Alexis ou le traité du vain - Yourcenar
Et ce que je dis là de la vie tout entière, je pourrais le dire de chaque moment d'une vie. Les autres voient notre présence, nos gestes, la façon dont les mots se forment sur nos lèvres ; seuls, nous voyons notre vie.
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Les mots servent à tant de gens, Monique, qu'ils ne conviennent plus à personne ; comment un terme scientifique pourrait-il expliquer une vie ? Il n'explique même pas un fait ; il le désigne. Il le désigne de façon toujours semblable, et pourtant il n'y a pas deux faits identiques dans les vies différentes, ni peut-être dans une même vie.
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Les livres auraient pu m'instruire. J'ai beaucoup entendu incriminer leur influence ; il serait aisé de m'en prétendre victime ; cela me rendrait peut-être intéressant. Mais les livres n'ont eu aucun effet sur moi. Je n'ai jamais aimé les livres. Chaque fois qu'on les ouvre, on s'attend à quelque révélation surprenante, mais chaque fois qu'on les ferme, on se sent plus découragé. D'ailleurs, il faudrait tout lire, et la vie n'y suffirait pas. Mais les livres ne contiennent pas la vie ; ils n'en contiennent que la cendre ; c'est là, je suppose, ce qu'on nomme l'expérience humaine. Il y avait chez nous bon nombre d'anciens volumes, dans une chambre où n'entrait personne.
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Je devins dur. Je m'étais, jusqu'alors, abstenu de juger les autres ; j'aurais fini par être, si j'en avais eu le pouvoir, aussi impitoyable pour eux que je l'étais pour moi-même. Je ne pardonnais pas au prochain les plus petites transgressions ; je craignais que mon indulgence envers autrui ne m'amenât, devant ma conscience, à excuser mes propres fautes.
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