jeudi 6 novembre 2025

Ma conception du monde - Bertrand Russell

Ma conception du monde - Bertrand Russell

1. Qu’est-ce donc que la philosophie?
 

Voyez-vous une différence philosophie et science?

B. R. — En gros, on peut dire que la science, c’est ce que nous connaissons ; et la philosophie, ce que nous ne connaissons pas. Lac,définition est simple ; c’est pourquoi on voit à tout moment des questions de philosophie transférées au domaine de la science. 

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La véritable affaire du philosophe, ce n’est pas dé changer le monde, c’est de le comprendre— et cela, c’est le contraire de ce que Marx a dit.

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Dans l’ensemble, je pense que la religion a fait beaucoup de; mal. Elle a sanctifié le conservatisme, l’adhésion aux habitudes du passé ; et surtout, elle a sanctifié l’intolérance et la haine. 

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B. R. — De la peur avant tout, il me semble. L’homme se sent particulièrement impuissant. Et il y a trois choses qui lui font peur. La première, c’est ce que la Nature peut lui faire : le foudroyer, l'engloutir dans un tremblement de terre. La seconde, c’est ce que les autres hommes peuvent lui faire : le tuer à la guerre, par exemple. La troisième, et là nous côtoyons la religion, c'est ce que ses propres passions, dans leur violence, peuvent le pousser à faire : ce sont des choses qu’il regrettera, il le sait, quand il retrouvera le calme. Voilà pourquoi la plupart des gens vivent dans une grande peur. La religion les aide à s’en tourmenter moins.

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B. R. — C’est possible. Je pense que les Bénédictins ont fait beaucoup dans ce domaine. Mais avant de faire du bien, ils ont commencé par faire du mal. D’abord un mal énorme, et ensuite un peu de bien.

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Vous pensez que c’est de la lâcheté , en ce sens que les gens se déchargent de leurs problèmes sur Dieu, ou disons sur un prêtre, ou sur une organisation religieuse ? et qu ainsi ils n'affrontent pas eux-mêmes ces problèmes?

B. R. — Oui. Considérez à présent la très périlleuse situation où le monde se trouve. Je reçois constamment des lettres de gens qui me disent : « Dieu y veillera ! » Mais comme II n’y a jamais veillé dans le passé, je ne sais pas ce qui leur fait croire qu’il y veillera dans l’avenir.

Vous voulez dire que cette doctrine est tout à fait dépourvue de sagesse? Vous pensez qu’on doit se tirer d’affaire soi-même et non point s’en remettre à quelqu’un d’autre?

    B. R. — Exactement. 

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 Cette idée qu’on ne peut changer la nature 'humaine, quelle sottise!

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4. Communisme et capitalisme
 

Quels sont à votre avis, Lord Russell, les traits communs du communisme et du capitalisme?

Bertrand Russell : Il y en a beaucoup, et j’y vois le résultat inévitable de' la technique moderne. La technique moderne exige des organisations vastes, centralisées, et elle produit un certain modèle de dirigeant. Ceci vaut également pour les pays communistes et capitalistes, si leur industrie est développée.

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Pensez-vous que, dans ces conditions, les Russes et les Américains, pour garder cet exemple, en viennent à se proposer le même idéal de vie : automobiles, satisfactions matérielles, ect. ?

B.R. - Dans une large mesure, oui. Il me semble qu'on a raconté pas mal de blagues sur le matérialisme des Russes. Après tout, la plupart des gens sont matérialistes : les choses qu'ils désirent, ce sont des choses qu’on peut avoir à prix d’argent. C’est tout à fait normal, c’est dans la nature humaine. Entre l’Est et l'Ouest, je ne vois pas cette grande différence que la propagande veut nous faire admettre : on est matérialiste ici et là-bas.

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Quand le Japon s’est occidentalisé, il  n’a pas occidentalisé sa pensée, mais seulement sa technique.

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Si vous ne l'appelez pas monde libre, quel nom donner à ce monde-ci ?

B. R. — Le monde capitaliste.

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La théorie communiste tient en ceci : on donne un pouvoir immense à des gens qui adhèrent à un certain credo ; et on espère qu’ils feront, de mit immense pouvoir un usage bienfaisant. Quant à moi, il m’apparaît que tout le monde, à quelques très rares exceptions près, abuse du pouvoir. Il importe donc de l’étaler, de l’aplanir autant que possible, et de ne pas le laisser aux mains d’une clique»

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5. La morale du tabou
 

Lord Russell, qu’ entendez vous par morale du tabou?

Bertrand RUSSELL : C’est la morale qui vous donne un ensemble de règles, surtout des interdits, sans vous en dire les raisons. On peut parfois trouver ces

raisons, on peut aussi les chercher en vain : mais dans tous les cas, la règle est absolue, et il y a des. choses qu’il ne faut pas faire.

