Oeuvres II - Walter Benjamin
Kitsch onirique
 Rêver de la fleur bleue, ce n'est plus de saison. Pour se réveiller aujourd'hui dans la peau d'Heinrich von Ofterdingen, il faut avoir oublié l'heure. L'histoire du rêve reste encore à écrire, et l'étude historique, en mettant ce domaine en lumière, ouvrirait une brèche décisive dans la superstition d'une détermination naturelle des phénomènes humains. Le rêve participe à l'histoire. La statistique du rêve, passé l'agrément du paysage anecdotique, s'avancerait sur le sol aride d'un champ de bataille. Car les rêves ont suscité des guerres, et les guerres, dans les temps primitifs, ont donné tort ou raison au rêve, lui ont même dicté ses limites.
Le rêve n'ouvre plus sur des lointains d'azur. Il est devenu gris. La couche de poussière grise sur les choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des chemins de traverse menant au banal. La technique confisque définitivement l’image extérieure des choses, comme des billets de banque qui vont être retirés de la circulation. Dans le rêve, la main s en saisit une dernière fois, elle prend congé des objets en suivant leurs contours familiers. Elle les saisit par l'endroit le plus usé. 
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Gottfried Keller
Son oeuvre est le môle de l'esprit bourgeois, devant lequel celui-ci reflue une dernière fois, faisant apparaître les trésors de son passé et de tout le passé, avant de s’apprêter, raz de marée idéaliste, à dévaster l'Europe. Il faut en effet se rendre compte à quel point Keller est déjà proche d'une génération vouée à la mort et vidée de toute substance ; car, au fond, ce sont un néant de mise en forme langagière et une fabulation têtue, obscure pour lui-même, qui font de ses nouvelles des œuvres énigmatiquement achevées à côté de celles, dépravées, d'un Auerbach ou d’un Heyse.
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«Aujourd'hui, tout relève de la politique, tout y est lié, du cuir de nos semelles jusqu'à la dernière tuile de notre toit, et la fumée qui monte de la cheminée est politique et forme des nuages bien embarrassants au-dessus des cabanes comme au-dessus des palais ; elle flotte de-ci de-là sur les villes et les villages. »
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Les livres de Keller sont de part en part remplis d'un plaisir sensible, non tant de voir que de décrire. En effet, la description est un plaisir sensible, parce qu’en elle l’objet répond au regard du contemplateur, et toute description de qualité capte le plaisir lié à la rencontre de deux regards qui se cherchent L’interpénétration du narratif et du poétique — l'apport essentiel que la langue allemande doit à l'époque postromantique — trouve sa réalisation la plus complète dans la prose descriptive de Keller.
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Chez Keller, ces forces sont elles aussi en équilibre. D'où, dans le geste le plus quotidien de ses personnages, une évidence ronde et canonique telle qu’on l'imagine chez un. Romain.
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La Tour Hugo von Hofmannsthal
Ce drame est fondé sur un sujet au sens fort du terme, le sujet espagnol de La vida es sueno : la vie est un songe.
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Hachich à Marseille
Pour mieux cerner les énigmes du bonheur que procure l'ivresse, il faudrait penser au fil d'Ariane. Quel plaisir dans le simple geste de dérouler un écheveau. Plaisir profondément apparenté à celui de la drogue comme à celui de la création.
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Tandis que la phrase de Jensen signifiait pour moi que les choses sont, comme nous le savons, entièrement technicisées, rationalisées, et que le particulier ne se trouve plus aujourd’hui que dans les nuances, l'idée nouvelle était tout autre.
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Goethe
Dans Les Souffrances de Werther, la bourgeoisie de l’époque voyait sa pathologie caractérisée d’une manière à la fois perspicace et flatteuse, tout autant que celle d'aujourd'hui dans la théorie freudienne.
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Ce voyage fut marqué par la rencontre avec Lavater. Dans la théorie physiognomonique de ce dernier, qui faisait alors sensation dans toute l'Europe, Goethe retrouvait quelque chose de l'esprit dans lequel il abordait lui-même l'étude de la nature.
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Le grand art de la Renaissance italienne, que Goethe, sous l'influence de Winckelmann, ne distinguait pas rigoureusement de celui de l'Antiquité, fit naître en lui, d’une part, la certitude qu’il n’était pas né pour être ; peintre, d'autre part, cette théorie esthétique d’un classicisme borné, qui représente peut-être le seul ' domaine où Goethe se montrait plutôt en retard qu’en avance sur son temps. Sur un autre plan encore, Goethe se retrouva lui-même.
