Le criticon - Baltasar Gracian
CRITILO NAUFRAGÉ RENCONTRE ANDRENIO, QUI LUI RACONTE SA PRODIGIEUSE HISTOIRE
- Oh vie ! tu n’aurais pas dû commencer, mais puisque tu as commencé tu ne devrais pas finir! Il n’y a pas de chose plus désirée ni plus fragile que tu l'es, et celui qui une fois te perd, tard te récupère : dès lors, je devrais t’estimer comme déjà perdue. La nature s’est montrée la marâtre de l’homme, car ce qu’elle lui enlève de connaissance lorsqu’il naît, elle le lui restitue quand il meurt : là parce qu’il ne perçoit pas les biens qu’il reçoit et ici parce qu’il éprouve les maux qu’il conjure. Oh! tyran mille fois de toute l’humanité celui qui, le premier, avec une scandaleuse témérité, confia sa vie à l'élément inconstant, sur un fragile morceau de bois! On dit que sur son sein l’acier brillait, mais moi je dis que l'erreur l'aveuglait. En vain l'Attention supérieure a séparé les nations avec les monts et les mers, si l’audace des hommes a trouvé des ponts pour transvaser leur malice. Tout ce que l’industrie humaine a inventé a été pernicieusement fatal, et à son propre préjudice : la poudre est un horrible ravage de vies, l’instrument de sa plus grande ruine, et un bateau n’est rien d’autre qu’un cercueil anticipé. La terre paraissait un théâtre trop étroit à la mort pour ses tragédies, elle chercha le moyen de triompher sur les mers, afin que dans tous les éléments Ton se meure. Combien de degrés reste-t-il à un malheureux pour périr, après qu’il a foulé le pont d’un navire, échafaud mérité de son intrépidité? Avec raison Caton lui-même réprouvait de s’être embarqué, des trois folies qu’il fit dans sa vie, pour la plus grande. Oh sort, oh ciel, oh fortune! je croirais même être quelque chose, puisqu’ainsi tu me poursuis; et après avoir commencé, tu n’as de cesse que tu n’aies achevé : que me serve en cette occasion de ne rien valoir, pour prétendre à l’éternité.
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Le parler est un grand effet de la rationalité, car qui ne pense pas ne converse pas. Parle, a dit le philosophe, pour que je te connaisse. L’âme se communique noblement, suscitant de spirituelles images d’elle-même dans l’esprit de celui qui écoute, ce qui est proprement converser. Ceux qui ne se parlent pas ne sont pas présents l’un à l’autre, ni absents ceux qui communiquent par écrit : les sages du passé vivent encore et nous parlent chaque jour dans leurs écrits éternels, lumière perpétuelle des sages à venir. Le parler participe à la fois du nécessaire et de l’agréable, car la sage nature a toujours eu soin de réunir l’une et l’autre chose dans toutes les fonctions de la vie; par la conversation, toutes les connaissances importantes s’acquièrent plaisamment et rapidement, et le parler est un excellent raccourci vers le savoir : en parlant, les sages en engendrent d’autres, et par la conversation la connaissance se laisse doucement conduire vers l’âme. C’est pourquoi, par nécessité et par goût, les personnes ne peuvent rester sans quelque idiome commun, et même deux enfants laissés intentionnellement sur une île s’inventèrent un langage pour communiquer et se comprendre.
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- Je ne sais, dit-il, ni qui je suis, ni qui m’a donné la vie, ni pourquoi on me la donna. Que de fois en silence me suis-je interrogé sur moi-même, aussi ignorant que curieux! Car si questionner c’est ignorer, difficilement pouvais-je me répondre. Je me contredisais parfois pour voir si, enflammé, je me surpasserais moi-même; et quoique je tinsse bien peu de l’individu, je me dédoublais afin de voir si, éloigné de mon ignorance, je pourrais me mettre à la portée de mes désirs.
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- Le sommeil, poursuivait-il, était le refuge ordinaire de mes peines, le soulagement singulier de ma solitude. A lui j’en appelais de mon continuel tourment et à lui j’étais livré une nuit, bien que ce le fût toujours pour moi, plus suavement que de coutume, présage infaillible de quelque infélicité prochaine. Et il en fut ainsi, car un bruit extraordinaire l’interrompit qui paraissait sortir des entrailles les plus profondes de cette montagne.
