mercredi 12 novembre 2025

La convivialité - Ivan Illich

La convivialité - Ivan Illich

INTRODUCTION

Au long des années qui viennent, j’ai l’intention de travailler à un épilogue de l’âge industriel. Je voudrais tracer le contour des mutations qui affectent le langage, le Droit, les mythes et les rites, en cette époque où l’on conditionne hommes et produits. Je voudrais dresser un tableau du déclin du mode industriel de production et de la métamorphose des professions qu’il engendre et nourrit.

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Dans un premier temps, j’ai centré mon analyse sur l’outillage éducatif ; les résultats, publiés dans Une société sans école (1), établissaient les points suivants :

1. L’éducation universelle par l’école obligatoire est impossible.

2. Conditionner les masses grâce à l’éducation permanente ne soulève guère de problèmes techniques, mais cela reste moralement moins tolérable que l’ancienne école. De nouveaux systèmes éducatifs sont sur le point d’évincer les systèmes scolaires traditionnels, dans les pays riches comme dans les pays pauvres. Ces systèmes sont des outils de conditionnement puissants et efficaces qui produiront en série une main-d’oeuvre spécialisée, des consommateurs dociles, des usagers résignés. De tels systèmes rentabilisent et généralisent les processus d’éducation à l’échelle de toute une société. Ils ont de quoi séduire. Mais leur séduction cache la destruction : ils ont aussi de quoi détruire, de façon subtile et implacable, les valeurs fondamentales.

3. Une société qui voudrait répartir équitablement le savoir entre ses membres et leur donner de se rencontrer réellement, devrait assigner des limites pédagogiques à la croissance industrielle, la maintenir en deçà de certains seuils critiques.

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J’avance ici le concept d’équilibre multidimensionnel de la vie humaine. Dans l’espace tracé par ce concept, nous pourrons analyser la relation de l’homme à son outil.

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Au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction. La nature est dénaturée. L’homme déraciné, castré dans sa créativité, est verrouillé dans sa capsule individuelle.

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Nous sommes tellement déformés par les habitudes industrielles que nous n’osons plus envisager le champ des possibles ; pour nous, renoncer à la production de masse, cela veut dire retourner aux chaînes du passé, ou reprendre l’utopie du bon sauvage.

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J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil.

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L’homme qui trouve sa joie et son équilibre dans l’emploi de l’outil convivial, je l’appelle austère. Il connaît ce que l’espagnol nomme la convivencialidad, il vit dans ce que l’allemand décrit comme la Mitmenschlichkeit. Car l’austérité n’a pas vertu d’isolation ou de clôture sur soi. Pour Aristote comme pour Thomas d’Aquin, elle est ce qui fonde l’amitié. En traitant du jeu ordonné et créateur, Thomas définit l’austérité (2) comme une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle. L’austérité fait partie d’une vertu plus fragile qui la dépasse et qui l’englobe : c’est la joie, l’eutrapelia, l’amitié.

I
 DEUX SEUILS DE MUTATION

Depuis lors, la médecine a affiné la définition des maux et l’efficacité des traitements. La population en Occident a appris à se sentir malade et à se faire soigner en accord avec les catégories à la mode dans le milieu médical. L’obsession de la quantification en est venue à dominer la clinique, ce qui a permis aux médecins de mesurer l’étendue de leurs succès avec des critères qu’ils avaient eux-mêmes forgés. Ainsi la santé est devenue une marchandise dans une économie de croissance. Cette transformation de la santé en produit de consommation sociale s’est reflétée dans l’importance donnée aux statistiques médicales.

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Et le médecin s’est transformé en mage, ayant seul le pouvoir de faire des miracles qui exorcisent la peur engendrée par la survie dans un monde devenu menaçant.

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 Trente ans plus tôt, Bernard Shaw se plaignait déjà : les médecins cessent de guérir, disait-il, pour prendre en main la vie de leurs patients. Il a fallu attendre les années 50 pour que cette remarque prenne forme d’évidence : en produisant de nouveaux types de maladie, la médecine franchissait un second seuil de mutation.

