Le travail fantôme - Ivan Illich
Le présent ouvrage, composé de cinq essais, se propose de mettre en lumière la distinction entre le domaine vernaculaire et l’économie fantôme. Je forge le terme d’ « économie fantôme » pour parler d’activités et d’échanges qui ne relèvent pas du secteur monétaire et cependant n’existent pas dans les sociétés préindustrielles. Quant au « domaine vernaculaire », le meilleur moyen de le cerner semble être d’en considérer un élément caractéristique : la langue vernaculaire. Par contraste, l’acquisition pédagogique de la langue maternelle relève de l’économie, bien souvent de l’économie fantôme. Je lui consacre ici une étude.
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LA COLONISATION DU SECTEUR INFORMEL
Je propose, de préférence à cette existence dans économie « de l’ombre », les idées du travail vernaculaire, portées au sommet de l’axe Z, l’axe vertical : des activités non rétribuées, qui assurent et améliorent l’existence, mais sont totalement réfractaires à toute analyse ayant recourt aux concepts définis par l’économie classique. J’appelle ces activités « vernaculaires », pour combler l’absence actuelle de concept permettant d’opérer la distinction entre l’avoir et le faire dans le domaine où ont cours des termes tels que « secteur informel », « valeur d’usage », « reproduction sociale ». Le mot « vernaculaire », emprunté au latin, ne nous sert plus qu’à qualifier la langue que nous avons acquise sans l’intervention d’enseignants rétribués. A Rome, il fut employé de 500 av. J.-C. à 600 ap. J.-C. pour désigner toute valeur engendrée, faite dans l’espace domestique, tirée de ce que l’on possédait, et que l’on se devait de protéger et de défendre bien qu’elle ne pût être un objet de commerce, d’achat ou de vente. Je propose que nous réactivions ce terme simple, vernaculaire, par opposition aux marchandises et à leur ombre. Il me permet de distinguer entre l’expansion de l’économie fantôme et de son contraire : l’expansion du domaine vernaculaire.
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Je montre ailleurs que la compétence neuve de certains économistes, qui leur permet d’analyser cette zone d’ombre, est plus qu’une extension de leur analyse économique classique — c’est la découverte d’une nouvelle terre qui, comme le marché industriel, n’a émergé dans l’histoire qu’au cours des deux derniers siècles. Je suis attristé par ces économistes qui ne comprennent pas ce qu’il font. Leur destin est aussi navrant que celui de Christophe Colomb. Doté de la boussole, de la nouvelle caravelle construite pour suivre la route ouverte par la boussole, et de son flair de navigateur, il réussit à atteindre une terre inconnue. Mais il mourut sans savoir qu’il avait découvert un hémisphère, fermement convaincu d’avoir touché les Indes.
Dans un monde industriel, le domaine de l’économie occulte est comparable à la face cachée de la Lune, qu’on explore, elle aussi, pour la première fois. Et cette réalité entièrement industrielle est à son tour complémentaire d’un domaine indépendant que j’appelle la réalité vernaculaire, le domaine de la subsistance.
Selon les définitions économiques classiques du xxe siècle, aussi bien l’économie occulte que le domaine vernaculaire sont hors marché, puisque non payés. On les inclut généralement au même titre dans ce qu’on appelle le secteur informel. Et on les considère indistinctement comme des contributions à la « reproduction sociale ». Mais l’erreur souvent commise est de confondre le complément non rétribué du travail salarié — complément qui, dans sa structure, est caractéristique des sociétés industrielles et d’elles seules — avec une survivance des activités de subsistance, lesquelles sont caractéristiques des sociétés vernaculaires et peuvent continuer à exister dans une société industrielle.
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