mercredi 12 novembre 2025

Fragments - Héraclite

Fragments - Héraclite

III. La connaissance : à l'écoute du lógos

1. Le lógos

Les fragments relatifs au tout ordonné et « mesuré » (au kósmos) comme ceux dont l'objet est le mobilisme emploient tous un même terme, lógos, dont la plupart des commentateurs anciens et modernes ont estimé qu'il occupait une place décisive dans la doctrine héraclitéenne91. Le lógos se retrouve en effet à la croisée des deux hypothèses qu'on tient à juste titre pour les plus authentiquement héraclitéennes : l'unité de toutes choses et leur perpétuel changement ; et c'est la possibilité de connaître cette réalité une et changeante que nomme le terme lógos. La question de sa signification exacte dans les fragments n'a toutefois pas cessé de se poser, tant les usages de ce mot paraissent variés : la principale des notions héraclitéennes nomme ainsi le projet savant de l'Éphésien (qui expose dans son livre un lógos, ce « lógos d'Héraclite » que l'on cite et commente), mais aussi son moyen (Héraclite prétend connaître toutes choses à travers le lógos, ou en écoutant le lógos) et peut-être même son objet (Héraclite aurait entrepris de connaître le lógos de toutes choses). C'est ce que suggèrent, si l'on en croit Sextus Empiricus (fin du IIe siècle apr. J.-C.), les toutes premières lignes de l'ouvrage d'Héraclite :

Ainsi l'homme mentionné plus haut affirme-t-il au début de son Sur la nature : de cette explication qui existe toujours, les hommes demeurent ignorants, à la fois avant de l'avoir entendue et après l'avoir entendue pour la première fois. Car bien que toutes choses se produisent conformément à cette explication, ils sont comme des gens dépourvus d'expérience, même lorsqu'ils s'essaient à des gestes ou à des paroles tels que moi je les rapporte, lorsque je définis chaque chose selon la nature et dis comment elle est ; mais le reste des hommes échouent à comprendre ce qu'ils font éveillés, tout comme ils oublient ce qu'ils font durant leur sommeil92.

 

Fragments

(citations et témoignages)

 

Une vie d'Héraclite

1. Diogène Laërce, IX, 1-6 (ligne 16)1 :

1. Héraclite, fils de Bloson ou, selon certains, d'Héracôn, citoyen d'Éphèse. Il atteignit sa pleine maturité pendant la soixante-neuvième Olympiade (504-501). C'était un homme d'esprit hautain, plus que tout autre orgueilleux et méprisant, comme le montre clairement son livre, dans lequel il affirme : l'érudition n'enseigne pas l'intelligence ; autrement, elle aurait instruit Hésiode et Pythagore, et encore Xénophane et Hécatée. Selon lui en effet, le savoir ne consiste qu'en une chose : connaître qu'une pensée gouverne toutes choses à travers tout. Il disait même qu'Homère méritait d'être chassé des concours à coups de bâtons, et Archiloque pareillement. 2. Il disait encore qu'il faut éteindre la démesure plus encore qu'un incendie, et que les hommes doivent se battre pour leur loi comme pour unrempart. Il critiqua âprement les Éphésiens d'avoir banni son ami Hermodore, en disant : tous les Éphésiens adultes devraient se pendre et laisser la cité à de jeunes gens, eux qui ont banni Hermodore, le plus noble d'entre eux, en disant : « qu'aucun de nous ne soit plus noble, ou bien qu'il aille vivre ailleurs et parmi d'autres hommes ». Comme on lui demandait d'établir pour eux des lois, il les méprisa, parce que, selon lui, la cité avait depuis trop longtemps déjà une mauvaise constitution. 3. S'étant retiré dans le temple d'Artémis, il jouait aux osselets avec des enfants. Aux Éphésiens qui, réunis en cercle autour de lui, le regardaient faire curieusement, il dit : « qu'avez-vous à vous étonner, vauriens, cela ne vaut-il pas mieux que d'administrer la cité avec vous ? » Finalement, il devint si misanthrope qu'il se retira à l'écart et s'en alla vivre d'herbes et de plantes sur les montagnes. Toutefois, ce régime l'ayant rendu hydropique, il redescendit en ville pour consulter les médecins, auxquels il demanda, sous forme d'énigme, s'ils pourraient changer une pluie abondante en sécheresse. Comme ils ne comprenaient pas, il alla s'enterrer lui-même dans une étable, en espérant que la chaleur de la bouse de vache ferait s'évaporer cette eau. Mais n'arrivant à rien par ce moyen, il finit par mourir, à l'âge de soixante ans. 4. Nous avons écrit sur lui ce texte :