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Le monde entier devient un hôpital peuplé de gens qui doivent, à longueur de vie, se plier aux règles d’hygiène et aux prescriptions médicales.

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Dix ans après que la médecine occidentale eut franchi le second seuil, la Chine entreprenait de former un travailleur de santé compétent pour chaque centaine de citoyens.

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Les dates de 1913 et 1955, que nous avons choisies comme indicatrices des deux seuils de mutation, ne sont pas contraignantes. L’important est de comprendre ceci : au début du siècle la pratique médicale s’est engagée dans la vérification scientifique de ses résultats empiriques. L’application de la mesure a marqué pour la médecine moderne le franchissement de son premier seuil. Le second seuil fut atteint lorsque l’utilité marginale du plus-de-spécialisation se mit à décroître, pour autant qu’elle soit quantifiable en termes de bien-être du plus grand nombre.

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Les médecins répandaient l’usage immodéré des drogues chimiques dans le grand public

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D’autres institutions industrielles ont franchi ces deux seuils. C’est le cas, en particulier, des grandes industries tertiaires et des activités productives, organisées scientifiquement depuis le milieu du XIXe siècle. L’éducation, les postes, l’assistance sociale, les transports et même les travaux publics ont suivi cette évolution. Dans un premier temps, on applique un nouveau savoir à la solution d’un problème clairement défini et des critères scientifiques permettent de mesurer le gain d’efficience obtenu. Mais, dans un deuxième temps, le progrès réalisé devient un moyen d’exploiter l’ensemble du corps social, de le mettre au service des valeurs qu’une élite spécialisée, garante de sa propre valeur, détermine et révise sans cesse.

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Depuis que l’industrie des transports a franchi son second seuil de mutation, les véhicules créent plus de distances qu’ils n’en suppriment. L’ensemble de la société consacre de plus en plus de temps à la circulation qui est supposée lui en faire gagner.

2
 LA RECONSTRUCTION CONVIVIALE

L’outil et la crise

Les symptômes d’une crise planétaire qui va s’accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi. J’avance pour ma part l’explication suivante : la crise s’enracine dans l’échec de l’entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l’homme. Le grand projet s’est métamorphosé en un implacable procès d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur.

La relation de l’homme à l’outil est devenue une relation de l’outil à l’homme. Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L’échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l’hypothèse.

La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme.

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L’homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir avec et pour les autres.

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J’entends par convivialité l’inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu’il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l’outil dominant et l’outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don.

L’alternative

L’institution industrielle a ses fins qui justifient les moyens. Le dogme de la croissance accélérée justifie la sacralisation de la productivité industrielle, aux dépens de la convivialité. La société déracinée d’aujourd’hui nous apparaît dès lors comme un théâtre de la peste, un spectacle d’ombres productrices de demandes et génératrices de manques. C’est seulement si l’on inverse la logique de l’institution qu’il devient possible de renverser le mouvement. Par cette inversion radicale, la science et la technologie modernes ne seront pas annihilées, mais doteront l’activité humaine d’une efficacité sans précédent. Par cette inversion, toute industrie et toute bureaucratie ne seront pas détruites, mais éliminées comme entraves à d’autres modes de production.

 

Les valeurs de base

 

De nos jours, on a tendance à confier à un corps de spécialistes la tâche de sonder et de dire le futur. On remet le pouvoir aux hommes politiques qui promettent de construire la méga-machine à produire le futur. On accepte une croissante disparité des niveaux d’énergie et de pouvoir, car le développement de la productivité requiert l’inégalité. Plus la distribution est égalitaire, plus le contrôle de la production est centralisé. Les institutions politiques elles-mêmes fonctionnent comme des mécanismes de pression et de répression qui dressent le citoyen et redressent le déviant, pour les rendre conformes aux objectifs de production.

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Une société qui définit le bien comme la satisfaction maximale du plus grand nombre de gens par la plus grande consommation de biens et de services industriels mutile de façon intolérable l’autonomie de la personne. Une solution politique de rechange à cet utilitarisme définirait le bien par la capacité de chacun de façonner l’image de son propre avenir.