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 B. R. — Oui, mais il est très difficile de séparer complètement l’éthique de la politique. L’éthique, à ce qui me semble, se présente ainsi. Un homme est enclin à faire telle chose, qui l’avantage, mais qui fait du tort à ses voisins. S’il lèse ainsi plusieurs de ses voisins, ils s’assembleront et diront : « Nous n’aimons pas ça du tout ; arrangeons-nous pour qu’il n’en profite pas.» Voilà qui nous conduit au droit criminel, et c'est tout à fait rationnel. La méthode consiste à harmoniser l’intérêt général et l’intérêt privé.

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Vous voulez dire que    péché est souvent une excuse à la cruauté?
B. R. — Très généralement, oui. Il me semble que seuls des hommes! cruels ont pu inventer l’enfer. Avec des sentiments humains, on n’aurait pas pris plaisir à imaginer des gens condamnés à souffrir éternellement, sans aucune chance de rémission pour avoir;, agi sur terre contre la morale de leur tribu. Pareille façon de voir ne pouvait être celle de gens honnêtes. 

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— Oui, la morale du tabou est restée pernicieuse. Un tabou très puissant s’exerce contre la limitation des naissances dans certaines parties de la communauté. Ce tabou est maintenu par calcul, et fait un mal immense, un mal catastrophique.

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6. Le pouvoir

B. R. — On peut les classer de plusieurs, manières. Il y a cette sorte de pouvoir, le plus manifeste, qui est la domination directe sur les corps. Il y a la pouvoir de rétribuer ou de pénalisé» qu’on appelle pouvoir économique. Il y a enfin le pouvoir de la propagande, de la persuasion. Ce sont là, je crois, les trois grandes espèces de pouvoir.

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A mon idée, il faudrait partout deux polices, l’une qui prouve la culpabilité et l’autre qui prouve l’innocence.

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Pensez-vous (pie le pouvoir économique ait besoin d'un frein?

B.. R - Toutes les sortes de pouvoir en ont besoin. Il est certain que le pouvoir de laisser mourir de faim des pays n'est pas à encourager. Et je ne . crois pas qu’il soit bon de lasser à certains pays du Moyen-Orient la haute main sur les approvisionnements en pétrole.

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  La propagande est-elle toujours mauvaise?

B. R. — Ah non ! elle est mauvaise quand elle mêle la mauvaise opinion et la bonne. Mais elle n’est pas mauvaise en soi. Ou alors il faudrait, dire quel toute, l’éducation est mauvaise, puisque l'éducation est une manière de propagande.

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7. Qu est-ce que le bonheur?

Quels sont, d'après vous, les ingrédients du bonheur?

B. R.— Il y en a quatre que je juge importants. Le premier, c’est peut-être la santé. Le deuxième, les moyens voulus pour être à l’abri du besoin. Le troisième, d’heureux rapports avec les autres. Le quatrième, la réussite dans le travail.

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Au lieu de jouir de ce qu’ils ont d’agréable entre les mains, ils perdent tout plaisir à la pensée qu’un autre a plus, et pourtant ça devrait leur être égal.
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L'ennui, est-ce important?

L’ennui est la marque d’une intelligence supérieure, ce qui a beaucoup d’importance. 

 Ils veulent de l’alcool, parce que l’alcool chasse l’ennui pendant un moment.
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8. Le nationalisme

Pour connaître les pays étrangers il faut voyager comme un pauvre. Et dans cette optique, il y a beaucoup à dire en faveur du nationalisme, car il préserve la diversité, que ce soit dans l'art, dans la littérature, dans le langage, etc. Mais en politique, le nationalisme c’est le mal à l’état pur. Il n’y a pas un seul argument qui puisse le défendre.

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B. R. — Les buts principaux, c’est ce qu’un État appelle chez lui « défense », et que tous les autres appellent « agression ». Le phénomène est identique, mais il porte l’un ou l’autre nom selon le côté où l’on se trouve. En fait, l’Etat est surtout une organisation montée pour tuer des étrangers. Bien sûr, il a d’autres fonctions : éduquer la jeunesse, par exemple. Mais en éduquant la jeunesse, on lui inculque avec tous les moyens voulus que c est une grande chose que de tuer des étrangers.
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B. R, •— Cela fait partie de notre système émotionnel : nous sommes sujets à l’amour et à la haine, et nous pratiquons ; volontiers l’un et l’autre. Nous aimons nos compatriotes. Nous détestons les étrangers. — Bien entendu, nous n’aimons nos compatriotes qu’au moment où nous pensons aux étrangers. Il suffit d’oublier les étrangers pour que cet amour faiblisse.

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B. R. —D’accord pour la compétition, pour l’émulation, cela ne me gêne pas, pourvu qu’il ne soit pas question de tuer. La rivalité municipale, mais  c’est très bien !

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B. R. — Nous parlons de ce qui devrait être. Je l’ai déjà dit, il ne devrait y avoir qu’une seule force armée internationale, et non pas des forces nationales. Si c’était le cas, les situations dangereuses dont vous me parlez ne se présenteraient pas. Il n’y aurait aucune agression, donc il n’y aurait pas besoin de défense nationale.


Mais en ce moment, ces situations existent. 

