Paris capitale du XIXe siècle Le livre des passages - Walter Benjamin
Introduction
Il a défini comme « un problème central du matérialisme historique » susceptible selon lui d’être résolu par Les Passages la question suivante : « Par quelle voie est-il possible d’associer une visibilité accrue à l’application de la méthode marxiste. La première étape sur cette voie consistera à reprendre dans l’histoire le principe du montage. Cest-à-dire à édifier les grandes constructions à partir de très petits éléments, confectionnés avec netteté et précision.
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Pour Bloch l’individu qui vit quelque chose n’est pas encore conscient de lui-même dans l’instant de l’événement vécu; de même, pour Benjamin, les phénomènes historiques étaient opaques, obscurs au collectif qui rêve; si l' expérience individuelle est toujours pour Bloch l'expérience du moment qui vient de passer, l’interprétation du présent selon Benjamin se voit renvoyée au passé le plus récent : Faction présente était pour lui un réveil qui arrache au rêve de l’histoire, une « explosion » de l'Autrefois, le renversement révolutionnaire.
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Lorsque Benjamin écrivit en 1935 le premier exposé, les analyses de Marx lui-même sur ce point ne lui étaient peut-être pas encore familières; c'est seulement au début du mois de juin 1935, semble-t-il, après avoir achevé la rédaction de cet exposé, que Benjamin commence à « faire une reconnaissance » dans le premier tome du Capital (lettre à Adorno, le 10 juin 1935). Il connaissait sans doute d’abord la théorie du fétichisme de la marchandise dans la version de Lukâcs; comme de nombreux intellectuels de gauche de sa génération Benjamin devait une grande part de son outillage marxiste au chapitre sur la réification dans Histoire et conscience de classes.
Lukàcs avait retraduit en langage philosophique le fait économique du fétichisme de la marchandise et appliqué la catégorie de réification aux antinomies de la pensée bourgeoise; Benjamin voulait faire de même avec la culture (Kultur ) à l’âge du capitalisme triomphant. Il retrouvait dans la conception réifièe de la culture qui régnait également à cette époque cette conscience idéologique dont Marx avait montré la présence dans les abstractions de la production capitaliste concernant la valeur et pour laquelle les caractères sociaux du travail se reflètent dans les caractères objectivés, réifiés, des produits du travail. 
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Benjamin avait déjà dans Origine du drame baroque allemand invoqué le concept goethéen de phénomène originaire pour expliquer son concept de vérité : le concept d’origine dans le livre sur le drame baroque devait constituer « une transposition rigoureuse et concluante de ce concept de Goethe du domaine de la nature dans celui de l’histoire ».
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Paris, capitale du xix ème siècle
1. Fourier ou les passages
Ils resteront longtemps encore un pôle d’attraction pour les touristes. Un Guide illustré de Paris déclare : « Ces passages, récente invention du luxe industriel, sont des couloirs au plafond vitré, aux entablements de marbre, qui courent à travers des blocs entiers d’immeubles dont les propriétaires se sont solidarisés pour ce genre de spéculation.
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« Chaque époque rêve la suivante. »
Michelet, Avenir! Avenir* !
A la forme du nouveau moyen de production qui est encore au début dominée par celle de l’ancien (Marx) correspondent dans la conscience collective des images où le Nouveau et l'Ancien se compénètrent. Ces images sont des images de souhait ( Wumchbilder) et le collectif cherche tout ensemble à supprimer et à transfiguer F inachèvement du produit social aussi bien que les carences de l’ordre social de production. D'autre part, dans ces images s’exprime la ferme volonté de prendre ses distances par rapport à ce qui a vieilli, c’est-à-dire en fait le passé le plus récent. Ces tendances orientent vers le passé le plus ancien l’imagination plastique à laquelle le Nouveau donna son impulsion. Dans le rêve où chaque époque a sous les yeux en images l'époque suivante, celle-ci apparaît mêlée à des éléments de la préhistoire ( Urgeschichte), c’est-à-dire d’une société sans classe. Les expériences relatives à cette société, entreposées dans l’inconscient du collectif, donnent naissance, avec la compénétration du Nouveau, à l’utopie, dont on trouve la trace en mille configurations de la vie, depuis les édifices durables jusqu’aux modes passagères.
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Les expositions universelles sont les lieux de pèlerinage de la marchandise comme fétiche. « L’Europe s’est déplacée pour voir des marchandises », écrit Taine en 1855 12.
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Les expositions universelles transfigurent la valeur d’échange des marchandises. Elles créent un cadre où la valeur d’usage passe au second plan. Elles j inaugurent une fantasmagorie où l’homme pénètre pour se laisser distraire. L’industrie du divertissement l’y aide en l’élevant à la hauteur de la marchandise. Il s’abandonne aux manipulations de cette industrie grâce à la jouissance que lui procure son aliénation, par rapport à lui-même et par rapport aux autres. — L’intronisation de la marchandise et l’éclat des divertissements qui l'entourent, voilà le thème secret de l’art de Grandville.
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V. Baudelaire ou les rues de Paris
« Tout pour moi devient allégorie. »
Baudelaire, « Le Cygne»
Le génie de Baudelaire, qui trouve sa nourriture dans la mélancolie, est un     génie allégorique. Pour la première fois chez Baudelaire Paris devient objet de     poésie lyrique. Cette poésie n’est pas une poésie du terroir; le regard que     l’allégoricien plonge dans la ville est bien plutôt le regard de l’homme aliéné.
    C'est le regard du flâneur dont le mode d’existence dissimule dans un nimbe   apaisant la détresse future de l’habitant des grandes villes. Le flâneur se trouve encore sur le seuil, le seuil de la grande ville comme de la classe bourgeoise. Ni l’une ni l’autre ne l’ont encore totalement assujetti ; ni dans l’une ni dans l’autre il ne se sent chez lui. Il cherche un asile dans la foule. Les premières contributions à la physiognomonie de la foule se trouvent chez Engels et chez Poe. La foule est le voile à travers lequel la ville familière, en tant que fantasmagorie, fait signe au flâneur. Cette fantasmagorie, qui la fait apparaître tantôt comme un paysage tantôt comme une chambre, a inspiré par la suite le décor des grands  magasins qui rendent la flânerie elle-même profitable au chiffre d’affaires. Le  grand magasin est l’endroit où le flâneur fait sa dernière promenade. 
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« La mode : Monseigneur la mort ! Monseigneur la mort ! » Leopardi, Dialogue entre la mode et la mort.
La mode prescrit le rite suivant lequel le fétiche qu’est la marchandise demande à être adoré; Grandville étend son autorité sur les objets d’usage courant aussi bien que sur le cosmos. En la poussant jusqu’à ses conséquences  
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A Passages Magasin de nouveautés, calicots
Flâneur ■, où le chaland peut trouver tout ce dont il a besoin. Lorsqu’éclatent de soudaines averses, ces passages sont le refuge de tous les promeneurs surpris auxquels ils offrent une promenade assurée, quoique limitée, dont les commerçants tirent aussi leur profit ».