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Chacune de ces valeurs limite à sa manière l’outil. La survie est la condition nécessaire, mais non suffisante de l’équité : on peut survivre en prison. L’équité, dans la distribution des produits industriels, est la condition nécessaire, mais non suffisante d’un travail convivial : on peut devenir prisonnier de l’outillage. L’autonomie comme pouvoir de contrôle sur l’énergie enveloppe les deux premières valeurs citées et définit le travail convivial.

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L’équité demande à la fois qu’on partage le pouvoir et l’avoir. Tandis que la course à l’énergie conduit à l’holocauste, la centralisation du contrôle de l’énergie entre les mains d’un léviathan bureaucratique sacrifierait le contrôle égalitaire de l’énergie à la fiction d’une distribution équitable des produits obtenus

Le prix de cette inversion

 Pour être possible, la survie dans l’équité exige des sacrifices et postule un choix. Elle exige un renoncement général à la surpopulation, à la surabondance et au surpouvoir, qu’ils soient le fait d’individus ou de groupes. Cela revient à renoncer à cette illusion qui substitue au souci du prochain, c’est-à-dire du plus proche, l’insupportable prétention d’organiser la vie aux antipodes. Cela revient à renoncer au pouvoir, pour le service des autres comme de soi. La survie dans l’équité ne sera ni le fait d’un oukase des bureaucrates ni l’effet d’un calcul des technocrates. Elle est le résultat du réalisme des humbles. La convivialité n’a pas de prix, mais on sait trop bien ce qu’il en coûtera de se déprendre du modèle actuel. L’homme retrouvera la joie de la sobriété et l’austérité libératrice en réapprenant à dépendre de l’autre, au lieu de se faire l’esclave de l’énergie et de la bureaucratie toute-puissante.

Les limites de ma démonstration

seulement définir des indicateurs qui clignotent chaque fois que l’outil manipule l’homme, afin de pouvoir proscrire les instruments et les institutions qui détruisent le mode de vie convivial.

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Nos rêves sont standardisés, notre imagination industrialisée, notre fantaisie programmée. Nous ne sommes capables de concevoir que des systèmes hyper-outillés d’habitudes sociales, adaptés à la logique de la production de masse.

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Le monde actuel est divisé en deux : il y a ceux qui n’ont pas assez et ceux qui ont trop ; ceux que les voitures chassent de la route et ceux qui conduisent ces voitures. Les pauvres sont frustrés et les riches toujours insatisfaits.

L’autre possibilité : une structure conviviale

Une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être. Tandis que la croissance de l’outillage au-delà des seuils critiques produit toujours plus d’uniformisation réglementée, de dépendance, d’exploitation et d’impuissance, le respect des limites garantirait un libre épanouissement de l’autonomie et de la créativité humaines. Il est bien clair que j’emploie le terme d’outil au sens le plus large possible d’instrument ou de moyen, soit qu’il soit né de l’activité fabricatrice, organisatrice ou rationalisante de l’homme, soit que, tel le silex préhistorique, il soit simplement approprié par la main pour réaliser une tâche spécifique, c’est-à-dire mis au service d’une intentionnalité.

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Il faut également ranger dans l’outillage les institutions productrices de services comme l’école, l’organisation médicale, la recherche, les moyens de communication ou les centres de planification. Les lois du mariage ou les programmes scolaires façonnent la vie sociale au même titre que le réseau routier. La catégorie de l’outil englobe tous les instruments raisonnés de l’action humaine, la machine et son mode d’emploi, le code et son opérateur, le pain et les jeux du cirque.

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L’outil est inhérent à la relation sociale. Lorsque j’agis en tant qu’homme, je me sers d’outils. Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie ou me lie au corps social. Pour autant que je maîtrise l’outil, je charge le monde de mon sens ; pour autant que l’outil me domine, sa structure me façonne et informe la représentation que j’ai de moi-même. L’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. La plupart des outils qui m’environnent aujourd’hui ne sauraient être utilisés de façon conviviale.