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Grand Cophte et Les Révoltés
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On s’accorde également à reconnaître l’importance de ses écrits sur l’ostéologie, avec la mise en évidence de l'os intermaxillaire, qui n’était cependant pas une découverte. Sa Météorologie;, en revanche, ne suscita pas un grand écho, tandis que les plus vives contestations s'élevèrent contre lie Traité des couleurs — qui représentait pour Goethe le couronnement de son œuvre scientifique, peut-être même, d'après certaines de ses déclarations, de son œuvre tout entière.
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Dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Schiller avait appliqué à l'intérêt esthétique les formulations radicales de la morale kantienne, en les privant de leur mordant agressif et en en faisant un instrument de construction historique. Cela permit une entente ou plus exactement un armistice avec Goethe.
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Que l'écrivain ait ici pris pour héros un demi-artiste, cela assura à Wilhelm Meister, dans la situation qui était celle de l’Allemagne à la fin du xvIIIe siècle, son influence décisive. Il constitue le point de départ de tous les romans d'artiste du romantisme, depuis Henri d’Ofterdingen de Novalis et Stembald de Tieck, jusqu’au Peintre Nolten de Môrike. Le style de l’œuvre correspond à son contenu. «Nulle part ne se trahit la machinerie logique ou la lutte dialectique des idées avec le matériau : la prose de Goethe est une perspective de théâtre, une pièce mûrement réfléchie, apprise, doucement chuchotée à l'agencement créateur des idées.
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Ces mots, qui évoquent les ressorts magiques du monde patriarcal, constituent le motif autour duquel se construit à présent le roman. C’est la même façon de penser qui, dans * Les Années de pèlerinage de Wilhelm bloque les tentatives les plus résolues pour peindre l'image d’une bourgeoisie pleinement épanouie, et les ramène à une évocation des corporations mystiques du Moyen Âge — la société secrète dans la tour.
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Dans le néoromantisme (Stefan George' Hugo von Hofmannsthal, Rudolf Borchardt) on vit pour la dernière fois des écrivains bourgeois de haut niveau tenter, sous la tutelle des autorités féodales affaiblies, de sauver au moins sur le plan culturel front de classe de la bourgeoisie;
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Le surréalisme
Dit de manière plus brève et plus dialectique, cela signifie qu'on a vu ici un cercle d'hommes étroitement unis faire éclater du dedans le domaine de la littérature en poussant la «vie littéraire» jusqu'aux limites extrêmes du possible.
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Aragon a montré dans Une de rêves, en 1924, à une époque où l'on ne pouvait encore prévoir l’évolution du mouvement, en quelle substance anodine et inattendue se trouvait initialement enfermé le noyau dialectique qui s'est développé dans le surréalisme.
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Dans son Introduction au discours sur le peu de réalité, Breton suggère que le réalisme philosophique du Moyen Âge est à la base de l'expérience poétique. Mais ce réalisme c'est-à-dire la croyance que les concepts existent effectivement et de façon séparée, soit hors des choses soit en elles — a toujours très vite trouvé le passage du domaine logique des concepts au domaine magique des mots. Des expériences magiques sur les mots, non des badinages artistiques, voilà bien ce que sont les jeux de transformation phonétique et graphique qui, depuis déjà quinze ans, traversent toute la littérature d'avant-garde, qu'elle ait nom futurisme, dadaïsme ou surréalisme. Comment s'interpénétrent ici mot d'ordre, formule d'enchantement et concept, c'est ce que montrent les mots qu'Apollinaire écrit en 1918 dans son dernier manifeste,nouveau et les Poètes : « La rapidité et la simplicité avec lesquelles les esprits se sont accoutumés à désigner d'un seul mot des êtres aussi complexes qu’une foule, qu'une nation, que l’univers, n’avaient pas leur pendant moderne dans la poésie.
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Dans son excellent ouvrage, La Révolution et les Intellectuels, Pierre Naville. qui faisait initialement partie du groupe, appelle à juste titre cette évolution «dialectique».
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Ici se justifie la réflexion du Traité du style, le dernier livre d'Aragon, qui réclame qu’on distingue entre comparaison et image. Heureuse réflexion stylistique, qui demande à être élargie.