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Le commerce et le trafic sont les deux composantes de la rue. Or, dans les passages, la seconde a presque disparu ; le trafic y est rudimentaire. Le passage n’est que la rue lascive du commerce, propre seulement à éveiller les désirs. Mais comme dans cette rue, toutes les humeurs circulent lentement, les marchandises prolifèrent aux façades des maisons et nouent de nouvelles et fantastiques relations comme les tissus dans des ulcères. — Le flâneur sabote le trafic. Il n’est pas non plus un acheteur. Il est marchandise.    [A 3a, 7]
Avec la création des grands magasins, pour la première fois dans l’histoire, les consommateurs commencent à avoir le sentiment d’exister en tant que masse. (Seule la disette, auparavant, le leur donnait.) Cela accroît considérablement la part des circenses et l’élément théâtral dans le commerce.    [A4, 1]
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Sur l'« ivresse religieuse des grandes villes6 » de Baudelaire : les grands magasins sont les temples consacrés à cette ivresse. [A 13]
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Dans le fétichisme, le sexe supprime les barrières qui séparent le monde organique de l’anorganique. Vêtements et bijoux sont ses alliés.
Il est chez lui dans le monde de l’inerte comme dans celui de la chair, et celle-ci lui ouvre même la voie qui lui permet de s’installer dans le premier. La chevelure est un territoire situé à la frontière des deux royaumes du sexe. Un autre s’ouvre à lui dans l'ivresse de la passion : les paysages du corps. Ceux-ci ne sont déjà plus animés, mais ils demeurent encore accessibles au regard, qui laisse cependant de plus en plus au toucher ou à l’odorat le soin de le guider dans la traversée de ces royaumes de la mort. Mais on voit souvent en rêve se gonfler des seins qui sont comme la terre recouverts de forêts et de rochers, et les regards ont laissé leur vie au fond de lacs qui sommeillent dans les vallées. Ces paysages sont traversés de chemins qui conduisent le sexe dans le monde de l’anorganique. La mode elle-même n’est qu’un autre élément qui l’attire encore plus profondément dans le monde de la matière. [B 3,8]
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 D l'ennui, l'éternel retour
Les forces cosmiques n'ont qu'un effet narcotique sur l’homme vide et fragile; c’est ce que prouvent les relations qu’il entretient avec l’une des plus hautes et des plus suaves manifestations de ces forces : le temps qu'il fait. Il est très caractéristique que ce soit l'influence très intime et très mystérieuse que le temps qu'il fait exerce sur les hommes, qui ait dû devenir le thème de leurs conversations les plus vides. Rien n’ennuie autant l'homme ordinaire que le cosmos.
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Emile Tardieu fît paraître en 1903, à Paris, un livre intitulé L’Ennui, dans lequel il tentait de montrer que toute activité humaine n’était qu’une vaine tentative pour échapper à l’« ennui », et que tout ce qui a existé, existe ou existera n’était que l’inépuisable aliment de ce senti* ment On pourrait croire, en lisant cela, qu’il s’agit d’un monument puissant de la littérature : un monument aere perennius à la gloire du tædium vitae* des Romains. Mais ce n’est que le savoir mesquin et plein de morgue d’un nouveau M. Homais qui ne veut voir dans toute grandeur, dans l’héroïsme du héros comme dans l’ascèse du saint, que les preuves qui confortent son insatisfaction de petit-bourgeois sans inspiration. (D 1, 5]
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Nous éprouvons de l’ennui lorsque nous ne savons pas ce que nous attendons. Si nous le savons ou croyons le savoir, ce n’est presque toujours rien d’autre que l’expression de notre médiocrité ou de la confusion de notre esprit. L’ennui est le seuil des grandes entreprises. — Mais il serait important de savoir quel est l’opposé dialectique de l’ennui.    [D 2,7]
Ce livre extrêmement drôle d’Émile Tardieu (L'ennui Paris 1903), dont la thèse principale est que la vie n’a ni but ni fondement et tend vainement vers un état de bonheur et d’équilibre, cite aussi le temps qu’il fait parmi les choses qui provoqueraient l’ennui. — On peut dire que ce livre est une sorte de livre de dévotion du xxe siècle. [D 2,8]
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On ne doit pas simplement faire passer le temps — on doit l’inviter (einladen) chez soi. Celui qui fait simplement passer le temps (qui expulse le temps, qui l’évacue), c’est le joueur. Le temps gicle de tous ses pores. - Celui qui, au contraire, se charge [laden] du temps comme  une batterie se charge de courant, c’est le flâneur. Enfin le troisième type, c’est celui qui attend : il prend [laden] le temps avec lui et le rend sous une autre forme — l’attente.    [D 3,4]
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L’« éternel retour » est la forme fondamentale de la conscience mythique, préhistorique. (Elle est une conscience mythique parce qu’elle ne réfléchit pas.) (D 10, 3]
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I construction en Fer
«La nouvelle ‘architecture’ naît au moment où F industrie se forme, vers 1830, au moment où le processus artisanal de production se transforme en processus industriel.»
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H le collectionneur
Ce qui est décisif, dans l’art de collectionner, c’est que l’objet soit détaché de toutes ses fonctions primitives, pour nouer la relation la plus étroite possible avec les objets qui lui sont semblables. Celle-ci est diamétralement opposée à l’utilité et se place sous la catégorie remarquable de la complétude. Qu’est-ce que cette « complétude » ? Une tentative grandiose pour dépasser le caractère parfaitement irrationnel de la simple présence de l’objet dans le monde, en l’intégrant dans un système historique nouveau, créé spécialement à cette fin, la collection (Sammlung ). Pour le vrai collectionneur, chaque chose particulière devient, dans ce système, une encyclopédie rassemblant tout ce qu’on sait de l’époque, du paysage, de l’industrie, du propriétaire dont elle provient. Le sortilège le plus profond du collectionneur consiste à enfermer la chose particulière dans un cercle magique où elle se fige tandis qu’un dernier frisson la parcourt (le frisson de la chose qui fait l’objet d’une acquisition). Tout ce qui est présent à la mémoire, à la pensée, à la conscience devient socle, encadrement, piédestal, coffret de l’objet en sa possession.
