots, les insultes, les ragots insipides, les plaisanteries grossières, les manières rudes et mille autres choses.
Je n’ai jamais autant eu l’impression de vivre qu’en aimant, même si le reste du monde était pour moi comme mort. L’amour est la vie, le principe vivifiant de la nature, comme la haine en est le principe destructeur et mortifère. Les choses sont faites pour s’aimer réciproquement, et la vie naît de cela. La haine, même si certaines haines sont naturelles, produit l’effet contraire, c’est-à-dire la destruction réciproque, elle ronge et consume celui qui hait.
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C’est une bien belle illusion que celle des anniversaires, qui nous fait dire, quoique ce jour n’ait rien de plus à voir avec le passé que n’importe quel autre : aujourd’hui telle chose est arrivée, aujourd’hui j’eus telle joie, je fus affligé, etc., et il nous semble vraiment que ces choses qui sont mortes pour toujours et ne peuvent plus revenir, revivent cependant et sont présentes comme en ombre. Voilà qui nous console infiniment en éloignant de nous l’idée de la destruction et de l’annihilation qui nous déplaît tant et nous leurre sur ces choses que nous voudrions effectivement présentes ou qu’il nous plaît de nous rappeler en quelques circonstances particulières ; ainsi, celui qui se rend sur les lieux d’un événement se remémore et se dit : c’est arrivé ici ; il semble voir, d’une certaine façon, quelque chose de plus qu’ailleurs, bien que l’endroit soit effectivement différent de ce qu’il était alors. Ainsi en va-t-il dans les anniversaires. Et je me souviens d’avoir, avec une indicible émotion, attendu, conservé et vécu comme sacré le jour de la semaine, du mois, et enfin de l’année qui correspondait à celui où j’avais ressenti pour la première fois le coup d’une très grande passion. Raisonnable douceur à cet égard, bien qu’illusoire, des institutions, des fêtes, etc., civiles et religieuses.
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La naissance même de l’homme, c’est-à-dire le commencement de sa vie, est un danger pour la vie, comme le prouve le grand nombre de ceux pour qui la naissance est également source de mort, ne supportant ni les tourments ni les douleurs que l’enfant éprouve à la naissance. Et notez (69) qu’en examinant bien la chose, on trouvera me semble-t-il chez les bêtes un nombre proportionnellement beaucoup moins important de morts à ce moment critique ; la faute en incombe peut-être à la nature humaine, gâtée et affaiblie par la civilisation.
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La douleur qui naît de l’ennui et du sentiment de la vanité des choses est plus tolérable que l’ennui lui-même.
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Tout est néant dans le monde, jusqu’à mon désespoir, dont tout homme sensé mais plus serein que moi, et assurément moi-même dans un moment plus paisible, connaîtrait la vanité, l’irrationalité et le caractère chimérique. Pauvre de moi, ma douleur même est vaine, elle n’est rien, elle qui passera et s’annulera avec le temps, me laissant en un vide universel, en une effroyable indolence qui m’ôtera jusqu’à la force de souffrir.
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On dit souvent que pour obtenir quelque faveur, il convient d’attendre le moment où celui à qui on la demande est de bonne humeur. Si cette faveur peut être accordée sur-le-champ, ou si elle ne suppose ni engagement ni action de la part de celui que l’on sollicite, je suis d’accord. Mais pour intéresser quelqu’un à votre cas, le pousser à faire avancer un tant soit peu votre affaire, il n’est pas de moment absolument plus inopportun que celui d’une grande joie. Chaque fois qu’un homme est occupé par une forte passion, il est incapable de penser à autre chose ; chaque fois que sa propre infortune ou sa propre fortune l’intéressent et l’occupent entièrement, il est incapable de s’impliquer un tant soit peu dans les affaires, les malheurs ou les désirs d’autrui.
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(101) Les hommes de goût et de sentiment souffrent en lisant, par ex., les suites ou les imitations qui contrefont la beauté, le style, etc., des œuvres classiques (voir ce que dit Foscolo de la suite du Voyage de Sterne1), parce qu’elles avilissent pour nous, dans une certaine mesure, l’idée que nous nous faisions de ces œuvres, dont nous nous étions sentis si proches et envers lesquelles nous éprouvions une espèce de tendresse. Les voir ainsi imitées, bien souvent avec peu d’originalité, et toujours avec ridicule, nous fait presque douter du bien-fondé de notre admiration pour les grandes œuvres originales, qui nous semble alors illusoire, et nous montre les qualités qui avaient éveillé notre enthousiasme comme des choses faciles, triviales et communes ; or, il est bien amer d’en être amené à renoncer à l’idole de notre imagination, de voir en quelque sorte se dérober, se mettre à nu et s’avilir sous nos yeux l’objet de notre amour, de notre vénération et de notre admiration. Car dans tout sentiment tendre et sublime entre toujours une part d’illusion, et c’est une immense douleur d’en être privé et de la voir mise à nue. Ces imitations ne nous plairaient pas davantage si elles rivalisaient avec les œuvres originales, car elles nous ôteraient l’illusion d’avoir été en présence de quelque chose d’unique et d’incomparable qui constitue le doux prestige de l’amour et de l’émerveillement. Il nous est également fort douloureux de voir l’objet de notre affection tourné en ridicule, déformé ou imité (voir Mme de Staël, Corinne, avant-dernier livre, chap. (6), p. (328), cinquième édition parisienne) ; ce qui nous fait douter ou confirme la réelle vanité de notre illusion et nous arrache à ces doux leurres qui constituent notre vie : une imitation précise ou une ressemblance avec un autre objet ne peut être assez puissante pour que nous l’estimions et l’aimions autant que l’original (qu’elle lui soit effectivement inférieure, parce qu’elle est ridicule, qu’elle trahit, etc., ou que la ressemblance soit relativement (102) juste), lui qui occupe notre cœur et notre imagination nous rendant ainsi fort jaloux, craintifs et nous poussant à le protéger par tous les moyens. (8 janvier 1820.)
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Il y a trois manières de voir les choses. La première, qui est la plus heureuse, est celle de ceux qui trouvent aux choses plus d’esprit que de corps ; je veux dire celle des (103) hommes de génie, des êtres sensibles, pour qui il n’est rien qui ne parle à l’imagination ou au cœur et qui trouvent en tout l’occasion de s’élever, de ressentir et de vivre, qui perçoivent un rapport constant des choses avec l’infini et avec l’homme, la vie indéfinissable et vague, en somme la manière de ceux qui considèrent le tout dans son aspect infini et en relation avec les élans de leur âme. La seconde, la plus commune, est celle de ceux qui trouvent aux choses plus de corps que d’esprit ; c’est-à-dire celle des hommes vulgaires (vulgaires quant à leur imagination et à leurs sentiments, non quant au reste, comme par exemple la science, la politique, etc.) que rien n’élève jamais, qui trouvent une réalité en toutes choses en les considérant telles qu’elles apparaissent, telles qu’elles sont communément et naturellement perçues, et qui règlent leur conduite en conséquence. Telle est la manière naturelle qui conduit au bonheur le plus durable et qui, sans mener à aucune grandeur ni donner un grand relief au sentiment de l’existence, remplit pourtant la vie d’une plénitude sans substance, toujours égale et uniforme, et accompagne l’homme de la naissance au tombeau par un chemin tranquille, adapté aux circonstances. La troisième, la seule vraiment funeste et misérable, et pourtant la plus véritable, est celle de ceux qui ne trouvent aux choses ni corps ni esprit mais les jugent toutes vaines et sans substance ; je veux dire celle des philosophes et de la plupart des hommes de sentiment qui, avec l’expérience et la funeste connaissance des choses, passent sans transition de la première manière à la troisième, sans s’arrêter à la seconde, trouvent et ressentent partout le néant, le vide, la vanité des occupations humaines, des désirs, des espérances, et enfin de toutes les illusions de la vie sans lesquelles il n’est point de vie. Je veux noter ici combien la raison humaine, dont nous nous enorgueillissons tant par rapport aux autres animaux et dans le perfectionnement de laquelle nous faisons tenir celui de l’homme, est misérable et impuissante à nous rendre, je n’ose pas dire heureux, mais moins malheureux et surtout impuissante à nous conduire à la sagesse qui semble tenir tout entière dans le plein usage de la raison. Car enfin, celui qui fixerait perpétuellement son esprit sur le sentiment du néant véritable et certain des choses, au point (104) que la succession et la variété des objets et des événements ne parviendrait plus à le détourner de cette pensée, deviendrait par là même absolument fou. Chacun peut d’ailleurs vérifier quelles seraient ses réactions s’il se conformait à cet indéniable principe. Aussi, il est absolument certain que tout ce que nous faisons, nous l’accomplissons en vertu d’une distraction et d’un oubli directement contraires à la raison. Et ce serait pourtant là une véritable folie, mais la folie la plus raisonnable du monde, peut-être même la seule chose raisonnable, la seule sagesse pleine et constante, quand les autres ne le sont que par intervalles. On comprend ainsi combien la sagesse, telle qu’on l’entend communément, et qui est susceptible de servir en cette vie, est plus proche de la nature que de la raison, car elle siège entre les deux, et non pas comme on l’affirme trop souvent, en cette dernière. On voit enfin comment une telle raison pure et sans mélange est, par nature, la source immédiate d’une folie nécessaire et absolue.
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Beccaria observe (dans son traité du style2) que les mots ne représentent pas seulement l’idée de l’objet signifié, mais aussi un nombre plus ou moins grand (110) d’images accessoires. Il est de la plus haute importance pour une langue de posséder de tels mots. Les mots scientifiques présentent l’idée nue et circonscrite de tel ou tel objet, et on les appelle des termes parce qu’ils déterminent et définissent la chose sous tous ses aspects.
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les événements comme on étudie les phénomènes et en imaginer les forces motrices en tâtonnant, comme le font les physiciens. D’où l’on peut mesurer combien l’utilité de l’histoire s’est réduite. Voir Montesquieu, loc. cit., ch. 13 à la fin1. Voir p. 709, paragraphe 1.
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Parmi les poètes d’aujourd’hui, certains ne ressentent rien et ne pensent à rien, et c’est ainsi qu’ils écrivent ; d’autres ressentent et pensent, mais ne savent pas exprimer ce qu’ils voudraient dire ; aussi, dès qu’ils se mettent à écrire, se retrouvent-ils soudain, par manque d’art, complètement vides ; de tout ce qu’ils avaient à l’esprit ils ne retrouvent plus rien et, persistant malgré tout, tombent dans la phraséologie, la manie de l’épithète et des lieux communs, et verrouillent ainsi la poésie, effrayés qu’ils sont devant une nouvelle idée, incapables de trouver l’expression correspondante. Enfin, d’autres poètes ressentent et pensent, mais ne sachant pas exprimer leur pensée, n’en persévèrent pas moins et leur effort, leur affectation, leur dureté, l’obscurité et l’enfantillage de leur manière, les rendent ridicules ; même (130) si leurs sentiments ne sont pas méprisables. (21 juin 1820.)
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La douleur ou le désespoir engendré par les grandes passions, les grandes illusions ou tout malheur de l’existence, ne saurait se comparer à la sensation d’asphyxie que provoquent la conscience aiguë de la nullité de toutes choses et de l’impossibilité d’être heureux en ce monde, ainsi que l’immensité du vide qui envahit alors notre âme. Les malheurs imaginaires ou réels peuvent bien éveiller le désir de la mort, et même la provoquer, mais cette douleur participe encore de la vie. Bien plus, si elle provient de l’imagination ou de la passion, elle sera pleine de vie, tandis que la souffrance dont je parle n’est que mort. La (141) mort même, lorsqu’elle est l’effet immédiat des malheurs, est plus vivante. L’autre souffrance est plus sépulcrale : sans action, sans mouvement, sans chaleur, presque sans douleur, elle s’accompagne d’une oppression sans bornes, d’une angoisse comparable à celle que suscite chez les enfants la crainte des fantômes ou l’idée de l’enfer. Cet état de l’âme est l’effet des plus grands malheurs réels et d’une grande âme autrefois débordant d’imagination et qui en a été subitement dépouillée, ainsi que d’une vie si évidemment nulle et monotone qu’elle rend tangible la vanité des choses : autrement, le grand choix d’illusions que la nature, en sa miséricorde, nous offre chaque jour, nous masquerait cette nécessaire et sensible évidence. Et, bien que cet état de l’âme soit parfaitement raisonnable, qu’il soit même le seul à être raisonnable, il n’en est pas moins le plus directement contraire à la nature ; et l’on ne connaît que peu de gens qui, comme le Tasse, l’aient réellement éprouvé.
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Dans la carrière poétique, mon esprit a suivi le même parcours que l’esprit humain en général. Au début, l’imagination était mon fort, mes poèmes débordaient d’images et je cherchais toujours à tirer de mes lectures poétiques quelque profit pour mon imagination. J’étais certes tout à fait sensible aux émotions, mais je ne savais pas les exprimer en poésie. Je n’avais pas encore médité sur les choses ; de la philosophie, je n’avais que de vagues lueurs, une idée grossière ; et je nourrissais l’illusion commune que dans le monde et la vie il doit toujours y avoir une exception en notre faveur. J’ai toujours été malheureux, mais à cette époque mes malheurs étaient pleins de vie ; et s’ils me désespéraient, c’était parce que j’avais l’impression – dans le feu de mon imagination plus que de manière rationnelle – qu’ils m’interdisaient le bonheur dont les autres, à mon sens, devaient jouir. En somme, mon état ressemblait en tout point à celui des anciens. (144) Il est vrai qu’à cette époque encore, lorsque j’étais plongé dans les angoisses et les tourments, je parvenais à exprimer poétiquement certaines émotions, comme je l’ai fait dans le dernier chant de mon cantique1. La métamorphose complète, le passage de l’état antique à l’état moderne, se fit chez moi en une année, en 1819, quand, privé de l’usage de la vue et de la distraction continuelle de la lecture, je commençai à ressentir mon infortune d’une façon beaucoup plus ténébreuse, à perdre espoir, à réfléchir profondément sur les choses (dans ces pensées, j’ai écrit en un an presque le double de ce que j’avais écrit en un an et demi, et sur des sujets essentiellement relatifs à la nature humaine, contrairement à mes réflexions passées presque toutes consacrées à la littérature) ; je commençai à faire profession de philosophe (de poète que j’étais), à éprouver le nécessaire malheur du monde au lieu de simplement le connaître, et cela même dans un état de langueur physique qui m’éloignait d’autant plus des anciens qu’il me rapprochait des modernes. Alors, l’imagination fut en moi absolument affaiblie et, bien que ma faculté d’invention s’accrût considérablement ou plutôt s’éveillât au même moment, elle s’attachait principalement à la prose et à des poésies sentimentales. Quand je me mettais à composer des vers, les images me venaient à grand-peine et mon imagination s’était comme asséchée (et cela, même quand je ne composais pas de poésies, absorbé dans la seule contemplation des belles scènes naturelles, etc., qui, aujourd’hui encore, me laissent de marbre) ; bien entendu, tous ces vers regorgeaient de sentiments (1er juillet 1820). Ainsi peut-on dire en toute rigueur qu’il n’y eut d’autres poètes que les anciens, que seuls, aujourd’hui, le sont encore les enfants ou les très jeunes gens, et que les modernes auxquels on donne ce nom ne sont que des philosophes. Quant à moi, je devins sentimental le jour où, ayant perdu l’imagination, je me retrouvai insensible à la nature et me consacrai tout entier à la raison et au vrai, me faisant en un mot philosophe.
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Le but de la civilisation moderne devait être de nous ramener en quelque sorte à la civilisation antique, offusquée et étouffée par la barbarie des temps intermédiaires. Mais plus nous examinerons la civilisation antique et la comparerons à la nôtre, plus nous devrons reconnaître qu’elle occupait comme un point d’équilibre entre deux excès, équilibre seul capable d’assurer un certain bonheur à l’homme vivant en société. La barbarie de la Basse époque ne consistait pas en une grossièreté primitive, mais en une corruption du bien, et c’est pour cela qu’elle fut si nocive et si funeste. Le but de la civilisation devait être d’ôter la rouille à une épée qui avait jadis été belle, ou tout au moins de lui rendre un peu d’éclat. Mais à force de vouloir la polir et l’aiguiser, nous risquons fort de la rompre. Observez que la civilisation a très largement conservé les défauts spécifiques, et par conséquent modernes, de la Basse époque. Elle n’a rien gardé (163) des qualités que cette époque avait héritées de l’Antiquité dont elle était alors plus proche que nous et que nous n’avons su que massacrer : l’existence, une certaine vigueur du peuple comme de l’individu, l’esprit national, les exercices physiques, l’originalité et la variété des caractères, des mœurs, des usages, etc. La civilisation a adouci la tyrannie de la Basse époque mais elle l’a également rendue éternelle quand elle ne durait jadis que peu de temps à cause de ses excès et des raisons indiquées plus haut. En étouffant les émeutes et les troubles civils au lieu de simplement les réfréner comme cherchaient à le faire les anciens (Montesquieu répète sans cesse que les divisions sont nécessaires à la conservation des républiques, pour s’opposer au déséquilibre des pouvoirs, etc., et que dans les républiques bien organisées, les divisions ne sauraient être contraires au bon ordre car celui-ci procède de l’harmonie et non du calme et de la passivité générale, ni de la prépondérance écrasante des uns par rapport aux autres ; et enfin qu’en règle générale, là où règne le calme, il n’y a pas de liberté1), la civilisation n’a pas assuré l’ordre, mais la pérennité et la tranquillité d’un désordre immuable, le néant de l’existence humaine. En somme, la civilisation moderne nous a menés à l’opposé de la civilisation antique et l’on ne peut comprendre comment deux choses opposées pourraient n’en faire qu’une seule, et se prétendre toutes deux civilisations. Il ne s’agit pas là de minces différences, mais de contradictions essentielles : soit les anciens n’étaient pas civilisés, soit c’est nous qui ne le sommes pas. (10 juillet 1820.)
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(165) Le sentiment du néant de toutes choses, l’impuissance de tous les plaisirs à satisfaire notre âme, et notre inclination vers un infini que nous ne comprenons pas, s’expliquent peut-être par une raison très simple, plus matérielle que spirituelle. L’âme humaine (et il en va de même pour tous les êtres vivants) désire toujours essentiellement, et vise uniquement, bien que de cent manières différentes, le plaisir, ou encore le bonheur qui ne fait finalement qu’un avec le plaisir. Ce désir et cette inclination n’ont pas de limites car ils sont innés et conaturels à l’existence et, à ce titre, ne pouvant aboutir à tel ou tel plaisir déterminé, qui ne saurait être infini, ils ne prennent fin qu’avec la vie. Ce désir ne connaît de limites ni 1. en durée, ni 2. en extension. Il n’existe donc aucun plaisir qui lui soit équivalent 1. par sa durée, car nul plaisir n’est éternel, 2. par son extension, car nul plaisir n’est sans limite : la nature des choses veut que tout ce qui existe soit limité et circonscrit. Ce désir du plaisir est illimité dans le temps car, comme je l’ai dit, il ne prend fin qu’avec l’existence, et si l’homme n’éprouvait pas ce désir, il n’existerait pas. Il ne connaît pas de limites en extension car il est substantiel en nous, non en tant que désir d’un ou plusieurs plaisirs particuliers, mais en tant que désir du plaisir. Or, notre nature porte matériellement en soi l’infinité, car si chaque plaisir est circonscrit, le plaisir ne l’est pas puisque son extension est indéterminée ; et comme notre âme aime substantiellement le plaisir, elle embrasse toute l’extension imaginable de ce sentiment sans même pouvoir la concevoir, puisqu’elle ne peut se représenter clairement le caractère illimité de ce qu’elle désire. Venons-en aux conséquences. Si tu désires posséder un cheval, tu crois le désirer en tant que cheval, en tant que ce plaisir-ci ; mais en réalité tu le désires comme plaisir abstrait et illimité. Lorsqu’enfin tu possèdes le cheval, (166) tu en retires un plaisir nécessairement circonscrit, et tu éprouves un vide en ton âme, car ton désir réel n’a pu être contenté. Même s’il était possible que tu fusses satisfait en extension, tu ne pourrais l’être en durée, car la nature des choses n’a rien d’éternel. Et si la cause matérielle qui t’a jadis procuré tel plaisir te reste acquise pour toujours (par exemple, tu as désiré la richesse, tu l’as obtenue, et ce pour toujours), elle ne le sera que matériellement, et non comme cause d’un plaisir particulier. En effet, c’est là une autre propriété des choses : tout s’épuise, toutes les impressions s’évanouissent peu à peu, et l’accoutumance éteint le plaisir comme elle efface la douleur. Ajoute à cela que quand bien même un plaisir éprouvé une seule fois durerait toute la vie, l’âme n’en serait pas pour autant satisfaite, car son désir est aussi infini en extension ; et bien que ce plaisir particulier pût égaler la durée de ce désir, comme il ne parvient pas à l’égaler en extension, le désir se tourne à jamais soit vers des plaisirs toujours nouveaux, comme c’est effectivement le cas, soit vers un plaisir qui emplit l’âme tout entière. Ainsi pouvons-nous aisément comprendre que le plaisir est une chose toujours vaine, vanité qui nous étonne beaucoup, comme si le plaisir avait une nature particulière, que ne possèdent ni la douleur, ni l’ennui, etc. En réalité, quand l’âme désire quelque chose d’agréable, elle désire la satisfaction de son désir infini, elle désire réellement le plaisir, et non un plaisir particulier ; or, comme elle ne trouve réellement qu’un plaisir particulier et non un plaisir abstrait contenant toute l’extension possible du plaisir, son désir est par conséquent bien loin d’être comblé et son plaisir en est à peine un : en effet, il ne s’agit pas là d’une petite, mais d’une considérable (167) infériorité par rapport au désir et, plus encore, à l’espérance. Ainsi que nous l’éprouvons, tous les plaisirs sont nécessairement mêlés de déplaisir, car pour les obtenir l’âme cherche avidement ce qu’elle ne peut trouver, c’est-à-dire l’infinité du plaisir, ou encore la satisfaction d’un désir illimité.
Venons-en au penchant de l’homme pour l’infini. Indépendamment du désir du plaisir, l’homme dispose d’une faculté d’imagination capable de concevoir des choses qui n’existent pas, sur un mode excluant le réel. Si l’on considère la tendance innée de l’homme au plaisir, il est naturel que cette faculté fasse de l’imagination du plaisir une de ses premières occupations. Et, connaissant la propriété de cette faculté, elle peut se représenter des plaisirs qui n’existent pas et se les représenter infinis 1. en nombre, 2. en durée, 3. en extension. Le plaisir infini que l’on ne peut trouver dans la réalité apparaît ainsi dans l’imagination, d’où découlent l’espoir, les illusions, etc. Aussi n’est-il pas surprenant 1. que l’espoir soit toujours plus grand que le bien espéré, 2. que le bonheur humain ne puisse consister que dans l’imagination et les illusions. Il faut donc reconnaître la grande miséricorde et le grand art de la nature qui, d’un côté, ne peut dépouiller l’homme ni aucun être vivant de l’amour du plaisir, conséquence immédiate et presque indissociable de l’amour de soi, ni leur ôter le nécessaire instinct de conservation, et qui, d’un autre côté, ne peut leur procurer des plaisirs réels infinis. Elle a donc voulu remédier à ces carences 1. par les illusions, dont elle s’est montrée très généreuse, et qu’il faut considérer comme des créations arbitraires dont elle aurait pu fort bien se passer ; 2. par la diversité la plus extrême, (168) qui permet à l’homme lassé ou déçu d’un plaisir de recourir à un autre, ou s’il est revenu de tous les plaisirs, de se laisser distraire et éblouir par la grande variété des choses ; ainsi ne se lassera-t-il pas si aisément d’un plaisir, puisqu’il n’aura guère le temps de s’y arrêter et de le voir s’épuiser, et n’aura-t-il pas non plus trop loisir de réfléchir sur l’incapacité de tous les plaisirs à le satisfaire. On en déduira alors les habituelles conséquences de la supériorité des anciens sur les modernes en matière de bonheur. 1. L’imagination, comme je l’ai déjà dit, est la source principale du bonheur humain. Plus elle règnera sur l’homme, plus l’homme sera heureux : nous le voyons chez tous les enfants. Mais l’imagination ne peut régner sans l’ignorance, du moins sans une certaine ignorance analogue à celle des anciens. La connaissance du vrai, c’est-à-dire des limites et des définitions des choses, restreint le champ de l’imagination. Observez que si l’imagination est souvent plus vive chez les gens instruits que chez les ignorants, elle l’est plus en puissance qu’en acte, et comme elle agit bien davantage chez les ignorants, elle les rend plus heureux que ceux qui disposaient naturellement d’une source plus abondante de plaisirs. Notez en second lieu que la nature n’a pas voulu que l’imagination soit considérée par l’homme pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une puissance trompeuse, mais qu’il la confonde avec la faculté cognitive, de sorte qu’il prenne pour des réalités les rêves de l’imagination et qu’il soit sollicité par l’imaginaire comme par le vrai (davantage même, parce que l’imaginaire a des pouvoirs plus naturels et parce que la nature est toujours supérieure à la raison). Mais aujourd’hui, les gens instruits, même s’ils sont riches d’illusions, les connaissent comme telles et les suivent moins par conviction profonde que de propos délibéré, contrairement aux anciens, (169) aux ignorants, aux enfants et à l’ordre de la nature. 2. Tous les plaisirs, comme toutes les douleurs, etc., ayant l’importance qu’on veut bien leur prêter, il s’ensuit que la grandeur et l’abondance des plaisirs sont proportionnelles à la grandeur et à l’abondance des illusions. Les anciens, pour qui les plaisirs ne semblaient pas infinis, pas plus qu’à nous, les trouvaient néanmoins très grands et capables, sinon de les combler, du moins de les retenir. Contrairement à l’homme primitif et aux vœux de la nature, nous savons qu’aucun plaisir ne peut nous satisfaire. Pour les anciens, chaque plaisir était donc beaucoup plus intense que pour nous, leur imagination leur prêtait une extension presque illimitée, et ils passaient de désir en désir, avec l’espoir de plaisirs toujours plus grands et plus satisfaisants, observant en cela la fin voulue par la nature, qui est de vivre, sinon parfaitement heureux, du moins satisfaits de la vie en général. Je laisse de côté la diversité que j’ai soulignée, et qui leur procurait d’infinies distractions, les faisant passer rapidement d’une chose à l’autre sans avoir le temps de la connaître à fond, ni d’épuiser le plaisir en s’y accoutumant. 3. Comme le désir du plaisir, l’espoir est infini et il possède en outre le pouvoir, sinon de nous combler, du moins de nous consoler et de nous maintenir pleinement en vie. L’espoir propre à l’homme, aux anciens, aux enfants, aux ignorants, est presque totalement anéanti par la science moderne. Voir la pensée commençant par « Diogène Laërce raconte… », p. 162.
