jeudi 6 novembre 2025

Du mensonge à la violence - Hannah Arendt

Du mensonge à la violence - Hannah Arendt

 

 DU MENSONGE EN POLITIQUE Réflexions sur les documents du Pentagone

Les relations publiques ne sont qu’une variété de la publicité ; elles proviennent donc de la société de consommation, avec son appétit immodéré de produits divers à distribuer par l’intermédiaire d’une économie de marché. Ce qui est gênant, dans la mentalité du spécialiste de relations publiques, c’est qu’il se préoccupe simplement d’opinions et de « bonne volonté », des bonnes dispositions de  l'acheteur, c’est-à-dire de données dont la réalité concrète est presque nulle.

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Une seconde variété nouvelle de l’art de mentir, moins fréquemment utilisée dans la vie quotidienne, joue un rôle plus important dans les documents du Pentagone. Elle intéresse aussi des hommes ayant reçu la meilleure formation, ceux que l’on trouve, par exemple, aux échelons les plus élevés de l’administration.

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 Le fait que les documents du Pentagone posent surtout le problème des dissimulations, des contrevérités et du rôle du mensonge délibéré, plutôt que celui des illusions, des fautes, des erreurs de calcul et autres éléments analogues, tient principalement à un fait étrange décisions erronées et les déclarations mensongères étaient toujours en contradiction avec les rapports étonnamment véridiques des services de renseignements, du moins tels qu’ils sont analysés dans l’édition Bantam.

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 L'essentiel, ici, est que la politique du mensonge ne se proposait nullement d’abuser l’ennemi (c’est l’une des raisons pour lesquelles ces documents ne contiennent aucun secret militaire relevant de la loi réprimant l’espionnage) mais était principalement, sinon exclusivement, destinée à la consommation interne, à des fins de propagande et tout particulièrement aux fins de tromper le Congrès.

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L’objectif était désormais la formation même de cette image, comme cela ressent à l’évidence du langage utilisé par les spécialistes de la solution des problèmes, avec ses termes de « scénarios » et de « publies », empruntés au vocabulaire du théâtre. 

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L’extrême gauche a une propension fâcheuse à traiter de « fasciste » ou de « nazi » tout ce qui, à juste titre souvent, lui aura déplu, et à qualifier de « génocide » n’importe quel massacre, ce qui, en l’espèce, n’était pas le cas ;  voilà qui ne pouvait que jouer en faveur d’une disposition d’esprit prête à passer l’éponge sur toute forme  de massacre et d’autres crimes de guerre, tant qu’il ne  s’agissait pas de génocide.
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LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE
 

Ce n’est pas seulement dans les ouvrages qui ont traité de ce problème que l’on trouve les figures de Socrate et de Thoreau, mais également, ce qui est plus important, dans l’esprit de ceux qui se livrent eux-mêmes à des actes de désobéissance civile.

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Dans le cas de Socrate, le texte le plus important est naturellement le Criton, de Platon, et les Arguments qui y sont exposés tendent beaucoup moins clairement et moins fortement à soutenir l’idée d’une .sereine et volontaire exigence du châtiment que ne l’ont prétendu de nombreux manuels juridiques et philosophiques.

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Le cas de Thoreau, beaucoup moins dramatique - il fut contraint de passer une nuit en prison pour avoir refusé de payer l’impôt électoral à un gouvernement qui reconnaissait l’esclavage, mais le lendemain matin il laissa sa tante l’acquitter à sa place 

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La désobéissance à la loi, tant civile que criminelle, est devenue au cours des récentes années un phénomène de masse, non seulement en Amérique mais aussi dans d’autres parties du monde. La contestation de toute autorité établie, religieuse et laïque, sociale et politique, pourrait bien être considérée un jour le phénomène d’une ampleur mondiale le plus significatif de la dernière décennie. 

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Mais le premier amendement ne soutient sans équivoque que "la liberté de parole et de la presse", tandis que la mesure dans laquelle "le droit des citoyens de s'assembler paisiblement et d'adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de leurs griefs" garantit la liberté d'action peut être discutée et critiquée.