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En partant de cette formule de Marx, présenter le type positif à l’opposé du collectionneur, et qui en représente en même temps l'achèvement, dans la mesure où il libère effectivement les choses de la servitude d’être utiles : « La propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu’un objet n’est nôtre que lorsque nous l’avons, qu’il existe donc pour nous comme capital ou qu’il est... utilisé par nous. » Karl Marx, Der historische Materialismus. Die éd. par Landshut et Mayer, Leipzig (1932), I, p. 299 (Nationalôkonomie Philosophie)
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Le collectionneur actualise des représentations archaïques latentes de la propriété. Celles-ci pourraient, de fait, être en relation avec le tabou, comme l’indique la remarque suivante :    "Il ... est... sûr que le tabou
est la forme primitive de la propriété. D’abord émotivement et ‘sincèrement5, puis comme procédé cornant et légal, le tabouage constituait un titre. S’approprier un objet, c’est le rendre sacré et redoutable pour tout autre que soi, le rendre ‘participant5 à soi-même." N. Gutermann et H. Lefebvre, La Conscience mystifiée (Paris 1936), p. 228. [H 3a, 61 )
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Une sorte de désordre productif est le canon de la « mémoire involontaire », comme aussi du collectionneur. « Et ma vie était déjà assez longue pour qu’à plus d’un des êtres qu’elle m’offrait, je trouvasse dans des régions opposées de mes souvenirs un autre être pour le compléter ... Ainsi un amateur d’art à qui on montre le volet d'un retable, se rappelle dans quelle église, dans quel musée, dans quelle collection particulière, les autres sont dispersés (de même qu’en suivant les catalogues des ventes ou en fréquentant les antiquaires, il finit par trouver l’objet jumeau de celui qu’il possède et qui fait avec lui la paire, il peut reconstituer dans sa tête la prédelle, l’autel tout entier). » Marcel Proust, Le Temps retrouvé; Paris, II, p. 158 La «mémoire volontaire», au contraire, est un fichier qui donne à l’objet un numéro d’ordre derrière lequel il disparaît. « Nous y étions. » (« J'ai vécu une expérience. ») Il reste à étudier la nature de la relation entre la dispersion des accessoires allégoriques (de l’œuvre fragmentaire) et ce désordre créateur. [H 5, I)
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J Baudelaire
A l'origine, le titre prévu pour Le Spleen de Paris devait être « Le Promeneur solitaire ». Pour Les Fleurs du mal, « Les Limbes ». [J 4,1)
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Baudelaire très mécontent du projet de « frontispice » que Bracque-mond avait esquissé d’après les indications du poète, qui en avait trouvé ridée dans Y Histoire des danses macabres de Hyacinthe Langlois. Voici les indications de Baudelaire : « Un squelette arborescent, les jambes et les côtes formant le tronc, les bras étendus en croix s’épanouissant en feuilles et bourgeons, et protégeant plusieurs rangées de plantes vénéneuses dans de petits pots échelonnés, comme dans une serre de jardinier. » Bracquemond fait manifestement des objections et, en outre, ne respecte pas les intentions du poète lorsqu’il masque le bassin du squelette par des fleurs et ne donne pas aux bras la forme de branches. L’artiste, d’après ce que dit Baudelaire, ne comprend pas ce que peut être un « squelette arborescent » et ne voit pas comment représenter des vices sous forme de fleurs. (Gt. dans Alphonse Séché, La Vie des Fleurs du mal (Amiens) 1928, p. 136*137, d’après les lettres.) Finalement, un portrait du poète par Bracquemond se substitua à ce projet. Un projet semblable resurgit vers 1862, lorsque Poulet-Malassis songea à publier une édition de luxe des Fleurs du mal. Cest à Bracquemond qu’il en confia l' illustration qui devait manifestement se composer de vignettes et de culs-de-lampe, où les devises jouaient un grand rôle (cf. Séché, p. 138). Le sujet devant lequel Bracquemond renonça fut repris par Félicien Rops pour le « frontispice » des Épaves (1866). (J 26,2]
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Dans Théodore de Banville^ Mes souvenirs, Paris 1882 (VII, Charles Baudelaire). La première rencontre : « La nuit était venue, claire, suave, enchanteresse; nous étions sortis du Luxembourg, nous marchions sur les boulevards extérieurs et dans les rues, dont le poète des Fleurs du mal a toujours chéri avec curiosité le mouvement et le mystérieux tumulte; Privât d’Anglemont marchait en silence, un peu éloigné de nous. » (P. 77.)    (J 41, I)
Dans Théodore de Banville, Mes souvenirs, Paris 1882 : « Dans je ne sais plus quel pays d’Afrique, logé chez une famille à qui ses parents l’avaient adressé, il n’avait pas tardé à être ennuyé par l’esprit banal de ses hôtes, et il s’en était allé vivre seul sur une montagne, avec une toute jeune et grande fille de couleur qui ne savait pas le français, et qui lui cuisait des ragoûts étrangement pimentés dans un grand chaudron de cuivre poli, autour duquel hurlaient et dansaient de petits négrillons nus. Oh ! ces ragoûts, comme il les racontait bien, et comme on en aurait volontiers mangé ! » (P. 79.)    [J 41, 2] 
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Jugement extrêmement pénétrant de Proust sur la façon dont Sainte-Beuve se comporte avec Baudelaire, dans la préface à Tendres Stocks. (J 43a, 2)
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« La Fin du monde » fait partie des poèmes en prose qui en restèrent à Fêtât de projet. Ce passage des Fusées, XXII, pourrait faire allusion à sa thématique :
« Le monde va finir. La seule raison, pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel? — Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du Dictionnaire historique ? ... 
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Le fragment « Le monde va finir » (Fusées,XXII) contient, étroite-
ment mêlée à la rêverie apocalyptique, une critique terriblement acerbe de la société du Second Empire. (Elle évoque peut-être par endroits l'idée nietzschéenne du « dernier des hommes ».) Cette critique a certains traits prophétiques. 