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De ma théorie du plaisir, déduisez que, même dans les choses qui ne sont pas plaisantes par elles-mêmes, la grandeur devient un plaisir, du seul fait de sa grandeur. N’allez pas attribuer ce phénomène à la grandeur imaginaire de notre nature. Étant donné cette théorie, on s’aperçoit, en plein accord avec la réalité, que le désir du plaisir devient pour l’âme une souffrance, une manière de tourment perpétuel. Par conséquent : 1. L’assoupissement de l’âme est toujours agréable. Les Turcs se le procurent avec l’opium, qui est agréable à l’âme parce qu’il la libère et la repose un instant de ce désir angoissant et tyrannique, impossible à pleinement satisfaire. Un repos semblable au sommeil où, si l’âme continue peut-être de penser, elle ne s’en aperçoit toutefois pas. 2. L’existence la plus heureuse est celle qui est la plus occupée, même s’il ne s’agit pas d’occupations ni de sensations vives et variées. Un esprit occupé échappe à ce désir inné qui autrement ne le laisserait pas en paix ; il le détourne vers les menus objectifs de la journée (achever un travail, pourvoir aux besoins quotidiens, etc., etc., etc.) qu’il regarde alors comme des plaisirs (puisqu’est plaisir tout ce que notre âme désire) ; passant de l’un à l’autre, il évite ainsi d’éprouver de plus grands désirs et de s’affliger du même coup de la vanité et de la vacuité des choses. L’espoir de remplir ses (173) modestes objectifs, les petits projets pour un avenir plus ou moins proche, l’issue heureuse escomptée d’un projet désiré, tout cela suffit à le combler et à l’entretenir dans le temps de son repos, qui ne dure pas assez longtemps pour se muer en ennui, et qui, après l’effort, est un plaisir en soi. Telle devait être la vie de l’homme ; telle était la vie des primitifs, telle est celle des sauvages, des paysans, etc. ; et c’est essentiellement pour la même raison que les animaux vivent heureux. Voyez combien le spectacle d’une existence occupée, laborieuse et domestique, semble encore aujourd’hui, pour qui vit dans le monde, le spectacle même du bonheur, ne fût-ce que par l’absence de douleurs, de préoccupations et d’afflictions réelles. 3. Le merveilleux, l’extraordinaire est agréable même quand sa spécificité ne permet pas de le ranger dans la catégorie de l’agréable. L’âme éprouve toujours du plaisir lorsqu’elle est comblée (à condition qu’elle ne soit pas comblée de douleur), et une distraction vive et complète est pour elle un plaisir absolu, comme le repos après la fatigue, parce qu’une telle distraction est un repos du désir. Aussi agréable que la stupeur occasionnée par l’opium (jusque dans l’oubli des malheurs positifs), est la stupeur qui vient de l’étonnement, de la nouveauté, de l’originalité. Et même si l’étonnement n’est pas assez fort pour combler notre âme, le fait qu’il l’occupe suffit à le rendre agréable. Notez que la nature avait voulu que l’étonnement 1o fût chose très commune chez l’homme ; 2o fût le plus souvent total, c’est-à-dire capable de combler notre âme. C’est ce qui arrive chez les enfants, ce qui arrivait chez les primitifs et arrive encore chez les ignorants, car l’étonnement suppose l’ignorance ; et l’ignorance d’aujourd’hui ne ressemblera jamais à celle de l’homme qui ne vit pas en société, (174) car l’homme qui vit en société reçoit plus ou moins, mais reçoit toujours l’expérience de ses contemporains ou de ceux qui l’ont précédé, de sorte que, pour lui, la nouveauté se fait rare. 4. Même l’image de la douleur et des horreurs, etc., est agréable, comme nous le montrent toutes sortes de drames, de poèmes, de spectacles, etc. Tant que l’homme ne souffre pas ou ne craint pas pour lui-même, la force de la distraction lui est toujours agréable. Ces images n’ont pas besoin de représenter des choses extraordinaires, auquel cas elles entreraient dans la catégorie précédente. Mais la seule image de la douleur, etc., suffit à remplir l’esprit et à le distraire. 5. En tout domaine (sauf dans le malheur personnel), la grandeur est agréable. Naturellement, ce qui est grand occupe plus d’espace que ce qui est petit, sauf si la petitesse est exceptionnelle, auquel cas elle prend plus de place que la grandeur ordinaire. Ce que je dis de la grandeur est un effet matériel qui découle du penchant de l’homme pour le plaisir et non de son inclination à la grandeur. On pourrait peut-être en dire autant du sublime, qui diffère du beau en ce que celui-ci plaît à l’homme par lui-même. En somme, l’ennui n’est rien d’autre que la privation du plaisir, qui est l’élément même de notre existence, et l’absence de tout ce qui nous dissuade de désirer le plaisir. Sans l’inclination impérieuse de l’homme au plaisir sous toutes ses formes, l’ennui, cette affection si commune, si fréquente et si détestée, n’existerait pas. En effet, pour quelle raison devrait-on se sentir mal, quand on n’a aucun mal ? Supposons un individu isolé, libre de toute occupation physique ou spirituelle, de tout souci, de toute affliction ou douleur positive, ou simplement lassé (175) de l’uniformité de quelque chose qui ne soit ni pénible ni déplaisant par nature, et expliquez-moi pourquoi cet homme devrait souffrir. Pourtant, nous constatons qu’il souffre, qu’il désespère, et qu’il préférerait n’importe quel tourment à son état présent. (Voir la fameuse réponse affirmative que firent les médecins au duc de Brancas qui leur demandait si l’ennui pouvait tuer. Lady Morgan, France, liv. 8, notes). Cela ne s’explique que par un désir inné, compagnon inséparable de l’existence qui, à ce moment, n’est ni satisfait, ni trompé, ni tempéré, ni endormi. Il est certain que la nature a dressé toutes sortes de défenses contre ce mal, dont l’horreur et le dégoût qu’il nous inspire peuvent être comparés à l’horreur du vide que les anciens physiciens attribuaient à la nature pour expliquer certains phénomènes. Elle a tenu à nous donner de nombreux besoins, et dans la satisfaction de ces besoins (la faim, la soif, le froid, le chaud, etc.), elle a introduit le plaisir ; elle a voulu nous voir occupés par la variété des choses, par l’imagination – qui nous occupe d’un rien – et même par la crainte (bien qu’elle soit elle aussi un effet naturel et spontané de l’amour de soi), et nous devons considérer le système de la nature dans son ensemble, dans l’admirable harmonie qui met en relation chaque effet avec un but précis. La nature, pour nous occuper, use également des périls, qui nous attachent davantage à la vie et dissipent l’ennui ; des perturbations des éléments, des douleurs et des maux eux-mêmes, parce qu’il est plus doux de guérir que de vivre sans maux ; ainsi que d’autres catastrophes analogues, que l’on considère comme des maux, voire des défauts de la nature, s’il est permis de les définir comme des accidents échappant à l’ordre universel, ce qu’ils sont peut-être, chacun pris en soi, mais non dans une perspective d’ensemble, étant donné qu’ils relèvent eux aussi du grand système de la nature. En fin de compte, le système de la nature tend toujours à éloigner de l’homme ce mal redoutable qu’est l’ennui, et qui, au dire de tous les philosophes, est aussi fréquent chez l’homme moderne qu’il est presque ignoré du primitif et de l’animal. Remarquez combien les enfants, même plongés dans une inaction pour ainsi dire parfaite, ne sentent que rarement ou jamais (176) le véritable tourment de l’ennui : la moindre bagatelle suffit à occuper toute leur attention, et la force de leur imagination donne corps, vie et action à toutes les fantaisies qui se présentent à leur esprit, etc. ; bref, ils trouvent en eux-mêmes une source intarissable d’occupations toujours différentes. Tout cela sans connaissances, sans expérience, sans avoir voyagé, rien vu, rien entendu, etc., et ce dans un univers particulièrement uniforme et borné. Il semblerait que plus cet univers et ce champ d’action s’étendent et se diversifient, plus vaste et plus varié devrait être pour l’homme son fonds d’occupations intérieures, comme il en va pour les enfants, et plus rare l’ennui ; or on assiste précisément au contraire. Grande leçon pour ceux qui ne veulent pas reconnaître dans la nature la source presque unique du bonheur, et dans son altération une cause certaine de malheur. En outre, la force et la fécondité de l’imagination 1. faciliteraient autant l’action qu’elles incitent souvent à l’inaction ; et 2. n’auraient rien à voir avec la profondeur d’esprit, qui, elle, conduit au malheur, ce que prouve à l’évidence l’exemple des peuples méridionaux, notamment des Italiens, comparés aux peuples du Nord. En effet les Italiens, 1. jadis extrêmement actifs en raison de leur enthousiasme issu d’une imagination vive et plus riche que profonde, mènent aujourd’hui sans s’en rendre compte ou tout au moins s’en affliger, une vie uniforme et parfaitement inactive. Ils le doivent à cette même imagination riche et variée, et à la surabondance de sensations qui en découle et les plonge à leur insu dans une espèce de rêve*, comme les enfants lorsqu’ils sont seuls, etc., phénomène sur lequel revient sans cesse Mme de Staël1. Les gens du Nord, en revanche, qui ne disposent pas, pour se consoler, de cette source d’occupation intérieure, se tournent nécessairement vers l’extérieur et deviennent très actifs. 2. Certes, les Italiens ne manquent pas de subtilité, de vivacité, de pénétration, toutes qualités facilitant chez eux la saisie et la découverte du vrai, là où d’autres font plus d’efforts et se trompent souvent malgré leur profondeur ; cependant, sans leur être inconnue, la profondeur d’esprit, (177) la faculté d’entrer dans les replis les plus secrets de la vérité, de l’abstraction, etc., n’est pas leur fort. En revanche, elle fait tout le souci et donc le malheur des Septentrionaux cultivés qui n’ont rien pour les distraire de la considération du vrai (il suffit à ce propos d’observer la fréquence des suicides en Angleterre). Bien qu’ils semblent faire preuve, eux aussi, d’une imagination ardente, originale, etc., il s’agit plutôt dans leur cas de philosophie et de profondeur, et leur poésie, qui doit plus à la pensée qu’aux illusions, est plutôt de la métaphysique que de la poésie. Leur sentimentalité relève plutôt du désespoir que de la consolation. Aussi la poésie antique n’a-t-elle jamais été faite pour eux. Ils ont des goûts tout différents des nôtres et se plaisent aux figures allégoriques, aux abstractions, etc. (voir p. 154). Voilà pourquoi on tiendra toujours notre pays pour la patrie de la poésie et le leur pour celle de la pensée (voir p. 143-144).
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(186) Ce que dit Montesquieu (Essai sur le goût, « Des plaisirs de la symétrie ») pour expliquer que l’âme, malgré son goût pour la variété, dans la plupart des choses aime à voir une espece de symétrie*, ce qui, à mon sens, renferme quelque contradiction*, ne me convainc pas. Une des principales causes des plaisirs de notre ame, lorsqu’elle voit des objets, c’est la facilité qu’elle a à les appercevoir ; et la raison qui fait que la symétrie plaît à l’ame, c’est qu’elle lui épargne de la peine, qu’elle la soulage, et qu’elle coupe, pour ainsi dire, l’ouvrage par la moitié. De-là suit une règle générale : par-tout où la symétrie est utile à l’ame et peut aider ses fonctions, elle lui est agréable ; mais par-tout où elle est inutile, elle est fade, parce qu’elle ôte la variété. Or les choses que nous voyons successivement doivent avoir de la variété ; car notre ame n’a aucune difficulté à les voir ; celles au contraire que nous appercevons d’un coup d’oeil doivent avoir de la symétrie. Ainsi comme nous appercevons d’un coup d’oeil la façade d’un bâtiment, un parterre, un temple, on y met de la symétrie, qui plaît à l’ame par la facilité qu’elle lui donne d’embrasser d’abord tout l’objet.*
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J’ai expliqué dans la théorie de l’ennui, un peu plus haut dans ces pensées, pourquoi une chose peu agréable en soi peut toutefois (189) plaire lorsqu’elle se produit de manière inattendue, c’est-à-dire en somme que le plaisir naît de la surprise considérée seulement en tant que surprise. Pourquoi l’homme éprouve-t-il du plaisir chaque fois qu’il est puissamment mû par quelque chose, à condition que ce ne soit ni la peur, ni le mal ? Pourquoi enfin le plaisir que l’on n’attend pas est-il supérieur au plaisir que l’on attend ? Tout ceci s’explique par la raison que l’on vient d’exposer et par celle notée p. 73. Voir si vous voulez Montesquieu, Essai sur le goût, « Des plaisirs de la surprise », Amsterdam, 1781, p. 386. « Du je ne sais quoi », p. 394, « progression de la surprise », p. 398.
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En somme, je ne sais que dire. On pourrait conclure que la grâce consiste en une certaine excitation liée à ce qui relève de la beauté et du plaisir. Ainsi, il serait possible d’en exclure, d’une part, un visage monstrueux, etc., et, d’autre part, des plaisirs trop typiques et trop manifestes comme ceux que procurent la beauté, les jouissances physiques, le désir assouvi ; car la grâce, semble-t-il, est plutôt ce qui ouvre l’appétit que ce qui permet de le satisfaire. (4-9 août 1820.)
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que l’imagination des enfants possède généralement ces deux qualités, mais ils en possèdent une, à savoir la fécondité, au plus haut degré. Et comme ils se fixent facilement sur une idée, dont ils peuvent tout aussi facilement se détourner, au milieu d’un discours, d’une étude ou de n’importe quelle occupation, on dit souvent que les enfants ne sont pas studieux, non seulement parce qu’ils ont peu d’intelligence mais parce qu’ils sont très distraits. (212) C’est que leur imagination passe très facilement et subitement d’un objet à un autre. Excepté pour quelques enfants dont l’imagination les destine à de grandes choses, qui les rendra malheureux quand ils seront adultes et dont la profondeur les fixe durablement sur telle ou telle idée généralement terrible ou douloureuse, et qui les tourmente durant leur enfance, comme ce fut mon cas. Et il faut remarquer que cette profondeur de l’imagination les rend extrêmement jaloux de leur méthode et de leur habitude ; car en dehors de cela, ils ne trouvent point de paix, s’épouvantent de ce qui est extraordinaire, et regardent comme un malheur insupportable le fait d’avoir négligé l’une de leurs habituelles occupations, etc. Ex. de Pietrino1, et le mien. Par ailleurs, sur l’effet de l’imagination des enfants, quelle qu’elle soit, voir fin de la p. 172.
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(227) Les gens qui ont peu d’imagination et de sentiments sont incapables d’apprécier la poésie ou tout autre texte du même genre ; aussi, lorsqu’ils lisent des poèmes célèbres, ils ne comprennent pas la raison de cette réputation, n’étant pas eux-mêmes transportés et ne s’identifiant à l’auteur à aucun moment ; ce dont ne sont pas à l’abri des gens de bon goût et au jugement sûr, si nombreuses sont les heures, les jours, les mois, les saisons, les années, durant lesquelles les personnes enthousiastes, etc., sont incapables de ressentir la moindre chose ou d’être transportées, et ne peuvent apprécier ces œuvres à leur juste valeur. C’est pourquoi il n’est pas rare qu’un homme par ailleurs tout à fait capable d’apprécier la belle littérature et les arts libéraux, se fasse une opinion bien différente de deux œuvres de même mérite. Je l’ai éprouvé bien souvent. Commençant une lecture avec un esprit bien disposé, tout me semblait savoureux, chaque beauté charmait mon regard, tout me réchauffait et me remplissait d’enthousiasme, l’auteur me semblait alors admirable et je m’en faisais la plus haute opinion. Dans une pareille disposition d’esprit, le jugement a peut-être tendance à être faussé puisqu’on attribue au livre, etc., un mérite qui revient en grande partie au lecteur. Parfois, je commençais à lire froidement, et les choses les plus belles, les plus tendres et les plus profondes étaient incapables de m’émouvoir : pour juger, il ne me restait (228) qu’un goût et un toucher déjà déterminés. Mais mon jugement se réduisait ainsi à des éléments externes, et il me restait pour les choses plus profondes à imaginer l’effet que l’œuvre pourrait produire sur autrui. Je finissais par ne pas vraiment admirer cette œuvre. Et j’ajouterai que d’autres fois, certaines personnes enclines à l’émotion me racontaient des choses tout à fait fantastiques sur ce même livre qu’elles étaient en train de lire. Cette observation doit servir 1. à expliquer la différence d’appréciation entre des personnes de même compétence, différence que l’on attribue toujours à une autre cause ; 2. à ne pas trop se fier aux appréciations des gens les plus compétents ni aux siennes, et à introduire ici aussi un pyrrhonisme indispensable. Le public et le temps ne sont pas soumis à cet inconvénient dans leurs appréciations. (25 août 1820.)
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Pour leur époque, Homère et Dante savaient beaucoup de choses, plus que n’en pourrait connaître la majeure partie des hommes cultivés d’aujourd’hui, non seulement par rapport à leur époque mais absolument. Il faut distinguer la connaissance matérielle de la connaissance philosophique, la connaissance physique de la mathématique, et la connaissance des effets de celle des causes. Celle-là est indispensable à la fécondité et à la variété de l’imagination, à la particularité, à la vérité, à l’évidence et à l’efficacité de l’imitation. Celle-ci ne peut être que préjudiciable au poète. Le poète profite donc au plus haut point de l’érudition quand l’ignorance des causes lui permet, non seulement pour lui-même mais aussi pour les autres, d’attribuer aux effets qu’il voit ou qu’il connaît les causes qu’il imagine. (5 septembre 1820.)
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(246) Les Français sont non seulement inaptes au sublime, incapables de le ressentir chez leurs compatriotes ou de le produire de quelque manière que ce soit (appliquez cette observation universelle, reprise littéralement de Lady Morgan1, à mes pensées sur Bossuet), mais encore ils « désubliment » le vrai sublime, comme dans leurs traductions, etc.
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ennemies, mais que détruire les siennes, c’est se crever les yeux de nos propres mains1.
La tyrannie, fondée sur le maintien des sujets dans la barbarie absolue, sur la superstition et l’abrutissement, est favorisée par l’ignorance et reçoit des lumières une atteinte irrémédiable et mortelle. C’est pour cela que Mahomet, avec raison, proscrivit les études. Mais les tyrannies exercées sur les peuples qui ont atteint un certain niveau de civilisation, point d’équilibre où se résout la véritable perfection de la civilisation et de la nature, non seulement n’ont rien à perdre de l’accroissement et de la propagation des lumières, des arts, des métiers, du luxe, etc., mais en retirent un profit considérable et s’en trouvent même particulièrement renforcées. En effet, les sujets de cet état moyen de civilisation qui laisse encore place à la nature, aux illusions, au courage, à l’amour de la gloire et de la patrie ainsi qu’à toutes les autres incitations à la grandeur, passent à l’égoïsme, à l’inaction, à la corruption, à la froideur, à la mollesse, etc. Seule la nature est mère de la grandeur et du désordre ; la raison, elle, veut exactement le contraire. La tyrannie n’est jamais mieux assurée que lorsque le peuple est devenu inapte aux grandes actions et ce n’est pas la raison, mais la nature qui peut l’y pousser. Auguste et Louis XIV, pour ne citer qu’eux, avaient, à l’évidence, parfaitement saisi cette vérité. (28 septembre 1820.)
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Les œuvres de génie ont le pouvoir de représenter crûment le néant des choses, de montrer clairement et de faire ressentir l’inévitable malheur de la vie, d’exprimer les plus terribles désespoirs, et d’être néanmoins toujours une consolation pour une âme supérieure accablée, privée d’illusions, en proie au néant, à l’ennui et au découragement ou exposée aux peines les plus amères et les plus mortifères (qu’elles naissent de passions profondes et puissantes ou de toute autre chose). En effet, les œuvres de génies consolent toujours, (260) raniment l’enthousiasme et, en évoquant et en représentant la mort, elles rendent momentanément à l’âme cette vie qu’elle avait perdue : ce que l’âme contemple dans la réalité l’afflige et la tue, ce qu’elle contemple dans les œuvres de génie qui imitent ou évoquent d’une autre manière la réalité des choses (comme par exemple la poésie lyrique, qui ne relève pas vraiment de l’imitation), la réjouit et lui redonne vie. Ainsi, à l’image de l’auteur qui décrivait et ressentait fortement la vanité des illusions, tout en les conservant, et qui en donnait une preuve éclatante en décrivant si savamment leur vanité (voir p. 214-215), le lecteur, tout désabusé qu’il est par lui-même et par sa lecture, est cependant attiré par l’auteur vers l’erreur et l’illusion mêmes que celui-ci dissimulait dans les plus intimes replis de son âme. C’est donc dans les œuvres de génie que la connaissance même de la vanité et de la fausseté inhérentes à toute beauté et à toute grandeur se transforme en une beauté et une grandeur si particulières qu’elles emplissent l’âme. Ainsi, dans ces œuvres, le spectacle même du néant semble grandir l’âme du lecteur, l’élever, la satisfaire de sa condition et de son désespoir. (C’est une grande chose, une source certaine de plaisir et d’enthousiasme, un magistral effet de la poésie lorsqu’elle entraîne le lecteur à acquérir une plus haute idée de lui-même et de ses peines, de son accablement même et de l’anéantissement de son esprit.) (261) Le sentiment du néant est semblable à celui d’une chose morte et mortifère. Mais si ce sentiment est vif, comme dans le cas évoqué plus haut, sa vivacité l’emporte dans l’âme du lecteur sur le sentiment du néant qu’il éprouve, et l’âme reçoit la vie (ne serait-ce que de façon passagère) de la force même qui lui faisait ressentir sa mort perpétuelle et celle des choses. Car l’indifférence et l’insensibilité envers le néant sont les grands et douloureux effets qu’inspire, et que doit naturellement inspirer, la connaissance du grand néant. Cette indifférence et cette insensibilité sont ébranlées par la lecture ou la contemplation d’une œuvre de génie : elle nous rend sensibles au néant des choses et c’est la principale raison du phénomène que j’ai indiqué.
J’ajouterai que ce phénomène est moins fréquent dans les poèmes sombres et noirs du Septentrion, surtout modernes, comme ceux de lord Byron, que dans les poèmes méridionaux, qui conservent une certaine lumière dans leurs arguments les plus sombres, douloureux et désespérants ; la lecture de Pétrarque, par ex. des Triomphes, de la discussion entre Achille et Priam1, ou encore le Werther, donne bien plus ce sentiment que Le Giaour ou Le Corsaire, etc., même s’ils traitent et examinent le même malheur humain et la vanité des choses. (4 octobre 1820.) Je sais qu’en lisant Werther j’étais réconforté dans mon désespoir tandis que la lecture de lord Byron, me laissait de glace, sans nul enthousiasme, et moins encore de consolation. (262) Il est certain que lord Byron ne me rendit pas plus sensible à mon désespoir : il me laissa plutôt insensible et de marbre.
L’homme se libère de l’ennui par la vivacité même du sentiment de l’ennui universel et nécessaire.
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Les passions et les sentiments de l’homme étaient d’abord, pour ainsi dire, en surface, puis ils se rencognèrent dans la partie la plus sombre de l’âme pour finalement se fixer entre les deux. En effet, les passions de l’homme à l’état de nature, même chez un individu très sensible, restent en surface et elles s’expriment par toutes sortes d’actions inspirées par la nature pour laisser place au débordement excessif et à la violence du sentiment.
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La plupart des hommes vivent par habitude, sans plaisirs, sans espérances précises, sans raisons suffisantes pour continuer à vivre et faire le nécessaire pour cela. Car s’ils y pensaient, abstraction faite de la religion, ils ne trouveraient aucune raison de vivre et ils concluraient, en s’opposant à la nature mais en suivant la raison, que leur vie est absurde, car avoir commencé à vivre, selon la nature certes, mais aussi selon la raison, n’est pas une raison légitime pour continuer.
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En effet, 1. le tyran désire et fait en sorte que le peuple se divertisse, ou pense (quand il ne peut l’en empêcher) au lieu d’agir ; 2. l’inaction du peuple le conduit naturellement à une existence consacrée à la pensée, qui est inactive ; 3. l’homme amolli et affaibli est plus à même et plus désireux de penser ou de s’adonner aux plaisirs de l’étude que d’agir ; 4. la pesanteur, la misère, la monotonie, le côté sombre* de la tyrannie fomentent et suscitent la réflexion, la profondeur de la pensée, la sensibilité, le style mélancolique ; et la vive et énergique éloquence devient lugubre, profonde, philosophique, etc. ; 5. l’absence de grandes et fortes illusions éteignant l’imagination joyeuse, aérienne, brillante, en un mot naturelle, telle qu’elle était chez les anciens, elle introduit l’examen du vrai, la connaissance de la réalité des choses, la méditation, etc., et fait place à l’imagination ténébreuse, abstraite, métaphysique, qui relève davantage de la vérité, de la philosophie, de la raison que de la nature et des idées vagues naturellement présentes dans l’imagination primitive
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L’homme ne perçoit ni ne ressent le commencement de sa vie et, par conséquent, n’en ressent ni n’en perçoit la fin, et il n’existe pas de moment déterminé où il puisse connaître et ressentir le commencement et la fin de celle-ci. Voir p. 290.
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On dit qu’il ne saurait y avoir de bonheur pour l’homme en dehors de la vérité. Cela semble juste, car quel bonheur peut-on trouver dans ce qui est faux ? Si le monde est fait pour le bonheur, comment le vrai ne pourrait-il pas nous rendre heureux ? Et pourtant, j’affirme que le bonheur réside dans l’ignorance de la vérité ; précisément parce que le monde est fait pour le bonheur et parce que la nature a fait l’homme heureux. Or, à l’image des autres animaux, elle l’a fait aussi ignorant. Elle l’aurait donc créé (327) malheureux, lui et les autres créatures ; l’homme serait donc, en soi, malheureux (alors que les autres créatures sont par elles-mêmes heureuses) ; de nombreux siècles eussent donc été nécessaires pour que l’homme acquît ce qui complète l’existence et surtout ce qui la rend essentielle, c’est-à-dire le bonheur (puisque même aujourd’hui nous ne possédons pas une connaissance complète de la vérité) ; les anciens auraient donc été nécessairement malheureux ; les peuples non civilisés le seraient tous encore de nos jours ; et nous le serions donc aussi nécessairement en raison de cette part de la connaissance du vrai qui nous fait défaut. Pourtant, tous les êtres (je parle des genres, non des individus) sont dans leur genre sortis parfaits des mains de la nature. Pour un individu, la perfection consiste dans le bonheur et pour les autres êtres dans le fait de correspondre à l’ordre des choses. Mais cet ordre, nous le considérons sous un certain angle, et la nature, sous un angle différent. Notre point de vue est incompatible avec l’ignorance ; celui de la nature l’est avec le savoir. Si l’on ne peut nier que la nature ait voulu le bonheur des êtres vivants, pourquoi, à supposer qu’elle ait placé pour l’homme ce bonheur dans la connaissance du vrai, aurait-elle caché si jalousement la vérité qu’après tant de siècles nous ne puissions toujours pas la pénétrer ? (328) Ne serait-ce pas là un vice organique, fondamental, originel, une contradiction dans son système ? Pourquoi a-t-elle rendu si difficile la seule façon d’obtenir ce qu’elle voulait par-dessus tout, ce qu’elle proposait comme sa fin, c’est-à-dire le bonheur ? et plus encore le bonheur de l’homme, qui, à l’évidence, occupe depuis toujours le premier rang dans l’ordre des choses ? Pourquoi a-t-elle opposé toutes sortes d’obstacles à ce qu’elle cherchait ? Certes, l’homme devait sans aucun doute occuper la première place et il la tiendrait encore dans cette condition naturelle que nous considérons comme propre à l’animal ; mais il ne devait pas se placer dans un autre ordre de choses, considérer qu’il formait une catégorie à part, et mettre sa dignité, non dans le fait d’être le premier des êtres vivants, comme il en aurait toujours été, mais dans celui d’échapper totalement à leur sphère et d’observer des lois spécifiques, indépendantes des lois universelles de la nature. (14 novembre 1820.)
La différence entre les jeux des Grecs et des Romains nous révèle tout le naturel des premiers, qui ne combattaient durant les luttes, les courses, etc., qu’avec des instruments fournis par la nature ou presque, tandis que les Romains employaient des épées et autres armes artificielles. Ces jeux n’ont donc pas la même destination : (329) pour les uns ils tendent à développer pour ainsi dire la nature des participants, à susciter de grandes images, de grands sentiments, etc. ; pour les autres, il s’agit d’un simple amusement ou d’un entraînement militaire. Les uns allaient donc vers la source universelle des grandes actions, les autres s’en tenaient à un moyen particulier. Cette différence est encore plus frappante si l’on songe que les spectacles grecs étaient exécutés par des hommes libres qui agissaient aussi par amour de la gloire. Ce qui avait pour effet de favoriser l’enthousiasme, l’excitation, l’émulation, les exercices préparatoires, etc. Les spectacles romains étaient exécutés par des esclaves, et n’avaient donc pas d’autre effet que d’habituer les yeux et l’esprit aux spectacles et aux dangers de la guerre : utilité partielle et secondaire, non générale et primitive, comme avec les jeux grecs. On pourra peut-être retenir de tout cela la différence qui existe entre un peuple libre et souverain et un peuple également libre mais non souverain, si ce n’est de lui-même, comme l’était le peuple grec. Voir p. 360, paragraphe 2.
