L'impérialisme - Hannah Arendt
Chapitre V
Le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme
L’inflation a détruit toute la classe des petits possédants sans possibilité pour eux de jamais retrouver leurs biens ou de pouvoir reconstituer leur capital, ce que jamais auparavant aucune crise monétaire n’avait fait aussi radicalement.
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1. La « nation des minorités » et les apatrides
La signification réelle des traités sur les minorités ne réside pas dans leur application pratique, mais dans le fait qu'ils étaient garantis par un organisme international, la Société des nations.
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Il a été le seul vestige moderne du principe médiéval du est in territorio est de territorio, car dans tous les autres cas l’Etat moderne tendait à protéger ses citoyens au-delà de ses propres frontières et à s’assurer, au moyen de traités réciproques, qu’ils demeuraient soumis aux lois de leur pays. Mais bien que le droit d’asile ait continué à exister dans un monde organisé en États-nations et qu'il ait meme, dans les cas individuels, survécu aux deux guerres mondiales, il était ressenti comme un anachronisme et comme un principe incompatible avec les droits internationaux de l’État. Aussi le chercherait-on vainement dans la loi écrite, dans la Constitution ou dans un quelconque accord international ; le pacte de la Société des nations ne l’a jamais ne serait-ce que mentionné. Il partage à ce titre la destinée des Droits de l’homme qui, eux non plus, ne sont jamais devenus loi, mais ont mené une existence plus ou moins floue comme recours dans les cas individuels exceptionnels pour lesquels les institutions juridiques normales étaient insuffisantes.
Le deuxième grand choc que le monde européen ait subi en contrecoup de l’arrivée des réfugiés
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L’État-nation, incapable de fournir une loi à ceux qui avaient perdu la protection d’un -gouvernement national, remit le problème entre les mains de la police. C’était la première fois en Europe occidentale que la police recevait les pleins pouvoirs pour agir de son propre chef et contrôler directement les gens : dans le domaine de la vie publique, elle cessait d’être un instrument destiné à faire respecter et appliquer la loi pour devenir une instance gouvernante, indépendante du gouvernement et des ministères.
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2. Les embarras suscités par les droits de l’homme
La Déclaration des Droits de l’homme, à la fin du XVIIIe siècle, aura marqué un tournant de l’histoire. Elle déclarait ni plus ni moins que désormais l’Homme, et non plus le commandement de Dieu ou les coutumes de l’histoire, serait la source de la Loi. Ignorant les privilèges, dont l’histoire avait fait l’apanage de certaines couches de la société ou de certaines nations, la Déclaration stipulait l’émancipation de l’homme de toute tutelle et annonçait qu’il avait maintenant atteint le temps de sa maturité.
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Auparavant, ce qu’aujourd’hui il nous faut bien appeler un « droit de l’homme » aurait passé pour une caractéristique générale de la condition humaine, qu’aucun tyran n’aurait pu nier. Sa perte rend toute parole hors de propos (or, depuis Aristote, l’homme est défini comme être doté de l’usage de la parole et de la pensée) ainsi que celle de tous rapports humains (et l’homme, toujours selon Aristote, est compris comme «animal politique », c’est-à-dire comme quelqu’un qui par définition vit en communauté), la perte, autrement dit, de certaines des caractéristiques les plus fondamentales de la vie humaine.
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Ces faits et ces réflexions apportent une confirmation ironique, amère et tardive aux fameux arguments qu’Edmund Burke opposait à la Déclaration française des Droits de l’homme.
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Notre vie politique repose sur la présomption _que nous sommes capables d'engendrer l'égalité en nous organisant parce que l’homme peut agir dans un monde commun, qu’il peut changer et construire ce monde, de concert avec ses égaux et seulement avec ses égaux. L ’arrière-plan obscur du strictement donné, cet arrière-plan formé par notre nature immuable et unique, surgit sur la scène politique comme l’intrus qui, dans son impitoyable différence, vient nous rappeler les limites de l’activité humaine - qui sont identiques aux limites de l'égalité humaine.
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L'« étranger » est le symbole effrayant du fait de la différence en tant que telle, de l’individualité en tant que telle : il désigne les domaines dans lesquels l’homme ne peut ni transformer ni agir, et où par conséquent il a une tendance marquée à détruire.
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