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Où se trouve le passage où Baudelaire avoue la fascination qu’ exerce sur lui les « décors de théâtre » ? Cf. Q 4a, 4l62. (J57,2)
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La notion mythique de la tâche du poète doit être définie à partir de la notion profane de l’outil. — Le grand poète n’est jamais vis-à-vis de son œuvre un simple producteur. Il en est aussi un consommateur. Certes, contrairement au public, il ne consomme pas l’œuvre comme un stimulant, mais comme un outil. Ce caractère d’outil représente une valeur d’usage qui entre difficilement dans la valeur d’échange. (J 64,3]
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L’évidement de la vie intérieure. De la régression infinie de la réflexion qui, dans le romantisme, élargissait comme dans un jeu l' espace de la vie en cercles toujours plus vastes, en même temps qu’ elle l' enserrait dans des cadres toujours plus étroits, il n'est resté à Baudelaire que le « tête-à-tête sombre et limpide » avec lui-même, tel qu’il se le représente dans l’image d’une conversation entre le valet de pique et la dame de cœur dans un vieux jeu de cartes. Jules Renard dira plus tard : « Son cœur ... plus seul qu’un as de cœur au milieu d’une carte à jouer.»    (J 67a, 5]
Il pourrait y avoir la corrélation la plus étroite entre la rêverie allégorique et la rêverie soumise à la pensée dans l' ivresse du haschisch Des esprits de nature différente sont à l' œuvre dans cette rêverie : un esprit de profondeur mélancolique, un autre de spiritualité aérienne comme Ariel.    (J 67a, 6}
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Le ressouvenir du méditatif dispose de la masse désordonnée du savoir mort. Pour lui» le savoir humain est fragmentaire en un sens particuliérement prégnant : il ressemble à l’amas de morceaux arbitrairement découpés avec lesquels on construit un puzzle. Une époque qui est ennemie de la méditation en a conservé le geste dans le puzzle. Ce geste est, en particulier, le geste de l’allégoricien qui prend ici ou là un morceau dans l’amas confus que son savoir met à sa disposition, pose ce morceau à côté d’un autre et essaie de les faire aller ensemble : telle signification avec telle image, telle image avec telle signification. On ne peut jamais prévoir le résultat, car il n’y a pas de médiation naturelle entre les deux. Mais il en va de même avec la marchandise et le prix. Les arguties métaphysiques auxquelles la marchandise se complaît d après Marx sont d’abord les arguties de la formation des prix. Pourquoi telle marchandise a tel prix, c’est ce qu’on ne peut jamais vraiment voir, ni au cours de la fabrication de la marchandise, ni, plus tard, lorsqu’elle arrive sur le marché. Or, il en va tout à fait de même pour l’objet dans son existence allégorique. Aucune fée n’a déterminé à sa naissance la signification que l’esprit pénétrant de l’allégoricien allait lui attribuer, et dès qu’il a acquis cette signification, on peut à tout moment lui en substituer une autre. Les modes des significations changent presque aussi vite que le prix des marchandises. De fait, la signification de la marchandise, c’est son prix; en tant que marchandise, elle n’en a pas d’autre. Cest pour cette raison que l’allégoricien est dans son élément avec la marchandise. Comme flâneur, il s’est identifié (eingefühlt) à l’âme de la marchandise; comme allégoricien, il retrouve l’objet de sa méditation - la signification - dans l’étiquette avec laquelle la marchandise se vend au marché à un prix déterminé. Le monde dans l’intimité duquel cette toute nouvelle signification le fait pénétrer, n’est pas devenu un monde plus amical. Un enfer se déchaîne dans l’âme de donné l’image de l’héroïne qui lui semblait digne et capable d’être transposée dans la modernité. Ce sont des noms grecs qui donnent son titre (?) à un de ses plus grands poèmes : « Delphine et Hippolyte». La lesbienne a, en effet, marqué de son (empreinte) les traits de l’héroïne. J 81a, 2]
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La théorie de la poésie comme faculté d’expression — « Et si l' homme dans son tourment extrême se tait, Un dieu m’a donné de dire combien je souffre » — a trouvé chez Lamartine une formulation particuliérement ferme dans la « première » préface aux Méditations de 1849 (qui est en réalité la seconde). La « recherche de l’originalité à tout prix», pour ne rien dire de la réflexion authentique sur les possibilités de création originale, préserve le poète, et surtout Baudelaire, d’une poétique de la simple expression. Lamartine la formule ainsi : «]e n’imitais plus personne, je m’exprimais moi-même pour moi-même. Ce n’était pas un art, c’était un soulagement de mon propre cœur ... Je ne pensais à personne en écrivant çà et là ces vers, si ce n’est à une ombre et à Dieu. » Les Grands Écrivains de la France, « Lamartine », II, Paris 1915, p. 365. J 86a, 2]
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K Ville de rêve et maison de rêve
Le réveil comme un processus graduel qui s’impose dans la vie de l'individu comme dans celle des générations. Le sommeil est le stade primaire de celles-ci. L’expérience de la jeunesse pour une génération a beaucoup de points communs avec l’expérience du rêve. Sa figure historique est une figure de rêve.
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Marx a montré dans son chapitre sur le fétichisme de la marchandise à quel point le monde économique du capitalisme paraît ambigu — une ambiguïté qui est considérablement accrue par l’intensification de la gestion capitaliste. Cela est très nettement perceptible, par exempt dans les machines qui accroissent l’exploitation au lieu d’alléger le sort des hommes. Ne faut-il pas voir là, d’une manière générale, une corrélation avec l’ambivalence des phénomènes avec lesquels nous avons I affaire au xix* siècle ? Une signification jusqu’à présent inconnue de l’ivresse pour la perception, de la fiction pour la pensée ? « Une chose 1 a disparu dans le bouleversement universel, et c’est une grande perte a pour l'art : l' harmonie naïve et donc pleine de caractère de la vie et de l’apparence » lit-on, de manière caractéristique, chez Julius Meyer, Geschichte der modemen franzôsischen Malerei seit 1789, Leipzig 1S67, P- 3L [K 3, 5]
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Ce que Berl affirme à ce propos est parfaitement exact : « La confusion du mot révolution qui, pour un léniniste, signifie la conquête du pouvoir par le prolétariat et qui signifie; par ailleurs, le bouleversement des valeurs spirituelles admises, les surréalistes la soulignent assez par leur désir de montrer Picasso comme un révolutionnaire ... Picasso les déçoit...
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Le kitsch, à l’inverse, n’est rien d’autre que l’art transformé momentanément, mais totalement, à cent pour cent, en objet de consommation. Mais le kitsch et l’art, sous leurs formes consacrées, se trouvait ainsi placés l’un et l’autre dans une opposition irréductible. Or, des formes vivantes, en devenir, doivent avoir en elles quelque chose qui réchauffe, qui soit utilisable, qui, enfin, apporte un certain bonheur; elles doivent s’ouvrir dialectiquement au « kitsch », ainsi se rapprocher elles-mêmes de la masse tout en dépassant le kitsch. 