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Cependant, la proposition avancée par Eugène Rostow et selon laquelle doit être prise en considération « l’obligation morale du citoyen dans une société fondée sur le consentement de ses membres » me paraît avoir une importance cruciale. Je suis, pour ma part, invaincue que Montesquieu avait raison d’estimer qu’il existait réellement un « esprit des lois », qui varie d’un pays à un autre et diffère selon les formes de gouvernement ; en ce sens nous pouvons dire que le Consentement constitue l’esprit même du droit américain - non dans son sens très ancien d’une acceptation pure et simple, en distinguant la règle que s’imposent 

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Du point de vue théorique, trois types totalement différents de ces conventions primitives étaient connus au xvii siècle et désignés tous trois par l’expression de « contrat social ».

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Le consentement - signifiant que chaque citoyen est censé accepter volontairement l’association communautaire — offre prise, comme le contrat primitif, à l’objection de ne constituer qu’une fiction (sauf dans le cas de la naturalisation). 

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SUR LA VIOLENCE

Que Clausewitz qualifie la guerre de « continuation de la politique par d’autres moyens », ou qu’Engels définisse la violence comme l’accélérateur du développement économique, c’est toujours un processus continu, une continuité politique ou économique, qui sont mis en valeur et que déterminent des éléments antérieurs à l’action violente. 

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On ne relevait que de rares exceptions dans le domaine de la théorie. Georges Sorel qui, au début du siècle, s’efforça d’amalgamer le marxisme et la philosophie de la vie de Bergson - le résultat ressemble étrangement, à un niveau sensiblement inferieur d’élaboration, à l’amalgame du marxisme et de l'existentialisme qui est caractéristique de Sartre - pensait  la lutte de classes en termes militaires. En fin de compte, Georges Sorel n’envisageait pas de solution plus violente que celle du fameux mythe de la grève générale qui, de nos jours, serait plutôt considéré comme faisant partie de l’arsenal d’une politique de non-violence. 

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Ces déclarations sont d’autant plus dignes de remarque que cette conception de l’homme se créant lui-même est strictement dans la tradition de la pensée de Hegel et de Marx ; elle est à la base de tout l’humanisme de gauche. Mais Hegel estime que l’homme se « produit » lui-même par l'exercice de la pensée, tandis que pour Marx, qui opère un véritable renversement de l’idéalisme hégélien, ce rôle formateur est celui du travail, ce métabolisme qui permet à l’homme d’opérer une transformation de la nature.

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 Voyons, par exemple, le livre de Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, sans doute le plus remarquable et en tout cas le plus intéressant des ouvrages récents traitant de ce sujet : « Accident aux yeux de l’homme qui vit exclusivement dans son temps, la guerre apparaît à celui qui contemple le déroulement des époques comme une activité essentielle des États. » Nous pourrions alors nous demander si la fin des activités guerrières ne doit pas également marquer la fin des États. La disparition de la violence dans les rapports entre États ne sonnerait-elle pas le glas du pouvoir ?

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Si la caractéristique essentielle du pouvoir réside dans l’efficacité du commandement, il n’y aura pas alors de plus grand pouvoir que celui qui sort du canon du fusil, et il sera bien difficile de dire en quoi « l’ordre donné par l’agent de police est différent de celui donné par un homme armé ». J’emprunte cette citation à l’important ouvrage, La Notion de l'Etat,    d’Alexandre Passerin d’Entrèves, seul auteur, à ma connaissance, qui soit convaincu de l’importance qu’il y a à établir une distinction entre la violence et le pouvoir : « Il nous finit décider si et dans quel sens le “pouvoir” peut se distinguer de la Efforce”

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Ces caractères, dans le contexte de cet ouvrage, peuvent se définir de la façon suivante : 

Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu’un est « au pouvoir », nous entendons par là qu’il a reçu d’un certain nombre de personnes le pouvoir d’agir en leur nom. Lorsque le groupe d’où le pouvoir émanait à l’origine se dissout (potestas in populo - s’il n’y a pas de peuple ou de groupe, il ne saurait y avoir de pouvoir), « son pouvoir » se dissipe également. Dans le langage courant, lorsqu’il nous arrive de parler du « pouvoir d’un homme ». du  «pouvoir d’une personnalité », nous conférons déjà au mot «pouvoir» un sens métaphorique : nous faisons en fait, et sans métaphore, allusion à sa « puissance ».

