lundi 3 novembre 2025

Oeuvres II - Walter Benjamin

Oeuvres III - Walter Benjamin

 Problèmes de sociologie du langage

Dès que l'homme use du langage pour établir une relation vivante avec lui-même ou avec ses semblables, le langage n'est plus un instrument, n’est plus un moyen; il est une manifestation, une révélation de notre essence la plus intime et du lien psychologique qui nous lie à nous-même et à nos semblables.» C'est cette idée qui, explicitement ou tacitement, est au départ de toute sociologie du langage.

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Paris, capitale du xix siècle

À la forme du nouveau moyen de production, qui reste d'abord dominée par la forme ancienne (Marx), correspondent dans la conscience collective des images où s'entremêlent le neuf et l'ancien. Ces images cristallisent des désirs, en elles la collectivité cherche tout ensemble à supprimer et à transfigurer l'inachèvement du produit social, ainsi que les défauts inhérents à l'ordre social de la production. Ces images de désir traduisent en outre l'aspiration énergique à se démarquer de ce qui est vieilli — c'est-à-dire de ce qui avait encore cours la veille. Ces tendances renvoient l'imagination, aiguillonnée par l'apparition d'une réalité nouvelle, à un passé immémorial. Dans le rêve où chaque époque se dépeint la suivante, celle-ci apparaît mêlée d’éléments venus de l'histoire primitive, c'est-à-dire d'une société sans classes. Déposées dans l'inconscient collectif, les expériences de cette société se conjuguent aux réalités nouvelles pour donner naissance à l'utopie, dont on retrouve la trace en  mille figures de la vie, dans les édifices durables comme dans les modes passagères.

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Le conteur :Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov 

 L'important, dans le roman, ce n’est donc pas qu'il nous instruit en nous présentant un destin étranger, mais que ce destin étranger, par la flamme qui le consume, nous procure une chaleur que nous ne trouverions jamais dans notre propre vie. Ce qui attire le lecteur vers le roman, c'est l'espérance de réchauffer sa vie transie à la flamme d’une mort dont il lit le récit.

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André Gide et son nouvel adversaire 

Si Maulnier est fasciste, c'est parce qu’il comprend que la position des privilégiés ne peut plus se maintenir que par la violence. Présenter la somme de leurs privilèges comme « la culture », c'est en cela qu’il voit sa tâche particulière. 

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La pratique fasciste offre une autre image. L'art fasciste est un art de propagande. Ses consommateurs ne sont pas ceux qui savent, ce sont au contraire les dupes. En outre, ils ne sont pas pour l'heure le petit nombre, mais la multitude, ou du moins les très nombreux

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L’art fasciste est un art de propagande. Il est donc exécuté pour des massés. La propagande fasciste doit, en outre, pénétrer la vie sociale tout entière. L’art fasciste, de ce fait, n’est pas seulement exécuté pour des masses, mais aussi des masses. C'est pourquoi l'on serait tenté de croire que la masse; dans cette forme d’art, a affaire à elle-même, qu'elle s'y expliqué avec elle-même, qu'elle y est maîtresse chez elle: maîtresse dans ses théâtres et ses stades, maîtresse dans ses studios de cinéma et ses maisons d'édition. 

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Eduard Fuchs, collectionneur et historien

Engels s’oppose à deux choses ; à l'habitude qui consiste, dans l'histoire des idées, à présenter un dogme nouveau comme le « développement » d'un dogme antérieur, une nouvelle école littéraire comme la «réaction» à une école antérieure, un nouveau style comme le «dépassement» d'un style plus ancien; mais implicitement, il s'oppose de toute évidence aussi à l'usage qui consiste à présenter de telles œuvres indépendamment de leur action sur les hommes et du processus de production à la fois intellectuel et économique dans lequel ils sont engagés. Du même coup, l'histoire des idées en tant qu’histoire des constitutions politiques ou des sciences de la nature, de la religion ou de l'art, est détruite.

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Rien d'étonnant à ce que ce moralisme bourgeois contienne des éléments qui entrent en conflit chez Fuchs avec les éléments matérialistes. S'il en avait conscience, il réussirait peut-être à amortir ce choc. Mais il est persuadé qu'il existe une parfaite harmonie entre sa vision moraliste de l'histoire et le matérialisme historique. C'est là une illusion. Elle repose sur une idée largement répandue et qui doit être révisée, selon laquelle les révolutions bourgeoises, telles qu'elles sont célébrées par la bourgeoisie elle-même, forment l'arbre généalogique d'une révolution prolétarienne à venir. Il faut, au contraire, souligner le spiritualisme indissociable de ces révolutions. C'est la morale qui en a tissé les fils dorés. La morale de la bourgeoisie — on en trouve les premiers signes dès la Terreur — est placée sous le signe de l'intériorité. La conscience morale — que ce soit celle du citoyen robespierien ou du cosmopolite kantien - en est le pivot. L'attitude de la bourgeoisie, profitable à ses propres intérêts niais qui nécessitait une attitude complémentaire du prolétariat, non conforme aux intérêts de ce dernier, proclamait comme instance morale la conscience. La conscience morale est placée sous le signe de l'altruisme. Elle recommande au propriétaire d'agir conformément à des idées dont la validité bénéficie indirectement aux autres propriétaires, et elle a tendance à recommander aux non-propriétaires de procéder de même. Lorsque ces derniers suivent cette recommandation, l'utilité de leur comportement pour les propriétaires est d'autant plus immédiatement évidente qu'elle est problématique pour ceux qui se comportent ainsi et pour leur classe. C’est pourquoi ce comportement est qualifié de vertueux. Voilà comment s'impose une morale de classe. Mais elle s'impose inconsciemment. C'est moins la bourgeoisie qui avait besoin de conscience pour ériger cette morale de classe que le prolétariat, pour la renverser.