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Le texte classique sur la « mémoire involontaire » chez Proust - prélude à la description de l’effet de la « madeleine» sur le narrateur : « Cest ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n' en revis jamais que cette sorte de pan lumineux ... A vrai dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interrogé que Combray comprenait encore autre chose ... Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray... Il en est ainsi de notre passé. Cest peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel..., que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. » Marcel Proust, Du côté de chez Swann, t p. 67-69. (K 8a, I)
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Proust sur les nuits de sommeil profond après une grande fatigue : « Elles nous font retrouver là où nos muscles plongent et tordent leurs ramifications et aspirent la vie nouvelle, le jardin où nous avons été enfant. Il n’y a pas besoin de voyager pour le revoir, il faut descendre pour le retrouver. Ce qui a couvert la terre n’est plus sur elle, mais dessous, l’excursion ne suffit pas pour visiter la ville morte, les fouilles sont nécessaires. » Ces propos cherchent à dissuader d’aller voir les endroits où l’on a été enfant. Mais ils gardent toute leur signification comme critique de la « mémoire volontaire ». Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, I, Paris 1920, p. 82.    [K 9,1]
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L maison de rêve, musée, pavillon thermal
Les musées font partie de la façon la plus nette des maisons de rêve du collectif. Il faudrait mettre en évidence, chez eux, la dialectique selon laquelle ils contribuent, d’une part, à la recherche scientifique, et favorisent, de l’autre, « l’époque rêveuse du mauvais goût ». « Chaque époque ou presque semble, de par sa constitution interne, développer tout particulièrement un problème architectural précis : pour le gothique, ce sont les cathédrales, pour le baroque le château et pour le xixc siècle naissant, qui a tendance à se tourner en arrière et à se laisser ainsi imprégner par le passé, le musée. » Sigfied Giedion, Bauen in Fmnkreich, p. 36. Mon analyse trouve son objet principal Hans cette soif du passé et fait apparaître l’intérieur du musée comme un intérieur élevé à une puissance considérable. Entre 1850 et 1890, les expositions ont pris la place des musées. Comparer les bases idéologiques des deux phénomènes. [L la, 21
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M le flaneur
Lire ce qui n’a jamais été écrit. Hofmannsthal
Le flâneur est l' observateur du marché. Son savoir est proche de la science occulte de la conjoncture. Il est l' espion que le capitalisme envoie dans le monde du consommateur.    IM 5,6)
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« Sortir quand rien ne vous y force, et suivre son inspiration comme si le fait seul de tourner à droite ou à gauche constituait déjà un acte essentiellement poétique.» Edmond Jaloux, «Le dernier flâneur» (Le Temps, 22 mai 1936). lM 9a> 41
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Le personnage du flâneur préfigure celui du détective. Le flâneur devait rechercher une légitimation sociale à son comportement. Il lui convenait parfaitement de voir son indolence présentée comme une façade derrière laquelle se cache en réalité l’attention soutenue d'un observateur ne quittant pas des yeux le criminel qui ne se doute de rien. (M 13a» 21
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La flânerie repose, entre autres, sur l’idée que le fruit de l’oisiveté est plus précieux que celui du travail. Il est bien connu que le flâneur fait des « études ». Le Larousse du xix* siècle s’exprime à ce propos en ces termes : Son œil ouvert, son oreille tendue, cherchent tout autre chose que ce que la foule vient voir. Une parole lancée au hasard va lui révéler un des ces traits de caractère, qui ne peuvent s’inventer et qu’il faut saisir sur le vif ; ces physionomies si naïvement attentives vont fournir au peintre une expression qu’il rêvait; un bruit, insignifiant pour toute autre oreille, va frapper celle du musicien, et lui donner l’idée d’une combinaison harmonique; même au penseur, au philosophe perdu dans sa rêverie, cette agitation extérieure est profitable, elle mêle et secoue ses idées, comme la tempête mélange les flots de la mer ... La plupart des hommes de génie ont été de grands flâneurs ; mais des flâneurs laborieux et féconds ... Souvent c’est à l’heure où l’artiste et le poète semblent le moins occupés de leur œuvre, qu’ils y sont plongés le plus profondément.
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L’« esprit du noctambulisme » trouve sa place chez Proust (sous un autre nom) : « Cet esprit de fantaisie qui fait à des dames très bien qui se disent : ‘comme ce sera amusant, finir leur soirée d’une façon à vrai dire assommante, en puisant la force d’aller réveiller quelqu’un, à qui finalement on ne sait que dire, près du lit de qui on reste un moment dans son manteau de soirée, après quoi, ayant constaté qu’il est fort tard, on finit par aller se coucher. » Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, H, p. 18535. [M 21a,
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N réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès
La « compréhension » historique doit être conçue fondamentalement comme une survie de ce qui est compris, et il faut considérer, par conséquent, ce qui est apparu dans l’analyse de la « survie des oeuvres », de la « gloire », comme le fondement de l’histoire en général. [N 2,3]
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Surmonter la notion de « progrès » et surmonter la notion de « période de décadence » ne sont que deux aspects d’une seule et même chose.    IN 2, 51
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Un problème central du matérialisme historique qui devrait enfin être aperçu : la compréhension marxiste de l’histoire doit-elle être nécessairement acquise au détriment de la visibilité de l’histoire elle-même ? Ou encore : par quelle voie est-il possible d’associer une visibilité ( lichkeit) accrue avec l’application de la méthode marxiste ? La première étape sur cette voie consistera à reprendre dans l’histoire le principe du montage. Cest-à-dire à édifier les grandes constructions à partir de très petits éléments confectionnés avec précision et netteté. Elle consistera même à découvrir dans l’analyse du petit moment singulier le cristal de l’événement total. Donc à rompre avec le naturalisme vulgaire en histoire. A saisir en tant que telle la construction de l’histoire. Dans la structure du commentaire. ■ Rebut de l’histoire ■ [N 2, 6]
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Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, continu, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant présent est dialectique : ce n’est pas quelque chose qui se déroule, mais une image saccadée. Seules des images dialectiques sont des images authentiques (c’est-à-dire non archaïques); et l’endroit où on les rencontre est le langage. ■ Réveil ■    [N 2a, 3]
Il m’est apparu très nettement, en étudiant la présentation par Simmel du concept de vérité chez Goethe, que mon concept d’origine dans le livre sur le drame baroque est une transposition rigoureuse et concluante de ce concept de Goethe du domaine de la nature dans celui de l’histoire. L’origine — c’est le concept de phénomène originaire détaché du contexte païen de la nature et introduit dans les contextes juifs de l’histoire. Or, j’entreprends aussi dans le travail sur les passages une étude de l’origine. Je m’attache en effet à retrouver l’origine des formes et des transformations des passages parisiens, de leur naissance à leur déclin, et je la trouve dans les faits économiques. Ces faits, considérés du point de vue de la causalité, donc comme des causes, ne seraient pas des phénomènes originaires; ils ne le deviennent que lorsqu’ils laissent apparaître dans leur propre développement — déploiement serait un terme plus approprié — la série des formes historiques concrètes des passages, comme la feuille en s’ouvrant révèle toute la richesse du monde empirique des plantes.    [N 2a, 4]
---Sur le style auquel il faut aspirer : « Cest par les mots familiers que le style mord et pénètre dans le lecteur. C est par eux que les grandes pensées ont cours et sont présumées de bon aloi, comme l'or et l’argent marqués d’une empreinte connue. Ils inspirent de la confiance pour celui qui s’en sert à rendre ses pensées plus sensibles ; car on reconnaît à un tel emploi de la langue commune un homme qui sait la vie et les choses, et qui s’en tient rapproché. De plus, ces mots font le style franc. Ils annoncent que l'auteur s’est depuis longtemps nourri de la pensée ou du sentiment exprimé, qu’il se les est tellement appropriés et rendus habituels, que les expressions les plus commîmes lui suffisent pour exprimer des idées devenues vulgaires en lui par une longue conception. Enfin, ce qu’on dit en paraît plus vrai; car rien n’est aussi clair, parmi les mots, que ceux qu’on nomme familiers, et la clarté est tellement un des caractères de la vérité que souvent on la prend pour elle. » Rien de plus subtil que le conseil d’être clair pour au moins paraître vrai. Le conseil d’écrire simplement, qui est souvent le fruit du ressentiment, acquiert, quand il est donné de cette façon, la plus haute autorité. J. Joubert, Œuvres, Paris 1883, II, p. 293, « Du style », XCIX.    ^    . [N 15% 31
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O prostitution, jeu
Sur la fonction dialectique de l’argent dans la prostitution. Il achète le plaisir et devient en même temps une expression de la honte. «Je savais », dit Casanova d’une entremetteuse, « que je n’aurais pas la force de partir sans lui donner quelque chose». Cette tournure frappante révèle à quel point il connaît le mécanisme le plus secret de la prostitution.