L’équilibre institutionnel

L’aveuglement présent et l’exemple du passé

Une nouvelle compréhension du travail

La déprofessionnalisation

1. La médecine

2. Le système des transports

3. L’industrie de la construction

3
 L’ÉQUILIBRE

 

Je distinguerai cinq menaces portées à la population de la planète par le développement industriel avancé :

1. La surcroissance menace le droit de l’homme à s’enraciner dans l’environnement avec lequel il a évolué.

2. L’industrialisation menace le droit de l’homme à l’autonomie dans l’action.

3. La surprogrammation de l’homme en vue de son nouvel environnement menace sa créativité.

4. La complexification des processus de production menace son droit à la parole, c’est-à-dire à la politique.

5. Le renforcement des mécanismes d’usure menace le droit de l’homme à sa tradition, son recours au précédent à travers le langage, le mythe et le rituel.

de l’environnement

Le monopole radical

Les outils surefficients peuvent détruire l’équilibre entre l’homme et la nature et détruire l’environnement. Mais des outils peuvent être surefficients d’une tout autre manière : ils peuvent altérer le rapport entre ce que les gens ont besoin de faire eux-mêmes et ce qu’ils tirent de l’industrie. Dans cette seconde dimension, une production surefficiente donne jour à un monopole radical.

Par monopole radical, j’entends un type de domination par un produit qui va bien au-delà de ce que l’on désigne ainsi à l’habitude.

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Ce que les transports à moteur font aux gens en vertu de ce monopole radical est tout à fait distinct et indépendant de ce qu’ils font en brûlant de l’essence qui pourrait être transformée en aliments dans un monde surpeuplé. Cela est distinct, aussi, de l’homicide automobile. Bien sûr les voitures brûlent en holocauste de l’essence, bien sûr elles sont coûteuses.

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L’école, elle aussi, peut exercer un monopole radical sur le savoir en le redéfinissant comme éducation. Aussi longtemps que les gens acceptent la définition de la réalité que leur donne le maître, les autodidactes sont officiellement étiquetés comme « non éduqués ». La médecine moderne prive ceux qui souffrent des soins qui ne sont pas l’objet d’une prescription médicale.

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Le monopole radical reflète l’industrialisation des valeurs. À la réponse personnelle, il substitue l’objet standardisé ; il crée de nouvelles formes de rareté et un nouvel instrument de mesure, donc de classement, du niveau de consommation des gens. Ce reclassement provoque la hausse du coût unitaire de prestation du service, module l’attribution des privilèges, restreint l’accès aux ressources, et installe les gens dans la dépendance.

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Il est aussi difficile de se défendre contre la généralisation du monopole que contre l’extension de la pollution. Les gens affrontent plus volontiers un danger menaçant leurs intérêts privés que ceux du corps social pris comme un tout. Il y a beaucoup plus d’ennemis avoués des voitures que de la conduite automobile. Les mêmes qui s’opposent aux voitures, en tant qu’elles polluent l’air et le silence et monopolisent la circulation, conduisent une automobile dont ils jugent le pouvoir de pollution négligeable, et n’ont aucunement le sentiment d’aliéner leur liberté lorsqu’ils sont au volant.

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L’équilibre entre l’homme et son environnement d’une part, entre la possibilité d’exercer une activité créative et la somme des besoins élémentaires à satisfaire de la sorte, d’autre part, ce double équilibre approche maintenant du point de rupture. Le grand nombre, pourtant, ne se sent pas concerné. Il me faut ici expliquer pourquoi le grand nombre est aveugle ou impuissant devant le danger. L’aveuglement, je le crois, est l’effet d’un troisième déséquilibre, celui du savoir ; quant à l’impuissance, c’est le fait de la perturbation d’un quatrième équilibre, que j’appelle équilibre du pouvoir.

La surprogrammation

L’équilibre du savoir est déterminé par le rapport de deux variables : d’une part le savoir qui provient de relations créatives entre l’homme et son environnement, de l’autre le savoir réifié de l’homme agi par son milieu outillé.

