lundi 3 novembre 2025

La mort et le fou - Hofmannsthal

La mort et le fou - Hofmannsthal

Avec leurs simples mots, ce qu’il convient de dire 

Pour pleurer et pour rire, et ils n’ont pas besoin 

De cogner de leurs mains aux doigts ensanglantés 

A sept portes clouées.



Mais moi, que sais-je donc de l’humaine existence?

Sans doute, j’ai vécu aussi, en apparence,

Pourtant j’ai tout au plus compris ce qu’est la vie 

Sans avoir jamais pu m’y intégrer vraiment,

Et sans m’être jamais en elle confondu.

Lorsque d’autres prenaient, lorsque d’autres donnaient, 

Je restais, quant à moi, à l’écart, et mon cœur 

Se taisait, depuis toujours muet.

Je n’ai jamais goûté le vrai philtre de vie 

Sur des lèvres chéries; jamais un vrai chagrin 

Ne m’a bouleversé; je n’ai jamais suivi,

Solitaire, une rue, de sanglots secoué.

Si jamais j’éprouvais un élan, un soupçon 

De ces bons sentiments que la nature octroie,

Mon esprit trop lucide, incapable d’oubli,

Le nommait par son nom, de brutale façon,

Et quand naissaient alors mille comparaisons,

Le bonheur s’enfuyait, la confiance aussi,

Et même la douleur pâlissait, délavée,

Déchiquetée, rongée par la réflexion

Comme j’aurais voulu la presser sur mon cœur! 

Quelle ivresse j’aurais puisée dans la douleur!

Son aile m’effleurait, je me sentais lassé,

Le mécontentement remplaçait le chagrin... 

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CLAUDIO

Mais moi précisément, je ne suis mûr encore, 

Laisse-moi donc ici. Je ne gémirai plus 

Comme un fou que je suis, et je m’agripperai 

A ma motte de terre; en moi crie le désir 

Le plus profond de vivre, et la suprême angoisse 

A rompu les liens de l’ancien sortilège;

Maintenant je sens bien — laisse-moi donc tranquille! -

Que je peux vivre enfin. A cette aspiration

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Car vois-tu, jusqu’ici,

Ce ne fut pas le cas. Tu crois que j’ai pourtant 

Aimé ou bien haï. Jamais je n’ai saisi 

Ce qui fait la substance de ces sentiments,

Ce fut vaine illusion, apparence, mots creux!

Tiens, regarde, je vais te montrer : vois, des lettres
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Ainsi que sur la scène un mauvais comédien,

La réplique venue, dit son couplet et part,

Indilférent au reste, éteint et insensible 

Aux accents de sa voix — sa voix creuse qui ne 

Peut émouvoir autrui —, ainsi j’ai traversé 

Sans force et sans valeur la scène de la vie.

Pourquoi fut-ce mon sort? Et pourquoi donc, ô Mort, 

Faut-il que ce soit toi qui m’enseignes d’abord 

A découvrir la vie, non pas comme à travers 

Un voile interposé, mais en pleine clarté,

Dans sa totalité? Pourquoi dois-tu passer 

En ayant de la sorte éveillé notre esprit?

Pourquoi s’empare donc de l’âme de l’enfant 

Un tel pressentiment des choses de la vie,

Que les choses ensuite, en leur réalité,

Ne vous procurent plus que les fades frissons 

De la réminiscence? Et pour quelle raison 

N’entendons-nous chanter en nous ton violon, 

Bouleversant le monde caché des esprits 

Que notre cœur recèle, enfoui, dérobé

A notre conscience, enseveli ainsi

Que le seraient des fleurs couvertes d’éboulis?

Puissé-je être avec toi, où Ton n’entend que toi,

Ne pas être troublé par la confusion 

De mesquines pensées! Je le puis, en effet!
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Ce n’est que maintenant, à l’heure de la mort,

Que je sens que je vis. Il arrive qu’en rêve

On éprouve parfois de si vifs sentiments

Qu’on s’éveille soudain; de même, en cet instant,

Réveillé moi aussi par ce que je ressens 

Par trop intensément, du rêve de la vie 

Je m’éveille à la Mort.

 

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