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L’exemplaire de la Bibliothèque nationale porte sur le faux titre cette annotation d’une écriture assez ancienne : « Ce traité sur un sujet futile en apparence... est remarquable par la pureté et l' élégance du style, ainsi que par une érudition comparable à celle du voyage d’Anarcharsis. » [O 8a, 2]
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La maxime de Graciân, « savoir mettre en toutes choses le temps de son côté », personne ne peut mieux la comprendre et avec plus de gratitude que celui qui a vu s'exaucer un désir qu'il a longtemps nourri. Que l’on fasse une comparaison avec la magnifique définition que Joubert donne de ce temps-là. Elle définit, a contrario, le temps du joueur : « Il y a du temps dans l'éternité même ; mais ce n’est pas un temps terrestre et mondain ... Il ne détruit rien, il achève. » Joubert, Pensées, Paris 1883, U, p. 162. [013a, 41
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R miroirs
«Au centre des constructions philosophiques du jeune Kierkegaard ... apparaissent des images d’espaces intérieurs qui sont sans doute produites par la philosophie mais dont le sens va au-delà de celle-ci grâce aux choses qu’elles retiennent ... Le thème capital de la réflexion appartient à F intérieur. Le ‘séducteur’ commence ainsi une note de son journal : ‘Que ne vous tenez-vous tranquille ? Qu'avez-vous fait toute la matinée, sinon secouer mon store» agiter le viseur de ma fenêtre, en tirer la ficelle, jouer avec le cordon de la sonnette du troisième, frapper aux vitres, bref proclamer de cent façons votre existence4’ ... Le Viseur’, c’est-à-dire la glace réfléchissante, a sa place, de façon caractéristique, dans le vaste appartement loué du XIX* siècle ...
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S peinture, style moderne, nouveauté
Chaque époque croit qu’elle est inéluctablement vouée à être moderne, mais chacune d’entre elles a le droit d’être considérée ainsi. Ce qu’il faut cependant entendre par « moderne inéluctable » ressort très clairement de la phrase suivante : «Il se peut que nos descendants fassent commencer à la fin du xvIII* siècle et à la Révolution française la deuxième grande époque de l’histoire depuis Jésus-Christ et regroupent dans une même première période toute l’histoire du monde chrétien, y compris la Réforme. » Il est question à un autre endroit d’« une grande période qui institue une coupure profonde dans l’histoire mondiale, d’une ampleur inconnue, sans fondateur de religion, sans réformateur et sans législateur ». (Julius Meyer, Gesckichte modemen franzôsischenMalerei, Leipzig 1867, pf.,22 et 21,) Pour l’auteur, l’histoire ne cesse en effet de s’élargir. Mais, en réalité, cela vient de ce que c’est l' industrie qui lui donne le caractère véritablement décisif, celui qui fait époque. Le sentiment qu’un bouleversement décisif est apparu avec le XIXe siècle n’est pas le privilège de Hegel et de Marx. (S la, 8]
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«Ce qui nous incite à étudier le passé, c’est une ressemblance entre notre propre vie et ce qui n’est plus, ressemblance qui est une forme mal définie d’identité. Cest en saisissant cette identité que nous pouvons nous-mêmes nous placer dans la région la plus pure, la mort. » Hugo von Hofmannsthal, Buch der Freunde, Leipzig 1929, p. m. [S 2, 2]
Très remarquable la façon dont Hofmannsthal appelle cette « forme mal définie d'identité » une existence dans la sphère de la mort. D' où l'immortalité de son « novice », ce personnage de nouvelle dont il m’a parlé lors de notre dernière rencontre et qui devrait traverser les différentes religions au cours des siècles comme on traverse l’enfilade des pièces d’un même appartement. En 1930 à Paris, lors d’une conversation sur Proust, il m’est apparu comment dans l’espace étriqué d’une seule vie cette « forme mal définie d’identité » avec ce qui est passé conduit dans la sphère de la mort. Certes Proust n’a pas élevé l’homme;  s’est contenté de l’analyser. Mais sa grandeur morale se situe tout à fait ailleurs. Avec une passion qu’avant lui aucun écrivain n’a connue, il a revendiqué la fidélité aux choses qui ont traversé notre existence. Fidélité à un après-midi, à un arbre, à une tache de soleil sur le tapis, fidélité aux robes, aux meubles, aux parfums ou aux paysages. (La découverte qu’il fait finalement sur le chemin de Méséglise est 1’« enseignement moral » suprême que Proust a donné : une sorte de transposition spatiale du semper idem.) Je reconnais que Proust, au sens le plus profond peut-être, « se range du côté de la mort ». Son cosmos a peut-être la mort comme soleil, un soleil autour duquel gravitent les instants qu’on a vécus et les choses qu’on a recueillies. « Au-delà du principe de plaisir » est probablement le meilleur commentaire qu’il y ait des œuvres de Proust. Pour comprendre Proust d’une manière générale, l’on doit peut-être partir de l’idée que son objet est « le revers - moins du monde que de la vie même ».    {S 2, 31
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Proust sur le Musée : « En tout genre, notre temps a la manie de vouloir « montrer les choses qu’avec ce qui les entoure dans la réalité, et par là de supprimer l’essentiel, Pacte de l’esprit, qui les isola d’elle. On ‘présent' un tableau au milieu de meubles, de bibelots, de tentures de la même époque, fade décor... au milieu duquel le chef-d’œuvre qu’on regarde tout en dînant ne nous donne pas la même enivrante joie qu’on ne doit lui demander que dans une salle de musée, laquelle symbolise bien mieux par sa nudité et son dépouillement de toutes les particularités, les espaces intérieurs où l' artiste s’est abstrait pour créer. » Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en Paris, II, p. 62-63”. (S 11, H
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« Depuis quelques années, une révolution complète s'est opérée dans les cafés de Puis. Le cigare et la pipe ont tout envahi. Autrefois on ne fumait que dans certains établissements spéciaux, appelés estaminets, et fréquentés seulement par des gens de bas étage ; aujourd'hui on fume presque partout... Il y a une chose que nous ne pouvons pardonner aux princes de la maison d’Orléans, c’est d’avoir si prodigieusement augmenté la vogue du tabac, cette plante puante, nauséabonde, qui empoisonne en même temps le corps et l'intelligence; tous les fils de Louis-Philippe fumaient comme des Suisses, personne autant qu’eux n’a poussé à la consommation de ce sale produit. Cela grossissait le trésor public, sans doute; mais c’est aux dépens de la salubrité publique et de l' intelligence humaine. » Histoire des cafés de Paris extraite des mémoires ,Paris 1857, p. 91-92.    [U la, 1)