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La bonne poésie peut être comprise par les hommes d’imagination et de sentiment comme par ceux qui en sont privés. Cependant, les premiers l’apprécient et les autres non, ils ne comprennent même pas qu’on puisse la goûter. En effet, ils ne sont ni aptes ni prêts à être émus, transportés, etc., par le poète, et en outre, s’ils entendent le sens des mots, ils ne saisissent pas la vérité, l’évidence de ces sentiments : le cœur ne leur montre pas que les passions, les effets, les phénomènes moraux, etc., décrits par le poète sont réellement ainsi ; par conséquent, si clairs et intelligibles soient-ils, les mots du poète ne leur représentent pas les choses et les vérités qu’ils représentent pour d’autres, et ils ont beau comprendre les mots, ils ne comprennent pas le poète. Notons que c’est aussi le cas avec les textes philosophiques, profonds, métaphysiques, psychologiques, etc., si l’on ne veut pas être étonné des effets si divers et souvent si contraires que ces écrits exercent sur des individus et dans des milieux différents, et donc de l’idée qu’ils suscitent. Prenez un texte de ce genre, tout plein de vérités et composé avec (348) toute la clarté formelle que l’on puisse désirer. Les mots ont le même sens pour un esprit profond que pour un esprit superficiel : l’un comme l’autre comprennent de la même manière le sens matériel du texte, et en somme entendent tous deux parfaitement ce que l’auteur veut dire. Mais cet écrit n’en est pas pour autant compris par tous, comme on le croit d’ordinaire. En effet l’homme superficiel, l’homme qui ne sait pas mettre son esprit dans l’état où était celui de l’auteur, bref l’homme qui n’est pas capable de penser avec la même profondeur que l’auteur, comprend matériellement ce qu’il lit, mais ne saisit pas les rapports qu’entretiennent ces propos avec le vrai, ne sent pas leur adéquation à la réalité. Comme il n’a jamais parcouru le terrain défriché par l’auteur, il ne connaît pas les rapports et les liens que percevait celui-ci et dont il tirait ces conclusions, etc., qui pour lui et pour tous ses pareils sont incontestables, tandis que les autres n’en perçoivent même pas l’existence. Ils verront bien les mêmes choses, mais ils ne reconnaîtront ni ne sentiront leurs relations mutuelles, avec toutes les conclusions qu’en tire l’auteur. Ils ne verront pas les liens réciproques des propositions du syllogisme (car toute connaissance humaine est un syllogisme) ; bref, ils comprendront exactement le texte sans saisir la vérité de son contenu, vérité effective et réellement existante que d’autres comprendront. De même, ils n’auront pas l’esprit assez fort pour pouvoir douter, et pour reconnaître la rationalité et la vérité du doute portant sur tout ce que la nature ou les usages donnent pour certain. Il ne suffit pas de comprendre une proposition vraie, il faut en sentir la vérité. Il y a un sens de la vérité comme il y a un sens des passions, des sentiments, de la beauté, etc. : il en va ici du vrai comme du beau. Celui qui comprend la vérité sans la sentir, en comprend la signification, mais ne comprend pas qu’elle est vérité parce qu’il n’en éprouve pas le sentiment, c’est-à-dire qu’il n’est pas persuadé. C’est au nombre de ces gens que doivent être placés la plupart des apologistes modernes de la religion ; ce sont des hommes dépourvus de cœur, de sentiment, de tout jugement profond et fin sur les choses de la nature, bref sans expérience de la vérité, comme ces lecteurs de poésie qui n’ont jamais fait l’expérience des passions et ignorent l’enthousiasme, les sentiments, etc. Et ces gens, (349) en admettant qu’ils comprennent parfaitement les philosophes si profonds qu’ils combattent, ne saisissent pas la vérité qu’ils contiennent, et vous présenteront sous un jour trompeur mais de façon nette, précise et délibérée ce dont vous sentiez toute la vérité, et inversement. Du reste, pour comprendre les philosophes et la plupart des écrivains, comme pour comprendre les poètes, il faut avoir une imagination et des sentiments assez forts et une intelligence assez vaste pour pouvoir passer les habits de l’auteur, en adopter le point de vue et se mettre dans la situation précise où il se trouvait devant l’objet de ses écrits. Sans quoi il ne vous semblera jamais assez clair, même s’il l’est parfaitement en réalité. Cela vaut aussi bien si l’auteur a su vous convaincre et avoir votre assentiment que dans le cas contraire. Je sais qu’avec cette méthode, les écrits de Mme de Staël que tout le monde donne pour abscons ne m’ont jamais semblé obscurs ou peu intelligibles. (22 novembre 1820.)
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La raison est ennemie de la nature. Je ne parle pas de cette raison primitive dont l’homme se sert à l’état de nature et que les autres animaux, également libres, et par conséquent capables de connaître, possèdent. Cette raison a été placée en l’homme par la nature, et il n’y a pas de contradictions dans la nature. C’est l’usage de la raison qui est ennemi de la nature, qui n’est pas naturel, cet usage excessif qui est le propre de l’homme, et de l’homme corrompu : ennemi de la nature et par conséquent ni naturel et ni propre à l’homme primitif.
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Quant au doute, première cause d’indifférence, le même livre cite un passage de Pascal où, entre autres remarques dignes d’être lues, il est dit : « Il faut que chacun prenne parti et se range nécessairement ou au dogmatisme ou au pyrrhonisme… Je soutiens qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante et l’empêche de divaguer jusqu’à ce point… (383) La nature confond les pyrrhoniens et la raison confond les dogmatistes1 » (c’est-à-dire ceux qui admettent et soutiennent des opinions comme certaines). (Pensées de Pascal, ch. 21.) En effet, le doute n’existait pas, pour ainsi dire, avant la raison et la science : rien ne se montre plus assuré dans ses croyances que l’ignorance. Tout ce que l’homme naturel sait ou croit savoir (selon ce que lui suggère la nature), il le tient pour certain et n’y décèle jamais l’ombre d’un doute, tant il est vrai que l’ignorance mène à l’indifférence totale, et donc à l’inertie et à la mort, ou plutôt qu’il existerait une ignorance absolue, un état de l’âme entièrement privé de croyances et de jugements, qu’il est sot de confondre l’absence de vérité avec l’absence de jugements, comme s’il n’existait que des jugements vrais ou comme si, du principe énoncé, résultait la nécessité d’un jugement vrai dans l’absolu et non d’un jugement vraiment utile et adapté à la nature de l’homme.
Quant à notre désir de connaître, que l’on prétend infini comme notre désir d’aimer, contrairement à notre désir d’agir :
1. Il n’est pas vrai qu’il soit infini par lui-même, il ne l’est que matériellement, en tant que désir du plaisir, qui ne fait qu’un avec l’amour de soi. Il n’est pas vrai non plus que l’homme (384) naturel soit en proie précisément à un désir infini de connaissance. Ce n’est même pas le cas de l’homme moderne et corrompu qui, lui, n’est en proie qu’au désir infini du plaisir. Le plaisir ne consiste que dans les sensations, car, lorsqu’on ne sent point, on n’éprouve ni plaisir ni déplaisir. Ce n’est pas le corps qui éprouve les sensations, mais l’âme, quel que soit le sens qu’on donne à ce mot. Pour l’intelligence, sentir c’est concevoir. L’objet de notre faculté intellectuelle est donc de concevoir (et non d’atteindre le vrai, comme je le montrerai plus tard). L’homme désire tirer un plaisir infini de tout, mais, comme tout ce qui est matériel est limité, il ne peut ressentir une certaine infinité que dans la conception des idées. Voir la p. 388 de ces pensées, à la fin. L’homme éprouve donc du plaisir lorsque sa faculté conceptuelle, son intelligence en acte, connaît sa plus grande extension possible. (Voir p. 170, à la fin ; p. 178, à la fin ; p. 179, au début.) Cela est indépendant de la vérité. L’homme ne désire pas connaître mais ressentir infiniment. Il ne peut sentir infiniment qu’à l’aide de ses facultés mentales, au premier chef grâce à l’imagination, et non point à la science ou au savoir, qui délimitent leurs objets et excluent donc l’infini. On en déduira que la curiosité elle-même, qui est désir de connaître ou plutôt de concevoir, (385) ne résulte pas d’un caprice de la nature, décidant que l’exercice de la connaissance ou de la pensée serait un plaisir, mais du fait même que l’homme désire de façon illimitée le plaisir, contrairement à ce que j’avais tendance à croire dans ma théorie du plaisir. D’ailleurs, ce désir infini de concevoir doit, par essence, être également le lot de l’animal. Voir p. 180, à la fin.
2. L’homme est aussi malheureux qu’il se l’imagine1, et aussi heureux qu’il se l’imagine. Ainsi, le désir de connaître ou de concevoir se satisfait autant par le sentiment de connaître que par la connaissance réelle : de ce point de vue encore, la vérité absolue nous est totalement indifférente. Bien mieux, le désir infini de concevoir sera souvent satisfait par la nature grâce à notre imagination et à nos opinions fausses, bref grâce à nos erreurs, mais jamais par la raison au moyen de la science, ni par les sens au moyen des objets réels. Car, si l’homme avait eu ce désir infini, non de concevoir, mais de connaître, c’est-à-dire d’appréhender la vérité, pourquoi la nature aurait-elle dressé tant d’obstacles devant une connaissance nécessaire à son bonheur ? Pourquoi aurait-elle enraciné dans son esprit tant d’illusions que la plus haute civilisation, la raison la mieux exercée, parviennent à peine à les extirper, et encore jamais de façon définitive ? Pourquoi la vérité serait-elle si difficile à découvrir ? Si l’homme devait tendre sans fin à la connaissance exacte, aucune vérité ne saurait lui être indifférente. (386) Ce n’est pas seulement la connaissance des vérités religieuses, morales, etc., mais celle de toutes les vérités physiques, etc., etc., qui serait alors nécessaire à son bonheur. Or, à supposer que le primitif eût été capable de connaître les vérités religieuses et morales (comme l’ouvrage que nous discutons semble l’affirmer), il est certain qu’il ne pouvait connaître toutes les autres ; que, de même, il en est une infinité que nous ignorons et ignorerons toujours ; que la plupart des hommes (hormis dans la religion révélée) sont aussi ignorants que les primitifs ; et enfin que les enfants ne le sont pas moins que ces derniers, y compris dans le domaine religieux. Bien que l’homme connaisse Dieu, qui est infini, il ne le connaît, ni ne le peut connaître infiniment (il ne peut pas non plus l’aimer de cette manière, même si, sur le modèle de notre désir, l’auteur nous prête une faculté d’aimer infinie) ; en vérité, l’homme ne connaît Dieu que de façon extrêmement limitée. Sa connaissance n’est donc pas infinie ; donc, si sa faculté de connaître est infinie, elle est privée de son objet, et par conséquent de son bonheur. Dans ce cas, l’homme ne peut être heureux. Aussi répéterai-je avec l’auteur qu’il est « un être contradictoire, puisqu’ayant une fin, qui est la perfection ou le bonheur, il n’a aucun moyen d’y parvenir1 ». Et les illusions que la nature a si fermement enracinées en nous tous, pourquoi les a-t-elle inventées ? Pour nous disputer notre bonheur ? Et si l’ignorance est infortune, pourquoi l’homme sort-il des mains de la nature si fortement malheureux ? En somme (387) les absurdités se font légion quand on ne veut pas admettre que l’homme, comme toutes les autres créatures, est sorti parfait des mains de la nature ; que la vérité absolue lui est indifférente (pour son bien en tout cas, car il arrive fréquemment qu’elle lui nuise) ; que le but de ses facultés intellectuelles n’est pas la connaissance, en tant que connaissance du réel, mais l’idée, ou le sentiment, justifié ou non, de connaître. Comment comprendre autrement que les ignorants, loin d’être malheureux, sont à l’évidence les plus heureux des hommes ?
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9. L’expérience montre également que l’homme devenu tel ne peut être solidement et durablement heureux (dans la mesure où il peut l’être ici-bas) que dans un état (mais véritablement) religieux, c’est-à-dire qui donne corps et vérité aux illusions, sans lesquelles il ne peut y avoir de bonheur mais qui, une fois qu’elles sont connues par la raison, ne peuvent plus nous paraître vraies comme elles le paraissent aux autres êtres vivants, sinon par la relation, le fondement et la réalité qu’on leur attribue dans une autre vie. Les religions antiques, le mahométisme, les sectes de tous genres, et toutes les opinions qui ont donné vie à un peuple ou à une société et l’ont incité à agir, contribuèrent à ce même résultat. Reportez-vous à tout ce que j’ai dit ailleurs sur la certitude nécessaire à l’action, et qui doit avoir l’aspect d’une illusion, d’une passion, etc.1.
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Mais je parle des croyances, et non des connaissances. L’objet de la connaissance est la vérité ; l’objet de la croyance est une proposition vraisemblable, que l’on peut croire en vertu de toutes les qualités générales ou particulières, essentielles ou accidentelles de celui qui croit ; car une chose peut être digne de foi pour une espèce ou un genre, et non pour une autre ; pour un individu de telle espèce ou de tel genre, et non pour un autre ; pour un même individu aujourd’hui et non demain.
La vérité n’entre donc pour rien dans mon propos ; il faut seulement savoir que ce qui détermine à croire quelque chose détermine également à agir pour le bien (et ce vraiment) de l’être pensant et vivant ; par conséquent, ce qui nous détermine à croire, quelles que soient ces croyances, est capable de conduire au bonheur.
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C’est chose évidente, et quotidiennement observée, que les hommes de grand talent sont ceux qui ont le plus de mal à se résoudre à croire ou à agir ; les plus incertains, les plus hésitants et les plus temporisateurs ; les plus tourmentés par la peine excessive de l’irrésolution ; les plus enclins et les plus habitués à laisser les choses (539) telles quelles sont ; les plus lents, les plus rétifs, les plus opposés à changer quoi que ce soit au présent, tout en reconnaissant l’utilité ou la nécessité du changement. Plus grande est leur disposition à réfléchir et la profondeur de leur caractère, plus grande est la difficulté et l’angoisse qu’ils éprouvent à se résoudre. (21 janvier 1821.)
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Le but de la société est le bien commun et le moyen de l’atteindre réside dans la collaboration des individus en vue de ce bien, c’est-à-dire de l’unité ; ainsi l’ordre, le véritable état, la perfection de la société ne peuvent être que ce qui produit et assure parfaitement cette collaboration et cette unité. Car la perfection de toute chose tient en son entière correspondance avec sa fin.
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Mais ce sont là des facultés, non des parties de l’âme. Premièrement, l’âme ne nous est connue qu’en tant que faculté. Deuxièmement, si l’âme est parfaitement simple et si, pour le dire vite, ses parties sont égales entre elles et à leur somme, comment peut-elle perdre une faculté, une propriété, tout en conservant les autres et en continuant à exister ? Comment cela peut-il se produire si nous prétendons que cum simplex animi natura esset, neque haberet in se quidquam admistum dispar sui, atque dissimile, non posse eum dividi : quod si non possit, non posse interire (puisque la nature de l’âme est simple et ne contient pas en elle un mélange d’éléments étrangers et dissemblables, elle est elle-même indivisible : or si elle ne peut se diviser, elle ne peut mourir) ? (Cicéron, Cato maior seu de Senectute, chap. 21, à la fin, tiré de Platon.) Voir p. 629, paragraphe 2.
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Il est remarquable de voir qu’un homme absolument malheureux, ou découragé par la vie, ayant déjà renoncé à être lui-même heureux un jour, ayant pleuré cette espérance, ne soit pourtant pas dans cet état de désespoir que l’on acquiert à l’approche de la mort ; naturellement et sans se faire violence, il cherche à être utile aux autres ou à leur rendre service, même ceux qui lui sont indifférents ou odieux.
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(618) Se voyant exclu de la vie, on cherche à vivre en quelque sorte en autrui, non par amour du prochain, ni véritablement par amour de soi, mais parce qu’une fois qu’il n’y a plus de vie, il faut bien occuper son existence et la ressentir d’une manière ou d’une autre. (6 février 1821.)
Le désespoir de la nature est toujours féroce, frénétique, sanguinaire, il ne renonce ni devant la nécessité ni devant la fortune mais veut les vaincre seul, c’est-à-dire à ses propres risques, avec sa propre mort, etc. Ce désespoir calme, tranquille, résigné, auquel se résigne l’homme qui a perdu tout espoir de bonheur, soit du fait de sa condition humaine, soit à la suite de circonstances particulières, et aux côtés duquel il s’habitue à vivre avec le temps et les années, en cédant devant la nécessité reconnue, ce désespoir-là, même s’il dérive du premier, comme je l’ai expliqué plus haut, à la fin de la p. 616 et au début de la p. 617, n’est pour ainsi dire le propre que de la raison et de la philosophie, et donc en particulier des temps modernes. On peut dire en effet aujourd’hui que quiconque possède (619) un certain degré d’intelligence et de sentiment, quiconque connaît le monde, et plus particulièrement ceux qui sont dans l’âge mûr, sont malheureux ; ils tombent dans ce tranquille désespoir et y restent jusqu’à leur mort. État presque complètement inconnu des anciens et de la jeunesse d’aujourd’hui, sensible et pleine de grandeur d’âme et d’infortune. Le premier désespoir engendre la haine de soi (parce que l’amour de soi a encore assez de force en l’homme pour qu’il puisse se haïr) mais en même temps le souci et l’estime des choses. Le second engendre la négligence, le mépris et l’indifférence envers les choses ; l’amour que l’on éprouve envers soi-même est si faible (car l’homme n’a plus assez d’amour de soi pour avoir la force de se haïr) qu’il ressemble à de la négligence, mais c’est pourtant de l’amour, tel qu’il n’incite pas l’homme à s’angoisser, à souffrir, à s’épancher sur ses malheurs et le pousse moins encore à se forcer et à entreprendre quoi que ce soit pour lui-même, puisqu’il n’éprouve que de l’indifférence envers les choses, qu’il a pour ainsi dire perdu le toucher et la sensibilité de l’esprit, que sa faculté sensitive, désirante, etc., en somme ses passions et ses sentiments de toutes sortes sont comme couverts de cals ; comme s’il avait perdu avec le temps et en raison d’une pression trop forte et trop longue presque toute l’élasticité des (620) ressorts et des forces de son âme. Généralement, ces gens se soucient par-dessus tout de demeurer dans cet état, d’avoir une vie ordonnée, de ne rien changer, de ne pas innover ; non qu’ils aient un tempérament pusillanime ou invariable, car ce pourrait être tout le contraire, mais en raison d’une timidité que l’expérience du malheur a fait naître en eux, celle qui pousse l’homme à redouter qu’un changement leur fasse perdre cette espèce de repos, de calme ou de sommeil que son âme a trouvé après de longs combats et de longues résistances, et dans lequel elle s’endort, se recueille et pour ainsi dire se pelotonne. Le monde est aujourd’hui plein de désespérés de ce genre (comme ceux du premier type étaient très fréquents dans l’Antiquité). Par conséquent, on peut facilement mesurer tout ce que ce monde a gagné en fait d’activité, de variété, de mobilité et de vie ; quand tous les meilleurs esprits, si l’on peut dire, parvenus à une certaine maturité, deviennent incapables d’agir, inutiles pour eux-mêmes et pour les autres. (6 février 1821.)
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// Nous ne vivons que pour perdre et pour nous détacher*. Mme de Lambert, lieu cité ci-dessus, p. 145 au milieu du Traité de la Vieillesse. C’est ainsi. Nous perdons chaque jour quelque chose, c’est-à-dire que l’une de nos illusions, qui sont tout ce que nous possédons, meurt ou diminue. L’expérience et la vérité nous privent chaque jour un peu plus de ce que nous possédons. On ne vit que de perte. À sa naissance, l’homme possède tout, il s’appauvrit en vieillissant et se retrouve presque sans rien dans son grand âge. L’enfant est plus riche qu’un adolescent, il a tout ; même s’il est pauvre, nu et malheureux, il possède plus qu’un jeune homme fortuné ; ce dernier est plus riche que l’homme mûr, et la maturité est plus riche que la vieillesse. Mais Mme de Lambert dit cela à propos d’autre chose, elle parle des pertes dites réelles que l’on subit en vieillissant. (9 février 1821.) Toutefois, comme on ne possède rien réellement, on ne peut donc rien perdre. Même si cette pensée est tout à fait juste en ce qui concerne la condition actuelle des hommes, de (637) l’esprit humain et de la société. (10 février 1821.) // #important
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Lorsqu’il nous manque un mot pour désigner une chose, les puristes voudraient que nous nous servions de périphrases au lieu de former un nouveau mot, d’en adopter un qui soit étranger ou d’en créer un à partir d’une langue ancienne. Je ne dis rien du fait que les périphrases trop fréquentes (et il faudrait qu’elles le soient davantage encore !) ôtent toute grâce, force, particularité et rapidité au discours et qu’elles bloquent, retardent, (639) gênent, ennuient en toutes circonstances l’auteur et le lecteur. Mais j’affirme premièrement qu’il y aurait un nombre infini d’exemples de ces choses pour lesquelles il n’y a pas de mot en italien et que l’on doit exprimer très souvent, avec le même sens et plusieurs fois dans une même phrase. Quand on aura trouvé, après maints efforts, une périphrase qui soit réellement équivalente et qui sera nécessairement fort longue, comment faire pour la répéter plusieurs fois dans la même phrase ? Comment la modifier si l’on vient à peine d’en trouver une qui lui convienne ? Comment l’abréger si en lui ôtant un mot elle perd de sa force, si elle ne dit et n’exprime plus la même idée sans être complète et fort longue ? Un mot s’adapte à toutes les constructions, se glisse partout, se manie facilement, rapidement et selon la volonté de chacun. Mais comment une périphrase, un corps épais et inadapté qui, s’il n’a pas suffisamment de place, ne peut ni entrer ni s’étendre, peut-il ici se frayer un chemin parmi tous ces replis, ces recoins, ces angles, ces interstices, (640) ces petits passages, ces volutes (et tout ce que l’on pourrait décliner à partir de ce mot, comme Firenzuola qui parle des volutes des oreilles1), ces petits détours, ces chemins tortueux, ces étroitesses et ces resserrements du discours ou de la phrase qui sont si fréquents, à l’intérieur desquels une idée voudra et devra entrer, où le mot entrerait mais où la périphrase ne le pourrait pas ?
En second lieu, j’affirme qu’il y a un nombre infini de choses qu’aucune périphrase ne peut exprimer. Comme par exemple ce que les Français entendent si souvent par le mot génie* (employé dans le sens que lui donne Magalotti, comme le signale Monti dans la Biblioteca Italiana2). Comment exprimer par une périphrase ce que l’on ne peut définir ? Quand la définition est impossible, la périphrase l’est tout autant. Toutes ces choses que l’on comprend clairement, facilement et complètement au moyen d’un mot convenu et qui ne pourraient être ni clairement définies ni comprises au moyen d’aucune périphrase, sont fort nombreuses, et en particulier dans le domaine de la philosophie de la nature tel qu’il s’exprime aujourd’hui, dans le domaine abstrait, etc. Ce qui est tout à fait naturel, (641) car les mots sont faits pour les choses, et telle chose correspond à tel mot ; d’autres mots, même s’il y en a beaucoup, ne lui correspondent pas. Il y a la chose, l’idée, la manière de la signifier et de la définir, mais il n’y a qu’une manière, qu’un seul moyen de le faire, et aucun autre.
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Le bonheur et le plaisir sont toujours à venir, c’est-à-dire que, ne pouvant exister réellement, ils n’existent que dans le désir de l’être vivant, et dans l’espoir ou l’attente qui en résulte.
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La merveilleuse facilité qu’ont (669) les enfants de passer instantanément de la douleur la plus profonde à la joie, du rire aux larmes, etc., et inversement, à la moindre occasion, leur incroyable volubilité et la versatilité de leur caractère et de leur imagination ne doivent-elles pas donner naissance à de plus grands bonheurs ou à des malheurs moins importants qu’aux autres âges de la vie ? (16 février 1821.)
L’orgueil nous sépare de la société : notre amour-propre nous donne un rang à part qui nous est toujours disputé : l’estime de soi-même qui se fait trop sentir est presque toujours punie par le mépris universel.* Mme de Lambert, Avis d’une mère à sa fille, dans ses œuvres complètes citées ci-dessus (p. 633), p. 99 à la fin. C’est ce qui se passe naturellement dans la société, c’est ce vers quoi nous porte naturellement cette institution humaine qui tend au bien et au plaisir communs et qui ne peut subsister que si chacun partage (670) d’une manière ou d’une autre avec les autres son estime, ses intérêts, ses fins, ses pensées, ses opinions, ses sentiments et son affection, ses inclinations et ses actions ; dans la mesure seulement où tout cela n’est pas uniquement dirigé vers nous-mêmes. Plus la part de soi-même est importante chez un individu, moins il existe véritablement de société. Quand l’égoïsme règne, l’existence de la société n’est qu’un mot. Car lorsque chaque individu n’a que lui-même pour fin, qu’il ne s’occupe pas du bien commun, qu’aucune de ses pensées ou de ses actions n’est dirigée vers le bien ou le plaisir d’autrui, chaque individu forme alors à lui seul une société à part, complète et parfaitement distincte puisque sa fin l’est ; le monde retourne ainsi à ce qu’il était à l’origine, avant la naissance de la société qui a été dissoute dans sa réalité, sa raison et son essence. L’égoïsme a donc toujours été le fléau de la société, et plus il est présent, plus (671) la société se porte mal ; et plus les institutions qui le favorisent directement ou indirectement sont mauvaises, comme, au premier chef, le despotisme. (Sous l’effet duquel la France était devenue la patrie du plus pestilentiel des égoïsmes, que la Révolution tempéra, malgré les immenses dommages qu’elle a causés, comme tous les philosophes l’ont observé.) L’égoïsme est indissociable de l’homme, c’est-à-dire de l’amour de soi, mais par égoïsme j’entends plus précisément un amour de soi mal dirigé, mal employé, tourné vers ses propres jouissances réelles et non vers celles qu’engendraient l’héroïsme, les sacrifices, les vertus, l’honneur, l’amitié, etc. Quand cet égoïsme est au comble de son intensité et de son universalité, et quand on lui a ainsi ôté son masque (qui ne sert plus à le cacher puisqu’il est devenu par trop vivace et que tout le monde est animé par le même sentiment), la nature du commerce social (que ce soit dans la conversation (672) ou plus généralement dans la vie) change presque complètement.
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Ne sommes-nous donc nés que pour ressentir quel bonheur c’eût été de ne pas naître ? (18 février 1821.)
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À la fin de la p. 81. L’homme est plus ou moins mauvais selon que ses actes s’opposent à ses principes. D’un côté donc, plus les principes 1. sont stables, définis, divulgués, clairs, détaillés et formulés, 2. plus l’homme en est profondément imprégné et profondément convaincu. D’un autre côté, plus ses actions vont à l’encontre de ces principes (711), plus l’homme est mauvais. Et plus les peuples et les époques sont réellement mauvais, plus lesdites caractéristiques des principes et des actes sont universelles, comme cela se produisit avec le christianisme, dans ses premiers siècles en particulier. Telle est la mesure qui doit servir à définir la méchanceté des individus, des nations et des époques, et à considérer la haine qu’ils méritent et inspirent réellement. Sous cet angle, on peut considérer que notre siècle est moins mauvais que les autres. (2 mars 1821.)
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(714) Le trop, ou l’excès, est souvent père du rien. Les dialecticiens avertissent également qu’à vouloir trop prouver on ne prouve rien1. Et cette propriété de l’excès se vérifie chaque jour sous nos yeux. L’excès des sensations ou leur surabondance se change en une insensibilité entraînant l’indolence et l’inaction, voire une disposition à l’inactivité chez les individus et les peuples ; on lira sur ce point les remarques de Mme de Staël, de Florus, etc., que j’ai notées p. 620 à la fin- p. 625 au début. Lorsque le poète touche au comble de l’enthousiasme, de la passion, etc., il n’est pas poète, et n’est pas en mesure d’écrire de la poésie. Devant le spectacle de la nature, alors que son âme tout entière est occupée par l’image de l’infini, que les idées se pressent dans sa pensée, il est incapable d’en distinguer, d’en choisir, d’en arrêter une seule ; il n’est en somme capable de rien, il ne peut retirer aucun fruit de ses sensations, ni pour la découverte de quelque vérité, ni pour l’exercice de l’écriture, ni pour la théorie, ni pour la pratique. On ne (715) peut exprimer l’infini que quand on ne le sent pas ; ou seulement après qu’on l’a senti ; et quand les plus grands poètes écrivaient ces vers qui éveillent en nous de merveilleuses sensations d’infini, leur âme n’était occupée par aucune sensation infinie et ils dépeignaient l’infini sans le sentir. On ne sent pas les plus grandes douleurs physiques, car elles nous font nous évanouir ou elles nous tuent. Une trop grande douleur, tant qu’elle reste à son paroxysme, ne se laisse pas ressentir. Son propre est de nous laisser sans voix, de nous dérouter, d’engloutir, d’offusquer notre esprit au point qu’il ne se reconnaît plus lui-même, ni la passion qu’il éprouve, ni l’objet de celle-ci ; il demeure immobile, inactif au-dehors et, si j’ose dire, au-dedans. C’est pour cela qu’on ne ressent pas une douleur extrême dans les premiers instants et qu’on ne l’éprouve pas tout entière, mais successivement, par endroits et par accès, et de façon partielle, comme je l’ai indiqué p. 366-368. Il n’en va pas seulement ainsi des grandes douleurs, mais aussi de toute passion extrême et de toute sensation assez extraordinaire et en un sens assez vive pour que notre esprit soit incapable de la recevoir (716) tout entière d’un seul coup. Il en irait de même d’une très grande joie.
