La Lettre de Lord Chandos - Hofmannsthal
 Pour me résumer : je concevais alors tout ce qui existe comme une grande unité, le monde spirituel et le monde matériel ne faisaient pas antithèse, pas davantage courtoisie et brutalité, art et barbarie, solitude et société ; en toutes choses je sentais la nature présente, aussi bien dans les égarements de la folie que dans les raffinements excessifs d’un cérémonial espagnol, dans des balourdises de jeunes paysans non moins que dans les plus suaves allégories. Et moi-même j’étais dans toute la nature ; quand, dans ma cabane de chasse, je m’abreuvais du lait tiède et écumeux qu’une fille aux cheveux en broussaille faisait couler dans un seau de bois du pis d’une belle vache aux yeux doux, je n’éprouvais pas autre chose que lorsque, assis sur la banquette de la fenêtre de mon study, j’absorbais la douce et écumante nourriture que mon esprit trouvait dans un in-folio. De ces deux actes aucun ne le cédait à l’autre, soit pour l’idéalité du rêve supraterrestre, soit pour la matérialité de la puissance corporelle. Et ainsi je parcourais, à droite et à gauche, toute l’étendue de la vie ; partout j’étais au milieu de tout, jamais je ne trouvais rien qui ne fût qu’apparence. Ou bien je pressentais que tout était parabole et toute créature une clef des autres, et je m’éprouvais de force à les saisir l’une après l’autre pour me faire révéler par chacune toutes celles dont elle connaissait le secret. Ainsi s’explique le titre que je comptais donner à mon livre encyclopédique.
Celui qui est capable de juger les choses du point de vue religieux, peut trouver un plan bien ordonné de la Providence divine dans le fait que mon esprit gonflé de présomption devait tomber dans l’excès de découragement et d’impuissance qui est devenu mon état permanent. Mais des conceptions religieuses de ce genre n’ont pas de pouvoir sur moi ; ce sont des toiles d’araignées au travers desquelles mes pensées s’échappent dans le vide, alors que celles de tant d’autres y restent prises et y trouvent le repos. Pour moi les mystères de la foi se sont condensés en une allégorie surélevée, qui rayonne au-dessus des champs de ma vie comme un arc-en-ciel toujours lointain, toujours prêt à s’éloigner davantage si je voulais courir à lui et m’envelopper du bord de son manteau.
Mais, mon ami vénéré, les notions des choses terrestres se dérobent à moi de la même manière. Comment dois-je essayer de vous décrire ces étranges tortures d’esprit, les rameaux chargés de fruits qui se redressent brusquement, échappant à mes mains étendues, - l’eau murmurante qui fuit devant mes lèvres altérées ?
Bref, mon cas est le suivant : J’ai perdu complètement la faculté de traiter avec suite, par la pensée ou par la parole, un sujet quelconque. D’abord il m’est devenu impossible de parler de choses élevées ou générales, en employant les termes dont pourtant tout le monde se sert couramment. J’éprouvais un malaise inexplicable à prononcer les mots « esprit », « âme » ou « corps ». Je me trouvais intérieurement empêché d’émettre un jugement sur les affaires de la cour, les incidents au Parlement, ou sur toute autre chose. Et cela non par égard pour n’importe qui ou quoi, car vous connaissez ma franchise, qui va jusqu’à l’imprudence ; mais les mots abstraits, dont pourtant la langue doit forcément se servir pour produire au jour un jugement quel qu’il soit, tombaient en poussière dans ma bouche comme des champignons pourris. Il m’est arrivé qu’en réprimandant ma fille Catherine Pompilia, âgée de quatre ans, qui s’était rendue coupable d’un mensonge puéril, et en cherchant à lui faire comprendre la nécessité d’être toujours véridique, les idées qui affluaient à mes lèvres ont revêtu tout à coup des couleurs si chatoyantes et ont tellement coulé les unes dans les autres, que je me suis hâté de dévider tant bien que mal la fin de ma phrase, comme si j’étais pris d’un malaise physique. En effet mon visage était pâle et j’avais la sensation d’une violente pression sur le front. Laissant l’enfant seule, je fermai brusquement la porte derrière moi, et ce fut seulement une fois à cheval, grâce à un temps de galop sur le pâturage solitaire, que je me remis quelque peu.
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En des moments semblables, une créature insignifiante, un chien, un rat, un scarabée, un pommier rabougri, un chemin de charrettes qui serpente sur la colline, une pierre moussue me deviennent plus précieux que la femme la plus belle, la plus abandonnée au sein de la plus heureuse nuit. Ces êtres muets et parfois inanimés se tendent vers moi avec une telle plénitude, une telle présence d’amour, que mon œil comblé n’aperçoit, tout autour de lui, plus rien qui soit sans vie. Tout, absolument tout ce qui existe, tout ce dont je me souviens, tout ce qu’effleurent mes pensées les plus confuses, me paraît significatif. Même ma propre pesanteur d’esprit, l’habituelle apathie de mon cerveau me paraît avoir un sens ; en moi et autour de moi je sens des contrastes ravissants, infinis, et parmi les objets entre lesquels jouent ces contrastes, il n’y en a aucun où je ne puisse me répandre. Il me semble alors que mon corps se compose de chiffres qui me donnent la clef de toute chose, ou bien que nous pourrions créer entre nous et toute l’existence des rapports nouveaux, féconds en pressentiments, si nous nous mettions à penser avec le cœur.
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