La puissance désigne sans équivoque un élément caractéristique d’une entité individuelle ; elle est la propriété d’un objet ou d’une personne et fait partie de sa nature ; elle peut se manifester dans une relation avec diverses personnes ou choses, mais elle en demeure essentiellement distincte. La plus puissante individualité pourra toujours être accablée par le nombre, par tous ceux qui peuvent s’unir dans l’unique but d’abattre cette puissance, à cause justement de sa nature indépendante et singulière.

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La force, terme que le langage courant utilise souvent comme synonyme de la violence, particulièrement quand la violence est utilisée comme moyen il contrainte, devrait être réservée, dans cette terminologie, à la désignation des « forces de la nature» et de celles dés « circonstances » (la force des chose) c’est-à-dire à la qualification d’une énergie qui se libère au cours de mouvements physiques ou sociaux

L' autorité,qui désigne le plus impalpable de ces  phénomènes, et qui de ce fait est fréquemment l'occasion d’abus de langage, peut s’appliquer à la personne -  on peut parler d’autorité personnelle, par exemple dans les rapports entre parents et enfants, entre professeurs et élèves 

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La    violence, finalement, se distingue, comme nous l’avons vu, par son caractère instrumental. Sous son aspect phénoménologique, elle s’apparente à la puissance, car ses instruments, comme tous les autres outils, sont conçus et utilisés en vue de multiplier la puissance naturelle, jusqu’à ce qu’au dernier stade de leur développement ils soient à même de la remplacer. 

 

 Le fait est qu’il existe une telle différence entre la puissance des moyens de violence qui sont à la disposition de l’État et ceux que le peuple peut lui-même rassembler - allant des bouteilles de bière aux fusils et aux cocktails Molo-tov - que les progrès techniques ne modifient guère commandement, mais un problème d’opinion : celle du nombre plus ou moins grand de ceux qui sont du même avis. Tout dépend du pouvoir que la violence parvient à rassembler. Les effondrements dramatiques du pouvoir, qui se produisent au cours des révolutions, révèlent soudainement à quel point l’obéissance civile - aux lois, aux gouvernants, aux institutions -n’est que la manifestation extérieure du soutien et du consentement.

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Il n’y a jamais eu de gouvernement qui soit exclusivement fondé sur l’emploi des moyens de la violence. Même le chef d’un régime totalitaire, dont la torture est le premier instrument de gouvernement, 

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 La violence peut être justifiable, mais elle ne sera jamais légitime. 

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Nous pouvons désormais savoir comment s’instaure cette forme pleinement évoluée de l’État policier et comment elle fonctionne - ou plutôt comment rien ne fonctionne plus quand elle a réussi à s’imposer -en lisant l’ouvrage d’Aleksandre I. Soljénitsyne, Le Premier Cercle, qui sans doute demeurera parmi les chefs-d’œuvre de la littérature du xxe siècle, et qui constitue assurément le meilleur témoignage existant sur le régime stalinien. 

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En résumé, il ne suffit pas de dire que, dans le domaine politique, il ne faut pas confondre pouvoir et violence. Le pouvoir et la violence s’opposent par leur nature même ; lorsque l’un des deux prédomine de façon absolue, l’autre est éliminé. La violence se manifeste lorsque le pouvoir est menacé, mais si on la laisse se développer, elle provoquera finalement la disparition du pouvoir. Il en résulte que la non-violence ne devrait pas être considérée comme le contraire de la violence. Parler d’un pouvoir non violent est en fait une tautologie. La violence peut détruire le pouvoir, die est parfaitement incapable de le créer.

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 La violence peut détruire le pouvoir, elle est parfaitement incapable de le créer. 

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