Mais il faut remarquer qu’une joie, même grande et exceptionnelle, nous laisse rarement stupéfaits et sans voix, et son importance même nous empêche de la ressentir pleinement et distinctement. C’est peut-être là ce qui se produisait dans notre enfance et arrivait certainement aux hommes primitifs ; mais aujourd’hui, pour peu qu’un homme ait quelque expérience ou quelque connaissance, il lui est bien difficile de pouvoir éprouver une joie telle qu’elle ne puisse être pleinement contenue en son esprit et se répéter. Même s’il lui est tout à fait possible (du moins pour la plupart des hommes) de ressentir une douleur de ce genre. Mais la joie suprême de l’homme d’aujourd’hui est toujours, ou du moins généralement, telle que l’esprit est tout à fait en mesure de la contenir, même s’il y est peu accoutumé, ce qui n’est pas le cas avec la douleur ou avec toute autre passion désagréable. Car (717) le mal, qui est l’objet de la douleur et des passions désagréables, est réel, et le bien, qui est l’objet de la joie, n’est qu’imaginaire : et puisque la joie dépasse la capacité de notre esprit à la recevoir, elle nécessite, comme chez les enfants et les primitifs, une force et une fraîcheur d’imagination persuasive et des illusions qui ne sont plus compatibles avec la vie d’aujourd’hui. (4 mars 1821.)
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Nunquam minus solus quam cum solus. (Il n’était jamais moins seul que lorsqu’il était seul1.) C’est tout à fait vrai (contrairement à ce que l’on a coutume (718) de croire et de dire) parce que celui qui est aujourd’hui en compagnie des hommes est en compagnie du vrai (c’est-à-dire du néant et, par conséquent, de la plus grande des solitudes) et parce que celui qui s’en éloigne est en compagnie du faux. Voilà pourquoi cette sentence, bien qu’elle soit antique et se rapporte au sage, convient davantage à notre époque et pas seulement au sage, mais à tous les hommes, et surtout aux malheureux. (4 mars 1821.)
Ces mots et ces expressions sont (791) comme naturalisés et doivent avoir les droits et la considération dus à ceux dont nous venons de parler. Sans quoi nous revoilà au point de départ, puisque la majorité des nouveaux mots et des nouvelles expressions dont s’enrichit l’usage quotidien viennent de l’étranger.
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En effet, comme le but de la vie est le bonheur et que ce but est inaccessible, mais comme il n’est rien par ailleurs qui ne tende à son but nécessaire, excepté si l’espoir venait totalement à manquer, celui-ci, ne pouvant plus se maintenir en cette vie, en arrive finalement à se placer au-delà d’elle, grâce à l’illusion de la postérité. Illusion très commune chez les grands hommes, car là où les autres, moins conscients, raisonnant moins et aussi moins conséquents, continuent à placer, après de multiples désillusions partielles, leurs espoirs dans les limites de leur vie, les grands hommes sont vite persuadés du contraire grâce à quelques expériences et désespèrent d’obtenir un véritable plaisir effectif de leur vivant.
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Chez l’homme, comme chez tout autre représentant de chaque espèce, l’amour de soi implique une préférence exclusive pour soi-même. Comme l’individu s’aime naturellement autant qu’il peut s’aimer, il se préfère à tous les autres et, cherchant à l’emporter sur eux par tous les moyens, il se met à détester réellement ses semblables. La haine de l’autre est donc une conséquence immédiate et nécessaire de l’amour de soi ; et comme celui-ci est inné, la haine envers autrui est également un sentiment inné que possède tout être vivant. Voir p. 926, paragraphe 1.
Il s’ensuit comme premier corollaire qu’aucun être vivant ne saurait être fait pour la société, dont le but réside dans le bien commun des individus qui la composent : objectif opposé à l’amour exclusif que chacun porte naturellement (873) à soi-même et contraire à la haine de l’autre qui en découle aussitôt et qui, par essence, détruit la société. Ainsi la nature, dans son dessein primitif, ne peut avoir envisagé ni organisé pour l’espèce humaine qu’une société plus ou moins semblable à celle qu’elle avait assignée aux autres espèces, une société accidentelle, issue et constituée d’une éphémère identité d’intérêts, et qui se dissout lorsque cette identité n’existe plus. Et si cette société se maintient, elle restera lâche, autrement dit ouverte et peu contraignante, en sorte qu’en servant les intérêts de chaque individu dans ce qu’ils ont de commun à tous, elle ne porte nullement atteinte aux inclinations ou aux intérêts particuliers dans ce qu’ils ont d’opposé aux inclinations et aux intérêts généraux. C’est ce qui se passe dans les sociétés animales, mais ne pourra jamais arriver dans une société aussi unie, articulée, définie et déterminée en toutes ses parties que peut l’être la société humaine.
Il est tout à fait remarquable de constater que plus la société s’ouvre d’un côté, et plus elle se referme de l’autre. Je parle bien entendu de la société humaine. Mais plus elle se referme, plus elle s’écarte (874) de son but, le bien commun, et de son moyen, le concours de tous les individus à cette fin. C’est là une conséquence naturelle, mais restée inaperçue, du corollaire précédent et de la proposition dont il découle. Regardons cela de plus près.
Lorsque l’homme passa de l’état solitaire à l’état social, les premières sociétés furent très ouvertes, ne maintenant que peu de liens étroits entre les individus à l’intérieur de chacune d’elles, restant limitées en nombre et en extension, et entretenant les unes avec les autres des relations très lâches, voire aucune relation. Les individus recherchaient alors réellement le bien commun de la société, car celui-ci, loin de compromettre leur bien personnel, le favorisait et souvent même se confondait avec lui. Le bien commun était donc assuré par ces sociétés, plus ou moins semblables aux sociétés naturelles et conformes aux observations que nous avons faites dans le corollaire précédent. Les liens sociaux se sont resserrés au fur et à mesure que l’on s’est éloigné des temps naturels, et ce de deux manières : 1. entre les membres d’une même société ; 2. entre les différentes sociétés. Aujourd’hui, dans les deux cas, ce resserrement est à son comble. Toute société est liée : 1. par l’obéissance due en tout point, dans les moindres détails et avec une rigueur mathématique à son chef ou à son gouvernement ; 2. par la (875) réglementation, la détermination, la délimitation rigoureuses des devoirs et commandements moraux, politiques, religieux, civils, publics, privés, familiaux, etc., qui lient les individus entre eux. Société si liée, si contrainte et si bornée, qu’il est presque impossible d’imaginer à cet égard une rigueur et une étroitesse supérieures. Les différentes sociétés sont maintenant tellement liées entre elles (je parle surtout de celles où règne la civilisation, mais je n’oublie pas les autres) que l’Europe forme une seule famille, tant objectivement que dans l’opinion et le comportement respectifs des gouvernements, des nations et des individus qui les composent. À l’heure actuelle, l’Europe, plutôt qu’un ensemble de nations différentes, est une nation gouvernée par une sorte de diète absolue, une nation soumise à une oligarchie presque parfaite et commandée par différents gouvernements qui doivent leur pouvoir et leurs prérogatives aux liens qui les unissent.
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Une langue ne parvient donc pas à être exactement identique et commune à l’intérieur même d’une ville suffisamment vaste et peuplée. Je crois qu’il en va également ainsi à Paris, etc. Voir à la fin de la p. 1301.
Nous pouvons tirer de ces données quelques conclusions significatives. 1. La diversité des langages est naturelle et inévitable chez les hommes, car la propagation du genre humain porte en elle la multiplicité des langues, la division et la subdivision de l’idiome primitif, et finalement l’incapacité à comprendre et à communiquer quand le nombre d’individus est trop important. La confusion des langues, dont l’Écriture nous dit qu’elle est un châtiment de Dieu contre les hommes, est donc effectivement enracinée dans la nature, inévitable pour le genre humain et constitue une propriété essentielle des nations, etc.
2. Le projet d’une langue universelle (si l’on entend par là une langue propre, natale, maternelle et quotidienne commune à toutes les nations) n’est pas seulement une chimère d’ordre matériel liée aux circonstances et aux difficultés des choses telles qu’elles sont aujourd’hui, (937) mais elle l’est aussi par rapport à l’absolue nature des hommes, c’est-à-dire non seulement en pratique mais aussi en théorie.
3. Si nous admettons, comme je l’ai dit, que l’étroitesse naturelle et inévitable des limites d’une langue la rend absolument uniforme, que la langue est le principal instrument d’une société et que le signe distinctif d’une nation est généralement l’uniformité de sa langue, nous en inférons :
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Puisque chacun pense dans sa langue, ou dans celle qui lui est la plus familière, c’est aussi dans cette langue que chacun goûte et ressent les qualités de l’écriture d’une langue quelle qu’elle soit, car nous pensons et ressentons les qualités propres à la langue toujours et inévitablement dans celle dont nous avons l’usage. Les tournures, les formes, les mots, la grâce, l’élégance, les audaces heureuses, les métaphores, les inversions, tout ce qui relève de la langue dans un texte ou un discours étranger (que ce soit en bien ou en mal) ne se ressent et ne se goûte qu’en fonction de la langue familière, en comparant plus ou moins consciemment telle expression étrangère avec telle autre qui nous est propre, en transposant dans notre langue telle audace, telle expression élégante, etc. En sorte que l’effet produit sur notre esprit par un texte écrit en langue étrangère est pareil à l’effet des perspectives restituées et perçues dans une chambre noire, qui ne peuvent être distinctes et correspondre véritablement aux objets et donc aux perspectives que dans la mesure où la chambre noire est équipée pour les rendre avec exactitude ; et l’effet tout entier dépendra de la chambre noire plus que de l’objet réel. En ce cas seulement (excepté chez ceux qui sont déjà devenus familiers d’une ou plusieurs autres langues que la leur, ou qui se la sont en quelque sorte appropriée et ont l’habitude (964) de la parler, de l’écrire et de la lire – ce qui n’arrive qu’à très peu de gens et peut-être à personne pour les langues mortes), il sera possible de ressentir et d’exprimer les qualités des autres langues aussi convenablement que dans sa propre langue. Et l’effet des autres langues sera toujours proportionné à cette faculté de sa propre langue. Or, la faculté d’adaptation aux formes étrangères étant très faible en français, ceux qui choisissent le français ne pourront que fort peu étendre leur faculté de ressentir et d’apprécier les langues étrangères.
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L’écriture doit être écriture, et non algèbre ; (976) elle doit représenter les mots par des signes conventionnels dont le rôle est d’exprimer et d’évoquer les idées et les sentiments ou, pour mieux dire, les pensées et les passions de l’âme. Qu’est-ce donc que ce fatras de tirets, de points de suspension, d’espaces, de doubles ou triples points d’exclamation, que sais-je encore1 ? Il me semble que la mode des hiéroglyphes revient, que l’on ne veut plus écrire les sentiments et les idées, mais les représenter, et comme on ignore comment signifier les choses avec les mots, on veut les peindre et les signifier avec des signes, comme les Chinois, dont l’écriture ne représente pas les mots, mais les choses et les idées. N’est-ce pas là revenir à l’enfance de l’écriture ? Apprenez, apprenez l’art du style, cet art que nos ancêtres possédaient si bien, cet art aujourd’hui presque entièrement perdu, cet art que doit posséder dans toute sa profondeur, dans toute sa variété et toute sa perfection celui qui veut écrire. C’est ainsi que vous obligerez le lecteur à suspendre son jugement, à exercer son attention, à méditer, à lire posément et à s’émouvoir lorsqu’il le faut ; et vous l’y obligerez par des mots, non par de petits signes, ni en perdant deux pages pour un texte qui pourrait tenir en une seule, une fois retranchés les tirets, les divisions, etc. Comment s’émerveiller devant ce genre d’imitation ? L’émerveillement n’est-il point l’une des premières vertus de l’imitation, l’une (977) des causes principales du plaisir qu’elle procure ? Ne vaudrait-il pas mieux que l’auteur qui veut écrire de cette façon-là se consacrât à la peinture ? Ne s’est-il pas trompé de métier ? Ne réussirait-il pas alors beaucoup mieux ses effets ? Il n’y a pas d’émerveillement là où il n’y a pas de difficultés. Mais quelle difficulté y a-t-il à imiter ainsi ? À rendre le pas des chevaux par trap trap trap et le son des clochettes par tin tin tin comme le font les romantiques ? (Bürger, dans Lénore, Biblioteca italiana, t. 8, p. 365.1) Les nourrices et les bateleurs ne s’y prennent pas autrement ; et c’est pourtant à ce genre d’imitation que se complaît la nouvelle école avec ces signes parfaitement ignorés, à juste titre, des anciens et de tous les grands écrivains. (22 avril 1821, jour de Pâques.)
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Ce que j’ai dit2 au sujet de la difficulté naturelle des Français à connaître et plus encore à goûter les langues étrangères, se vérifie d’autant mieux avec les langues anciennes et, parmi les langues modernes et cultivées d’Europe, avec la nôtre. La langue (1002) française est par excellence une langue moderne : elle occupe le dernier rang des langues où domine l’imagination et le premier de celles où domine la raison. (J’entends la langue française telle qu’on la lit chez les classiques et telle qu’elle n’a cessé d’être jusqu’à présent depuis que l’Académie lui a imposé une forme stable.)
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Dans le monde actuel, le fort n’est pas fort en acte, mais en puissance : les troupes, les entraînements militaires, etc., ne servent pas à apprendre à qui l’on doit obéir, ni quel est celui qui commande, etc. Ils permettent seulement de savoir et de calculer ce à quoi l’on doit se résoudre ; et s’ils ne servaient pas à ce calcul, ils seraient inutiles, car, en dernière analyse, le résultat et les grands effets des affaires politiques seraient les mêmes si les troupes, etc., n’avaient pas existé.
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(1017) De ma théorie du plaisir, il s’ensuit que l’homme, désirant toujours un plaisir infini qui le satisfasse entièrement, désire et espère toujours un objet qu’il ne peut concevoir. Et c’est ce qui arrive en effet. Tous nos désirs, tous nos espoirs, même s’ils touchent à des biens ou des plaisirs déterminés et déjà éprouvés auparavant, ne sont jamais absolument clairs, distincts et précis, mais comportent toujours une idée confuse, se réfèrent toujours à un objet confusément conçu. C’est pour cette unique raison que l’espérance vaut mieux que le plaisir : elle contient cette part d’indéfini que la réalité refuse. On le voit surtout dans l’amour où la passion, la vie et l’action de l’âme étant plus vives que jamais, le désir et l’espoir en sont d’autant plus vifs et sensibles et se manifestent avec plus de force que dans d’autres circonstances. Observez que, chez le véritable amant, le désir et l’espoir sont plus confus, plus vagues, plus indéfinis que chez un homme animé d’une autre passion. Et c’est l’un des aspects souvent remarqué de l’amour que d’offrir à l’homme une idée infinie (c’est-à-dire plus sensiblement indéfinie que celle que montrent les autres passions) et moins aisée à concevoir que toute (1018) autre idée, etc. Notez d’autre part qu’en raison même de cet élément infini inséparable du véritable amour, cette passion, avec tous ses orages, est la source des plus grands plaisirs que l’homme puisse éprouver. (6 mai 1821.)
Les philosophes modernes les plus authentiques et les plus conséquents, ceux qui mettent en pratique leur philosophie, sont persuadés que le monde n’étant pas philosophe, il faut, quand on l’est, dissimuler cette qualité et se comporter en général comme les autres dans la société, c’est-à-dire comme si l’on n’était pas philosophe. Contrairement aux philosophes anciens. Contrairement à Socrate que l’on montrait au théâtre devant le peuple qui riait de lui ; contrairement aux Cyniques, aux Stoïciens et à tous les autres. Les philosophes antiques formaient une classe et exerçaient une profession formellement distinctes des autres, y compris des autres sectes philosophiques ; les modernes, au contraire, se confondent à peu près totalement avec la multitude et l’universalité, sauf peut-être en leur for intérieur. Voilà la conséquence nécessaire de la prédominance de la nature chez les anciens et de sa faible influence chez les modernes. Et c’est de cette nature que provient l’action et le fait de donner une vie, une réalité, un corps visible, une forme sensible, une force agissante à la (1019) pensée elle-même, à la raison elle-même. Tandis que les penseurs raisonnables modernes se contentent de la pensée en soi, qui leur reste intérieure, et n’a que peu ou pas d’influence sur leur existence extérieure, et ne produit presque rien de visible. Et généralement, étant donné leur proximité avec la nature, la forme et le fond étaient beaucoup moins en désaccord parmi les anciens les plus cultivés, et par conséquent les plus éloignés de la nature, qu’ils ne le sont parmi les modernes les plus ignorants et les moins cultivés, ou les plus proches de la nature. (6 mai 1821.)
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Bien que l’homme aspire toujours à un plaisir infini, il n’en désire pas moins un plaisir matériel et sensible, même si cette infinité ou cette indétermination nous font croire qu’il s’agit de quelque chose de spirituel. Cet élément spirituel que nous concevons confusément dans nos désirs ou nos sensations (1026) les plus vagues, indéfinies, vastes et sublimes, n’est autre, si l’on peut dire, que l’infinité ou le caractère indéfini de la réalité matérielle. Si bien que nos désirs et nos sensations, même les plus spirituelles, n’excèdent jamais les limites de la matière conçue plus ou moins précisément, et que le bonheur le plus spirituel, le plus pur, le plus imaginaire, le plus indéterminé que nous puissions éprouver ou désirer, n’est jamais ni ne peut jamais être qu’un bonheur matériel : en effet, il n’est aucune faculté de notre esprit qui puisse aller au-delà des limites ultimes de la matière, et qui ne soit elle-même tout entière inscrite à l’intérieur de ces limites. (9 mai 1821.)
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On peut comparer le souvenir du plaisir à l’espérance, car il produit à peu près les mêmes effets. Comme l’espérance, il présente plus d’attraits que le plaisir lui-même : il est beaucoup plus doux de se souvenir d’un bonheur jamais éprouvé, mais qui, vu de loin, semble l’avoir été, que d’en jouir ; tout comme il est plus doux d’espérer sa venue puisque, dans l’éloignement, il nous semble toujours possible d’y goûter. Dans l’un et l’autre cas, l’éloignement nous est favorable. On peut en conclure que le plus mauvais moment de l’existence est celui du plaisir ou de la jouissance. (13 mai 1821.)
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Toutes les langues non formées sont libres par nature et dans les faits. Par tempérament et dans la pratique, au cours de leur formation primitive, toutes les langues étaient également plus ou moins libres. Selon les circonstances de leur formation, elles perdent peu à peu leur liberté. Toutes les langues perdent (à juste titre), quand elles sont réduites à une forme stable, plus ou moins de liberté, et cela dépend du caractère de l’époque, de la nation et des écrivains qui les forment.
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L’incrédulité, dans quelque domaine que ce soit, est souvent le fait de celui qui sait peu de choses et a peu réfléchi, comme on le voit chez ceux qui sont incapables de s’expliquer l’existence de tant de choses qu’ils ne peuvent pourtant nier. Connaissant peu de choses, ils ne connaissent qu’un petit nombre de raisons, de possibilités, de manières d’être ou de se produire, etc., un petit nombre de choses vraisemblables. Celui qui connaît peu de choses, qui n’a que quelques pensées et qui en outre raisonne peu, est prompt à croire, parce qu’il ne se préoccupe pas de rechercher comment une chose peut être. Mais celui qui connaît et pense peu, mais raisonne ou se pique de raisonner, ne croira pas une chose s’il ne voit pas comment elle peut être, sachant que ce qui ne peut être n’est pas – et cela non pour sauver les apparences ou par orgueil, affectation d’esprit, etc., mais bien souvent en toute bonne conscience et naturellement. (17 mai 1821.)
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Ceux qui ne font jamais rien et qui ont par conséquent plus de temps libre à leur disposition sont généralement ceux qui trouvent le plus difficilement du temps à consacrer à une (1076) occupation, même s’il en va de leur intérêt ; ce sont eux qui ont du mal à se rappeler d’une chose à faire, d’une commission dont on les a chargés et à laquelle ils ont également intérêt. Contrairement à ceux dont la journée est bien remplie, qui ont donc par conséquent moins de temps libre et plus de choses dont ils doivent se souvenir. Cela s’explique clairement par une disposition à la négligence chez les premiers et à la diligence chez les seconds. (22 mai 1821.) Ces différents comportements se remarquent aussi chez une même personne, selon diverses habitudes et méthodes temporaires d’activité et de diligence, ou d’inaction et de négligence.
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On ne connaît jamais parfaitement toutes les raisons de toutes les vérités, et l’on ne connaît jamais parfaitement aucune vérité, si l’on ignore l’ensemble des relations qui unissent les vérités entre elles. Et comme toutes les vérités et toutes les choses vivantes sont en réalité liées entre elles beaucoup plus étroitement, intimement et essentiellement que le commun des philosophes ne le croit, ne peut le croire (1091) ou le concevoir, nous pouvons dire qu’il est impossible de connaître parfaitement aucune vérité si petite, isolée et particulière qu’elle paraisse être, si l’on ignore l’ensemble des relations qui l’unissent à toutes les autres vérités. Ce qui revient à dire qu’aucune vérité (qu’elle soit infime, évidente, claire et élémentaire) n’a jamais été et ne sera jamais parfaitement ni entièrement connue. (26 mai 1821.)
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À la p. 1118. Pour que l’on comprenne mieux cette théorie des verbes continuatifs, nous en étudierons et en préciserons plus exactement et plus soigneusement la nature que nous ne l’avons fait jusqu’à présent. Les actes diffèrent des actions. L’acte, au sens large, n’est pas divisible tandis que l’action l’est. L’acte n’est pas continu, l’action l’est. Ces deux formes verbales actus et actio, en latin comme en italien (mais aussi en français, etc.) – et non seulement ces deux-là mais aussi toutes celles qui ont la même formation –, diffèrent en ceci que le premier situe l’agent en un point tandis que l’autre le place dans l’espace ou dans le temps. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une chose véritablement et absolument indivisible, mais si nous considérons ce que l’homme ou tout autre agent accomplit, nous verrons qu’il s’agit tantôt de choses qui se présentent à nous de manière indivisible et non continue, tantôt de manière divisible et continue. Tant et si bien que le verbe positif latin signifie l’acte, et le verbe continuatif l’action.
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À la naissance, l’enfant n’a pas la moindre idée de ce que sont, et doivent être, les formes de l’homme, excepté ce qu’il sent matériellement et peut concevoir de ses membres et parties du corps grâce à l’expérience des sens. (Mais s’il n’a pas l’idée de ces formes, comme le soutiennent tous les idéologues, comment pourra-t-il avoir l’idée de leur beauté ? Comment pourra-t-il avoir l’idée de la qualité, s’il est dépourvu de celle du sujet ? On en dira autant de tous les objets susceptibles de beauté : d’aucun d’entre eux l’enfant ne détient l’idée innée. Comment donc aurait-il l’idée du beau, avant d’avoir la moindre notion de ce qui peut l’être ? Supposons un être non seulement possible, mais réel, et dont nous sommes certains de l’existence, sans pour autant le connaître par ailleurs. Quelle idée aurons-nous de sa beauté ou de sa laideur ? Mais si l’on ignore absolument ce beau ou ce laid qui appartiennent à des formes inconnues, etc., alors le beau n’est point absolu.) L’enfant acquiert cependant bien vite cette idée des formes humaines par la vue, le toucher, etc. Lorsqu’il remarque par exemple que chez tous les gens qui l’entourent le nez ou la bouche ont une certaine dimension que nous disons proportionnée, il conçoit de façon nécessaire et naturelle qu’à telle partie du corps humain est, et doit être affectée telle dimension. Voilà aussitôt l’idée d’une proportion non pas absolue, mais relative ; idée qui n’est point innée, mais acquise, qui ne procède (1185) pas de la nature, ni de l’essence des choses, ni d’un archétype ou d’une notion préexistant en son entendement, ni d’un ordre nécessaire, mais de l’accoutumance du sens de la vue par rapport à cet objet et du caprice de la nature, qui a fait ainsi la plupart des hommes.
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Le perfectionnement du goût en tout domaine, que ce soit dans les arts, en littérature, en matière de beauté humaine, etc., passe pour une preuve de l’existence du beau absolu, alors que c’est tout le contraire. Comment s’affine donc le goût des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des architectes, des séducteurs, des poètes, des écrivains ? À force de voir ou d’entendre les objets sur lesquels leur goût doit s’exercer ; par l’expérience, la comparaison, l’accoutumance. Comment ce goût pourrait-il alors dépendre d’un type absolu, universel, immuable, nécessaire, naturel, préexistant ? Ce que je (1188) dis des enfants, je le dis aussi des gens de la campagne, de tous ceux à qui l’on impute un goût grossier, mauvais, ou non encore éduqué, en quelque domaine que ce soit ; je le dis de celui qui n’est pas habitué à la peinture, et dont chacun sait et assure qu’il ne peut juger du beau pictural ; je le dis de celui qui n’est pas familier de la lecture des bons poètes, et qui ne pourra jamais juger du beau poétique, du beau style, etc. De même qu’à l’origine le jugement de l’enfant et son sens de la beauté ne peuvent qu’être des plus frustes, ce qui montre à l’évidence tout ce qu’un tel jugement doit à l’accoutumance, de même le jugement et le sens esthétiques de la plupart des hommes restent toujours très imparfaits pour la seule raison qu’ils n’acquièrent jamais suffisamment d’expérience pour se former ce jugement minutieux, exact et subtil qu’on appelle finesse de goût. Autrement dit : 1. ils ne considèrent pas d’assez près les détails des objets pour pouvoir les comparer et se faire ainsi l’idée d’une proportion déterminée, idée qu’ils ne possèdent pas. 2. Ils n’ont pas l’habitude de procéder à des comparaisons minutieuses, ce qui est l’unique moyen pour juger avec soin des proportions et des disproportions, de la beauté ou de la laideur, du bon ou du mauvais. On peut poursuivre ce raisonnement et appliquer ces observations à toutes les facultés et connaissances humaines. Et puisque le sens (1189) du beau est susceptible de s’affiner et de s’accroître tant chez les enfants que chez les hommes déjà mûrs, on en déduira qu’il n’est point inné ni absolu : ce qu’il faut acquérir et former ne saurait être premier ; et comme ce qui est susceptible d’accroissement est susceptible de changement, le sens du beau n’est pas et ne peut être absolu.
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(1194) 3. Tout bien considéré, l’homme ne juge jamais de la beauté ni de la laideur, sinon comparativement ; et l’idée du beau est toujours une idée comparative, donc relative.
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L’homme ne peut jamais concevoir l’idée d’une beauté isolée, c’est-à-dire que le beau absolu n’existe pas, ni en dehors de l’homme, ni dans sa pensée, son imagination, son intelligence naturelle et primitive.
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Les poètes et les écrivains plaisants ont pour devoir particulier de cacher autant que faire se peut la nudité des choses, comme les scientifiques et les philosophes ont celui de la révéler. Les mots précis conviennent donc de droit à ceux-ci et disconviennent le plus souvent à ceux-là : à chacun ce qui lui convient. Les mots qui conviennent le mieux aux scientifiques sont ceux qui sont les plus précis et qui expriment l’idée la plus nue. Ceux qui conviennent le mieux au poète et à l’homme de lettres sont au contraire les mots les plus vagues, qui expriment les idées les plus incertaines ou un plus grand nombre d’idées, etc. Ceux-ci doivent pour le moins lui être plus aimables, et ceux-là, à l’opposé extrême, plus haïssables.
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Je n’ai moi-même pas vu d’autre différence entre mon pauvre esprit et les esprits vulgaires qu’une facilité (1255) à l’accoutumer à ce que je voulais, quand je le voulais, et à lui faire acquérir une habitude forte et enracinée en peu de temps. En lisant une poésie, devenir facilement poète ; en lisant un logicien, devenir facilement logicien ; un penseur, acquérir soudain l’habitude de penser dans la journée ; un style, savoir soudainement et rapidement l’imiter, etc. ; une manière de traiter les choses qui me semble convenable, en acquérir l’habitude en peu d’heures, etc., etc. Voir p. 1312. Le peuple, qui devine souvent, et exprime sans le savoir dans ses métaphores de grandes vérités et des significations plus propres que métaphoriques, quoique son intention fût telle, appelle chez nous (et cette expression s’emploie familièrement aussi chez les gens cultivés, et même dans la langue écrite) testo ou cervello duro (tête ou cervelle dure) (c’est-à-dire des organes qui n’ont point de souplesse et qui ne sont donc pas faciles à accoutumer) celui qui a du mal à apprendre. Or, apprendre n’est pas autre chose que s’accoutumer.
Je crois que la mémoire n’est pas autre chose qu’une habitude contractée par les organes, ou l’habitude que les organes ont d’acquérir quelque chose, etc. L’enfant, qui n’a pu contracter d’habitude, n’a pas de mémoire, comme il n’a pour ainsi dire ni intellect, ni raison, etc. Et remarquez que non seulement il n’a pas de mémoire, n’ayant reçu que peu de fois telle ou telle impression et s’étant peu souvent habitué à la rappeler à son esprit, mais encore qu’il manque formellement de la faculté de la mémoire, puisque nul ne se souvient des choses de l’enfance, bien que les impressions d’alors soient plus vives que jamais, et bien que ces impressions puissent revenir à l’enfant pendant son enfance, plus souvent que chez l’homme adulte, lorsqu’une impression ou une conception quelconque lui reste en mémoire. Cette idée mérite d’être amplement développée et précisée. (1er juillet 1821.)