Souvent je me suis étonné de la manière dont Héraclite avait pu mourir,

Et combien la vie fut pour lui une épuisante épreuve ;

Car une pénible maladie arrosa d'eau son corps,

Éteignit la lumière de ses yeux et y conduisit l'ombre.

.

 

Citations et témoignages doctrinaux

I.

Le monde : mobilisme universel et théorie de la contrariété

1. Une hypothèse relativiste

5. Clément, Stromates, I, 2, 2-35 :

Mais s'il est vrai que la connaissance n'est pas à la portée de tous, les écrits ne sont pour la masse que des perles aux pourceaux, comme dit le proverbe. Les porcs se complaisent plus dans la fange que dans l'eau pure. « Si je leur parle en paraboles, dit le Seigneur, c'est parce qu'ils voient sans voir, qu'ils entendent sans entendre et sans comprendre. »

*

6

*

11. Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10, 211 :

Hippolyte résume la théorie héraclitéenne de la contrariété.

C'est ainsi qu'Héraclite affirme que ni l'obscurité ni la lumière, ni non plus le mal ni le bien ne sont différents mais qu'ils sont identiques ; c'est pourquoi il blâme Hésiode de ne pas connaître la différence qu'il y a entre le jour et la nuit. Car le jour et la nuit sont un, dit-il, en s'exprimant ainsi : Hésiode est le maître des plus nombreux, lui dont on croit qu'il sait le plus de choses, alors qu'il ne connaissait même pas le jour et la nuit ; car ils sont un.

*

2. L'écoulement

12. Aristote, Topiques, I, 11, 104b 19-2212 :

Une thèse est une pensée contraire à l'opinion, soutenue par quelque philosophe célèbre. Par exemple, qu'il n'y a pas de contradiction possible, comme l'a affirmé Antisthène, ou que toutes choses sont en mouvement, selon Héraclite, ou que ce qui existe est un comme le dit Mélissos.

*

*

15. Platon, Cratyle, 401e3-402d3 (trad. C. Dalimier légèrement modifiée)15 :

SOCRATE

(…) Le nom de Kronos, mon bon, nous l'avons déjà passé en revue (en 396b) : mais peut-être mes propos sont-ils sans valeur.

HERMOGÈNE

Comment cela, Socrate ?

SOCRATE

Mon cher, je sens en moi comme un essaim de pensées.

HERMOGÈNE

Qu'est-ce que c'est que cela ?

SOCRATE

La chose est parfaitement risible, mais je crois qu'on peut y ajouter foi.

HERMOGÈNE

Y ajouter foi ?

SOCRATE

Je crois m'apercevoir de la sagesse des antiques formules d'Héraclite, formules qui concernent tout simplement Kronos et Rhéa, et qui s'accordent aussi avec ce que disait Homère.

HERMOGÈNE

Que veux-tu dire ?

SOCRATE

Héraclite dit, n'est-ce pas ? que tout passe et rien ne demeure ; et, comparant les choses au courant d'un fleuve, il ajoute que tu ne saurais entrer deux fois dans le même fleuve.

HERMOGÈNE

C'est cela.

SOCRATE

Eh bien, à ton avis, pensait-il autrement qu'Héraclite celui qui donnait aux ancêtres des autres dieux les noms de Rhéa et de Kronos ? Crois-tu que ce soit par hasard qu'il leur ait donné, à l'un et à l'autre, des noms s'appliquant à des écoulements ? De même Homère dit à son tour :

Océan, père des dieux, et leur mère Thétys et, je crois aussi, Hésiode. Et Orphée ne parle-t-il pas lui aussi :

Océan au beau cours se maria le premier

avec Téthys, sa sœur née de la même mère.