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- Mais si les roches elles-mêmes tremblaient, qu’en était-il de moi ! reprit Andrénio. Toutes les parties de mon corps parurent également vouloir se déboîter, jusqu’à mon cœur, faisant de tels bonds que je ne fis pas peu pour le retenir. Les sens commencèrent à me manquer et je me trouvai perdu à moi-même, mort et même enseveli parmi les pierres et parmi les peines. Le temps que dura cette éclipse de l’âme, parenthèse de ma vie, je ne pus ni le percevoir par moi-même ni de quelque autre l’apprendre. Enfin, je ne sais ni quand ni comment, j’en vins peu à peu à me remettre d’une si mortelle défaillance. J’ouvris les yeux à la lumière du jour qui commençait.
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Pour cela les hommes sages se sont toujours prévalus de la réflexion, s’imaginant entrer à nouveau dans le monde, s’arrêtant à ses prodiges, car chaque chose l’est, admirant ses perfections et philosophant ingénieusement. A la manière de celui qui, se promenant dans un délicieux jardin, ayant passé distrait par ses allées sans s’arrêter à la singularité de ses plantes ni à la variété de ses fleurs, s’en avisant, retourne en arrière, et empruntant à nouveau le chemin parcouru commence à jouir peu à peu et une à une de chaque plante et de chaque fleur, ainsi nous arrive-t-il à nous, qui passons de la naissance à la mort sans nous arrêter à la beauté et à la perfection de cet univers; mais les hommes sages retournent en arrière, renouvelant le goût et contemplant chaque chose d’une façon nouvelle, dans le discernement, sinon dans le regard.
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- Tu as bon goût, dit Critilo, mais prends garde à ne pas être un de ceux qui chaque année se promènent de fleur en fleur, attentifs à la seule distraction des sens matériels, sans que l’âme se voue à la plus sublime contemplation. Rehausse ton goût en reconnaissant l’infinie beauté du Créateur dans la terrestre beauté qui le représente, induisant que, si l’ombre est telle, qu’en sera-t-il de sa cause et de la réalité qu’elle suit ! Argumente de la distance qu’il y a du mort au vivant, de la peinture à l’original; et observe que, comme l’adroit artisan a coutume, dans la belle construction d’un palais, de considérer non seulement sa stabilité et sa fermeté, la commodité de l’habitation, mais également la beauté et l’élégante symétrie, pour que le plus noble de tous les sens, qui est la vue, puisse en jouir, ainsi le divin Architecte de cette grande maison du globe n’eut pas seulement égard à sa commodité et à sa fermeté, mais aussi à sa belle proportion.
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ENTRÉE DU MONDE
Elle paraît l’introduire dans un royaume de félicités, et ce n’est qu’une prison de malheurs; car, lorsqu’il parvient à ouvrir les yeux de l’âme, se rendant compte de sa méprise, il se trouve engagé sans remède, il se voit jeté dans la fange dont il a été formé, et alors que peut-il faire sinon la fouler, cherchant d’en sortir le mieux qu’il pourra?
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Cela non, répondit Chiron. Le monde n’est pas pour que l'on s'y rassoie.
- Alors appuyons-nous ici, à l'une de ces colonnes, dit Crîtilo.
- Non plus, car ils sont tous faux les appuis de cette terre. Nous cheminons, et à la fin nous passons.
Le sol était très inégal, parce qu’aux portes des puissants, qui sont les riches, il y avait de grands monceaux qui reluisaient beaucoup.
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Quand tu en verras un qui présume d’être sage, considère que c’est un sot; tiens le riche pour pauvre des biens véritables ; celui qui commande à tous est esclave commun, le grand de corps n’est pas très homme, le gros a peu de substance, celui qui fait le sourd entend plus qu’il ne voudrait, celui qui regarde avec afféterie est aveugle ou aveuglera, celui qui flaire beaucoup flaire le mal partout, le hâbleur ne dit mot, celui qui rit montre les dents, celui qui murmure se condamne, celui qui mange plus mange moins, celui qui se gausse peut-être se confesse, celui qui dit du mal de la marchandise la désire, celui qui fait le simple en sait plus, celui à qui rien ne manque il se manque à lui-même, à l’avare ce qu’il a lui sert autant que ce qu’il n’a pas; celui qui se donne le plus de raisons en a le moins, le plus sage est d’habitude le moins compris; faire bonne vie c’est l’achever, celui qui l’aime l’abhorre, celui qui te loue se joue, celui qui te fait fête te craint ; la sottise tu la trouveras d’ordinaire dans les jolis airs ; le très droit est tortu, trop de bien se change en mal, celui qui couvre ses pas en fait plus; pour ne pas perdre une bouchée on en perd cent; celui qui dépense peu dépense doublement, celui qui te fait pleurer te veut du bien : et enfin, ce que l’un affecte et veut paraître, c'est ce qu'il est le moins.