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L’écrivain qui écrit (1285) en transposant sur le papier les mots que son esprit lui suggère, écrit sous sa propre dictée. Combien de temps a-t-il donc fallu attendre avant de se perfectionner dans la représentation de tous les sons par des signes ! Et les innombrables erreurs engendrées par la nécessaire inexpérience des premiers écrivains, durent en grande partie se perpétuer dans les textes, confondre et gâter beaucoup de mots, leurs formes, leurs sens, etc.
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La vue d’un homme heureux, satisfait ou un tant soit peu touché par quelque bonne fortune, par quelque avantage ou plaisir obtenu, etc., est généralement pénible non seulement pour les personnes tristes, mélancoliques ou peu enclines à la joie dans les actes ou (1292) par habitude, mais elle l’est également pour ceux qui sont indifférents et n’ont subi ni dommage, ni souffrance du fait de cette prospérité. Cela nous arrive également avec nos amis, nos plus proches parents, etc. Il faut donc que celui qui a une raison de se réjouir la dissimule ou en fasse part avec une certaine désinvolture, avec indifférence et esprit, sans quoi sa présence et sa conversation seront toujours pénibles et pesantes, même pour ceux qui devraient se réjouir avec lui ou qui n’ont aucune raison de s’en affliger. C’est ce que savent faire les hommes réfléchis, maîtres d’eux-mêmes et bien faits. Qu’est-ce à dire, sinon que l’amour que nous nous portons nous conduit inévitablement, et sans même que nous nous en apercevions, à haïr autrui ? Dans ce cas précis, même s’il s’agit de quelqu’un de bon, il faut un certain effort sur soi-même, voire un certain héroïsme pour prendre part à sa joie si l’on n’attend rien dans un sens ni dans l’autre, ou tout simplement pour ne pas s’en affliger. (8 juillet 1821.)
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(1356) Un très beau visage, qui possède quelque ressemblance avec la physionomie de quelqu’un qui nous est antipathique, ou qui donne l’idée, qui évoque une autre physionomie laide, etc., etc., ne nous semble pas beau. (12 juillet 1821.)
On sait que la littérature et la poésie progressent à l’inverse des sciences. Ramenées à un art, les premières se stérilisent et les secondes prospèrent ; parvenues à un certain point, les premières chutent tandis que les secondes progressent et s’accroissent davantage ; les premières sont toujours plus importantes, plus belles et plus merveilleuses chez les anciens, les secondes chez les modernes ; plus les premières s’éloignent de leurs racines, plus elles s’altèrent jusqu’à la corruption ; plus les secondes sont proches de leurs racines, plus elles sont imparfaites, faibles, pauvres et souvent sottes. Car le fondement principal de la littérature et de la poésie est la nature, que l’on ne peut améliorer (au-delà d’une certaine limite), mais uniquement corrompre ; et le fondement des sciences est la raison, qui a besoin de temps pour évoluer et progresse avec les siècles et l’expérience. Cette expérience domine la raison, elle la nourrit, l’éduque et assassine la nature. La même chose se produit avec les langues. (1357) Leurs qualités, qui profitent à la raison tout en dépendant d’elle, s’accroissent et se perfectionnent avec le temps ; celles qui dépendent de la nature, s’affaiblissent, se corrompent et finissent par se perdre tout à fait1. Par conséquent, les langues gagnent en précision en s’éloignant de ce qui est primitif, elles gagnent en clarté, en ordre, en règle, etc. Mais elles perdent en efficacité, en variété, etc., en beauté, au fur et à mesure qu’elles s’éloignent de leur forme première. Appliquées à la littérature, la raison et la nature se combinent. L’art corrige alors la rudesse de la nature et la nature corrige la sécheresse de l’art. Les langues connaissent alors un état de relative perfection. Mais elles ne s’arrêtent pas là. La raison avance, et plus elle avance, plus la nature recule. L’art n’est plus contrebalancé par rien. La précision domine, la beauté succombe. Et voilà que la langue ayant ainsi perdu son état naturel primitif et celui plus parfait, de nature organisée, ou dirons-nous formée, tombe (1358) dans une certaine géométrie, dans un état de sécheresse et de laideur. (Au cours de sa formation, la langue française s’est rapprochée, et ce jusqu’à aujourd’hui, de ce dernier état en raison des événements de l’époque, parce que la raison prévalut en elle et qu’il n’y eut plus jamais en français d’équilibre entre l’art et la nature, ou du moins jamais parfaitement.) Les philosophes appellent cet état un état de perfection, les lettrés un état de corruption.
Aucun n’a tort. Ceux qui sont attachés à la beauté d’une langue ont raison d’être mécontents de sa condition moderne et veulent avec sagesse la ramener à ses principes, c’est-à-dire au moment de sa formation, et la sortir de l’état où elle se trouve ; mais il est insensé de prétendre agir ainsi : en voulant régénérer la langue, même du point de vue de la beauté, on fait l’inverse, car on passe d’un extrême à l’autre ; la beauté ne peut être dans les extrêmes mais se tient bien plutôt au milieu, en ce point où l’on peut la former et la perfectionner. Ceux pour qui la langue doit essentiellement servir aux progrès de la raison apprécient la précision, encouragent la richesse des termes, fuient et écartent les mots, les expressions, etc., belles et élégantes qui pourraient menacer la sécurité (1359), la clarté, la facilité, etc., de l’expression ; ils haïssent la forme antique du langage, qu’ils jugent insuffisante et dangereuse pour l’établissement et la transmission de vérités subtiles et profondes.
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La faculté imitative est l’une des principales composantes du génie humain. Apprendre n’est, pour une grande part, qu’imiter. Or, la faculté d’imiter n’est qu’une faculté d’attention exacte et (1365) et minutieuse envers l’objet et ses parties, une faculté d’accoutumance. Celui qui s’accoutume facilement, réussit facilement et rapidement à bien imiter. Mon propre exemple me montre que je réussissais après une seule lecture à prendre un style, en y habituant immédiatement mon imagination, et à le reproduire, etc. Ainsi, en lisant un livre en langue étrangère, je prenais immédiatement l’habitude de parler cette langue pendant la journée, y compris à moi-même et sans m’en apercevoir. Or, ce n’est pas là autre chose que la faculté d’imitation, qui vient de la facilité à s’accoutumer. Le plus ingénieux des animaux, et celui qui ressemble le plus à l’homme, le singe, est remarquable par sa faculté et sa tendance à imiter. Cette caractéristique distingue principalement son intelligence de celle des autres bêtes. Étendez cette pensée et voyez la gradation des facultés organiques intérieures dans les diverses espèces animales jusqu’à l’homme ; et voyez comment elle consiste entièrement dans une plus ou moins grande faculté à s’appliquer et à s’accoutumer, laquelle faculté d’accoutumance vient en grande partie de la première et est beaucoup plus utile, bien qu’elle soit sous un certain aspect la même. (21 juillet 1821.) Voir p. 1383, paragraphe 2.
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. Et s’il existe des différences d’esprits, c’est-à-dire d’organes plus ou moins disposés à s’appliquer et à s’accoutumer, à s’accoutumer à telle ou telle chose, à plus ou moins de choses ou à toutes – différence qui selon moi existe –, elle est telle que les différentes accoutumances peuvent tout à fait l’effacer et la retourner en son contraire, c’est-à-dire rendre un homme peu intelligent beaucoup plus pénétrant, etc., etc., et, en somme, plus intelligent qu’un homme plus intelligent naturellement. Et cela vaut non seulement pour les choses et les accoutumances matérielles, ou les études exactes, etc., mais aussi pour les disciplines plus subtiles, et même pour les choses qui touchent à l’imagination et au génie---
(1379) Comme le visage est la partie du corps à laquelle on prête le plus attention, l’enfant se forme presque toujours l’idée de la beauté ou de la laideur des gens d’après leur seul visage ; la laideur du visage lui donne la première idée de la laideur humaine, et c’est sur cette idée qu’il jugera pendant longtemps de la beauté ou de la laideur d’une personne. On peut même observer que tant qu’il n’a pas pris clairement conscience de sa sensualité, l’homme ne se fait jamais une idée exacte des avantages ou des défauts du corps---
À la fin de la p. 1365. La mémoire n’est pour ainsi dire pas autre chose qu’une vertu imitative, puisque chaque réminiscence est comme une imitation que la mémoire, c’est-à-dire ses organes spécifiques, fait des sensations passées (en les répétant, en les refaisant, et pour ainsi dire en les contrefaisant) ; elle acquiert ainsi de l’habileté à le faire, par le moyen d’une accoutumance appropriée et particulière, différente de l’accoutumance générale, ou de l’exercice de la mémoire, à propos duquel on verra la p. 1370 sq. Je dis la même chose des autres imitations et accoutumances qui sont en quelque sorte des imitations, etc. D’autant plus que presque chaque accoutumance, et donc chaque comportement habituel acquis par l’esprit, dépend en grande partie de la mémoire, etc. (24 juillet 1821.)
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Les jeunes gens, surtout s’ils sont instruits avant d’entrer dans le monde, croient aisément et fermement ce qu’ils entendent ou ce qu’ils lisent au sujet des choses humaines en général, mais n’étendent jamais cette croyance aux cas particuliers. L’expérience persuadera ces jeunes gens que ce qu’ils entendent au sujet de l’existence, comme la règle générale, se vérifie effectivement pour chacun d’eux dans tous les cas particuliers, ou presque. (25 juillet 1821.)
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J’ai dit dans une autre pensée1 que l’incrédulité provient bien souvent de l’étroitesse d’esprit. J’ajoute encore qu’elle naît assez souvent de l’obstination, non seulement de la volonté, mais aussi de l’esprit, ce qui est un signe de sa petitesse, qui influence ensuite la volonté et les décisions. Il est très fréquent de voir (1392) une personne s’obstiner à nier en bloc la véracité d’un fait, ou bien affirmer quelque chose de faux, sans jamais laisser entrer dans son esprit un seul doute susceptible de lui montrer qu’elle se trompe, etc. Finalement, l’incrédulité ne provient bien souvent, et même le plus généralement, que d’une immense et sotte crédulité. La crédulité permet au petit esprit de se convaincre aisément de la vérité et de l’exactitude de ses principes, de sa manière de voir et de juger, et de l’impossibilité de concevoir tout ce qui peut s’y opposer, qui lui semble absolument faux, quelque preuve du contraire qu’il en ait ; car la crédulité qui l’attache immuablement à ses premières idées l’éloigne des idées neuves et le rend incrédule. Ainsi, l’excès de crédulité engendre l’excès d’incrédulité et empêche les progrès de l’esprit, etc. Les hommes les plus convaincus d’une chose sont les plus difficiles à convaincre, lorsqu’il ne s’agit pas de les convaincre de choses liées à leurs idées premières, etc. Voyez si vous voulez, le début de la p. 1281. (26 juillet 1821.)
L’incapacité ou la difficulté à douter est le signe d’une grande étroitesse d’esprit. J’en ai donné les raisons dans la pensée précédente et dans celle qu’elle complète à son tour. (27 juillet 1821.)
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Nous avons distingué ailleurs1 le beau de ce qui séduit l’œil, et il nous faut formellement distinguer de la même manière ce qui est beau de ce qui est naturel. (1411) Il ne s’agit évidemment pas de dire que ce qui est agréable à regarder ne puisse être beau ou qu’une beauté ne soit pas agréable à regarder (ce qui est le cas de la beauté extérieure et physique) ; mais ces deux qualités sont différentes, car ce n’est pas la même chose que d’être agréable à regarder et d’être beau. Ainsi, ce n’est pas la même chose d’être naturel et d’être beau ; une chose peut ne pas être naturelle mais être belle, et inversement ; être belle et naturelle pour quelqu’un, et être naturelle, mais laide pour quelqu’un d’autre, etc. (29 juillet 1821.)
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ne sont pas autre chose que le fait de fixer l’esprit ou la pensée, de l’arrêter, etc. Disposition que produisent la science, l’invention, l’homme de réflexion, etc. Disposition pure, comme peut facilement le constater en lui-même tout homme qui réfléchit et comme peut le remarquer celui qui exerce cette disposition même sans s’en apercevoir, et qui le fait quotidiennement dans les choses les moins importantes. Disposition peu commune pourtant, et rares sont ceux qui pensent et réfléchissent, etc. (31 juillet 1821.) Voir le début de la p. 1434.
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Pour les sensations qui nous charment par leur seul aspect indéfini, on peut se reporter à mon idylle sur l’infini1 et évoquer l’idée d’un paysage si fortement incliné que le regard, à une certaine distance, ne s’étend pas jusqu’à la vallée ; ou celle d’une rangée d’arbres dont on ne distingue pas la fin, (1431) parce qu’elle est très longue ou qu’elle est également en pente, etc. Un bâtiment, une tour, etc., vus de telle façon qu’ils paraissent s’élever seuls au-dessus de l’horizon, sans qu’on perçoive ce dernier, produisent un contraste très puissant, sublime même, entre le fini et l’indéfini, etc. (1er août 1821.)
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On a tort de distinguer la mémoire de l’esprit, comme si elle occupait une région particulière de notre cerveau. La mémoire n’est pas autre chose qu’une faculté de notre esprit à s’accoutumer à des pensées, qui est différente de la faculté de penser ou de comprendre, etc. Elle est si indispensable à notre esprit qu’il est incapable d’aucune action sans elle (l’action de l’esprit est différente de la simple conception d’une pensée, etc.), car (1454) chaque action de l’esprit est composée (de prémisses et de conséquences) et ne peut parvenir aux conclusions sans le souvenir des prémisses. Bien que cette faculté soit totalement inhérente à l’esprit et semble souvent ne pas pouvoir se distinguer de la faculté de penser et de raisonner, etc., elle est pourtant différente, elle peut totalement s’affaiblir, etc., sans que la faculté de penser, etc., soit affaiblie ou disparaisse, et peut même être au départ assez faible dans un esprit par ailleurs bien pourvu d’autres facultés. Notez pourtant (contrairement à ce que l’on dit généralement au sujet de l’indépendance de l’esprit par rapport à la mémoire) qu’il n’est pratiquement aucun grand esprit qui n’ait une bonne mémoire, du moins au départ. 1. Parce que cette facilité à s’accoutumer qui forme les grands esprits provoque et inclut naturellement la mémoire. 2. Parce qu’un esprit sans mémoire, fût-ce un grand esprit, ne peut être identifié comme tel, puisqu’il ne peut donner naissance à de grands effets, etc.
Du reste, cette faculté de s’accoutumer qui fait toute la mémoire est totalement indépendante de la volonté, comme d’autres accoutumances (1455) plus matérielles et qui n’ont rien à voir avec l’esprit, etc. Cela se vérifie par mille autres choses : très souvent, une sensation éprouvée sur le moment en éveille une plus ancienne, éprouvée jadis, sans que la volonté y participe ou qu’elle ait le temps de vouloir se la rappeler. Ainsi, un chant nous rappelle, par exemple, ce que nous faisions autrefois en l’écoutant. Voir Alfieri, au début de Ma vie1, qui note un souvenir de ce genre, etc. (4 août 1821.)
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L’esprit humain est ainsi fait qu’il tire une bien plus grande satisfaction d’un petit plaisir, d’une idée ou d’une sensation faible, mais dont il ignore les bornes, que d’une sensation forte dont il connaît ou pressent les limites. L’espoir d’un petit bonheur constitue un plaisir infiniment plus grand que la possession d’un grand bonheur déjà éprouvé (car tant qu’il n’a pas été éprouvé, il relève en effet toujours de la catégorie de l’espérance). La science détruit les principaux plaisirs de notre esprit car elle détermine les choses et en souligne les limites, même si en de nombreux domaines elle a matériellement élargi nos idées. Je dis matériellement et non spirituellement, car, par ex., la distance entre le soleil et la Terre était bien plus grande pour l’esprit humain lorsqu’il la croyait seulement de quelques milles qu’elle ne l’est aujourd’hui où on l’a évaluée exactement. Ainsi la science est-elle l’ennemie de la grandeur des idées (1465), bien qu’elle ait démesurément agrandi les opinions naturelles. Elle les a agrandies en tant qu’idées claires, mais une toute petite idée confuse est toujours plus grande qu’une très grande idée parfaitement claire. L’incertitude qui porte sur l’existence ou la non-existence d’une chose est aussi une source de grandeur, qui disparaît avec la certitude que la chose existe réellement. L’idée des antipodes était bien plus frappante, quand Pétrarque disait qu’ils existaient peut-être, que le jour où l’on sut qu’ils existaient1. Ce que je dis de la science vaut aussi pour l’expérience, etc. La plus haute ou même la seule forme de grandeur dont l’homme puisse confusément se satisfaire est une grandeur indéterminée, comme cela résulte également de ma théorie du plaisir (7 août 1821). Par conséquent, l’ignorance, qui seule peut nous cacher les limites des choses, est la source principale des idées indéfinies. Elle est donc la première source de bonheur. Aussi l’enfance est-elle le plus heureux des âges, le plus rassasié de lui-même, le moins sujet à l’ennui. L’expérience révèle nécessairement les limites de beaucoup de choses, même à l’homme naturel qui ne vit pas en société.
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Venons-en aux remèdes. Vouloir ramener les mots à leur sens précis, pouvoir de nouveau les distinguer et s’en servir dans leur ancien sens, etc., est aussi impossible et pédant que de vouloir remettre en usage des mots et des tournures archaïques, parler comme parlaient les Latins ou les premiers Italiens, etc. Ceux qui ont pris soin, en écrivant spécifiquement sur les synonymes, de préciser (1490) la valeur de chaque vocable participant au sens d’autres vocables, ont plutôt servi (et servent encore) à la philosophie, à l’histoire des langues et à bien d’autres choses très utiles qu’à l’usage, à la conservation des significations, à l’observation des étymologies, etc., qu’à empêcher en somme la confusion des sens et l’abolition successive de leurs petites différences, que les abus de langage et le temps ne peuvent pas ne pas occasionner. Les forces de ce forfait, elles, ne peuvent être vaincues par une œuvre, ou par un dictionnaire, etc.
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Nous recherchons la brièveté parce que rien ne nous satisfait. Même les plus grands plaisirs (1508) doivent être désirés, et ils doivent être brefs, nous laisser encore à désirer pour que nous ne soyons pas satisfaits. Mais n’y a-t-il pas de milieu entre ces deux extrêmes ? Les plaisirs ne peuvent-ils pleinement nous satisfaire ? Non. Si l’homme pouvait pleinement se satisfaire d’un plaisir, ni la brièveté, ni la variété (qui dérive de la brièveté, l’inclut, la porte en soi, au point de ne faire presque qu’un avec elle) ne seraient en elles-mêmes sources de plaisirs, et l’homme ne les apprécierait pas. L’homme ne peut donc jamais être satisfait et la satiété est la plus terrible condition qu’il puisse connaître. Par conséquent, dans les plaisirs et les sensations intérieures ou extérieures qui conduisent au bonheur, ce qui nous plaît au plus haut point, c’est qu’ils nous laissent encore à désirer, c’est leur brièveté, leur variété, la variété de la vie. (17 août 1821.)
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À la p. 1510. Combien de choses nous semblent quotidiennement laides ou belles sans qu’elles aient aucune raison de l’être, mais en vertu des ressemblances, des relations, des idées qu’elles évoquent, soit pour tout le monde, et nous disons dans ce cas qu’elles sont laides ou belles absolument, soit seulement pour nous, et dans ce cas, si nous y pensons (ce qui n’arrive presque jamais), nous sommes contraints de dire qu’elles sont belles ou laides relativement. J’ai vu un plafond décoré avec des cercles ou de petites roues disposées tout autour d’un cercle. Qu’est-ce que cette invention a en soi de laid ou de vil ? Pourtant, tout le monde la condamnait parce qu’elle rappelait une table ronde dressée avec ses assiettes tout autour. (18 août 1821.)
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Il est une autre habitude à acquérir, surtout dans l’enfance. Elle consiste à appliquer les accoutumances à la pratique, à les utiliser et à leur permettre d’être utiles à l’accomplissement de choses particulières. Par ex., nombreux sont ceux qui ont un jugement délicat, qui ont beaucoup lu, qui connaissent beaucoup de choses, etc. Il ne leur manque que cette habitude pour être d’illustres écrivains ; mais, à cause de ce manque, demandez-leur d’écrire et ils ne sauront rien faire. Ils n’en ont pas l’habitude, et par conséquent n’ont pas la faculté de l’application et de l’exécution, etc. C’est pourquoi un homme (si l’on veut poursuivre cet exemple) qui a lu beaucoup de romans et possède un excellent jugement, etc., etc., peut fort bien ne savoir ni écrire ni rien concevoir, parce qu’il n’a pas l’habitude (1543) d’appliquer et de contraindre son esprit à tirer profit pour son œuvre de ces accoutumances. Il n’est pas exercé à écrire ni à penser à cette fin, ni à viser cela par son accoutumance, etc., etc., etc. ; il n’a pas l’habitude de s’appliquer et de réfléchir aux petites choses, ce qui est nécessaire pour s’accoutumer à réaliser dans une œuvre ses autres accoutumances ; il n’est pas habitué au labeur, etc. C’est pourquoi beaucoup de gens, et même la plupart, lisent, même énormément, sans acquérir l’habileté à exécuter (qui est finalement l’habileté à imiter) ni même à penser, sans rien en retirer et presque sans acquérir aucune habitude, c’est-à-dire aucune aptitude. Voir p. 1558. (22 août 1821.)
À peu près tout le monde (en particulier les personnes qui ont cultivé leur esprit, en ont développé les qualités, et celles qui sont instruites par une longue expérience, etc.) conçoit durant sa vie des idées, des réflexions, des images, etc., neuves par elles-mêmes ou par la façon dont elles sont abordées, ou telles, que, au bout du compte, convenablement exprimées par l’écriture, elles puissent être utiles ou agréables, permettant, entre autres, à l’écrivain de se distinguer de la masse des autres copistes. Mais c’est parce que les esprits (surtout en Italie) n’ont pas l’habitude de se fixer, de circonscrire et de clarifier leurs idées qu’elles restent le plus souvent en eux, incapables d’être notées et employées dans l’écriture ; la plupart du temps, quand les gens se mettent à écrire, ne trouvant rien qui leur vienne spontanément, ils se contentent de copier, de compiler ou de travestir les autres ; ils ont même oublié et abandonné (1544) leurs idées propres, alors qu’ils n’en sont pas dépourvus et pourraient en faire si bon usage. Il leur manque de surcroît l’habitude de savoir exprimer convenablement des idées neuves, ou d’une manière nouvelle, c’est-à-dire d’appliquer pour la première fois le mot et l’expression qui conviennent à une idée, de lui fabriquer un habit adapté à l’écriture. Par conséquent, même s’ils les conçoivent clairement, ils les laissent de côté, ne savent pas leur donner le jour et, désespérés, renonçant même à y parvenir, ils se tournent vers les idées d’autrui qui ont déjà leurs habits taillés et bien cousus. Et s’ils se laissent parfois entraîner par leur désir d’exprimer des idées personnelles, ils le font misérablement en raison de leur manque d’habileté dans cet exercice. Cet exercice est si nécessaire que je louerais vivement et fonderais de grands espoirs dans un enfant ou une jeune personne qui, voulant écrire et composer, ne suivrait que ses propres idées, voudrait à tous prix les exprimer, fussent-elles légères, ce qui est naturel lorsque la réflexion n’en est qu’à ses premiers pas, et mal dites, ce qui est également naturel lorsqu’on commence à peine à écrire et à appliquer (1545) les signes aux pensées. Il me semble que j’étais comme cela. (22 août 1821.)
L’homme ne peut absolument pas vivre sans l’espérance, comme il ne le peut sans l’amour de soi.
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Moins on espère, moins on jouit de son désespoir, et moins on se désespère et plus on conserve quelque lueur d’espoir au cœur du désespoir. C’est le cas des hommes qui ont été longtemps malheureux, et sont habitués à souffrir et à désespérer. Et inversement pour les autres. Le désespoir de l’homme ordinairement heureux est effroyable. (22 août 1822.)
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L’affaiblissement de la mémoire n’est pas un effacement d’images ou d’impressions, etc., mais une incapacité des organes à exécuter les opérations, générales et particulières, auxquelles ils se sont accoutumés, et à acquérir (1553) de nouvelles accoutumances particulières, c’est-à-dire de nouvelles réminiscences. (23 août 1821.)
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Quand l’utile n’est que ce qui plaît aux individus ; quand ceux-ci ne sont pas vertueux, ou ne peuvent l’être, ne le sont que de temps en temps, ou de manière isolée ; quand l’utilité des vertus dépend du caractère, des inclinations, des désirs, des projets des individus et que la vertu n’est pas constamment et essentiellement mais accidentellement utile, il est impossible que la nation soit habituellement et généralement vertueuse et que ses membres soient élevés dans des principes qui, d’un moment à l’autre, peuvent devenir pour eux non seulement inutiles, mais même préjudiciables. La vertu (1567) qui ne subsiste que dans les apparences qu’il convient de maintenir, n’est plus vertu, mais calcul, supercherie et vice. Elle sera toujours feinte chez des sujets qui, s’ils en jouissent aujourd’hui, ne peuvent savoir s’ils en jouiront demain : en effet, les avantages qu’elle procure ne dépendent plus de sa nature, ni de circonstances essentielles rationnellement fondées, mais de sa faveur auprès d’individus qui le plus souvent ne l’aiment pas et peuvent l’aimer aujourd’hui et la détester demain ou ne jamais l’aimer ni la détester ensemble et en même temps, etc., etc.
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Cependant, je remarque que les études nous satisfont plus que n’importe quel autre plaisir, que leur goût, leur appétit etc., en sont plus durables, mais que, parmi toutes nos lectures, celle qui laisse dans l’âme le moins d’insatisfaction est la lecture de la vraie poésie. La poésie, qui éveille en nous des émotions très vives et peuple notre âme d’idées vagues, indéfinies, sublimes, vastes et imprécises, la comble autant qu’il est possible en ce monde. Si bien que Cicéron (1575) n’aurait peut-être pas pu dire de la poésie ce qu’il a dit de l’éloquence. Il est vrai que c’est là une propriété du genre, non du poète en particulier, et qui ne dépend pas de l’art, mais du sujet traité. Il est certain qu’avec beaucoup moins d’art et d’habileté qu’un grand orateur, un poète laissera l’âme bien moins vide que ne le saurait faire celui-ci, et produira sans doute sur le lecteur le sentiment évoqué par Cicéron, mais à un degré bien inférieur. (27 août 1821.)
La naïveté d’un enfant, par ex., charmerait même un homme à l’état de nature, car elle serait à ses yeux inhabituelle et différente de ses propres mœurs et de celle des gens de son âge, avec lesquels on vit plus qu’avec les autres, et auxquelles l’homme se réfère principalement pour acquérir et former l’idée de l’homme. (27 août 1821.)
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Ma théorie du plaisir1 permet de comprendre pourquoi l’on éprouve de l’agrément en cette vie quand, sans en attendre ni en désirer vraiment, l’esprit paisible et indifférent se jette pour ainsi dire à l’aventure au milieu des choses, des événements, des divertissements eux-mêmes, etc. Cet état d’insouciance à l’égard des plaisirs et des douleurs constitue peut-être, en soi, en dehors de toute autre cause, un des plus grands plaisirs possibles.
(1581) Une vigueur exceptionnelle et passagère provoque souvent dans le corps et dans les nerfs une certaine torpeur où l’âme devient indifférente aux choses et à elle-même. Dès lors, soit elle considère tout de haut, comme si le monde ne la concernait que fort peu, soit elle ne pense presque plus à rien, et est affectée aussi peu que possible par le plaisir et la crainte. Un tel état est un plaisir à lui seul.
La langueur physique est parfois telle, qu’affaiblissant les facultés de l’âme sans toutefois nous causer ni angoisse ni gêne, elle affaiblit aussi tout souci et tout désir. L’homme éprouve alors un réel plaisir, surtout s’il sort d’une période d’angoisse, etc., et il éprouve ce plaisir indépendamment de toute cause extérieure, par simple oubli de ses maux, par insouciance à l’égard des biens, des désirs et de l’espoir, et par l’espèce d’insensibilité que provoque en lui cette langueur. (28 août 1821.)