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À quoi déjà Trotski — dans Littérature et Révolution — avait dû objecter que de tels poètes, penseurs et artistes ne surgiraient que d'une révolution victorieuse
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L'image proustienne
La mémoire involontaire de Proust n'est-elle pas, en effet, beaucoup plus proche de l'oubli que de ce que l'on appelle en général le souvenir? Et ce travail de remémoration spontanée, où le souvenir est la trame et l'oubli la chaîne, plutôt qu'un nouveau travail de Pénélope, n'en est-il pas le contraire? Car ici c'est le jour qui défait ce qu'a fait la nuit. Chaque matin, lorsque nous nous réveillons, nous ne tenons en main, en général faibles et lâches, que quelques franges de la tapisserie du vécu que l'oubli a tissée en nous.
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Car l'unité du texte n’est que l’acte pur de la remémoration elle-même. Non la personne de l'auteur, moins encore l'intrigue. On peut même dire que les intermittences de cette dernière sont seulement l'envers du continu de l'acte de remémoration, le motif de l'envers de la tapisserie. C'est bien ce qu'a voulu Proust, c'est bien ainsi que nous devons l'entendre lorsqu'il déclare qu'il aurait aimé voir imprimé son ouvrage entier en un seul volume à deux colonnes et sans un alinéa.
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Celui qui sait lire Proust est constamment secoué de petites frayeurs. Du reste, un tel lecteur découvre dans les métaphores de l'auteur le précipité du même mimétisme qui devait déjà le frapper sous la forme de la lutte pour l'existence qu'a menée cet esprit sous la ramée de la société. Il faut indiquer ici la manière si intime et féconde dont s'interpénètrent ces deux vices, curiosité et flatterie.
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Julien Green
En revanche, Julien Green, qui place ces mots en épigraphe de son Adrienne, sait de quoi il parle. C'est l’idée de la passio.
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Dans Léviathan, son dernier livre et le plus accompli, Green a mis en œuvre l’anéantissement de l'être souffrant d’une manière moins intérieure, en procédant plus rigoureusement à l’intrication des destins. Il a ainsi honoré cette réalité la plus extrême et la plus extérieure au même titre que Calderon, le maître de la Passion dramatique, qui fonde ses drames sur l'intrigue la plus baroque et les construit à partir de l'arrêt du destin le plus machinal. En l'absence de Dieu, le hasard devient la figure de la nécessité. C'est pourquoi, chez Green, l'intériorité infâme de la passion est en réalité placée sous l'empire de l'extériorité, d'une façon si complète que la passion n'est au fond rien d'autre que l'agent du hasard au cœur de la créature. La vitesse que communique aux destinées leur désespoir relève de cet ordre. L’espoir est le ritar-dando du destin. Ses personnages sont incapables d'espérer; ils n'en prennent pas le temps. Ils sont exaspérés.
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Théories du fascisme allemand
Toute guerre à venir sera aussi une révolte de la technique contre la condition servile dans laquelle elle est tenue.
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Qu’un texte traitant en 1930 de «la guerre et [des] guerriers» laisse tout cela de côté, c’est plus qu’une curiosité, c'est un symptôme. Le symptôme d’une exaltation juvénile qui débouche sur un culte, une glorification de la guerre, dont von Schramm et Günther, en particulier, se font ici les apôtres. Cette nouvelle théorie de la guerre, qui porte au front la marque de son origine la plus furieusement décadente, n'est rien d'autre qu’une transposition débridée des thèses de l'art pour l'art au domaine de la guerre. Or, si cette dernière doctrine tend déjà, sur son terrain d'origine, à virer au grotesque dans la bouche de médiocres adeptes, les perspectives qu'elle ouvre dans cette nouvelle phase sont proprement honteuses. Qui voudrait imaginer un combattant de la Marne ou un ancien de Verdun lisant des phrases telles que celles-ci : «Nous avons fait la guerre selon des principes très impurs.» «De véritables combats, d’homme à homme et de troupe à troupe, devenaient de plus en plus rares.»
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La guerre «échappe à l’économie de l’entendement ; dans sa raison il y a quelque chose d’inhumain, de démesuré, de gigantesque, quelque chose qui évoque un phénomène volcanique, une éruption élémentaire
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Disons-le en toute amertume; devant le paysage livré à la mobilisation totale, le sentiment allemand de la nature a pris un essor inattendu. Les génies de la paix qui s'y étaient si voluptueusement installés avaient été évacués et aussi loin que portait le regard par-delà les tranchées
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Tant que l’Allemagne n’aura pas brisé les traits de Méduse dont l’assemblage lui est présenté ici, elle ne peut espérer aucun avenir.