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- C’est ce qu’elles sont, répondit le vieillard, et l’une d’elles est la tienne : des têtes d’hommes, dirais-je, écervelés, plus pleines de vent que d’entendement, et d’autres de boue, d’intrigues et de mensonges. Le monde les remplit de sa vanité ceux d’en haut, qui sont les contentements et les félicités, les prennent et les rejettent vers ceux d’en bas, qui sont leurs contraires, les peines et les calamités, avec toutes sortes de maux : tantôt l’homme misérable est parmi les uns, tantôt parmi les autres, ici abattu, là encensé, tous le ballottent et le rejettent, jusqu’à ce que, éclaté, il vienne finir entre la pelle et la pioche, dans la fange et la puanteur d’un tombeau.
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LA MAUVAISE PASSE OU L’ASSAUT DES PASSIONS
c’est un commun désordre parmi les hommes que de foire de la fin un moyen, et du moyen en foire une fin : ils prennent pour établi ce qui doit être passager et font du chemin une halte; Os commencent par où ils doivent finir, et finissent par le commencement. La sage et prévoyante nature introduisit le plaisir afin qu’il fut un moyen pour les opérations de la vie, instrument d’allégement de ses fonctions les plus fastidieuses ; ce qui fut un grand expédient pour faciliter ce qu’il y a en elle de plus pénible.
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LA MER COURTISANE
quand on a vu un lion, on les a tous vus, et quand on a vu une brebis, toutes également; mais quand on a vu un homme, on n’en a vu qu’un seul, et encore ne le connait-on guère. Tous les tigres sont cruels, toutes les colombe, candides, et chaque homme différent par sa nature. Les généreux aigles engendrent toujours des aigles généreux, mais les grands hommes n’engendrent pas toujours des enfants éminents, ni les petits, des petits. Chacun a son goût et sa façon, car l’on ne vit pas d’une seule opinion.
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Celle-ci les captive, les convie, ou les dévie, les uns dans la demeure la plus haute de la superbe, les autres dans la plus basse de l’incurie, mais aucun dans le milieu, car dans les vices il n’y en a point. Tous entrent comme vous avez vu, en chantant, et sortent ensuite en sanglotant, si ce ne sont les envieux, qui procèdent à l’inverse. Le remède pour ne pas être précipité à la fin est de se rendre compte au début : grand conseil de la sage Artémia, qui m’a amplement servi pour bien en sortir.
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Il passa à celle du Monde, que l’on tenait pour menteur, et celui-ci lui répondit qu’en aucun cas, qu’il ne trompait personne, quelque désir qu’il en eût : que ce sont les hommes qui se trompent eux-mêmes, qui s’aveuglent et veulent se tromper. Il s’adressa à la Menterie elle-même, car il la trouvait partout; il lui dit qui il cherchait, et celle-ci lui répondit :
- Va donc, idiot ! Comment devrais-je, moi, te dire la vérité?
- Alors c’est la Vérité qui me le dira, dit-il; mais où la trouverai-je? Ce sera bien plus difficile, car si dans le monde entier je ne puis découvrir la Tromperie, combien moins la Vérité !
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— Est-ce possible, se lamentait-il, que ce monde soit rempli de tromperies et que moi je ne la trouve pas! On dirait une enquête en Aragon! Elle sera sans doute dans un quelconque mariage : allons-y.
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- Qu’est cela ? disait-il : les trompeurs me disent que ce sont les trompés qui l’ont emportée, ceux-ci me répondent que ceux-là la retiennent avec eux. Moi, je crois que les uns et les autres l’ont chez eux et aucun ne se l’imagine.