La littérature italienne était jadis si universelle qu’on l’étudiait ; dans les autres nations ---
La destruction des idées innées détruit aussi l’idée de la perfectibilité de l’homme. Or, il semblerait que ce soit le contraire, puisque si toutes les idées sont acquises, l’homme est moins débiteur et dépendant de la nature, et, par conséquent, peut et doit se perfectionner par lui-même. Mais les idées des animaux sont également acquises, et ils ne sont pas perfectibles. L’idée de la perfection absolue est détruite avec les idées innées et se substitue à elle l’idée d’une perfection relative, correspondant à l’état qui est parfaitement conforme à la nature de chaque genre d’êtres : on en arrive ainsi à renoncer aux folles idées d’un accroissement de la perfection, d’une acquisition de qualités nouvelles et bonnes (qui ne sont plus bonnes par elles-mêmes comme on le croit), d’un perfectionnement modelé sur les fausses idées du bien et du mal absolus et absolument grands ou petits, et on en conclut que l’homme est parfait tel qu’il est dans la nature, dès que ses facultés ont atteint le développement que la nature lui a accordé et indiqué. Aussi (1619) ne peut-il être qu’imparfait dans un autre état. Ni sa perfection ni celle d’un autre genre ne pourront jamais s’accroître ; mais plutôt celle de l’individu, etc. (3 septembre 1821.)
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Voyez combien l’imagination contribue à la philosophie (qui est pourtant son ennemie), et combien il est vrai que le grand poète aurait pu, en d’autres circonstances, être un grand philosophe, instigateur de cette raison nuisible au genre qu’il soutient, et inversement, le philosophe être un grand poète.
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Qu’y a-t-il de plus puissant en l’homme, la nature ou la raison ? Le philosophe ne vit ni ne pense constamment en philosophe ; il ne pense ni ne vit avec lui-même en véritable philosophe (quand bien même vivrait-il de la sorte avec les autres) ; le religieux ne vit pas non plus en véritable et parfait religieux. Il n’est pas d’homme si persuadé de la malice des femmes, etc., qui n’éprouve une impression agréable et une vaine espérance à la vue d’une beauté qui éveille en lui un plaisir quelconque. (C’est une impression moins forte, et peut-être même pas une impression, qu’éprouvera celui qui en a trop l’habitude ; c’est particulièrement le cas de l’homme du monde dont l’âme se comportera alors beaucoup plus philosophiquement que celle du plus grand philosophe, non pas tant à cause de la raison que de la nature, qui a donné à l’accoutumance le pouvoir d’affaiblir et même de détruire les sensations, surtout si le philosophe n’en a pas l’habitude. Et à plus forte raison s’il est exposé au péché, en acte ou en pensée, à l’encontre de ses principes.) L’homme est toujours plus ou moins sujet à retomber dans toutes les très extravagantes illusions de l’amour dont l’expérience lui a montré qu’elles étaient toujours impossibles, imaginaires et vaines. Il n’est pas d’homme si profondément convaincu du néant des (1652) choses, de la certaine et inévitable misère humaine, dont le cœur ne s’ouvre à la joie la plus vive (et d’autant plus vive qu’elle est vaine), aux espérances les plus douces, aux songes les plus frivoles, si, pour un moment, la fortune lui sourit, ou encore au spectacle d’une fête, d’une réjouissance à laquelle on daigne l’admettre. Et, il suffit même d’un rien pour faire aussitôt croire au philosophe le plus profond et le plus expérimenté que le monde est quelque chose. Il suffit d’un mot, d’un regard, d’un geste accompli de bonne grâce ou d’un compliment qu’une personne, même de peu d’importance, adresse à l’homme qui désespère le plus du bonheur et de son idée, pour le réconcilier avec les espérances et les erreurs. Je ne parle pas de la vigueur du corps, je ne parle pas du vin, dont le pouvoir fait céder et s’évanouir la philosophie la mieux enracinée et la plus ancienne. Je laisse aussi de côté les passions qui, les premières, se moquent de la plus longue et de la plus profonde habitude philosophique. Le moindre agrément imprévu, l’apparition d’un nouveau désagrément, même insignifiant, suffit à convaincre le philosophe que la vie humaine n’est pas néant. Voir Corinne, t. 2, livre 14, chap. 1, dernière page, c’est-à-dire 341. Ce que je dis du philosophe, je le dis aussi du religieux, même si la religion, liée à l’illusion et donc à la nature, a d’autant plus de force effective en l’homme. (8 septembre 1821, fête de la Naissance de la Vierge.)
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À la fin de la p. 1676. On peut également dire que les habitudes, et par conséquent les connaissances et les facultés humaines, relèvent toutes de l’imitation. La mémoire n’est qu’une imitation d’une sensation passée et les souvenirs consécutifs, des imitations des souvenirs passés. La mémoire (c’est-à-dire en somme l’esprit) s’imite pour ainsi dire elle-même. Comment peut-on apprendre, si ce n’est en imitant ? Celui qui enseigne (des choses matérielles ou abstraites) n’apprend qu’à imiter plus ou moins exactement, avec plus ou moins de fidélité. Quelle que soit l’habileté concrète que l’on acquiert par un apprentissage, c’est par l’imitation qu’elle s’acquiert. Les facilités qui s’acquièrent par elles-mêmes le sont par le moyen des expériences successives auquel l’homme porte attention et qu’il imite ; en les imitant, il acquiert une certaine pratique et les imite de mieux en mieux jusqu’à se perfectionner. Il en va de même pour les facultés intellectuelles. La faculté de penser elle-même, la part inventive ou perfectible de notre esprit concernant des sujets matériels ou spirituels, n’est qu’une faculté d’imitation, qui n’est pas particulière mais générale. Même en inventant, (1698) l’homme imite, mais de manière plus large, c’est-à-dire qu’il imite les inventions par d’autres inventions ; il n’acquiert de capacité d’invention (qui semble radicalement opposée à l’imitation) qu’à force d’imitations, et il imite dans le même temps où il exerce ladite faculté d’invention, qui est tout à fait liée à l’imitation. Voir la fin de la p. 1540 et suiv. (14 septembre 1821.)
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Le système platonicien des idées, idées préexistantes aux choses, existantes en soi, éternelles, nécessaires, indépendantes des choses et de Dieu, (1713) non seulement n’est pas chimérique, bizarre, curieux, arbitraire, fantaisiste, mais tel que l’on s’émerveille qu’un ancien ait pu atteindre ce plus haut point d’abstraction et voir jusqu’où devait nécessairement nous conduire notre opinion sur l’essence des choses, sur notre essence, la nature abstraite du beau et du laid, du bon et du mauvais, du vrai et du faux. Platon découvrit – ce qui est effectivement le cas – que notre opinion sur les choses, opinion qui les tient pour indubitablement absolues, qui considère comme également absolues les affirmations et les négations, ne pouvait et ne pourra jamais se maintenir qu’en supposant pour tout ce qui existe l’existence d’images et de raisons éternelles, nécessaires, etc., et indépendantes de Dieu lui-même. Autrement 1. il faudrait chercher la raison de Dieu qui, si le beau, le bon, le vrai, etc., ne sont ni absolus ni nécessaires, n’aurait aucune raison d’être, ni d’être de telle ou telle manière, 2. en admettant qu’il en ait une, tout ce que nous croyons être absolu ou nécessaire ne s’expliquerait pas autrement que par la volonté de Dieu. (1714) Le beau, le bon, le vrai, auxquels l’homme suppose une essence abstraite, absolue, indépendante, ne seraient donc pas tels si ce n’est par la volonté de Dieu, puisqu’il peut le vouloir autrement ou ne pas le vouloir du tout. Maintenant que nous avons vu la fausseté et l’inconsistance des idées de Platon, il est très certain que toute négation ou affirmation absolue ne tient pas debout, et il est étonnant que nous ayons détruit celles-là sans avoir douté de celles-ci. (16 septembre 1821.)
Lorsqu’un homme est dans une certaine disposition propice à la pensée et à la réflexion, ce qui ne peut arriver que parce qu’il a déjà pensé et réfléchi, le moindre événement, les moindres sensations éprouvées au cours de la journée, même les plus diverses, le pousseront à réfléchir. Lorsqu’il sort de cette disposition pour ainsi dire ponctuelle, pour une raison ou une autre, comme il arrive souvent (il suffit du sommeil de la nuit pour l’en détourner jusqu’au lendemain) et surtout s’il est disposé, pour une raison ou une autre, à être légèrement et momentanément distrait, les plus sérieux événements de l’existence et les plus extraordinaires sensations ne suffisent bien souvent pas à provoquer la réflexion. Plus (1715) remarquables encore sont cet effet et cette différence pour les dispositions à la distraction ou à la réflexion, qui sont enracinées en chacun et qu’une même personne peut contracter et perdre ; plus même que ne peuvent le faire différentes personnes qui sont toutefois tout aussi intelligentes. (16 septembre 1821.)
Les illusions ne peuvent être condamnées, dédaignées et traquées que par ceux qui rêvent et croient que ce monde est, ou peut être, vraiment quelque chose, quelque chose de beau. Immense illusion : ainsi, le demi-philosophe combat les illusions précisément parce qu’il a des illusions, le vrai philosophe les aime et les défend parce qu’il n’en a pas ; combattre les illusions en général est le signe le plus certain d’un savoir très imparfait et très insuffisant, et d’une évidente illusion. (16 septembre 1821)
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La haine de l’homme envers l’homme se manifeste principalement et se confirme chez les personnes appartenant à une même profession, etc., entre lesquelles une amitié (quoiqu’une amitié parfaite, abstraitement parlant, soit impossible et opposée à la nature humaine) est des plus difficilement, rarement, réellement possible, etc. Schiller, homme de grand sentiment, était l’ennemi de Goethe (car entre de tels individus non seulement l’amitié, même petite, est impossible, mais il y a même plus de haine qu’en d’autres circonstances), etc., etc., etc. Les femmes se réjouissent du malheur des autres femmes, et même de leurs meilleures amies. Les jeunes gens du malheur des jeunes gens, etc., etc. Voir Corinne, t. (3), p. (635 sq.), livre (20), ch. (4). Chez les personnes d’une même profession, mais aussi chez les gens du même âge, etc., etc., l’amitié est plus faible et la haine plus forte. Mis à part l’exaltation des illusions, qui favorise beaucoup l’amitié entre jeunes gens, il est certain, surtout aujourd’hui, où les grandes et les belles illusions ont disparu, que l’amitié naît plus aisément entre un vieillard ou un homme mûr et un jeune homme qu’entre un jeune homme et un jeune homme, entre (1725) deux vieillards qu’entre deux jeunes gens. Car aujourd’hui que les illusions ont disparu et qu’il n’y a plus de vertu parmi les jeunes gens, les vieillards sont plus disposés à se porter moins d’amour à eux-mêmes, à se détacher de l’égoïsme, parce qu’ils n’ont plus d’illusions sur le monde et, par conséquent, à aimer davantage les autres.
Car il est vrai que la vertu, comme le dit Cicéron dans le De amicitia1, est le fondement de l’amitié et qu’il ne peut y avoir d’amitié sans vertu, puisque la vertu n’est rien d’autre que le contraire de l’égoïsme, qui est le principal obstacle à l’amitié, etc., etc., etc. (17 septembre 1821.)
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À la p. 1721. L’esprit humain progresse toujours, mais il le fait lentement et par degrés. Lorsqu’il parvient à découvrir quelque grande vérité qui démontre la fausseté des opinions communes et persistantes et fait faire un bond à ses avancées, la plupart des hommes refusent de l’admettre et ils poursuivent tranquillement leur chemin jusqu’à ce qu’ils arrivent à cette vérité qui, comme toutes les autres vérités de même nature, ne devient jamais commune si ce n’est bien longtemps après avoir été démontrée (même géométriquement).
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Il n’y a pas de mémoire sans attention. Imaginez deux personnes, dotées des mêmes dispositions naturelles et de la faculté (acquise) de pouvoir se souvenir, auxquelles il serait arrivé un incident semblable au même moment, l’une y ayant porté une certaine attention, et l’autre pas. Interrogez-les plus tard (même peu de temps après). La première s’en souviendra comme si elle le revivait, l’autre aura l’impression qu’il ne s’est rien passé. On peut l’observer quotidiennement.
Mais il y a deux sortes d’attentions. L’une volontaire et l’autre involontaire ; ou plutôt l’une spirituelle et l’autre matérielle. (1734) On ne devient capable de la première que par l’habitude (et donc la faculté) de faire attention. Par conséquent, les hommes réfléchis, à l’esprit généralement fort ou appliqué, ont souvent une bonne mémoire et se distinguent beaucoup du commun des mortels par leur capacité à se rappeler les choses dans leurs moindres détails, habitués qu’ils sont à être attentifs. La seconde est composée des attentions dérivant de sensations fortes et vives dont l’impression est telle qu’elles obligent l’âme à avoir une attention très concrète. Par conséquent, les esprits sensibles et imaginatifs – même s’ils ne possèdent pas une grande intelligence, ou du moins n’ont pas l’habitude d’être très attentifs, ce qui est naturel pour de tels esprits – ont toujours une excellente mémoire, car chaque chose laisse en eux une impression plus forte que chez les autres. (On considère généralement tout cela comme un don NATUREL de bonne et subtile mémoire. Voyez comme elle n’est rien en soi et qu’elle dépend presque totalement (1735) des autres facultés mentales.) C’est ainsi que le don de la mémoire semble naturel aux uns et aux autres, voire inné, puisque sans avoir pris l’habitude d’être attentifs, ils le sont spontanément à cause de la force pourrait-on dire matérielle de leurs impressions. Par conséquent, la persistance des souvenirs de l’enfance provient en grande partie de là, car toutes les impressions y sont comme extraordinaires, très vives et l’attention que l’enfant y porte est immense, même s’il n’en a pas l’habitude. Cette persistance est, comme l’attention portée, plus ou moins forte selon l’imagination, la sensibilité, l’adaptabilité, en somme la délicatesse et l’harmonie des organes des différents enfants. Ainsi, la mémoire des ignorants, ou de ceux qui sont peu accoutumés aux sensations variées, etc., est une mémoire où l’habitude d’être attentif n’est nullement nécessaire (voir p. 1717), une mémoire qui retient toutes les sensations extraordinaires, qui sont pour eux fréquentes puisqu’ils en connaissent peu, etc., etc., où le merveilleux œuvre en eux plus souvent et où la nouveauté n’est pas rare, etc. ; nous voyons donc qu’ils ont bien souvent bonne mémoire pour se souvenir de choses que nous avions oubliées, etc., et comme nous pensons qu’étant ignorants, ils n’ont pas entraîné (1736) leur attention ni leur mémoire, nous croyons qu’ils possèdent une espèce de faculté dont la nature les aurait libéralement pourvus.
Une vie monotone favorise pourtant la mémoire parce qu’elle aime pouvoir concentrer son attention sans être distraite (on voit ainsi qu’un trop grand nombre de souvenirs variés se nuisent réciproquement, mais cela s’atténue lorsqu’on y est habitué) et elle favorise la mémoire de ce qui est quotidien comme de ce qui est extraordinaire car chaque petite chose est rare et fait par conséquent une forte impression lorsqu’on est habitué à l’uniformité.
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Une accoutumance ou une habitude n’est rien d’autre qu’une imitation, dans la mesure où l’acte présent imite l’acte ou les actes passés. Et cela, aussi bien chez l’homme que chez les animaux ; aussi bien dans les accoutumances qui s’acquièrent d’elles-mêmes, spontanément, sans volonté déterminée, sans attention, etc., que dans celles qui nous sont communiquées, enseignées, etc., etc., soit par la force, soit par l’amour, soit par l’étude, et qui s’accompagnent d’une attention et d’une volonté de s’accoutumer, etc., etc., etc. Le cheval qui accélère le pas ou qui se met en mouvement au son d’un certain mot, imite ce qu’il fit les autres fois, ce que l’homme le contraignit à faire au début en lui faisant entendre ce mot. C’est ainsi et pas autrement que l’homme apprend et acquiert aussi bien les facultés et les disciplines intellectuelles que l’habileté et les facultés matérielles ou mixtes. Ici, la nature de l’esprit humain reste pourtant la même que celle de la brute. (21 septembre 1821.)
(1764) Le cheval, ou le chien, qui sont habitués à obéir à une certaine voix, à reconnaître leur maître par l’odorat, etc., se déshabituent rapidement de tout cela, pour s’habituer à de nouvelles voix, à de nouvelles odeurs, à de nouvelles manières d’être commandés, etc., à un nouveau maître. Ils s’habituent et apprennent les manières d’une nouvelle maison, etc., etc. D’autres espèces, ou individus, s’habituent moins facilement, par nature ou par pratique, et perdent une habitude aussi difficilement qu’ils l’ont acquise. Ne se passe-t-il pas toutes proportions gardées la même chose chez les hommes ? (21 septembre 1821.)
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de mes pensées selon laquelle le trop est père du rien1. (23 septembre 1821.)
Tout ce qui amène à l’esprit une foule de souvenirs où la pensée se perd est toujours plein d’attraits. Tel est l’effet des images des poètes, des mots dits poétiques, etc. Il est bien connu que les images de la vie domestique, en poésie, dans les romans, les peintures, etc., se révèlent toujours agréables, riantes, élégantes, qu’elles offrent de beaux tableaux et nous réconcilient parfois avec les compositions les plus niaises et les écrivains les moins capables de les bien présenter. Comme les images de la vie rustique, (1778) etc., dont l’effet provient en grande part de la foule de souvenirs et d’idées qu’elles évoquent, parce que ce sont là choses courantes, connues de tous et communes à tous.
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Les ignorants qui lisent quelque auteur célèbre n’en retirent aucun plaisir, non seulement parce qu’ils manquent des qualités nécessaires pour goûter le plaisir que l’on peut en tirer, mais aussi parce qu’ils attendent un plaisir impossible, une beauté, une perfection dont les œuvres humaines sont incapables. Comme ils ne trouvent rien de cela, ils méprisent l’auteur, se moquent de sa renommée, le considèrent comme un homme ordinaire et sont persuadés d’avoir eux-mêmes fait cette découverte pour la première fois. C’est ce qui m’est arrivé dans ma prime jeunesse (1789) en lisant Virgile, Homère, etc. (25 septembre 1821.)
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La raison et l’homme n’apprennent que par l’expérience. Si la raison veut penser et agir par elle-même et donc faire des découvertes et des progrès, il lui faut connaître les choses grâce à sa propre expérience, car l’expérience des autres appliquée aux parties essentielles de la nature ne lui servira qu’à répéter les opérations des autres.
On voit donc combien il est difficile de trouver un véritable et parfait philosophe. On peut dire que cette qualité est la plus rare et la plus étrange que l’on puisse concevoir, et qu’il en naît un à peine tous les dix siècles, si jamais il y en eut un. (Voyez ici combien (1839) le système des choses favorise le prétendu perfectionnement de l’homme au moyen de la perfection de la raison et de la philosophie.) Il est tout à fait indispensable qu’un tel homme soit un grand et parfait poète, non pour raisonner en poète, mais pour examiner en raisonneur froid et calculateur ce que seul un poète enflammé peut connaître. Un philosophe n’est pas parfait s’il n’est que philosophe, et s’il n’emploie sa vie et lui-même qu’au seul perfectionnement de sa philosophie, de sa raison, à la pure recherche du vrai qui est pourtant l’unique fin absolue du parfait philosophe. La raison a besoin de l’imagination et des illusions qu’elle détruit ; le vrai a besoin du faux ; le substantiel de l’apparent ; la plus parfaite insensibilité de la sensibilité la plus vive ; la glace du feu ; la patience de l’impatience ; l’impuissance de la suprême puissance ; le très petit du très grand ; la géométrie et l’algèbre de la poésie, etc.
Tout cela confirme ce que j’ai dit ailleurs (1840) sur la nécessité de l’imagination chez un grand philosophe. (4 octobre 1821.) Voir la fin de la p. 1848 et 1841.
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année. Par conséquent, l’attrait qu’exerce un poème, (1884) une œuvre d’art, un morceau d’éloquence ou tout ce qui touche au beau, s’accroît avec le temps et la renommée ; à moins de circonstances particulières, cet attrait sera donc toujours moindre chez celui qui l’éprouve le premier, ou parmi les premiers, c’est-à-dire chez les contemporains, que lorsqu’un certain temps sera passé. Bien qu’une renommée universelle et durable se fonde nécessairement sur le mérite, néanmoins, sitôt que les circonstances favorables l’en ont fait naître, elle grandit ce mérite, et le profit et le plaisir que l’on tire d’une œuvre sont peut-être dus pour l’essentiel moins à sa valeur qu’à sa renommée et à l’opinion. Pour éprouver du plaisir, nous avons besoin de nous en forger des raisons. Le beau n’est généralement tel que parce qu’on le juge ainsi. On voit donc quel rôle joue le hasard dans le succès des œuvres humaines ainsi que dans la gloire ou l’obscurité des hommes.
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les œuvres d’art et dans tout ce qui relève du beau, une cause universelle, indépendante de l’accoutumance relative à l’effet dans son ensemble et inhérente à la simple nature du beau, réside dans l’opposition entre l’artificiel et le non-artificiel, ou dans la parfaite imitation du non-artificiel. Opposition qui peut exister : 1. entre les beautés et les qualités de l’œuvre, qui, étant donné leur perfection, ne semblent pas pouvoir être non-artificielles, et la simplicité ou le naturel qui les recouvre et les englobe, et qui est ou paraît rigoureusement non-artificielle ; 2. entre la nature même de la simplicité, qui par elle-même semble contenir un élément spontané et naturel, et la certitude ou la prise de conscience inévitable que, malgré son apparence parfaite, elle est néanmoins artificielle et due à l’étude. Cette opposition suscite l’émerveillement, qui résulte toujours de l’extraordinaire (1916) et de l’union d’éléments et de qualités qui semblent incompatibles, etc. Il en va de même pour ce qui est recherché mais une apparente absence de recherche. Très fragiles, très subtiles, très fugaces sont les causes et la nature des plus grands plaisirs humains. En dernière analyse, la plupart d’entre eux proviennent de ce qui n’est pas ordinaire, et précisément parce que leur cause n’est pas ordinaire, etc. (14 octobre 1821). L’émerveillement, première source de plaisir dans les arts, la poésie, etc., d’où vient-il, de quelle théorie relève-t-il, sinon de celle de l’extraordinaire ?
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, qui allège, affaiblit et détruit tout, ne détruit ni n’affaiblit jamais le dégoût et la fatigue que l’homme éprouve à ne rien faire. L’accoutumance (1989) peut provisoirement influer sur l’inaction en déplaçant l’action de l’extérieur vers l’intérieur : ainsi, l’homme empêché de se mouvoir ou, d’une façon ou d’une autre, d’agir au dehors, acquiert peu à peu l’habitude d’agir intérieurement, de n’avoir comme compagnie que lui-même, de penser, d’imaginer, de s’entretenir en somme d’une manière vivante avec sa seule pensée (comme le font les enfants et comme les prisonniers prennent l’habitude de le faire, etc.). Mais le pur ennui, le pur néant, ni le temps ni aucune force imaginable (excepté celle qui endort, éteint ou suspend les facultés humaines, comme le sommeil, l’opium, la léthargie, un abandon total des forces, etc.) ne parviennent à les rendre moins intolérables. Tous les moments de pure inaction sont aussi terribles pour l’homme après dix années d’accoutumance qu’ils l’étaient la première fois. Le néant, le non-agir, le non-vivre et la mort sont les seules choses dont l’homme soit incapable et (1990) auxquelles il ne peut s’habituer. Tant il est vrai que l’homme, le vivant et tout ce qui existe sont nés pour agir et pour agir d’une manière aussi vivante que possible : autrement dit, l’homme est né pour l’action extérieure, qui est beaucoup plus vivante que l’action intérieure ; action intérieure qui nuit d’autant plus au physique qu’elle est plus soutenue et plus appliquée, contrairement à l’action extérieure. Quant à l’action intérieure de l’imagination, elle encourage et réclame avec impatience l’action extérieure, et rend l’homme violent si quelque chose l’empêche d’agir ainsi. Voilà ce que réclament les jeunes gens, les primitifs, les anciens que l’on ne peut empêcher d’agir sans les rendre violents. Il n’y a qu’une raison à cela : l’homme et le vivant tendent toujours naturellement à la vie et à ce surcroît de vie qui leur convient. (26 octobre 1821.)
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La rapidité et la concision du style nous plaisent parce qu’elles présentent à l’âme une foule d’idées simultanées, ou se succédant si rapidement qu’elles paraissent simultanées et font ondoyer l’âme en une telle abondance de pensées, d’images et de sensations spirituelles qu’elle est dans l’incapacité de les embrasser toutes, ou pleinement chacune, ou qu’elle n’a pas le loisir de rester inactive et privée de sensations. (2042) La force du style poétique, qui se confond en grande partie avec la rapidité, n’est agréable que par ces effets et ne consiste en rien d’autre. La formation d’idées simultanées peut dépendre aussi bien de chaque mot isolé, pris au sens propre ou au sens figuré, que de leur agencement, de la tournure de la phrase, ou même de la suppression d’autres mots ou d’autres phrases, etc. Pourquoi le style d’Ovide est-il faible et, par conséquent guère agréable, bien que cet auteur soit un peintre très fidèle des objets, un découvreur d’images acharné et subtil ? Parce que celles-ci résultent chez lui d’une profusion de mots et de vers qui ne créent une image qu’après un long détour : ainsi, l’esprit étant amené à voir les objets paraître peu à peu et morceaux par morceaux, on ne trouve là rien de simultané ou presque. Pourquoi le style de Dante est-il le plus fort qui se puisse jamais concevoir et, à ce titre, le plus beau et le plus plaisant qui soit ? Parce que chez lui, chaque (2043) mot est une image, etc., etc. Voir mon discours sur les romantiques1. À ce propos, on peut rappeler la faiblesse essentielle de la poésie descriptive (absurde en soi-même) et la satiété qu’elle engendre, et alléguer l’ancien précepte selon lequel le poète (ou l’écrivain) ne doit pas trop s’attarder sur les descriptions. Que l’on songe aussi à la beauté du style d’Horace (rapidité, richesse d’images à chaque mot, chaque construction, chaque inversion, chaque transfert de sens, etc., voir p. 2049) et, pour la pensée, à la beauté du style de Tacite, etc. (3 novembre 1821.) Voir p. 2239.
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La mémoire est la principale faculté qui conserve les habitudes. Ou plutôt (puisque nous voyons qu’en perdant ce que nous appelons la mémoire, nous conservons néanmoins nos habitudes), de même que la mémoire, (2048) en tant que faculté, est une pure habitude, de même toute autre habitude est une mémoire. Tous nos sens, nos organes, nos parties physiques ou morales qui sont capables de prendre des habitudes, de devenir habiles et d’acquérir n’importe quelle faculté, sont pourvus de mémoire. La mémoire est au commencement une disposition, puis elle devient une faculté de s’accoutumer que possède l’esprit humain ; la capacité à s’accoutumer et les accoutumances particulières de l’homme sont des dispositions et des facultés qui permettent de se souvenir et de retenir. La mémoire est une habitude, et les habitudes sont autant de mémoires que la nature a attribuées à tout ce qui est susceptible de s’accoutumer dans le vivant, en tant que dispositions, et acquises, en tant que facultés et accoutumances. Cette pensée pourrait être abondamment développée, et l’on pourrait en tirer de belles conséquences sur la nature de la mémoire et sur son analogie avec les autres (2049) dispositions et facultés humaines. La mémoire, pour diverses raisons, s’affaiblit, soit en tant que disposition, soit en tant que faculté, soit de l’une et l’autre façon, comme cela arrive également pour diverses raisons physiques, morales, etc., pour la capacité à s’accoutumer et pour les accoutumances des parties et des organes des animaux. Avec l’exercice, les autres accoutumances et capacités à s’accoutumer peuvent s’acquérir, s’accroître, etc., comme il en va pour la mémoire, qui est accoutumance, et les souvenirs, qui ne sont qu’accoutumances, etc. (4 novembre 1821.)
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France à Paris et comme l’Empire et la nation latine à Rome. (16 novembre 1821.)
J’ai dit1 que l’homme de grand sentiment est susceptible de devenir insensible plus rapidement et plus fortement que les autres, et surtout plus rapidement que ceux qui n’ont qu’une sensibilité médiocre. On doit étendre et appliquer cette vérité à toutes les parties, genres, etc., dans lesquels le sentiment (2108) se divise et s’exerce, comme la compassion, etc., etc. Même s’il est tout à fait vrai que l’homme de sentiment est destiné au malheur, il lui arrive néanmoins très souvent au cours de sa jeunesse de devenir insensible à la douleur et aux malheurs, et il est d’autant moins susceptible d’éprouver une douleur réelle passée une certaine époque et après un certain nombre d’expériences, que sa douleur et son désespoir furent plus violents et terribles durant ses premières années et ses premières expériences de la vie. Il en arrive souvent très rapidement à un point où même un grand malheur n’est plus capable de le bouleverser véritablement, et il passe prestement de la capacité à être excessivement bouleversé à la qualité contraire, c’est-à-dire à un calme, à une résignation tellement constante qu’il devient presque insensible au désespoir et qu’un nouveau malheur, quel qu’il soit, le laisse indifférent (et telle est pourrait-on dire (2109) la dernière époque du sentiment, celle où la plus grande disposition naturelle pour l’imagination et la sensibilité devient presque entièrement inutile, et où le plus grand poète, l’homme le plus éloquent qui se puisse imaginer, perd presque entièrement et irrévocablement ces qualités, devenant incapable de les expérimenter ou de les mettre en œuvre, quelles que soient les circonstances. Le sentiment reste toujours vif jusqu’à cette période, y compris au milieu du plus grand désespoir et au plus fort du sentiment de la nullité des choses. Mais après cette époque, les choses s’évanouissent pour l’homme sensible au point qu’il ne ressent même plus la nullité des choses ; alors, le sentiment et l’imagination sont véritablement morts et sans recours.). Il n’est rien de violent qui soit durable. À l’inverse, les hommes à la sensibilité médiocre sont plus ou moins susceptibles (2110) d’éprouver la vivacité du malheur durant toute leur vie et sont toujours capables de ressentir de nouvelles angoisses, les vieux un peu moins que les jeunes, comme on le voit tous les jours chez les gens ordinaires. (17 novembre 1821.)