Considère que tout cela concorde et converge vers la formule d'Héraclite.

HERMOGÈNE

Tu me parais avoir raison, Socrate ; mais je ne vois pas ce que veut dire le nom de Téthys.

SOCRATE

Pourtant, il parle presque de lui-même : c'est un nom de source déguisé. Car ce qui passe à travers un crible (diattṓmenon) et ce qui est filtré (ēthoúmenon) figurent une source, et c'est avec ces deux noms que celui de Téthys a été formé.

HERMOGÈNE

Voilà une explication élégante, Socrate.

*

*

17. Plutarque, Sur l'E de Delphes, 18, 392a-c (trad. R. Flacelière)17 :

Toute nature périssable, placée entre la naissance et la mort, n'offre d'elle-même qu'une image et une apparence dépourvues de netteté et de consistance. Si l'on veut appliquer son esprit pour essayer de la saisir, il en va comme de l'eau que l'on presse avec force dans sa main : plus on la serre en tâchant de la retenir, plus les doigts qui l'entourent la laissent s'écouler et se perdre ; de même, quand la raison recherche la clarté absolue en ce qui concerne chacun des êtres passibles et changeants, elle s'égare, en se dirigeant tantôt vers leur naissance, tantôt vers leur mort, sans pouvoir jamais rien appréhender de stable ni de réellement existant. Car on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve, selon Héraclite, et l'on ne peut pas non plus saisir deux fois dans le même état une réalité mortelle. Des changements vifs et rapides en dispersent les éléments, puis les réunissent à nouveau ; ou plutôt, ce n'est pas à nouveau, ni plus tard, c'est simultanément qu'elle se constitue (sunístatai) et se défait (apoleípei), apparaît ((próseisi) et disparaît (àpeisin). Aussi ne parvient-elle jamais à l'existence dans son devenir qui jamais ne connaît de repos ni d'arrêt.

*

*

37. Plutarque (?), Consolation à Apollonios, 106e-f (trad. J. Defradas, J. Hani et R. Klaerr, modifiée)37 :

Plutarque démontre qu'il ne convient pas de s'affliger de l'imminence de notre propre mort. Celle-ci est une nécessité.

À quel moment donc la mort n'est-elle pas présente en nous ? Comme le dit Héraclite : la vie et la mort sont une seule et même chose ; de même, la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse ; car les premiers de ces états sont devenus les seconds et les seconds, à rebours, devenus les premiers. Comme, avec une même argile, un potier peut modeler des figures d'êtres vivants et les détruire, puis en modeler à nouveau d'autres pour les détruire, et ainsi alternativement sans s'arrêter, de même la nature, avec la même matière, a fait surgir nos ancêtres, puis les a détruits pour créer nos parents, puis nous-mêmes, puis d'autres hommes après d'autres hommes, en un cycle infini. Le fleuve de la génération, qui coule ainsi perpétuellement, jamais ne s'arrêtera, et de même son contraire, le fleuve de la corruption, que les poètes appellent Achéron ou Cocyte.

*

41. Celse (d'après Origène, Contre Celse, VI, 42)41 :

Origène rapporte les critiques que Celse adresse aux chrétiens pour n'avoir pas compris ce qu'était le mal (Celse se moque de la manière dont les chrétiens inventent à Dieu un adversaire diabolique). Celse évoque ainsi quelques-uns des conflits qui, selon la tradition religieuse grecque, opposaient les dieux, avant de montrer ensuite comment les chrétiens les ont repris sans les comprendre.