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Le culte de la créativité, qui traverse toute l'œuvre de Fuchs, a connu un nouvel essor grâce à ses études psychanalytiques. Elles ont enrichi, sans la corriger, une conception d'abord inspirée par la biologie. Avec enthousiasme, Fuchs a fait sienne la doctrine de l'origine érotique des impulsions créatrices. Mais sa vision de l'érotisme est restée étroitement liée à une représentation drastique, biologiquement déterminée, de la sensualité. Il a esquivé, autant que possible, la théorie du refoulement et des complexes, qui aurait pu modifier sa conception moralisatrice des rapports sociaux et sexuels. De même que le matérialisme historique de Fuchs déduit les phénomènes de l’intérêt économique conscient de l'individu, plutôt que de l'intérêt inconscient de la classe dont il fait partie, de même l'impulsion créatrice est rapprochée par lui de l'intention sensuelle consciente, plutôt que de l'inconscient créateur d'images. L'univers des images érotiques, en tant qu'univers symbolique, tel que l'interprétation des rêves de Freud l'a reconstitué, n'est mis en valeur chez Fuchs que là où son engagement personnel est le plus intense.

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Sur quelques thèmes baudelairiens

Le livre de Dilthey, L’Expérience vécue et la    littérature, est l'un des plus anciens dans une série qui conduit à Klages et à Jung, lequel a vendu son âme au fascisme. C'est à un niveau bien supérieur qu’il faut situer l'œuvre de jeunesse de Bergson, Matière et Mémoire2, monument qui domine de loin toute cette littérature. Les liens avec la recherche scientifique y restent plus étroits. La biologie lui sert de référence.

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Matière et Mémoire définit l'essence de l'expérience dans la durée de telle manière que le lecteur est forcé de se dire : seul l'écrivain sera le sujet adéquat d'une expérience comme celle-là. De fait, c'est bien un écrivain qui a vérifié la théorie bergsonienne de l'expérience. On peut considérer À la recherche du temps perdu comme une tentative, faite dans les conditions de la société actuelle, pour donner réalité par voie de synthèse à l'expérience telle que l'entend Bergson. Car il faut de moins en moins escompter qu’elle puisse s'instaurer par des voies naturelles. Au demeurant, Proust, dans son œuvre, ne fait pas l'impasse sur cette question. Il introduit même un élément nouveau, qui renferme une critique immanente de Bergson. Ce dernier ne manque pas de souligner l'opposition entre la vie active et cette vie contemplative particulière à laquelle on accède grâce à la mémoire. Mais Bergson suggère que l'adoption d'une attitude contemplative, permettant l'intuition du courant vital, serait affaire de libre choix. D'entrée, de jeu, par la terminologie qu'il emploie, Proust indique bien que tel n’est pas son avis. Ce qui était, chez Bergson, mémoire pure, devient chez lui mémoire involontaire. D’emblée, il oppose à cette mémoire involontaire la mémoire volontaire, qui est commandée par l'intelligence. C’est aux premières pages de son grand œuvre d’exposer le rapport entre ces deux mémoires. Au cours des réflexions qui introduisent le nouveau terme, Proust constate qu'il ne lui est resté, de longues années durant, que de pauvres souvenirs de cette ville de Combray où pourtant s'était écoulée une partie de son enfance. Avant que le goût de la madeleine, sur lequel il retiendra souvent ensuite, l'eût ramené un certain après-midi aux temps anciens, il devait se contenter de ce que pouvait lui fournir une mémoire réduite aux éléments qu'un effort d’attention est capable d’évoquer. C'était là la mémoire volontaire, dont il déclare que les renseignements qu'elle donne sur Je passé n'en conservent rien, «il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. » Aussi Proust n'hésite pas à résumer sa pensée en déclarant que ce passé «est caché hors de son domaine celui de l’intelligence et de sa portée, en quelque objet matériel (...) que nous ne soupçonnons pas, Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas ».

 Selon Proust, c'est pur hasard si l'individu reçoit une image de lui-même, s’il peut se rendre maître de son expérience. Or le fait que nous dépendions du hasard en cette matière ne va nullement de sol. Les préoccupations intimes de l'homme ne possèdent point par nature ce caractère irrémédiablement privé. Elles ne l'acquièrent que dans la mesure où les chances diminuent de voir les événements extérieurs s'assimiler à son expérience. Le journal représente un des nombreux indices d'un tel amoindrissement. Si la presse avait eu pour dessein de permettre au lecteur d'incorporer à sa propre expérience les informations qu’elle lui fournit, elle ne parviendrait pas à ses fins. Mais c’est tout le contraire qu'elle veut, et qu’elle obtient. Son propos est de présenter les événements de telle sorte qu'ils ne puissent pénétrer dans le domaine où ils concerneraient l’expérience du lecteur. 

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«La mémoire a pour fonction, lit-on en effet chez Reik, de protéger les impressions. Le souvenir  vise à les désintégrer. La mémoire est essentiellement conservatrice, le souvenir est destructeur.» 

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