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J’ai déjà dit2 que l’homme qui éprouve des sentiments profonds est plus rapidement sujet que les autres à devenir indifférent à tout, et même à ses propres malheurs. Cela signifie qu’il s’habitue plus facilement et spontanément aux malheurs (comme au reste) (2209) que les autres. Il y a à cela deux raisons. 1. Il souffre davantage puisqu’il est plus sensible ; l’accoutumance étant la mise en pratique et la répétition des sensations, comme il en a plus que les autres, il apprend tout cela plus vite. En outre, il ressent les choses avec plus de vivacité et il est soumis à de plus grands maux, par leur nombre et leur intensité, etc. 2. Il est en lui-même, et indépendamment des circonstances, plus apte à s’accoutumer que les autres. (Surtout en ce domaine.) Il rencontre plus rapidement le malheur que les autres, comme les hommes de talent (qui sont le plus souvent très sentimentaux) apprennent les diverses disciplines ou celle qui les attire, etc., plus vite que les autres, comprennent plus vite et plus facilement, pensent, etc., parce qu’ils sont plus attentifs, etc. Par conséquent, les hommes ayant peu de sentiments, ou des sentiments pauvres, sont généralement des esprits médiocres et ne sont toujours pas accoutumés aux grands malheurs auxquels un homme aux sentiments élevés se serait accoutumé (2210) en devenant imperturbable ; ils sont encore prêts à s’affliger, à souffrir, toujours tendres et mous (même si celui qui était mou s’est considérablement endurci), et ils demeurent souvent ainsi toute leur vie, capables de souffrir dans la décrépitude exactement comme ils le faisaient durant leur prime jeunesse. Et peut-être davantage, car leurs sensations les distraient moins et la force naturelle les aide moins. Pour un homme sentimental en revanche, le fait même d’être capable de peu de distractions et de ressentir les choses avec force, facilite l’accoutumance, l’insensibilité et l’incapacité à y prêter plus attention. (1er décembre 1821.)
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On ne pense qu’en parlant. Il est donc évident que plus la langue dans laquelle nous pensons est lente, plus nous avons besoin de mots et de détours pour nous exprimer, pour le faire clairement et (proportionnellement aux capacités et aux habitudes intellectuelles de chaque individu) plus notre esprit, notre pensée, notre raisonnement et notre discours intérieurs sont lents, comme notre manière de concevoir et de comprendre les choses, de ressentir et d’aboutir à une vérité, de la connaître, comme le cheminement de notre esprit qui passe par des syllogismes pour arriver à ses conséquences.
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On observera sans peine que lorsque nous nous mettons à écrire, etc., la fréquentation régulière d’auteurs dont le style, la manière, etc., sont proches de ce que nous écrivons, etc., est tout à fait profitable. D’où croyons-nous que cela provienne ? Est-ce parce que nous prenons ces lectures, ces auteurs, etc., pour modèles, pour exemples de ce que nous devons faire, pour les contempler et les admirer correctement à loisir, etc., ? Pas uniquement, c’est aussi en raison de l’habitude matérielle que l’esprit acquiert en fréquentant tel style, etc., ce qui lui permet ensuite d’exécuter beaucoup plus facilement ce qu’il a à faire. De telles études, en de pareils moments, ne sont pas des études mais des exercices, de même qu’une longue habitude de l’écriture facilite la composition. Ces lectures tiennent exactement lieu d’habitude, elles facilitent l’écriture, en somme exercent l’esprit au travail (2229) qu’il doit accomplir. Mais elles sont d’autant plus profitables lorsqu’il a déjà commencé, que sa disposition est en train* de s’exprimer, d’être appliquée à son objet, etc. Ainsi, en lisant un théoricien, on a pendant quelques jours une tendance facile et inhabituelle, etc., à raisonner sur n’importe quoi, même des riens. Cela se produit avec un penseur, avec un auteur de fiction, un auteur sentimental (qui nous habitue alors à ressentir les choses par nous-mêmes), original, inventif, etc. Tous ces effets ne sont pas tant engendrés parce qu’il s’agit de modèles (puisqu’ils existent même si le lecteur ne les aime pas ou qu’ils ne sont pas pour lui des modèles) que parce qu’ils permettent l’accoutumance. Ainsi, il faut fuir les mauvaises lectures lorsqu’on écrit, que ce soit pour leur style ou pour toute autre raison ; car sans s’en apercevoir, l’esprit s’habitue à ces défauts, même s’il les condamne, même s’il est déjà habitué à des manières différentes, ou qu’il a déjà sa propre (2230) manière de faire, bien enracinée dans ses habitudes, etc. (6 décembre 1821.)
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Si vous vous mettez à lire un livre, quel qu’il soit, même le plus facile, ou à écouter le discours le plus clair du monde avec une attention excessive et une concentration disproportionnée, non seulement vous rendrez difficile ce qui est facile, vous vous étonnerez vous-même, vous vous surprendrez et rencontrerez une difficulté inattendue, vous aurez beaucoup plus de peine à comprendre que vous n’en auriez eu avec une moindre attention ; non seulement vous comprendrez moins, mais, si l’attention et la peur de ne pas comprendre ou de laisser échapper quelque chose sont trop grandes, vous ne comprendrez absolument rien, comme si vous n’aviez rien lu ou entendu, et comme si votre esprit était occupé à tout autre chose. Car l’excès conduit au rien, et un excès d’attention équivaut effectivement à une absence (2275) d’attention et à une autre occupation entièrement différente, c’est-à-dire l’attention elle-même. Vous ne pourrez atteindre votre but sans relâcher et détendre votre esprit, en le mettant dans une disposition naturelle, et différer et ajuster votre soin à apprendre, qui est la seule chose qui vous sera utile en ce cas. (22 décembre 1821.) Voir p. 2296.
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Les hommes simples et naturels préfèrent de loin et trouvent beaucoup plus de grâce dans ce qui est cultivé, étudié et même affecté que dans la simplicité et le naturel. Et au contraire, il n’y a qualité ni chose plus gracieuse pour les hommes éduqués et cultivés que la simplicité et le naturel, mots qui dans notre langue et nos discours sont bien souvent synonymes de grâce, à tel point que l’on confond la grâce avec le naturel et la simplicité, croyant qu’elles sont essentiellement par nature et par elles-mêmes (2546) des qualités gracieuses. Ce en quoi nous nous trompons. Le gracieux n’est pas autre chose que l’extraordinaire en tant qu’extraordinaire, lequel appartient au beau dans les limites de la convenance. Ce qui est trop simple n’est pas gracieux. Une chose pourra paraître trop simple aux Français, et ne le sera pas pour nous. Elle pourra l’être pour nous et sera encore en deçà du naturel. (Tant nous sommes loin de la nature et tant elle est pour nous extraordinaire.) Inversement, j’affirme la même chose de ce qui est civilisé par rapport aux sauvages, aux hommes naturels, incultes, etc. Du reste, nous pouvons voir que nos paysans sont peu attirés par la simplicité et le naturel, ou du moins qu’ils le sont autant par nos manières artificielles que nous le sommes en poésie par leur naturel, réel ou figuré, etc. (4 juillet 1822.)
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L’homme n’est pas perfectible, il est corruptible. Il n’est pas plus perfectible que les autres animaux mais il est plus corruptible. Il est ridicule, mais néanmoins naturel, de voir que notre corruptibilité, notre dégénérescence et notre dépravation ont (2564) été unanimement confondues avec la perfectibilité, et le sont encore, par les esprits et les philosophes les plus grands, les plus subtils, les plus perspicaces et les plus avisés. (10 juillet 1822.)
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Les idées s’enchâssent et se lient aux mots comme des pierres précieuses sur une bague, ou mieux, elles s’incarnent, comme l’âme dans le corps, ne faisant qu’un avec les mots. Les idées sont ainsi inséparables des mots et, séparées d’eux, ce ne sont plus des idées puisqu’elles échappent à l’intellect et à l’entendement, et ne sont plus discernables, comme le serait notre âme si elle était séparée du corps. (27 juillet 1822.)
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Ajoutez à ce que j’ai dit ailleurs1 à propos de ce vers d’Alfieri, Disinventore od inventore del nulla (Désinventer ou inventer du rien) : telle est précisément l’admirable faculté de la langue grecque, faculté qu’elle exprime aisément, sans effort, sans affectation, pleinement et clairement, en un seul mot ; idée que les autres langues ne peuvent ni proprement ni entièrement exprimer en un mot comme en cent. Et cette langue n’atteint cela qu’en vertu de son immense faculté à produire des composés.
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À propos de ce que j’ai dit ailleurs2 sur l’usage des sacrifices né de l’égoïsme et de la crainte. Toutes les fois que le courroux des dieux se déclare par la famine, par une épidémie ou d’autres fléaux on tâche de le détourner sur un homme et sur une femme du peuple, entretenus par l’état pour être, au besoin, des victimes expiatoires, chacun au nom de son sexe. On les promène dans les rues au son des instrumens ; et après leur avoir donné quelques coups de verges, on les fait sortir de la ville (d’Athènes). Autrefois on les condamnoit aux flammes et on jetoit leurs cendres au vent.* (Aristoph. in equit. v. 1133. Schol. ibid. Id. in ran. v. 745. Schol. ib. Hellad. ap. Phot. p. 1590. Meurs. graec. fer. in thargel.) Voyage du jeune (2670) Anacharsis en Grèce, t. 2, ch. 21, 2e édit., Paris, 1789, p. 395. Voyez encore dans le même chapitre, la troisième page avant celle-ci, sur les sacrifices humains qui se perpétraient principalement dans les moments de grands dangers et de grandes craintes, comme le dit ailleurs le même auteur1. (7 février 1823.) Voir p. 2673.
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(2702) La paresse n’a pas pour objet les actions fatigantes, mais les actions (qu’elles demandent ou non de la fatigue) dans lesquelles il n’y a pas de plaisir présent ou, dirons-nous, d’idée de plaisir. Nul n’est paresseux pour boire ou pour manger. L’étude est une chose des plus fatigantes. Mais si l’homme en retire du plaisir, même s’il est paresseux pour d’autres choses, il ne le sera pas pour étudier et travaillera même à son étude des jours entiers. Et peut-être la plupart des personnes absolument studieuses sont-elles fainéantes mais, pendant l’étude, travaillent et se fatiguent continuellement. La fin des pensées et des actions de l’homme est toujours et seulement le plaisir. Mais les moyens pour atteindre ce que l’homme se propose comme plaisir sont eux-mêmes plaisants ou non. Ceux qui ne le sont pas suscitent la paresse, même lorsqu’ils réclament peu de fatigue, lorsque le plaisir auquel ils conduisent est très proche, très prompt et très certain, lorsque l’homme fait grand cas de ce plaisir et qu’il le désire, et, enfin, lorsque le but auquel ces moyens conduisent est nécessaire ou utile (2703) pour obtenir d’autres plaisirs. Ainsi, un homme ne se rendra pas à une fête (où il se serait retrouvé avec plaisir) pour ne pas avoir à se préparer ; et si quelque obligation l’y avait contraint, il s’y serait rendu, jouissant d’un plaisir proche et rapide qui lui aurait demandé à peine plus d’une heure de légère fatigue pour se préparer. La paresse retient encore de ces travaux nécessaires pour pouvoir obtenir de quoi manger et boire, parce qu’ils ne sont pas plaisants par eux-mêmes. Il en va ainsi de cent autres actions utiles, c’est-à-dire qui conduisent plus ou moins vite au plaisir (puisque tel est le sens de l’utile), mais ne sont pas des plaisirs en soi ; plus le plaisir qu’elles procurent est éloigné, et plus elles sont fatigantes, longues et moins plaisantes. (20 mai 1823.)
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Les philosophes antiques se livraient à la spéculation, à l’imagination et au raisonnement. Les modernes se livrent à l’observation et à l’expérience. (Voilà la grande différence entre la philosophie moderne et la philosophie antique.) Or, plus ils observent, plus ils découvrent d’erreurs parmi les hommes, erreurs plus ou moins anciennes, plus ou moins universelles, propres au peuple, aux philosophes ou aux deux. C’est ainsi que l’esprit humain progresse : toutes les découvertes qui se fondent sur la pure observation du réel (2712) n’aboutissent généralement qu’à nous convaincre de nos erreurs et des opinions fausses que nous avions adoptées et qu’avait conçues ou nourries notre raison, qu’elle soit primitive ou cultivée et, comme on dit, instruite. On ne va pas au-delà. Chaque pas accompli par la science moderne révèle une erreur mais ne fonde aucune vérité (si ce n’est que des propositions, des dogmes, des systèmes intrinsèquement négatifs apparaissent chaque jour en prétendant détenir la vérité). Par conséquent, si l’homme ne s’était jamais trompé, il serait aujourd’hui extrêmement savant et aurait atteint ce but vers lequel se dirige la philosophie moderne avec tant d’efforts et de difficultés. Celui qui ne raisonne pas ou, pour le dire à la française, celui qui ne pense pas, doit donc être extrêmement savant. Ainsi, les hommes les plus sages vécurent avant l’apparition de la sagesse et de la raison ; et le plus sage de tous les hommes, c’est l’enfant, ou le sauvage de Californie, qui ignore ce que c’est que penser. (21 mai 1823.)
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La crainte est une chose, la terreur en est une autre. Celle-ci est une passion beaucoup plus forte et vive que celle-là, elle abat bien davantage l’esprit et suspend l’usage de la raison et même, pour ainsi dire, de toutes les facultés de l’esprit mais aussi des sens corporels. (2804) Néanmoins, la première de ces passions ne se produit pas chez un homme parfaitement courageux ou sage, mais la seconde oui. Celui-ci n’éprouve jamais de crainte, mais peut toujours être terrifié. (21 juin 1823.)
On sait que le chœur tenait un grand rôle dans le drame antique. On a beaucoup disputé du bien fondé de cet usage. Voyez le Voyage du jeune Anacharsis, chap. 70. Le drame moderne l’a banni, et a eu raison de le bannir de tout ce qui est moderne. Je considère pour ma part l’usage du chœur comme faisant partie de ce vague, de cet indéfini qui fait l’essentiel du charme* de la poésie et de la littérature antiques. L’individu est toujours une pauvre chose, souvent laide, souvent méprisable. Le beau et le grand appellent l’indéfini, qu’on ne pouvait alors introduire sur la scène qu’en y introduisant la multitude. Tout ce qui vient de la multitude est respectable, bien qu’elle soit formée d’individus tous méprisables.
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J’établis mon raisonnement de la façon suivante. Chaque nation a un caractère propre et distinct de celui de toutes les autres, comme en possède chaque individu, de telle sorte que deux individus ne seront jamais égaux. Chaque langue parfaite est l’image et l’histoire la plus vivante, la plus fidèle et la plus entière du caractère de la nation qui la parle, et plus elle est parfaite plus elle représente exactement et complètement le caractère de la nation.
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Voilà ma pensée. L’homme n’est pas malheureux par nature. La nature n’a placé (2901) en lui aucune qualité qui le rende tel par elle-même, aucune qualité qui est telle naturellement et s’oppose à son bien-être ; et la nature n’a directement fait l’homme ni malheureux, ni tel qu’il doive nécessairement le devenir. Car l’homme pourrait rester dans son état primitif pur, comme les autres êtres restent dans le leur, et en y restant, être ainsi heureux ou n’être pas malheureux, comme les autres êtres sont heureux ou ne sont pas malheureux lorsqu’ils sont dans leur état de nature. C’est pourquoi la nature n’a, par rapport à l’homme, ni violé ni outrepassé ses lois universelles dont chaque être est immédiatement pourvu relativement au bonheur qui lui convient, lui que rien ne force par soi au malheur. Mais l’excessive, ou mieux, la suprême conformabilité et organisation de l’homme, qui fait de lui le plus changeant et donc le plus corruptible de tous les êtres de ce monde, le rend par conséquent aussi le plus susceptible d’être malheureux, bien qu’elle ne le rende pas par elle-même et naturellement malheureux, c’est-à-dire fait de lui l’être (2902) le plus disposé à pouvoir, et plus que tout autre, à s’éloigner de son état naturel, et donc de sa propre perfection, et donc de son bonheur. En effet, cette conformabilité humaine l’éloigne facilement de son état primitif et de ses usages, ses opérations, ses applications et autres choses semblables. Ainsi, l’homme se conserve rarement dans son état naturel et se préserve difficilement du malheur dans les faits. Par conséquent, étant donné la suprême conformabilité et organisation de l’homme, considérée métaphysiquement relativement à la perfection véritable et métaphysique, nous dirons que l’homme est, y compris par nature, le plus imparfaits des êtres terrestres, en tant seulement qu’il y a en lui une disposition naturelle, plus grande qu’en tout autre être, à perdre son état et sa perfection naturels. Aucune perfection, pas même relativement à l’homme, ne se trouve à proprement parler dans la nature ; l’homme n’est imparfait ni dans la nature ni par nature ; et au contraire, si vous voulez, il est, dans la nature et par nature, le plus parfait des êtres ; mais (2903) dans la nature et par nature il est, plus que tous les autres êtres, disposé à devenir imparfait, précisément en raison de sa suprême perfection naturelle, comme ces machines ou ces ouvrages très achevés et très parfaits qui, pour parvenir à une telle perfection, sont minutieusement travaillés et donc très délicats, et se gâtent plus facilement que les autres, perdant leur être et leur usage.
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On crie1 que la poésie doit être contemporaine, c’est-à-dire employer la langue et les idées, peindre les mœurs et peut-être même les accidents de notre époque. Pour cela, on condamne le recours aux fictions, aux opinions, aux mœurs et aux événements du passé. (On pourra se reporter à la p. 3152.) Je prétends au contraire que tout peut être contemporain dans ce siècle, excepté la poésie. Comment un poète pourrait-il employer la langue, suivre les idées et décrire les mœurs d’une génération pour qui la gloire est une chimère, pour qui la liberté, la patrie et le patriotisme n’existent pas, pour qui le véritable amour n’est qu’un (2945) enfantillage, pour qui les illusions se sont toutes évanouies, pour qui enfin les passions, non seulement les plus grandes, les plus nobles et les plus belles, mais toutes sans exception, se sont éteintes ? Comment pourrait-il le faire tout en restant poète ? Un poète, une poésie sans illusions ni passions, ne sont-ce pas là des termes logiquement contradictoires ? Un poète en tant que tel peut-il être égoïste et métaphysicien ? Notre siècle n’est-il pas précisément cela ? Comment le poète pourrait-il être, en tant que poète, notre strict contemporain ?
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On doit rapporter à notre amour de la vie, et donc aussi des sensations vives, le plaisir que nous procurent, dans les textes ou le discours, les mots que l’on qualifie d’expressifs, c’est-à-dire ceux qui produisent par eux-mêmes une idée vive, soit en raison de la vivacité de l’action ou de l’objet qu’ils évoquent (comme le verbe spaccare (fendre)), soit parce qu’ils représentent de façon vivante à l’imagination cette (3192) action ou cet objet mêmes, quelle que soit la cause de cette vivacité dans la représentation (ainsi spaccare rendra plus vigoureusement l’action évoquée et éveillera dans notre esprit une idée plus vive que fendere pour diverses raisons qu’il serait pour le moment trop long de préciser), soit enfin parce que, d’un objet ou d’une action dépourvus de vigueur, ces mots parviennent à donner une idée vive et puissante. (18 août 1823.)
Pour nos pédants, l’emprunt au français ou à l’espagnol de mots ou d’expressions utiles, ---
J’ai démontré à de multiples reprises dans mes pensées1 que l’homme doit presque tout aux circonstances, à l’accoutumance, à l’exercice ; que toute la part de ce que l’on appelle le talent naturel, ainsi que la diversité, la supériorité ou l’infériorité des talents, ne sont en vérité rien d’autre qu’accoutumance, exercice et œuvres de circonstances ni naturelles ni nécessaires, mais accidentelles, et diversité d’accoutumances et de circonstances, plus ou moins grandes accoutumances, circonstances et accidents secondaires plus ou moins favorables : la diversité de ces choses amplifie démesurément les petites différences et les petites supériorités ou infériorités des facultés qui se rencontrent naturellement et primitivement dans l’esprit de tel ou tel individu ou nation, en tel ou tel siècle. Je n’entends pourtant pas nier ainsi l’existence de différences naturelles parmi les divers talents, les diverses facultés, les divers caractères primitifs des hommes ; j’affirme seulement et démontre que de telles diversités absolument naturelles, innées et primitives sont bien (3198) moindres que d’aucuns le croient ordinairement. Du reste, que les intellects, les esprits, en somme les âmes des hommes diffèrent naturellement et primitivement les unes des autres, même si c’est avec des différences minimes, mais cependant véritables, réelles et notables, et que leurs dispositions naturelles soient variées, plus importantes chez certains et moins chez d’autres, ordonnées chez ceux-là à certains objets, chez ceux-ci à certains autres, est une chose que tout le monde a toujours cru, une chose vraie et réelle, démontrée par beaucoup d’observations, qui, du moins certaines d’entre elles, seront indiquées ci-dessous par chapitre, mais sommairement, en sorte que sur chaque chapitre le discours pourra et devra s’étendre bien davantage que je ne l’ai fait.
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Le poète doit montrer que son but plus haut que la simple création d’images et la description. Et quand bien même serait-ce là son intention principale, il doit la rechercher comme s’il ne s’en souciait pas, laisser voir que ce n’est pas cela qu’il recherche, mais des choses plus graves. Les images qu’il doit décrire et introduire dans son poème doivent sembler sans importance pour lui, et glisser naturellement sous sa plume ; il doit, pour ainsi dire, décrire et introduire des images avec gravité, sérieux, sans montrer aucune complaisance ni aucun travail exprès, sans laisser voir qu’il y pense, s’en occuper ou vouloir que le lecteur s’y arrête. Comme font Homère, Virgile (3480) et Dante, tout remplis d’images si vivantes, dont ils ne semblent pas même s’apercevoir, montrant qu’ils ont une fin beaucoup plus sérieuse, la seule chose qui leur tienne à cœur et vers laquelle ils festinent (se hâtent) continuellement, c’est-à-dire le récit des actions et l’événement ou l’issue de celles-ci. Ovide fait l’inverse, car il ne dissimule et ne cache rien ; mais il montre et, pour ainsi dire, avoue ce qui est ; ce qui revient à dire qu’il n’a pas d’intention plus grande ni plus grave, et même qu’il ne tend à rien d’autre qu’à décrire, à provoquer et à semer des images et des petites peintures, à peindre et représenter sans cesse. (20 septembre 1823.)
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Tout le monde a éprouvé du plaisir, ou en éprouvera, mais nul n’en éprouve. Tout le monde a joui, ou jouira, mais nul ne jouit. Cette pensée se rapporte à celles notées plus haut, selon lesquelles il ne peut y avoir de plaisir que futur ou passé1. (26 septembre 1823.)
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(3622) Dès que l’homme n’éprouve aucun plaisir, il éprouve de l’ennui, si ce n’est quand il ressent quelque douleur ou déplaisir ou n’a pas conscience d’exister. Or, comme il est impossible à l’homme d’éprouver jamais un vrai plaisir, il n’est donc pas un instant où il ne se sente vivre avec déplaisir ou ennui. Et comme l’ennui est à la fois peine et déplaisir, l’homme endure d’autant plus de déplaisir et de peine qu’il vit davantage. En particulier quand il n’a aucune distraction, ou des distractions trop faibles pour le détourner du désir incessant du plaisir ; c’est-à-dire, en un mot, quand il connaît cet état particulier que nous appelons l’ennui. Voir p. 3713. (7 octobre 1823.)
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L’amour de la vie, le plaisir des sensations vives, de l’aspect vivant des choses, etc., dont j’ai parlé ailleurs1, est enraciné chez les animaux. La nature est vie. Elle est existence. Elle aime elle-même la vie, met tout en œuvre pour la susciter et tend à la vie en chacune de ses œuvres. En effet, elle existe et elle vit. Si, au lieu d’être vie, la nature était mort, elle ne serait point. Être mort, voilà une contradiction entre les termes. Si la nature inclinait à la mort, si elle la donnait, cette inclination et ce don seraient dirigés contre elle-même. Si elle ne mettait pas tout en œuvre pour susciter la vie, si elle ne l’aimait pas autant qu’on la peut aimer et si la vie ne lui était pas d’autant plus chère qu’elle est plus grande, plus intense et d’un degré plus élevé, la nature ne s’aimerait pas (voyez la p. 3785 au début), ne se montrerait pas bénéfique pour elle-même, ne s’aimerait pas autant qu’elle le peut (ce qui est impossible) et n’aimerait pas se procurer le plus grand (3814) bonheur possible (toutes choses aussi impossibles à la nature qu’aux individus et aux espèces). Ce que nous appelons nature n’est essentiellement rien d’autre que l’existence, l’être, la vie, sensible ou insensible, des choses. Il ne saurait donc y avoir de fin plus naturelle, ni plus naturellement aimable et désirable, que l’existence et la vie (celle-ci ne faisant pour ainsi dire qu’un avec la nature) ni d’amour plus naturel ni naturellement plus passionné que l’amour de la vie. (Le bonheur n’est que la perfection et l’accomplissement de la vie, l’état qui convient à la vie suivant les modalités de sa manifestation dans les différentes catégories du réel. On peut donc considérer le bonheur comme la vie ou l’existence même, et le malheur comme identique à la mort, ou comme non-vie, puisqu’ici la vie n’apparaît pas selon son être, ou se révèle imparfaite, etc. Par conséquent la nature, qui est vie, est aussi bonheur.) Les choses existantes doivent donc, pour chacune d’elles, aimer et rechercher la vie la plus intense possible. Le plaisir n’est rien d’autre que la vie, etc. Et la vie nécessairement est plaisir et plaisir supérieur quand cette vie est plus grande et plus vive. La vie en général ne fait qu’un avec la nature, et la vie en ses particularités ne fait qu’un avec les objets existants. Donc, dans la mesure où il aime la vie, chaque être s’aime lui-même : il ne peut pas ne pas l’aimer, et ce de toutes ses forces. À proprement parler, l’être existant ne peut aimer la mort (la mort qui le concerne), il ne peut y tendre, il ne peut la susciter, il ne peut pas ne pas la haïr, à aucun moment de sa vie, de tout son possible. Car il ne saurait (3815) se haïr lui-même ; il ne saurait susciter ou aimer son propre malheur ou encore y incliner ; il ne peut pas ne pas le haïr par-dessus tout, de tout son possible ; il ne peut pas ne pas s’aimer, non seulement plus que tout, mais le plus passionnément possible. De sorte que l’homme ou l’animal, etc., en s’aimant soi-même, aime les sensations vives, etc., et en retire du plaisir. (31 octobre 1823.)
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Mais chez l’homme, la faculté de souffrir est toujours beaucoup plus grande. Pourtant, si la douleur est excessive, il devient impossible à l’âme et au corps de la ressentir : l’homme ne souffre pas, ou peu de temps seulement, après quoi sa faculté de souffrir est émoussée. L’homme est incapable d’éprouver beaucoup de plaisir, non seulement parce que ses plaisirs sont légers et peu nombreux, (3824) mais aussi eu égard à soi-même, parce que son aptitude au plaisir est restreinte, et que les plaisirs dont il dispose, si rares et limités soient-ils, suffisent de loin à excéder ses capacités. Bacchus et Vénus sont assurément des plaisirs, mais au bout d’un quart d’heure l’homme n’est plus capable de les goûter et succombe à leur violence comme il succombe à celle des tourments et des maladies. (3 novembre 1823.)