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Elle n’est en réalité rien d’autre que ceci: l’unique, l’effrayante et dernière chance que nous ayons de corriger l’incapacité des peuples à ordonner leurs rapports mutuels conformément à la relation qu’ils instaurent, par la technique, avec la nature. Si cette correction échoue, des millions de corps humains seront certes déchiquetés et dévorés par le gaz et l’acier — ils le seront inévitablement —, mais même les habitués des terrifiantes puissances chthonieinnes, qui emportent leur filages dans le havresac, ne connaîtront pas un dixième de ce que la nature promet à ses enfants moins curieux, plus; sages, qui ne trouvent pas dans la technique un fétiche du déclin, mais une clé du bonheur.
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Contre un chef-d’œuvre A propos du livre de Max Kommerell l'écriavain comme guide...
Ce n'est pas non plus un hasard si l’on perçoit l’écho, même affaibli, d’un célèbre passage de la correspondance de Hôlderlin sur l’esprit grec et l'esprit allemand, lorsque notre auteur exige de la littérature nationale qu'elle s’imprègne jusqu'au plus intime du génie de la race, tout en conservant à l’égard de celle-ci la plus grande distance intérieure, et lorsqu'il voit dans la «pudeur» la marque infaillible de son authenticité.
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Karl Kraus
Les mots d'ordre de Loos sont consignés dans de nombreux essais, notamment dans les formules inaltérables de l'article « Ornement et crime » publié en 1908 par le Frank-furter Zeitung.
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C est de la volonté de démasquer l’inauthentique qu est née sa lutte contre la presse. «Qui a bien pu inventer cette excuse énorme : pouvoir ce qu’on n est pas ? »
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Ainsi la séparation entre les sphères privée et publique, qui, en 1789, devait annoncer la liberté, est-elle devenue la risée des gens. Comme le dit Kierkegaard, «le journal a fait (...) de la distinction entre privé et publie une jacas-serie publico-privée ».
Faire de la zone publique et de la zone privée, confondues de manière démoniaque dans le bavardage, une confrontation dialectique, faire triompher la véritable humanité, voilà le sens que Kraus découvre à l'opérette et dont il a révélé l'expression la plus intense dans Offenbach. De même que le bavardage scelle l'asservissement du langage par la  bêtise, de même l'opérette scelle la transfiguration de la bêtise par la musique. Que l'on puisse méconnaître la beauté de la stupidité féminine a toujours été pour Kraus la preuve du philistinisme le plus sinistre. 
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Le caractère destructeur
Le caractère destructeur ne connaît qu’un seul mot d’ordre: faire de la place; qu'une seule activité: déblayer. Son besoin d'air frais et d’espace libre est plus fort que toute haine.
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Brèves ombres I
À QUOI L’ON RECONNAÎT SA FORCE
À ses défaites. Quand nous échouons par faiblesse nous nous méprisons et nous avons honte d’être si faibles. Mais là où nous sommes forts, nous méprisons notre défaite, nous avons honte de notre infortune. La victoire et la chance nous feraient-elles donc reconnaître notre force ? ! On sait au contraire que rien ne révèle mieux nos plus profondes faiblesses.  
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Sur le pouvoir d'imitation
La nature crée des ressemblances. Il n'est que de songer au mimétisme animal. Mais c'est chez l'homme qu'on trouve la plus haute aptitude à produire des ressemblances.
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Pour cela, il ne suffit pas de penser à ce que nous entendons aujourd'hui par ressemblance. On sait que la sphère qui semblait autrefois dominée par a la loi de ressemblance était fort étendue: celle-cil régnait sur le microcosme comme sur le macrocosme.
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Expérience et pauvreté
Non, une chose est claire : le cours de l'expérience a chuté, et ce dans une génération qui fit en 1914-1918 l'une des expériences les plus effroyables de l'histoire universelle.
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La pauvreté en expérience: cela ne signifie pas que les hommes aspirent à une expérience nouvelle. Non, ils aspirent à se libérer de toute expérience quelle qu'elle soit ils aspirent à un environnement dans lequel ils puissent faire valoir leur pauvreté, extérieure et finalement aussi intérieure, à l'affirmer si clairement et si nettement qu’il en sorte quelque chose de valable. Ils. ne sont du reste pas toujours ignorants ou inexpérimentés.
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Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus. Pièce par pièce, nous avons dispersé l’héritage de l’humanité, nous avons dû laisser Ce trésor au mont de piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piécette de l’« actuel ».
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Il n'empêche que l'individu peut de temps à autre donner un peu d'humanité à cette masse qui la lui rendra un jour avec usure.
 
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