Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand - Walter Benjamin
I. REFLEXION ET POSITION CHEZ FICHTE
La pensée se réfléchissant elle-même dans la conscience de soi, tel est le fait fondamental dont procèdent toutes les considérations gnoséologiques de Friedrich Schlegel, et aussi, pour une très large part, de Novalis. La relation de la pensée à elle-même telle qu'elle se présente dans la réflexion est vue comme la relation la plus proche du penser en général, toutes les autres n'en sont que des extensions. Schlegel écrit dans la Lucinde : « La pensée a cette propriété de n'aimer rien tant, après se penser elle-même, que ce à quoi elle peut penser sans fin . »
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Selon Fichte, le Moi considère comme son essence une activité infinie consistant dans la position. Cela se passe de la façon suivante : le Moi se pose (A) et s’oppose dans l’imagination un non-Moi (B). La « raison intervient au milieu [...] et détermine l’imagination à inclure B dans le A déterminé (le Sujet) : mais alors le A, posé comme détermine, doit à nouveau se limiter par un B infini, avec lequel l’imagination procède exactement comme ci-dessus; et ainsi de suite jusqu’à la complète détermination de la raison (ici théorique) par elle-meme, où il n’est alors plus besoin d’aucun B limitatif hors de la raison, dans l’imagination c'est-à-dire jusqu'à la représentation du Sujet qui représente.
II. LA SIGNIFICATION DE LA RÉFLEXION CHEZ LES PREMIERS ROMANTIQUES
Pour Schlegel et Novalis, l’infinité de la réflexion, tout d’abord, n’est pas une infinité de la progression mais une infinité de la connexion. Voilà qui est décisif, avec (et avant) le caractère inachevable de sa progression sur le plan temporel, qu’il ne faut pas comprendre comme une progression vide.
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Le simple penser avec son corrélât, ce qui est pensé, est pour la réflexion sa matière. Certes, vis-à-vis de ce qui est pensé, il est forme, il est le pensé de quelque chose — ce qui doit nous autoriser, pour des raisons terminologiques, à le nommer premier degré de réflexion ; Schlegel l’appelle le « sens ». Toutefois, la réflexion proprement dite n’apparaît dans sa pleine signification qu’au deuxième degré, dans le penser de ce premier penser. Le rapport qui unit ces deux formes de conscience, il convient de se le représenter de manière exactement conforme aux développements de Fichte dans le texte évoqué à l’instant. Dans le deuxième penser ou « raison », pour employer le mot de Friedrich Schlegel, c’est en fait le premier penser, transformé, qui revient à un degré supérieur : il est devenu « forme de la forme comme contenu » ; le deuxième degré est de la sorte immédiatement sorti du premier par une authentique réflexion. Autrement dit : le penser du deuxième degré a jailli de lui-même, spontanément, en tant que connaissance de soi. « Le sens qui se voit lui-même devient esprit9 », trouve-t-on déjà dans l'Athenaeum en parfait accord avec la terminologie ultérieure des Leçons. Il ne fait pas de doute que, du point de vue du deuxième degré, le simple penser est matière, dont la forme est le penser du penser. La forme de pensée déterminante pour la théorie de la connaissance — et cela est fondamental pour l’intelligence du premier romantisme — n’est donc pas la logique (laquelle appartient plutôt à la pensée du premier degré, à la pensée comme matière), mais la pensée de la pensée.
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« Le Witz est la manifestation, l’éclair extérieur de la fantaisie. D’où (...) l’analogie de la mystique avec le Witz. » Dans son essai Sur incompréhensibililé, Schlegel veut montrer « que les mots eux. mêmes se comprennent souvent mieux que ceux qui en font usage. (...) qu’il doit y avoir entre les mots philosophiques (...) des connivences secrètes; (...) que l’incompréhensibilité la plus pure et la plus tenace est justement l'apanage de la science et de l’art qui visent en propre à expliquer et à faire comprendre : la philosophe et la philologie ».
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Pour les romantiques, il n’existe, du point de vue de l’absolu, aucun non-Moi, aucune nature au sens d’un être qui ne deviendrait pas lui-même. « L’ipséité est le fondement de toute connaissance », est-il dit chez Novalis. La cellule germinale de toute connaissance est donc un processus réflexif dans un être pensant, grâce auquel il se connaît lui-même.
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Assurément, cette théorie de la critique étend aussi ses conséquences jusqu’à la théorie du jugement sur les œuvres. Ces conséquences peuvent s’énoncer en trois principes qui, pour leur part, sont porteurs d’une réfutation immédiate quant à l’aspect paradoxal, précédemment évoqué, de l’idée d’un jugement immanent. Ces trois principes de la théorie romantique du jugement se laissent formuler ainsi : médiateté du jugement, impossibilité d’une échelle de valeur positive et caractère non-critiquable de ce qui est mauvais.
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D'innombrables éléments sont à distinguer dans les divers propos sur l’ironie ; on est même en droit de penser que dans une certaine mesure il est tout à fait impossible de réunir en un seul concept, sans contradiction, des éléments aussi disparates.
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Pour la théorie esthétique, le concept d’ironie a une double signification ; dans l’une de ces deux significations, il est effectivement l’expression d’un pur subjectivisme. C’est cette dernière seule que, jusqu’ici, la littérature sur le romantisme a relevée et, en raison précisément de cette saisie unilatérale, foncièrement surestimée comme témoignage dudit subjectivisme.
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D’un autre côté, c’est de cela même, exactement, que Schlegel fait l'essence du comportement ironique du poète lorsqu’il décrit l’ironie comme une disposition de l'esprit « à tout embrasser du regard et à s’élever infiniment au-dessus du conditionné, et même au-dessus de l’art, de la vertu ou de la génialité propres32». S’agissant de cette sorte d’ironie qui naît du rapport à l’inconditionné, il n'est donc pas question de subjectivisme ni de jeu.
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La poésie romantique est donc l’Idée de la poésie elle-même ; elle est le continuum des formes de l’art.
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