Le premier savoir est l’effet des noeuds de relations qui s’établissent spontanément entre des personnes, dans l’emploi d’outils conviviaux. Le second savoir est le fait d’un dressage intentionnel et programmé. L’apprentissage de la langue maternelle relève du premier savoir, l’ingestion des mathématiques à l’école relève du second. Personne de sensé n’ira dire que parler, marcher ou s’occuper d’un petit enfant soit le résultat d’une éducation formelle ; il en va d’ordinaire autrement pour les mathématiques, la danse classique ou la peinture.

 

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Or les hommes n’ont pas besoin de davantage d’enseignement. Ils ont besoin d’apprendre certaines choses. Il leur faut apprendre à renoncer, ce qui ne s’apprend pas à l’école, apprendre à vivre à l’intérieur de certaines limites, comme l’exige par exemple la nécessité de répondre à la question de la natalité. La survie humaine dépend de la capacité des intéressés d’apprendre vite par eux-mêmes ce qu’ils ne peuvent pas faire. Les hommes doivent apprendre à contrôler leur reproduction, leur consommation et leur usage des choses. Il est impossible d’éduquer les gens à la pauvreté volontaire, de même que la maîtrise de soi ne peut être le résultat d’une manipulation. Il est impossible d’enseigner la renonciation joyeuse et équilibrée dans un monde totalement structuré en vue de produire toujours plus et de créer l’illusion que cela coûte toujours moins cher.

 

La polarisation

 

L’usure (obsolescence)

La reconstruction conviviale suppose le démantèlement de l’actuel monopole de l’industrie, non la suppression de toute production industrielle.

 

L’insatisfaction

 

Notre analyse serait incomplète si elle concernait un circuit à l’exclusion des autres. Chacun de ces équilibres doit être protégé. Les outputs d’une énergie propre peuvent être équitablement distribués par un monopole radical intolérable. L’école obligatoire ou les médias omniprésents peuvent affecter l’équilibre du savoir, et ouvrir la route à une polarisation de la société, c’est-à-dire à un despotisme du savoir. N’importe quelle industrie peut engendrer une accélération insupportable des rythmes d’usure. Les cultures ont fleuri au coeur d’une multiplicité de géographies aujourd’hui menacée. Mais, à présent, ce sont aussi le milieu social et le milieu psychique qui risquent la destruction. L’espèce humaine sera peut-être empoisonnée par la pollution. Elle peut aussi s’évanouir et disparaître par manque de langage, de droit, ou de mythe. Si le monopole radical dégrade l’homme et si la polarisation le menace, le choc du futur peut, lui, le désintégrer.

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La vitesse est le vecteur-clé pour déceler comment l’industrie du transport affecte l’équilibre vital. À considérer les cinq premières dimensions, il en faut beaucoup moins qu’on ne pourrait croire pour que les transports se retournent contre l’homme en brisant les échelles naturelles. Mais il est un autre fait encore plus surprenant.

 

4 LES TROIS OBSTACLES À L’INVERSION POLITIQUE

 

D’instrument, l’outil peut devenir maître, puis bourreau de l’homme. La relation s’inverse plus vite qu’on ne s’y attend : la charrue fait de l’homme le seigneur d’un jardin, puis bientôt un errant dans un sahel de poussière. Le vaccin qui sélectionne ses victimes engendre une race capable de survivre seulement dans un milieu conditionné. Nos enfants naissent amoindris dans un monde inhumain. L’homo faber, d’apprenti sorcier, se transforme en poubelle vorace.

 

La démythologisation de la science

 

Cette perversion de la science est fondée sur la croyance en deux espèces de savoir : celui, inférieur, de l’individu, et le savoir, supérieur, de la science. Le premier savoir serait du domaine de l’opinion, l’expression d’une subjectivité, et le progrès n’en aurait rien à faire. Le second serait objectif, défini par la science et répandu par des porte-parole experts.