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B. R. — L’éducation y est pour quelque chose. L’éducation a été un véritable fléau. Je me dis quelquefois que tout se serait passé beaucoup mieux si les gens ne savaient ni lire ni écrire. Savoir lire et écrire, pour le grand nombre, c’est s’ouvrir aux propagandes — lesquelles sont partout entre les mains de l’État. Et ce qui intéresse l’État, c’est que vous soyez prêt à tuer quand on vous le dira.

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B. R. —« J’ai déjà dit que les grandes impulsions qui dictent notre conduits sont, en gros, de deux sortes : créatrices et possessives. J’appelle créateur le mouvement de produire quelque chose qui autrement ne se trouverait pas là, et qu’on ne prend à personne d'autre. J’appelle possessif le mouvement de s’approprier une chose qui est là, comme une miche de pain. Les deux fonctions existent normalement : il faut être possessif pour se maintenir en vie ; mais les  vraies grandes impulsions, si vous les considérez dans la sphère de la liberté, ce sont les impulsions créatrices. Écrivez un poème, vous n’empêcherez personne d’écrire un autre poème. Peignez un tableau, vous n’empêcherez personne de peindre un tableau. Ces activités ne s’exercent pas aux dépens d’autrui. Elles devraient donc être favorisées d’une liberté absolue.

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L’opposition stimule, si elle n'est pas trop sévère. Autrement, elle ne stimule, pas du tout. Quand on vous coupe la tête, vous pensez avec beaucoup moins de puissance.
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B. R, — Oui, je le crois. Les savants ont un avantage, c’est de pouvoir prouver de temps en temps qu’ils ont raison.

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Il est absurde qu’une nation minuscule, parce que son territoire renferme une grande quantité de pétrole, en dispose selon son bon plaisir.
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10. Fanatisme et tolérance
 

Je le sais bien, ce que je vais dire n’est pas à dire, ou du moins on n’aime pas à l'entendre dire : l’antisémitisme est né avec le christianisme. On ne le connaissait guère auparavant. Du jour où le pouvoir de Rome s’est fait chrétien, il est devenu antisémite.

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B. R. — On disait que les Juifs avaient tué le Christ, et la haine envers les Juifs s’en trouvait justifiée. Sans aucun doute, les vrais motifs ont été économiques. Mais on se justifiait ainsi.

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B. R — . Elle peut varier, selon l'orientation des esprits. La tolérance, au plein sens du terme, consiste à ne punir personne pour ses opinions, tant qu’il n’en résulte pas des actes criminels.  

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B. R. — Il y a les libertés : presse, opinion, propagande. La liberté de lire ce qui vous plaît, de pratiquer la religion de votre choix, ou de n’en pratiquer aucune.

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La bombe H

B. R. — Vous pouvez toujours le dire et le répéter. Quant à moi, je pense, encore une fois, que l’histoire témoigne contre vous. Tout le monde sait que Nobel, qui a institué le prix Nobel de la paix, qui était un farouche partisan de la paix, avait aussi inventé la dynamite. Il croyait que la dynamite rendrait la guerre si horrible qu’il n’y aurait plus jamais de guerre. Il n’a pas du tout atteint ce résultat-là, et j’ai bien peur qu'il en aille de même avec la bombe H.

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Vous concevez facilement que les risques deviendraient démentiels si n’importe quel gouvernement avait les moyens d’accomplir un geste d’irresponsable.

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B. R. — Je n’en vois qu’un seul, c’est un gouvernement mondial, qui monopolise toutes les armes de cette importance. Un  gouvernement mondial dont le travail serait de se pencher sur tous les conflits entre États, de proposer une solution, et, si nécessaire, de la faire appliquer ; et qui disposerait de la force, en sorte qu’aucun État rebelle ne pourrait lui tenir tête.

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12.    L'avenir de l'humanité

B. R. — Je pense que le plus grandi danger qui nous menace à supposer, bien entendu, que la race humaine ne se liquide pas elle-même dans une grande guerre — c’est d’être enrégimentés. Par l’effet des découvertes scientifiques, par l’effet des tendances bureaucratiques  le monde risque de se trouver organisé à tel point qu’il ne sera plus drôle du tout de l’habiter.

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B. R. — Prenez un aspect du problème un aspect extrêmement important : l’eugénique.

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B. R. — Là est le danger, oui. Une espèce de société byzantine, statique, qui subsiste de génération en génération sans changement, jusqu’à cette stéréotypie complète, intolérable, que l’on finit par balayer tellement on s’y ennuie.

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B. R. — D’abord la guerre. Puis la misère. Au temps jadis, la misère était chose inévitable pour la plupart des êtres humains. Elle ne l’est plus aujourd’hui.

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B. R. — Vous disposez, grâce à vos connaissances, de pouvoirs que l’homme n’a jamais eus. Vous pouvez vous en servir pour le bien, ou pour le mal. Vous vous en servirez pour le bien, si vous prenez conscience du lien de famille qui unit tous les hommes, si vous comprenez que nous pouvons être heureux tous ensemble, ou tous ensemble misérables.
 

 

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