Suprême capacité de l’homme à se conformer, etc. Tout dans la nature, et principalement en l’homme, est disposition, etc. Faculté et puissance extraordinaires et, apparemment, plus qu’humaines des aveugles, nés ou devenus tels, pour entendre, se souvenir, inventer, être attentif, penser profondément, apprendre et exercer la musique, la composer, etc., etc. Et, pareillement, des sourds pour être attentifs, contenir et concentrer leur pensée, pour apprendre des choses qui paraissent impossibles aux sourds de naissance, comme lire, écrire et peut-être même parler, etc., comme cela se fait dans les écoles de sourds-muets. Ces extraordinaires puissances morales, que seule la force des circonstances révèle en l’homme, et parfois même chez un individu qui ne les possédait pas, par exemple chez celui qui devient aveugle à partir d’un certain âge, etc., sont analogues aux puissances physiques, également extraordinaires, elles aussi occasionnées par les seules circonstances, dont on ne peut croire qu’elles sont physiquement possibles à l’homme que dans la mesure où l’on voit en effet qu’un individu a pu les acquérir par la force des circonstances. Ainsi, cet homme, né sans bras, qui suppléait avec ses pieds à toutes les fonctions des mains, jusqu’aux plus délicates1. Nul n’imagine que l’homme, moralement (3825) ou physiquement, n’est en aucune façon capable d’acquérir ces facultés, s’il ne les voit effectivement réalisées une à une. Je dis la même chose de cent mille autres facultés extraordinaires morales ou physiques, acquises, de nos jours ou dans des temps passés, par des individus, des races ou des nations particulières, par la seule force des circonstances, de l’exercice ou des coutumes, etc. Comme celles des jongleurs indiens, mexicains, etc., et de nos acrobates, de nos lutteurs, et autres agiles manipulateurs, etc. Et ce que je dis des facultés doit se dire également des qualités extraordinaires, morales ou physiques, des coutumes, des habitudes extraordinaires de toute sorte, etc., qui sont telles pour nous, etc. (4 novembre 1823.)
(3837) Le jeune homme qui débute dans la vie et se voit, pour quelque raison que ce soit, repoussé par le monde, avant même d’avoir renoncé à cette tendresse envers soi propre à cet âge, avant de s’être habitué et fait aux contrariétés, aux persécutions et à la méchanceté des hommes, aux outrages, aux atteintes, aux humiliations, aux déplaisirs que l’on subit dans la pratique de la vie sociale, aux malheurs, aux échecs dans la société et la vie civile ; le jeune homme, dis-je, que ses parents, comme cela arrive souvent, ou des gens extérieurs repoussent et excluent de la vie, qui voit se resserrer le chemin des plaisirs (de quelque nature qu’ils soient), plus que cela n’arrive habituellement aux autres ou à la plupart des jeunes gens ; et dans la mesure où ces obstacles sortent de l’ordinaire et sont plus puissants qu’à l’accoutumée, parce que sa sensibilité, son imagination, sa réceptivité, sa délicatesse d’esprit et de caractère, sa vie intérieure sortent elles aussi de l’ordinaire, et que par conséquent la tendresse qu’il éprouve envers lui-même est elle aussi extraordinaire, et plus grand son amour de soi, plus grands son désir et son besoin de bonheur et de jouissance, sa capacité et sa facilité à souffrir, la délicatesse qu’il manifeste vis-à-vis des offenses, des dommages, des injures, mépris, humiliations et blessures de son amour-propre ; un jeune homme semblable déplace et retourne bien souvent toute l’ardeur et la force morale et physique propre à son âge ou à son caractère particulier, ou à l’un et l’autre ensemble, toute cette force, dis-je, et cette ardeur qui le poussaient vers le bonheur, l’action, la vie, il les retourne pour faire naître le malheur, l’inactivité, la mort morale. (3838) Misanthrope vis-à-vis de lui-même, il devient son plus grand ennemi, il veut souffrir, obstinément, et il prend goût aux partis les plus tristes, les plus durs pour lui-même, les plus douloureux et épouvantables, ceux qu’il aurait rejetés avec horreur avant ce peu d’expérience de la vie, et il les embrasse avec transport, devant choisir la condition la plus monotone, la plus froide, la plus pénible, la plus ennuyeuse, la plus difficile à supporter car la plus éloignée de la vie et participant le moins à celle-ci : mais c’est celle qu’il préfère, et il s’y complaît d’autant plus qu’il est plus horrible pour lui et il met toute la force de son caractère et de son âge à l’embrasser et à la soutenir pour maintenir et accomplir sa résolution, et la faire perdurer ; il prend plaisir à tout faire pour qu’il soit impossible de pouvoir jamais faire autrement, et à embrasser ces partis qui lui ferment pour toujours la voie lui permettant de vivre, ou de moins souffrir, car il peut ainsi atteindre l’extrémité du malheur et se représenter dans cet état, ce qui lui plaît, comme je l’ai dit ailleurs1, pour que rien ne manque ni ne puisse s’ajouter à son malheur, etc., et il emploie toute sa vie morale à embrasser, supporter et maintenir avec constance sa mort morale, toute son ardeur à se glacer, toute son inquiétude à soutenir la monotonie et l’uniformité de la vie, toute sa constance à choisir de souffrir, à vouloir souffrir, à continuer de souffrir, toute sa jeunesse à vieillir son esprit, à mener extérieurement une vie de vieillard, à embrasser et à suivre les usages, les coutumes, les manières, les inclinations, la pensée et la vie des vieillards. Et comme tout cela est un effet de son ardeur et de sa force naturelle, il va bien au-delà du nécessaire ; si le monde lui refuse ses plaisirs, à cause de ses défauts moraux ou physiques, ou des circonstances, il s’en prive dix fois plus ; si la nécessité l’oblige à souffrir, il choisit de souffrir dix fois plus ; s’il lui refuse un bien, il s’en interdit un beaucoup plus grand ; s’il lui refuse quelque plaisir, il se prive de tous et renonce tout à fait à jouir.
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Je prétends que l’homme qui toujours désire en vain, ne cesse de souffrir. Quand il n’est pas épargné par ce qu’on appelle positivement douleur, déplaisir ou autres sensations semblables, la souffrance indissociable du sentiment de la vie lui est plus ou moins sensible selon qu’il est plus ou moins occupé ou distrait, notamment par ce qu’on appelle les plaisirs : par nature, par habitude ou de façon momentanée, il est alors plus vivant et ressent la vie davantage, etc. Mais parce qu’elle est continuelle et qu’il s’y est habitué dès le premier jour, l’homme n’a souvent pas même conscience de sa souffrance. Elle est pourtant bien réelle. Or, quand il s’en aperçoit et qu’elle se distingue des douleurs et des déplaisirs positifs, etc., il lui donne tantôt le nom d’ennui, tantôt d’autres noms encore. Souvent, cette souffrance née de notre vain désir, et qui même est d’autant plus cruelle que le désir est généralement ou momentanément plus vif, souvent, dis-je, cette souffrance est plus forte à l’instant même du plaisir que dans (3877) l’indifférence, le repos et le loisir, ou l’absence de sensations, d’idées, de passions, etc., agréables ou déplaisantes. Et parfois plus douloureuse qu’à l’occasion d’un déplaisir positif, ou d’une sensation passablement désagréable. Car le désir est alors plus grand et plus vif, il est comme attisé par la présence apparente de ce plaisir auquel l’homme ne cesse d’aspirer ; par l’espérance imminente, unique, ferme, violente, et, si l’on peut dire, certaine, d’avoir à portée de la main le bonheur, son but perpétuel et ultime, alors qu’il est impossible de le saisir, puisqu’à ce moment le désir, bien plus vif que d’habitude, n’en est pas plus fructueux ni mieux satisfait. À l’instant de ce qu’on appelle le plaisir, le désir du plaisir est bien plus vif qu’à l’ordinaire, plus vif qu’en période d’indifférence. On ne saurait mieux définir le moment du plaisir humain qu’en l’appelant un accroissement du désir naturel et permanent du plaisir, accroissement d’autant plus grand que ce prétendu plaisir, ce plaisir faux, est plus vif, et que cette apparence est l’apparence d’un plus grand plaisir. L’homme désire alors le bonheur plus avidement qu’en période d’indifférence, etc., mais avec une égale infortune. Si d’un côté le désir est plus vif, et si de l’autre il est également vain, la souffrance, qui est la compagne naturelle du sentiment de la vie et résulte de ce désir de bonheur et de plaisir, doit être plus forte et plus sensible que jamais dans l’instant du plaisir. Et elle l’est en effet, excepté lorsque la sensation, l’image (3878) agréable ou tout ce en quoi consiste ce prétendu plaisir agit comme une distraction qui occupe, etc., l’esprit, l’amour de soi, la vie et le désir même : tel est en vérité chez l’homme et chez l’animal, l’effet le plus agréable du plaisir – occuper l’âme, non point satisfaire le désir, ce qui est impossible, mais en quelque sorte le distraire et lui remplir la gueule comme on jetait une galette à l’insatiable Cerbère1. Mais la plupart du temps, l’homme n’a pour ainsi dire pas conscience de cette souffrance, il s’en aperçoit presque toujours dans le moment du plaisir. Cependant il ne lui est pas toujours possible de l’observer ; il est bien rare qu’il la rapporte à sa cause véritable et qu’il en reconnaisse la vraie nature ; plus rare encore qu’il puisse à ce moment (car il peut également y penser plus tard ou ne jamais s’en soucier, etc.), remonter aux principes généraux de cette souffrance, etc., car il retrouverait alors ces vérités universelles que nous observons et expliquons, et que personne n’a peut-être encore bien observées ni entièrement et clairement conçues, etc. (13 novembre 1823.)
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Tout homme qui pense est un animal dépravé*1. En ce cas, l’homme et la société civilisée le sont plus que tout, et ce d’autant plus qu’ils sont plus civilisés, car le premier n’est pour ainsi dire qu’esprit et être pensant, et la seconde la réunion de tels êtres.
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La seule poésie qui convienne à notre époque est la poésie mélancolique ; quel que soit le sujet, c’est là le ton approprié. S’il existe aujourd’hui un véritable poète réellement inspiré par la poésie, et s’il se met à écrire sur lui-même ou sur quelque autre sujet, son inspiration, quelle qu’en soit la source, sera mélancolique et le ton qu’il prendra naturellement avec lui-même ou avec les autres pour suivre son inspiration – car sans inspiration il n’est pas de poésie digne de ce nom – sera un ton mélancolique.
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Vous avez deux genres de courage parfaitement opposés. L’un qui vient directement et proprement de la réflexion, et l’autre de l’irréflexion. Le premier est toujours, et quel que soit l’effort, faible, incertain, bref et sans réelle raison, que ce soit chez les autres ou chez celui qui le manifeste, etc. (10 janvier 1824.)
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Le malheur habituel, mais aussi le seul fait d’être habituellement privé des plaisirs et des choses qui flattent l’amour de soi, éteint à long terme dans l’âme la plus joyeuse toute imagination, toute puissance de sentiment, toute vie, toute activité et toute force, et presque toute faculté. C’est qu’une telle âme, retournant finalement à un état plus tranquille après un premier désespoir inutile, une opposition féroce ou douloureuse avec la nécessité, n’a d’autre expédient pour vivre que de s’habituer, par la nature elle-même et avec le temps, à réprimer et à briser continuellement son amour de soi, parce que le malheur est moins pénible et plus tolérable et compatible avec le calme. Et donc d’être la plus indifférente et la plus insensible possible envers elle-même. C’est, pour l’âme et ses facultés, une mort parfaite. L’homme qui ne s’intéresse pas à lui-même ne peut s’intéresser à rien, car rien ne peut l’intéresser qui n’est pas en rapport avec lui, de manière plus ou moins proche et évidente. Les beautés de la (4106) nature, la musique, les plus belles poésies, les événements du monde, heureux ou tragiques, les malheurs ou les bonheurs d’autrui, y compris les siens, ne produisent en lui aucune impression vive, ne le réveillent ni ne le réchauffent, ne suscitent en lui aucune image, aucun sentiment, aucun intérêt, ne lui donnent ni plaisir ni douleur, quand peu d’années avant ils l’emplissaient d’enthousiasme et le poussaient à mille créations. Il s’étonne stupidement de sa stérilité, de son immobilité et de sa froideur. Il est devenu incapable de rien faire, inutile pour lui-même et les autres, alors qu’il avait de grandes capacités. La vie est finie quand l’amour de soi a perdu son ressort*. Toute puissance de l’âme s’éteint avec l’espérance. Je veux dire avec le désespoir placide, car le désespoir furieux est encore plein d’espoir, ou du moins de désir, et aspire avidement au bonheur dans l’acte même qui porte le fer et instille le venin contre soi-même. Mais le désir s’éteint plus encore dans une âme habituée à voir ses désirs toujours contrariés, et réduite, par réflexion, par habitude ou les deux à la fois, à les regretter et à s’y accrocher. L’homme qui ne désire pas pour lui-même et ne s’aime pas lui-même n’est pas bon envers les autres. Tous les plaisirs, toutes les douleurs, les sentiments et les actions qui lui inspiraient ces choses-là, c’est-à-dire la nature et le reste, se rapportaient d’une manière ou d’une autre à lui-même, et leur vivacité consistait en un vivant retour sur lui-même. Même lorsqu’il se sacrifiait pour les autres, il ne tirait sa force que de ce retour et retournement sur lui-même. Or, (4107) sans férocité aucune ni misanthropie ni rancœur ni ressentiment, et même sans égoïsme, cette âme si tendre quelque temps avant est désormais insensible aux larmes et à la compassion. Elle pourra encore venir en aide, mais non pas compatir. Elle fera le bien ou apportera son secours, mais par une froide idée du devoir ou plutôt des mœurs, sans un sentiment qui l’éperonne, sans en tirer aucun plaisir. La véritable et pacifique désaffection de soi est une désaffection de tout, et donc une incapacité à tout, une annihilation de l’âme la plus grande et la plus fertile par nature.
Ce même effet qui engendre le malheur engendre aussi, comme je l’ai dit, l’habitude de ne pas éprouver ou de ne pas envisager quelque apparence de bonheur, aucun doux futur, aucun plaisir grand ou petit, aucune fortune passagère ou durable, aucune caresse et aucune flatterie des hommes ou des événements. L’amour de soi qui n’est jamais flatté se détache inévitablement des choses et des hommes (fût-il au plus haut point un amour philanthrope et tendre), et en s’habituant à ne rien voir qui lui soit favorable dans la vie et le monde, il s’habitue à ne pas s’y intéresser, et tout lui devenant indifférent, le plus grand génie devient stérile et incapable même de ce dont les esprits par nature plus pauvres, inféconds, secs et inaptes sont tout à fait capables. (29 juin 1824, fête de Saint Pierre, jour de ma naissance.) Ce qui, privant toujours plus son amour de soi de toute illusion et succès, confirme davantage en lui l’habitude de la désaffection, de l’inaptitude et du caractère déplaisant. Triste condition du génie, qui tombe d’autant plus facilement dans cet état (qui (4108) n’est assurément propre qu’à lui seul) que son amour de soi est initialement plus vif et donc plus avide et plus avide d’éloges, de plaisirs et d’espérances, qu’il apprécie et se satisfait moins facilement de telles ou telles de ces choses qui suffisent aux autres, et qu’il est plus sensible aux offenses et aux blessures que les gens vulgaires ne ressentent pas. (29 juin 1824, fête de Saint Pierre, jour de ma naissance.) Voir p. 4109.
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Tout philosophe, et le métaphysicien plus que tout autre, a besoin de solitude. De nos jours, un homme à l’esprit spéculatif et réfléchi, habitué à vivre dans le monde, se lance naturellement dans des considérations et des spéculations sur les relations que les hommes entretiennent entre eux et sur celles qu’il entretient lui-même avec les hommes. C’est le sujet qui l’intéresse par-dessus tout, celui dont il ne peut détacher ses pensées. Son champ de réflexion se resserre ainsi naturellement et ses vues sont substantiellement très limitées, car enfin, qu’est-ce que le genre humain (considéré seulement dans les relations qu’il entretient avec lui-même) au regard de la nature et de l’universalité des choses ? Au contraire, celui qui est habitué à la solitude, s’intéresse peu à ces choses, et n’est pas très curieux des relations que les hommes entretiennent entre eux ni de celles qu’il entretient avec eux ; tout cela lui semble naturellement frivole et sans intérêt. En revanche, ses relations avec le reste de la nature l’intéressent au plus haut point ; elles occupent la première place dans son esprit, comme les rapports humains occupent la première place dans l’esprit de celui qui vit dans le monde ; la spéculation et la connaissance de soi l’intéressent en soi ; celles des hommes l’intéressent (par rapport à l’univers ; celles de la (4139) nature, du monde, de l’existence sont pour lui (effectivement) des choses bien plus graves que les plus profonds sujets liés à la société. On peut dire, en somme, que le philosophe ou l’homme réfléchi habitué à vivre en société ne pourra jamais être qu’un philosophe de société (ou bien psychologue, politicien, etc.) mais qu’habitué à la solitude, il devient nécessairement métaphysicien. Et s’il était d’abord un philosophe de société, une fois qu’il a contracté l’habitude de la solitude, il s’oriente progressivement vers la métaphysique pour finir par en faire le principal objet de ses pensées, celui qu’il préfère et dont il tire le plus de fruit. (12 mai 1825, fête de l’Ascension.)
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L’homme, comme les autres animaux, ne naît pas pour jouir de la vie, mais seulement pour la perpétuer, pour la transmettre à ceux qui lui succéderont, pour la conserver. Ni lui, ni la vie, ni aucun objet de ce monde, n’existent spécifiquement pour lui ; c’est lui au contraire qui existe pour la vie. Affirmation effroyable, mais vraie, et qui est la conclusion de toute métaphysique. L’existence n’est rien pour l’existant, n’a pas plus pour but l’existant que son bonheur. Si l’existant éprouve quelque bonheur, ce n’est là que pur hasard : l’existant est fait pour l’existence, entièrement fait pour elle, car elle est sa seule vraie fin. Les existants existent pour que l’on existe. L’individu ne naît et n’existe que pour que l’on continue d’exister et que l’existence se maintienne en lui et après lui. Tout cela est évident dès lors que l’on considère que le seul vrai but de la nature est la conservation de l’espèce, non la conservation ni le bonheur des individus. Bonheur qui n’existe nulle part au monde, ni pour les individus ni pour l’espèce. Ce qui, en dernière analyse, nous mène nécessairement à la conclusion générale, lapidaire, définitive et terrible que je viens d’énoncer. (Bologne, 11 mars 1826.)
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Tout est mal. C’est-à-dire, tout ce qui est, est mal ; chaque chose qui existe est un mal ; chaque chose existe en vue du mal ; l’existence est un mal, elle est soumise au mal ; l’ordre, la condition des choses, les lois, la marche naturelle de l’univers ne sont rien que mal et ne tendent à rien d’autre qu’au mal. Il n’est d’autre bien que le non-être, il n’y a de bon que ce qui n’est pas, que les choses qui n’existent pas ; toutes les choses sont mauvaises. Tout ce qui existe, l’ensemble de tous les mondes existants, l’univers lui-même n’est, d’un point de vue métaphysique, qu’une verrue, un simple fétu. L’existence, par sa nature et son essence propre et générale, est une imperfection, une irrégularité, une monstruosité. Mais cette imperfection n’est qu’une chose minuscule, une simple tache. En effet, les mondes existants, si grands et si nombreux soient-ils, ne sont sûrement pas infinis en nombre ni en grandeur et sont donc infiniment petits au regard de ce que l’univers pourrait être s’il était infini ; et tout ce qui existe est infiniment petit au regard de l’infinité réelle, si j’ose dire, de ce qui n’existe pas, du néant.
Ce système, qui choque notre conception du bien comme fin nécessaire, pourrait s’avérer cependant bien plus défendable que ceux de Leibniz, de Pope, etc., selon lesquels tout est bien1. Je n’oserais pourtant pas l’étendre jusqu’à dire que l’univers existant est le pire des univers possibles, substituant ainsi le pessimisme à l’optimisme. Qui peut connaître les limites du possible ?
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En toute chose, quand on ne recherche que le plaisir, on ne le trouve jamais : on n’éprouve que de l’ennui et bien souvent que du dégoût. Pour tirer du plaisir de quelque activité ou occupation que ce soit, il faut y rechercher une autre fin que le plaisir lui-même. (Peut servir au Manuel de philosophie pratique.) (30 mars 1827.)
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Aujourd’hui, le sort des livres ressemble à celui des insectes qu’on appelle éphémères* : certaines espèces survivent quelques heures, certaines une nuit, d’autres trois ou quatre jours, mais il ne s’agit jamais que de jours. En vérité, nous sommes aujourd’hui des voyageurs de passage ici-bas, des êtres caducs, des êtres d’un jour : en fleur le matin, fanés et desséchés le soir, nous risquons même de survivre à notre propre gloire et de durer plus longtemps que le souvenir que nous laisserons. Aujourd’hui, on peut dire avec plus de vérité que jamais : Οἵη περ φύλλων γενεὴ, τοιήδε καὶ ἀνδρῶν (Comme des feuilles, tel est le genre humain) (Iliade, 6, v. 146). En effet, l’immortalité ne se refuse pas seulement aux seuls lettrés, mais, dans l’infinité des événements et des vicissitudes, à toutes les actions humaines, depuis que la civilisation, la vie de l’homme civilisé et les souvenirs historiques embrassent la terre entière. Je ne doute pas que d’ici deux cents ans le nom d’Achille, vainqueur de Troie, soit plus célèbre que celui de Napoléon, qui a vaincu et dominé le monde civilisé. Celui-ci se perdra dans la foule de ses pareils ; celui-là survivra pour s’être élevé bien avant lui ; il conservera le piédestal, l’éminence, qu’il occupe depuis tant de siècles.
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En vérité, en examinant attentivement ce que nous éprouvons et ce qui se passe en notre esprit à l’occasion de la mort de l’un de nos proches, nous constatons que la pensée qui nous émeut le plus est celle-ci : il a été, il n’est plus, je ne le verrai plus. À ce moment, notre esprit se souvient des choses, des actions, des habitudes partagées avec le défunt, et nous nous disons en nous-mêmes : ces choses sont passées, elles ne seront jamais plus ; et c’est cela qui nous fait pleurer. Il y a dans ces larmes et dans ces pensées un certain retour sur nous-mêmes, un sentiment de notre fragilité (sans rien d’égoïste) qui nous attriste doucement et qui nous attendrit. De ce que j’ai noté ailleurs1 découle ce sentiment : même pour des choses ou des personnes qui nous sont indifférentes, notre cœur se serre chaque fois que nous pensons : c’est la dernière fois ; cela n’aura plus jamais lieu ; je ne le verrai plus jamais ; ou bien : c’est fini pour toujours. Voir p. 4282. Ainsi, dans la douleur que nous éprouvons pour les morts, la pensée dominante, avec celle du souvenir qui la fonde, est celle de la fragilité humaine. Cette pensée exclut totalement celle de notre immortalité, (4279) ce qui apparaît particulièrement en de pareilles situations. Car si nous nous disions : je reverrai cette personne après ma mort, je ne suis pas certain que tout soit fini entre nous, je ne suis pas certain de la revoir jamais ; et si, dans nos larmes, nous pouvions douter de ce jamais plus, nous ne pleurerions jamais nos morts. Mais j’attends que quelqu’un vienne me dire sincèrement s’il lui est déjà arrivé, ne serait-ce qu’une seule fois, d’éprouver quelque consolation à une telle pensée, à l’idée de revoir encore son cher défunt. Après ce que nous avons dit au sujet de l’immortalité de l’homme et de sa condition post-mortem, ce devrait pourtant raisonnablement être la première pensée qui se présente à notre esprit. Mais en fait, comme nous l’avons montré, quelles que soient nos opinions, en de pareils moments, la nature et le sentiment nous portent spontanément à croire avec certitude que le mort s’est éteint, et qu’il est mort, pour toujours et à jamais.
Je dirai en conclusion que parmi la diversité et l’absurdité infinies des jugements, des préjugés, des opinions, des conjectures, des dogmes et des songes forgés par les hommes au sujet de la mort, nous voyons, surtout en interrogeant la pure et simple nature, qu’en substance et du plus profond du cœur, ils croient plus volontiers à l’extinction totale de l’homme qu’à l’immortalité de l’âme ; sans affirmer pour autant que, parmi tant de diversités et d’absurdités, cet assentiment général ait rien d’insupportable. (Recanati, 9 avril 1827. Lundi Saint.)
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Que notre vie, comme nous le ressentons tous, se compose de beaucoup plus de douleur que de plaisir, de mal que de bien, l’expérience suivante en donnera la preuve. J’ai demandé à quelques personnes si elles aimeraient revivre leur existence passée, à la condition de la revivre exactement telle qu’elles l’avaient vécue. Je me suis également posé la question à moi-même. (4284) Quant à vivre une seconde fois, tout le monde, moi compris, s’en trouverait ravi ; mais avec cette condition, plus personne ne le serait, et chacun (j’aurais fait de même) m’a même répondu qu’il aimerait mieux renoncer à retrouver son enfance, alors qu’un tel retour enchanterait pourtant en soi tous les hommes. Chacun voudrait bien revenir à ses premières années à condition de remettre sa nouvelle vie aux soins aveugles du hasard, et d’en ignorer le cours, comme on ignore la part d’existence qu’il nous reste à parcourir. Qu’est-ce à dire ? Que dans cette vie que nous avons vécue et que nous connaissons avec certitude, nous avons tous éprouvé plus de mal que de bien ; que nous nous satisfaisons de la vie et que nous désirons même la prolonger, en raison de notre ignorance de l’avenir et d’une espérance illusoire. Sans cette ignorance et ces illusions, nous ne voudrions plus vivre, comme nous ne voulons pas revivre comme nous avons vécu. (Florence, 1er juillet 1827.)
Il est bien triste cet âge où l’homme sent qu’il n’inspire plus rien. Son désir profond, le grand mobile de ses actes, de ses paroles, de ses regards, de sa conduite jusqu’à la vieillesse est le désir d’inspirer, de communiquer quelque chose de lui-même à ceux qui le voient ou l’entendent. (Florence, 1er juillet 1827.)
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On doit se garder de juger de l’intelligence, de l’esprit et surtout des connaissances d’un étranger, d’après ce qu’on entend de ses propos lors des premiers entretiens. Tout homme, si commun et médiocre que soient son esprit et son intelligence, a quelque chose qui lui est propre, et par conséquent, quelque chose d’original dans ses pensées, ses manières, sa façon de discourir et de parler. Et principalement un étranger, je veux dire quelqu’un d’une autre nation, (4296) dont il est impossible de ne pas trouver, dans ses pensées, ses paroles et ses manières tant de nouveautés qu’elles suffisent à arrêter l’attention de celui qui parle avec lui les premières fois.
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Mémoires de ma vie. – Bonheur que j’éprouve (4418) à écrire (le meilleur moment que j’ai passé dans ma vie), bonheur dont je me contenterais de jouir jusqu’à ma mort. Passer les journées sans m’en apercevoir ; ressentir l’extrême brièveté des heures et m’étonner souvent moi-même de les voir passer si aisément. Voir p. 4477. Plaisir, enthousiasme et émulation que me causaient dans ma prime jeunesse mes jeux et mes ébats avec mes frères, quand il fallait faire montre et user de force physique. Durant quelque temps, cette espèce de petite gloire éclipsait à mes yeux celle que je ne cessais de poursuivre si avidement dans mes études. (30 novembre.)
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On ne s’égare point parce qu’on ne sait pas, mais parce qu’on croit savoir.* Rousseau, Pensées, II, 219. Voir p. 4502.
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« L’imagination a un tel pouvoir sur l’homme (dit Villemain, Cours de littérature française, Paris, 1828, dans l’Antologia, no 97, p. 125, à propos de l’enthousiasme général suscité par les chants ossianiques au moment de leur parution, et encore aujourd’hui), et les plaisirs qu’elle procure lui sont tellement nécessaires que, même au beau milieu du scepticisme d’une société vieillissante, il est prêt à s’y abandonner chaque fois qu’ils lui sont offerts avec un certain air de nouveauté3. » – C’est on ne peut plus vrai. Le succès des poésies de lord Byron, de Werther, du Génie du Christianisme, de Paul et Virginie, d’Ossian, etc., en sont d’autres exemples. On voit par conséquent que lorsqu’on dit que la poésie n’est pas faite pour ce siècle, cela est plutôt vrai pour les auteurs que pour les lecteurs. (1er avril 1829.)
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Pour quelqu’un qui a beaucoup lu, il est bien difficile de croire que sa pensée vienne de lui lorsqu’il la conçoit : elle appartient à d’autres ; il l’attribue à son intellect, à sa propre imagination : elle n’appartient qu’à sa mémoire. De telles conceptions sont accompagnées d’une sensation particulière qui distingue les conceptions originales des autres ; cette pensée qui s’accompagne pour ainsi dire de la sensation de l’originalité ne sera très vraisemblablement jamais conçue de la même manière par personne et sera une invention personnelle – non quant à la substance, mais quant à la forme, qui est à mon sens tout ce à quoi l’on peut prétendre. En effet, on sait que la nouveauté de la plupart des pensées (4504) des auteurs et des penseurs les plus originaux consiste dans la forme. (10 mai 1829.)
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