 

La redécouverte du langage

 

Étendue au monde entier, cette industrialisation de l’homme entraîne la dégradation de tous les langages et il devient très difficile de trouver les mots qui parleraient d’un monde opposé à celui qui les a engendrés. Le langage reflète le monopole que le mode industriel de production exerce sur la perception et la motivation. Dans les nations industrielles, quand l’homme parle de ses oeuvres, les mots qu’il emploie désignent les produits de l’industrie. Le langage réfléchit la matérialisation de la conscience. Quand il apprend quelque chose par la lecture, l’homme dit qu’il a acquis de l’éducation. Le glissement fonctionnel du verbe au substantif souligne l’appauvrissement de l’imagination sociale. La pratique nominaliste du langage sert à marquer des relations de propriété : les gens parlent du travail qu’ils ont. Dans toute l’Amérique latine, seuls ceux qui ont un emploi disent qu’ils ont du travail, les paysans (qui sont la grande majorité) disent qu’ils le font : « On va travailler, mais on n’a pas de travail !» Les travailleurs modernes et syndiqués n’attendent pas seulement de l’industrie qu’elle produise plus de biens et de services, mais aussi plus de travail pour plus de gens. Ce n’est pas seulement le faire qui est substantivé, mais aussi le vouloir. Le logement est plus un bien qu’une activité ; l’abri devient un bien qu’on se procure ou qu’on revendique parce qu’on est privé du pouvoir de lui donner soi-même forme. On acquiert du savoir, de la mobilité, et même de la sensibilité ou de la santé. On a du travail ou de la santé, comme on a du plaisir.

Le glissement du verbe au substantif reflète l’appauvrissement du concept de propriété. Possession, mainmise, abus ne peuvent pas désigner la relation de l’individu ou du groupe à une institution telle que l’école. Car, dans sa fonction essentielle, un tel outil échappe, comme nous l’avons vu, à tout contrôle. Les affirmations de propriété concernant l’outil en viennent à désigner la capacité d’en détenir les produits, que ce soit l’intérêt tiré du capital ou les objets manufacturés, ou encore toute espèce de prestige lié à l’une ou l’autre de ces opérations. Le consommateur-usager intégral, l’homme pleinement industrialisé, n’a en fait prise sur rien d’autre que sur ce qu’il consomme. Il dit : mon éducation, mes déplacements, mes loisirs, ma santé. À mesure que le champ de son faire rétrécit, il réclame des produits dont il se dit propriétaire. Soumis au monopole d’un seul mode de production, l’usager a perdu tout sens de la pluralité des styles d’avoir. Dans les langues polynésiennes, il y a des formes verbales distinctes pour exprimer la relation que j’entretiens avec mes actes (qui me suivent), mon nez (qui peut m’être ôté), mes proches (que je n’ai pas choisis), ma pirogue (sans laquelle je ne serais pas vraiment un homme), une boisson (que je vous offre) et la même boisson (que je m’apprête à boire).

Dans une société où le langage s’est substantivé, les prédicats sont formulés en termes de lutte contre la rareté dans le cadre concurrentiel. « Je veux apprendre » devient « je veux acquérir une éducation ». La décision d’agir est remplacée par la demande d’un billet à la loterie scolaire. « J’ai envie d’aller quelque part » se transforme en « je veux un moyen de transport ». À l’insistance sur le droit d’agir, on substitue l’insistance sur le droit d’avoir. Dans le premier cas, le sujet est acteur, dans le second, usager. Le changement de la langue étaye l’expansion du mode industriel de production : la concurrence régie par des valeurs industrialisées se reflète dans la nominalisation du langage. La lutte concurrentielle prend inévitablement forme de jeu (zero-sum game) où ce qu’un joueur perd se transforme en gain pour les autres joueurs. Dans la mêlée, les gens jouent pour les noms tels qu’ils les perçoivent : en valorisant uniquement l’apprentissage dont elle est le lieu, l’école définit l’éducation comme objet de compétition. Alma mater a trop d’enfants accrochés à ses mamelles : celui qui avale sa ration d’éducation en prive un frère de lait.

 

Le recouvrement du Droit

 

L’exemple du droit coutumier

5
 L’INVERSION POLITIQUE

 

Les mythes et les majorités

 

De la catastrophe à la crise

 

À l’intérieur de la crise

 

La mutation soudaine

 

 

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