La mort et le fou - Hofmannsthal
Avec leurs simples mots, ce qu’il convient de dire
Pour pleurer et pour rire, et ils n’ont pas besoin
De cogner de leurs mains aux doigts ensanglantés
A sept portes clouées.
Mais moi, que sais-je donc de l’humaine existence?
Sans doute, j’ai vécu aussi, en apparence,
Pourtant j’ai tout au plus compris ce qu’est la vie 
Sans avoir jamais pu m’y intégrer vraiment,
Et sans m’être jamais en elle confondu.
Lorsque d’autres prenaient, lorsque d’autres donnaient, 
Je restais, quant à moi, à l’écart, et mon cœur
Se taisait, depuis toujours muet.
Je n’ai jamais goûté le vrai philtre de vie 
Sur des lèvres chéries; jamais un vrai chagrin
Ne m’a bouleversé; je n’ai jamais suivi,
Solitaire, une rue, de sanglots secoué.
Si jamais j’éprouvais un élan, un soupçon 
De ces bons sentiments que la nature octroie,
Mon esprit trop lucide, incapable d’oubli,
Le nommait par son nom, de brutale façon,
Et quand naissaient alors mille comparaisons,
Le bonheur s’enfuyait, la confiance aussi,
Et même la douleur pâlissait, délavée,
Déchiquetée, rongée par la réflexion
Comme j’aurais voulu la presser sur mon cœur!
Quelle ivresse j’aurais puisée dans la douleur!
Son aile m’effleurait, je me sentais lassé,
Le mécontentement remplaçait le chagrin... 
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CLAUDIO
Mais moi précisément, je ne suis mûr encore, 
Laisse-moi donc ici. Je ne gémirai plus
Comme un fou que je suis, et je m’agripperai
A ma motte de terre; en moi crie le désir
Le plus profond de vivre, et la suprême angoisse
A rompu les liens de l’ancien sortilège;
Maintenant je sens bien — laisse-moi donc tranquille! -
Que je peux vivre enfin. A cette aspiration
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Car vois-tu, jusqu’ici,
Ce ne fut pas le cas. Tu crois que j’ai pourtant 
Aimé ou bien haï. Jamais je n’ai saisi
Ce qui fait la substance de ces sentiments,
Ce fut vaine illusion, apparence, mots creux!
Tiens, regarde, je vais te montrer : vois, des lettres
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Ainsi que sur la scène un mauvais comédien,
La réplique venue, dit son couplet et part,
Indilférent au reste, éteint et insensible 
Aux accents de sa voix — sa voix creuse qui ne
Peut émouvoir autrui —, ainsi j’ai traversé
Sans force et sans valeur la scène de la vie.
Pourquoi fut-ce mon sort? Et pourquoi donc, ô Mort, 
Faut-il que ce soit toi qui m’enseignes d’abord
A découvrir la vie, non pas comme à travers
Un voile interposé, mais en pleine clarté,
Dans sa totalité? Pourquoi dois-tu passer 
En ayant de la sorte éveillé notre esprit?
Pourquoi s’empare donc de l’âme de l’enfant 
Un tel pressentiment des choses de la vie,
Que les choses ensuite, en leur réalité,
Ne vous procurent plus que les fades frissons 
De la réminiscence? Et pour quelle raison
N’entendons-nous chanter en nous ton violon,
Bouleversant le monde caché des esprits
Que notre cœur recèle, enfoui, dérobé
A notre conscience, enseveli ainsi
Que le seraient des fleurs couvertes d’éboulis?
Puissé-je être avec toi, où Ton n’entend que toi,
Ne pas être troublé par la confusion 
De mesquines pensées! Je le puis, en effet!
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Ce n’est que maintenant, à l’heure de la mort,
Que je sens que je vis. Il arrive qu’en rêve
On éprouve parfois de si vifs sentiments
Qu’on s’éveille soudain; de même, en cet instant,
Réveillé moi aussi par ce que je ressens 
Par trop intensément, du rêve de la vie
Je m’éveille à la Mort.
 
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