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Une différence remarquable entre Saint-Simon et Marx. Le premier élargit autant que possible le nombre des exploités, en y intégrant même l’entrepreneur parce qu’il paie des intérêts à ses bailleurs de fonds. Marx, au contraire, met dans le camp de la bourgeoisie tous ceux qui, à un titre ou un autre, exploitent, même si, par ailleurs, ils sont aussi victimes de l’exploitation.    [U 4,2]
Il est significatif que la différence entre capital financier et capital industriel ne soit pas familière aux théoriciens du saint-simonisme. Toutes les antinomies sociales se dissolvent dans une féerie que le « progrès » fait espérer pour un proche avenir.    [U 4a, 1]
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Avec leur opposition bien tranchée, à des fins didactiques, entre les abeilles ouvrières et les faux-bourdons, les saint-simoniens se rattachent à la fable des abeilles de Mandeville.    [U 14,4]
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X Marx
« La conclusion que Marx tire pour l’économie capitaliste : le travailleur ne peut acheter, avec le pouvoir d’achat qui lui revient sous forme de salaire, qu’un montant de marchandises dont la production eût exigé une fraction seulement du travail qu’il a accompli. En d’autres termes, si les marchandises qu’il a produites pour le compte de l’entrepreneur doivent pouvoir être vendues avec un bénéfice, le travailleur doit toujours accomplir un sur-travail. » Henryk Grossmann, « Fünfzig Jahre Kampf um den Marxismus » (der Volkswirtschaft, 4* éd., éd. par Ludwig Elster, III, Iéna 1933, p. 318). [X 1, 3]
Origine de la fausse conscience : « La division du travail ne devient effectivement division du travail qu’à partir du moment où s’opère une division du travail matériel et intellectuel. A partir de ce moment, la conscience peut vraiment s’imaginer qu’elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu’elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. » Marx und Engels über Feuerbach (Marx-Engels-Archiv, éd. par D. Riazanov, I, Francfort-sur-le-Main (1928), p. 248, Aus dem literarischen Nachlafi von Marx und Engels)3.    (X 1, 4]
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Aliénation : « L’ouvrier produit le capital, le capital le produit; il se produit donc lui-même, et... ses qualités d’homme, ... dans la mesure où elles sont là pour le capital qui lui est étranger.... L’ouvrier n’existe en tant qu’ouvrier que dès qu’il existe pour soi en tant que capital et il n’existe en tant que capital que dès qu’un capital existe pour lui. L’existence du capital est son existence ... et celui-ci détermine le contenu de sa vie d’une manière qui lui est indifférente. La production produit l’homme comme un être déshumanisé. » Karl Marx, Der historische Materialismus. Die Frühschriften, éd. par Landshut et Mayer, Leipzig, I, p. 361 sq. (Nationalôkonomieund Philosophie)5. [X la, 1]
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Il serait erroné de déduire la psychologie de la bourgeoisie de l’attitude du consommateur. Seul le groupe social des snobs défend le point de vue du consommateur. Les bases d’une psychologie de la classe bourgeoise se trouvent davantage dans cette phrase de Marx qui permet en particulier de décrire l’influence qu’exerce cette classe, comme modèle et comme client, sur l’art : « A un certain degré de développement, il faut que le capitaliste puisse employer à l’appropriation et à la surveillance du travail d’autrui et à la vente des produits de ce travail tout le temps pendant lequel il fonctionne comme capital personnifié. » Karl Marx, Dos    Kapital(I), éd. Korsch, Berlin ( 1932 ), p. 298 u.    [X2,2)
Extrait de Marx, Dos Kapital, III, 1, Hambourg 1921, p. 84 : « Le conseil du hanqnîrr ... plus important que celui du prêtre. » (Cit. par Hugo Fischer, Karl Marx und sein Verhàltnis zu Staat und Wirtschaft, Iéna 1932, p. 56.)[X 2, 3]
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« Ce que Marx appelle ‘fétichisme du monde de la marchandise’ n’est que l’expression scientifique qui lui sert à désigner le phénomène qu’il décrivait précédemment... par le terme d’‘aliénation de soi’ ... La différence de contenu la plus importante entre cette critique philosophique de 1’‘aliénation de soi économique et l’exposition scientifique de ce même problème que Marx fit plus tard dans Le Capital..., c’est que dans sa critique économique Marx devait conférer une signification plus profonde et plus générale au caractère fétiche de la marchandise ... Marx ramenait maintenant le caractère illusoire de toutes les autres catégories économiques au caractère fétiche de la marchandise. Bien que la forme la plus marquante de F‘aliénation de soi’ — le dessaisissement de soi direct des hommes dans le cadre des rapports entre ‘travail salarié et capital’ — gardât même à ce moment une importance décisive en ce qui concerne l’attaque pratique ..., le fétichisme de la marchandise force de travail restait à ce stade considéré, pour des raisons théoriques, comme une forme découlant purement et simplement de ce fétichisme plus général qui se trouve inclus dans la forme marchandise elle-même ... Cest en mettant en lumière le fait que toutes les catégories économiques ne sont ni plus ni moins qu’autant d’aspects d’un seul et même grand fétiche, que Marx put aller au-delà des formes adoptées et des phases traversées jusqu’alors par l’économie et la pensée sociale bourgeoises ... Les meilleurs des économistes classiques restaient eux-mêmes imbus de ce monde de l’apparence bourgeoise, qu’ils critiquaient, ou y retombaient, faute de pouvoir pousser leur analyse critique jusqu’à cette forme la plus générale du fétichisme économique, qui apparaît en tant que ‘marchandise’ dans la forme valeur des produits du travail et dans les rapports de valeur de la marchandise elle-même [faute de démasquer le fétichisme de l’or et de l’argent, de la rente foncière produit de la terre elle-même, de l’intérêt comme élément du profit, de la rente comme excédent par rapport aux taux de profit moyen]. » Korsch on cit.(II), p. 53-57".    PC 8, 2]
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L’expérience de notre génération : le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle.    [X Ils, 3]
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Y la photographie
Ce qui rend à ce point incomparables les premières photographies est peut-être ceci : elles sont la première image de la rencontre de la machine et de l' homme. [Y 4a, 3| 1
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a mouvement social
« Comme les surréalistes ne cessent pas de confondre le non-conformisme moral et la révolution prolétarienne, au lieu de suivre le train du monde moderne, ils tâchent de se replacer à un moment historique où cette confusion était encore possible, dans un climat antérieur au congrès de Tours, antérieur même au développement du marxisme, l’époque des années 20, 30 et 40. » Emmanuel Berl, « Premier pamphlet » ( Europe,n° 75, 15 mars 1929, p. 402).
