mercredi 12 novembre 2025

Gouverner - Arendt

Gouverner - Arendt

 La grande tradition
I
La loi et le pouvoir
Depuis Platon, toutes les définitions traditionnelles de la nature des différents types de gouvernement se sont appuyées sur deux piliers conceptuels : la loi et le pouvoir. 
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Une curieuse ambiguïté dans le rapport entre loi et pouvoir est restée dissimulée dans ces clichés bien connus. La plupart des théoriciens politiques, sans y prêter attention, recourent sur ce point à deux images totalement différentes. D’un côté, nous apprenons que le pouvoir applique la loi afin d’assurer la légalité ; de l’autre, que la loi est conçue comme la limite et la frontière du pouvoir, qui ne doit jamais être transgressée. 
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La première conséquence de cette compréhension ambiguë du rapport entre loi et pouvoir semble évidente à première vue : si le pouvoir n’est là que pour appliquer et faire exécuter la loi, il ne fait guère de différence que ce pouvoir réside en un seul homme, en plusieurs ou en chacun. Il ne peut y avoir qu’une seule différence essentielle – la différence entre un gouvernement constitutionnel légitime et un gouvernement illégitime ou tyrannique.
Depuis Platon, le terme de tyrannie a donc servi non seulement à désigner la perversion du gouvernement d’un seul, mais aussi, de façon indiscriminée, tout gouvernement illégitime, c’est-à-dire tout gouvernement qui n’obéit dans ses décisions qu’à ses propres désirs et volontés – même s’il s’agit des désirs et de la volonté d’une majorité – et non à des lois qui ne peuvent pas faire l’objet de décisions politiques. Nous trouvons la conséquence ultime de cette forme de pensée dans le Zum Ewigen Frieden (Vers la paix perpétuelle) de Kant, où il conclut qu’au lieu de distinguer entre de nombreuses formes de gouvernement, on peut dire qu’il n’en existe que deux : le gouvernement constitutionnel ou légitime, quel que soit le nombre ou la qualité de ceux qui possèdent le pouvoir, et la domination du despotisme. 
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La monarchie signifie à présent que seul un homme est libre, l’aristocratie signifie que la liberté n’est garantie qu’aux meilleurs, et seule la démocratie peut être considérée comme un gouvernement libre. Nous trouvons la dernière conséquence de cette ligne de pensée dans la philosophie de l’histoire de Hegel, où l’histoire du monde se divise en trois périodes : le despotisme oriental où un seul était libre, l’ancien monde grec et latin où quelques-uns étaient libres, et enfin l’Occident chrétien où tous sont libres, parce que l’homme lui-même est libre. Le plus frappant dans cette ambiguïté récurrente des concepts de loi et de pouvoir, c’est qu’il ne s’agit pas simplement de deux aspects différents de notre tradition, mais que presque tous les grands penseurs politiques usent indifféremment des deux images.

II
Gouverner et être gouverné
La distinction entre dominer et être dominé fut d’abord vécue dans le domaine privé où elle séparait ceux qui commandaient et ceux qui étaient soumis à la nécessité. La vie publique-politique s’appuyait sur cette division comme sa condition prépolitique, mais le concept de domination lui-même n’y jouait à l’origine aucun rôle. 
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Leurs affaires privées – s’occuper de leur foyer, surveiller leurs artisans, visiter leurs fermes – devaient se dérouler dans les interstices entre les questions bien plus importantes dont ils s’occupaient chaque jour en public. 
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À la lumière des expériences politiques actuelles, les trois formes de gouvernement se résolvent en trois modes de vivre ensemble différents, mais ne s’excluant pas mutuellement. La royauté, fondée avant tout sur l’action au sens de lancer de grandes entreprises, était conçue pour des occasions exceptionnelles, et non pour la vie quotidienne. 


L’autorité au XXe siècle
I
Derrière l’identification libérale du totalitarisme à l’autoritarisme, et l’inclinaison concomitante à voir des tendances « totalitaires » dans toute limitation autoritaire de la liberté, gît une confusion ancienne entre autorité et tyrannie, et entre pouvoir légitime et violence. La différence entre une tyrannie et un gouvernement autoritaire a toujours été que le tyran règne selon sa propre volonté et son propre intérêt, alors que même le gouvernement autoritaire le plus draconien est limité par des lois. Ses actes sont passés au crible d’un code qui n’a pas été établi par les hommes, comme c’est le cas des lois naturelles, des commandements divins ou des idées platoniciennes, ou du moins n’a pas été établi par les hommes actuellement au pouvoir. La source de l’autorité dans le gouvernement autoritaire est toujours extérieure et supérieure à son propre pouvoir ; c’est toujours de cette source extérieure, qui transcende le champ politique, que les autorités tirent leur « autorité », c’est-à-dire leur légitimité, et c’est elle qui constitue la mesure de leur pouvoir.

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