Il allait de la sorte, quand la Sagesse tomba sur lui, non lui sur elle, et comme elle était instruite de tout, elle lui dit :
Perdu, qui cherches autre chose que toi-même! ne vois-tu pas que celui qui cherche la Tromperie ne la trouve pas, et qu’en la découvrant ce n’est déjà plus elle? Va chez quelques-uns de ceux qui se trompent eux-mêmes, car elle ne peut manquer d’y être.
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Certains s’en aperçurent au prix de l’expérience, et le dirent aux autres; peu le crurent, et comme ils le voyaient si agréable et si fleuri, ils poursuit virent dans leur méprise. Depuis ce jour, la Vertu et la Méchanceté vont troquées et le monde entier abusé ou s’abusant : ceux qui, séduits par l’appât du plaisir, embrassent la Méchanceté, ensuite se voient joués, s’en rendent compte tard et disent, repentis :
- Il n’est pas là, le bien véritable, celui-là est le mal de tous les maux : nous avons donc fait fausse route.
Au contraire, ceux qui, détrompés, s’attachent à la Vertu, bien qu’au début elle leur paraisse âpre et parsemée d’épines, à la fin cependant trouvent le véritable plaisir et se réjouissent d’avoir tant de bien dans leur conscience. Comme la beauté semble fleurie à celui-ci, et comme il reste meurtri ensuite, souffrant mille maux !
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Ce que je peux dire c’est que, durant le peu de jours où j’ai été ici, j’ai vu entrer beaucoup d’hommes et n’en ai pas vu sortir un, aussi seul fût-il. Et parce que cette sirène tient du poisson, elle leur pêche à tous l’argent, les bijoux, les vêtements, la liberté et l’honneur; et pour ne pas être découverte, elle change chaque jour, non pas de condition ni de mœurs, mais d’endroits : d’un bout de la ville elle saute à l’autre, par quoi il est impossible, perdue qu’elle est, de la retrouver.
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RÉFORME UNIVERSELLE
l’homme se détourne de ses inclinations de sept ans en sept ans : combien davantage doit-il varier de tempérament dans chacun des quatre âges de la vie ! Il commence par ne vivre qu’à moitié celui qui ne perçoit rien, ou peu de chose : l’enfance s’écoule en laissant dans l’oisiveté toutes les facultés, même les plus ordinaires (car pour les nobles vertus, elles gisent dans une puérilité indolente), inférieures sur ce point à celles des bêtes, croissant comme les plantes et se nourrissant au même rythme que les fleurs. Mais le temps arrive où l’âme aussi sort du berceau pour se livrer à la vie sensible et s’engager dans la joviale jeunesse, à qui la riante humeur donna son nom : quelle sensualité, quelles délices ! Il entend, celui qui n’entend rien encore, se divertir avant tout; il ne s’applique pas au noble esprit, mais à la plaisante nature : il suit son goût, quand il l’a si mauvais.
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Lorsqu’on le vit entamer sa tentative une clameur s’éleva de toute l’assistance, et l’on tint pour certain qu’il devait culbuter dès le premier pas ; mais ce fut tant au contraire que l’aveugle passa tout droit : il s’aida en faisant le sourd, car, quoiqu’il avançât sous les sifflets et que tous le montrassent du doigt, lui, comme il ne voyait ni n’entendait, ne se souciait pas des dires d’autrui, mais seulement de ses propres actes, et d’aller de l’avant l’âme en paix; et ainsi, sans même heurter un atome, il alla au bout de son désir avec bonheur, en quoi il fut plus qu’envié. Critilo dit incontinent :
- Cet aveugle doit être notre guide, car il n’y a plus que les aveugles, les sourds et les muets qui peuvent vivre maintenant dans le monde. Profitons de la leçon, soyons aveugles pour les taches d’autrui, muets pour ne pas les blâmer ni nous vanter, nous attirant ainsi en retour de notre médisance la haine de la vengeance ; soyons sourds afin de ne pas faire cas de ce qu’on dira.
Grâce à cette leçon ils purent passer; pour le moins furent-ils tenus pour passables, admirés de tous et imités de bien peu. Ils pénétrèrent alors dans ce célèbre centre de l’honneur peuplé d’édifices majestueux, de magnifiques palais, de tours superbes, d’arcs, de pyramides et d’obélisques, qu’il en coûte beaucoup d’ériger mais qui ensuite durent éternellement.
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