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Début de la préface de Tissot, De la manie du suicide et de l’esprit de révolte : « Il est impossible de ne pas être frappé de deux phénomènes moraux qui sont comme l’expression d’un mal qui travaille maintenant d’une manière particulière les membres et le corps de la société : nous voulons parler du Suicide et de la Révolte. Impatient de toute loi, mécontent de toute position, on se soulève également contre la nature humaine et contre l’homme, contre soi-même et contre la société... L’homme de notre temps, et le Français plus qu’aucun autre peut-être, après avoir rompu violemment avec le passé ... effrayé d’un avenir dont l’horizon lui paraît déjà si sombre, se tue s’il est faible ... sans foi à ... l’amélioration des hommes, et surtout à une providence qui sait tirer le bien du mal. » J. Tissot, De la manie du suicide et de l’esprit de révolte, Paris 1840 (p. v). L’auteur indique dans sa préface n’avoir pas eu connaissance des livres de Frégier, Villermé et Degéraude lorsqu’il a rédigé son œuvre. [a 22, 2]
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La commune
«Cette orgie de pouvoir, de vin, de filles et de sang qu’on appelle ia Commune. » Charles Louandre, Les Idées subversives de notre temps, Paris 1872, p. 92. fk4> 8)
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m oisiveté
L’expérience ( Erfahrung)est le fruit du travail, l’expérience vécue (Erlebnis) est la fantasmagorie de l’oisif. [m la, 3]
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Le corrélât intentionnel de l’« expérience vécue » n'est pas resté le même. Au xix* siècle, c’était « l’aventure ». De nos jours, il apparaît sous la forme du « destin ». Dans le « destin » se cache la notion d'« expérience vécue totale» qui est par nature mortelle. La guerre ai est l' insurpassable préfiguration. (« Puisque je suis né allemand, je meurs. » — Le traumatisme de la naissance contient déjà le choc qui est mortel Cette coïncidence définit le « destin ».) [m la, 5]
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L’« expérience vécue » acquiert une nouvelle dimension avec la trace. Elle n’est plus contrainte d’attendre l’«aventure»; celui qui vit une expérience peut suivre la trace qui y mène. Celui qui suit des traces n’est pas seulement obligé de faire attention; il faut surtout qu’il ait déjà beaucoup fait attention. (Le chasseur doit connaître la forme du sabot de l'animal qu’il suit à la trace, il doit connaître l’heure à laquelle il va boire; il doit savoir comment coule la rivière vers laquelle sa proie va se diriger et où se trouve le gué qui lui permettra de la franchir.) On voit ainsi se manifester la manière spécifique dont l’expérience apparaît traduite dans le langage de l’expérience vécue. De fait, les expériences peuvent avoir une valeur inestimable pour celui qui suit une trace. Mais ce sont des expériences d’une nature particulière. La chasse est la seule forme de travail où elles doivent être par nature présentes. Et la chasse est une forme de travail très primitive. Les expériences de celui qui s’attache à suivre une trace ne résultent que très lointainement d’une activité de travail ou en sont complètement détachées. (Ce n’est pas pour rien qu’on parle d’une « chasse au bonheur ».) Elles n’ont ni suite ni système. Elles sont un produit du hasard et portent la marque de cette interminabilité essentielle qui caractérise les obligations préférées de F oisif. L’accumulation par principe interminable de connaissances intéressantes dont l’exploitation dépend du hasard a pour prototype l' étude idas Studium) . [m2,1]
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Étudiant et chasseur. Le texte est une forêt dans laquelle le lecteur est le chasseur. Des craquements dans le fourré — l’idée, la proie craintive, la citation —, une pièce du tableau de chasse. (Il n’est pas donné à chaque lecteur de tomber sur l’idée.) [m 2a, 1]
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Ce qui distingue l’expérience de l’expérience vécue, c’est que la première ne peut être détachée de l’idée d’une continuité, d’une suite. L’accent qui tombe sur l’expérience vécue sera d’autant plus important que son substrat est indépendant du travail de celui qui la fait. D’un travail qui se caractérise précisément par le fait qu’il sait d’expérience là où l’outsider peut tout au plus avoir une expérience vécue, [m 2a, 4]
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Premières notes
On dit que la méthode dialectique consiste à tenir compte à chaque instant de la situation historique concrète de l’objet auquel elle s’applique. Mais cela ne suffit pas. Car il est tout aussi important, pour cette méthode, de tenir compte de la situation historique concrète de l’intérêt qui est porté à son objet. Et cette situation a toujours ceci de particulier qu’elle a le sentiment d’être elle-même préformée dans cet objet et surtout a le sentiment que l’objet en lui-même est concrétisé, qu’il est arraché à son existence antérieure et accède à la concrétion supérieure de l’être-maintenant. Comment cet être-maintenant (qui n’est rien moins que l’être-maintenant du temps présent maintenant) peut-il, en lui-même, représenter déjà une concrétion plus haute ? Cette question, il est vrai, ne peut être abordée par la méthode dialectique dans le cadre de l’idéologie du progrès. Elle appelle une vision de l’histoire qui dépasse en tous points cette idéologie. Il faudrait alors que cette vision évoquât la condensation croissante (l’intégration) de la réalité, qui fait que tout événement passé (en son temps) peut acquérir un plus haut degré d’actualité que celui qu’il avait au moment où il a eu lieu. Ce passé s’adapte à cette actualité plus haute qu’il reçoit grâce à l’image par laquelle et sous laquelle il est compris. — Traiter le passé, ou mieux l’Autrefois, selon une méthode non plus historique mais politique. Faire des catégories politiques des catégories théoriques, alors qu’on n’osait les appliquer que dans la perspective de la praxis, parce qu’on n’osait les appliquer qu’au présent : voilà la tâche. La compénétration et le rappel dialectiques des conjonctures passées sont la mise à l’épreuve de la vérité de l’action présente. Mais cela signifie qu’il faut faire détonner l’explosif qui se trouve dans la mode (qui fait toujours référence au passé). <0°, 5 >
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Dans le jazz le bruit s’émancipe. Le jazz apparaît à un moment où le bruit est de plus en plus éliminé du processus de production, de circulation et de commerce. Également à la radio.    (O®, 61)
 
 
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