Voulant montrer quelles énigmes nous aurions mal comprises dans notre doctrine sur Satan, il (Celse) ajoute : « les Anciens parlent en termes énigmatiques d'un certain conflit guerrier entre les dieux. Héraclite s'exprime ainsi : il faut savoir que la guerre est ce qui est commun, et qu'elle est éprise de justice ; ainsi, toutes choses sont engendrées et rendues nécessaires par la discorde. Et Phérécyde, bien plus ancien qu'Héraclite, raconte le mythe d'une armée rangée contre une armée, dont l'une a pour chef Cronos et l'autre Ophionée. (…). »

*

42. Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9, 442 :

Hippolyte évoque ce qu'il estime être le principe héraclitéen de toutes choses, le lógos, qu'il identifie à Dieu le Père.

Et écoutons-le encore nous expliquer que le père de toutes les choses qui sont nées est né et n'est pas né, qu'il est création et créateur : la guerre est le père de toutes choses, et de toutes choses il est le roi ; c'est lui qui fait que certains sont des dieux et d'autres des hommes, que certains sont des esclaves quand d'autres sont libres.

*

II.

La nature des choses :
 la transformation des éléments

1. Le feu pour principe

2. La transformation élémentaire cyclique

48. Clément, Stromates, V, 104, 1-3 (trad. P. Voulet modifiée)48 :

Clément évoque les mythes de la régénération connus des Grecs. Il associe Héraclite et les stoïciens, au motif que le premier et les seconds ont également soutenu que le monde serait détruit sous l'action du feu divin.

Héraclite l'Éphésien est manifestement de cette opinion (qu'il y aura un changement de la nature du feu). Il tenait que le monde est éternel en un certain sens, mais qu'en un autre sens il est en voie de destruction, dans la mesure où la mise en ordre de ce monde-ci n'est qu'une modification du monde éternel. Mais qu'il savait que le monde en tant que tel, composé de toute la réalité, est éternel, il le montre clairement par ces mots : ce monde-ci, le même pour tous, que nul dieu ni homme n'a fait, mais qui était toujours, qui est et qui sera : un feu éternel, s'allumant en mesures et s'éteignant en mesures. Et qu'il exprimait l'opinion selon laquelle le monde est à la fois créé et destructible, les mots suivants le disent : les transformations du feu : d'abord, mer, de la mer une moitié terre, une moitié souffle brûlant. Car il dit en effet que le feu, par la raison (lógos, le Verbe), par le Dieu qui arrange toutes choses, est transformé par l'air en humidité, l'humidité qui est comme la semence de la mise en ordre du monde et qu'il appelle mer. Ainsi, hors de ce qui précède, naît la terre, puis le ciel et tout ce qu'ils contiennent. Comment ces choses ont lieu de nouveau et redeviennent feu, il le montre clairement par ces mots : <la terre> se dissout en mer et se trouve mesurée selon la même proportion qu'elle possédait avant qu'elle ne devînt terre.

*

3. Le monde et les astres

4. La loi et l'unité de toutes choses

III.

La connaissance : à l'écoute du lgos

1. Le lόgos

2. La connaissance

IV.

Les affaires humaines

1. L'âme

2. La conduite de l'existence

117. Plutarque, De la superstition, 166b-c (trad. J. Defradas, J. Hani et R. Klaerr)117 :

Ce qui caractérise plus que tout le superstitieux, affirme Plutarque, c'est son incapacité à dormir, soit qu'il se réveille effrayé, soit qu'il s'abandonne aux pires cauchemars.

On peut dire aussi au superstitieux : « Le sommeil, ce que les dieux nous ont donné comme un oubli de nos maux et comme une trêve, pourquoi en fais-tu pour toi-même un lieu de châtiment permanent et douloureux, alors que ton âme infortunée ne peut pas se réfugier dans un autre sommeil ? » Héraclite déclare que, pour les gens éveillés, il n'existe qu'un monde, qui est commun, alors que dans le sommeil chacun se détourne vers un monde qui lui est propre. Or pour le superstitieux, il n'est pas de monde commun : éveillé, il ne se sert pas de son intelligence ; endormi, il ne se libère pas de son trouble, mais chez lui c'est le raisonnement qui rêve et la crainte qui est sans cesse en éveil, sans possibilité de fuir ou de se rendre ailleurs.

*

118. Stobée, III, 1, 179118 :

Réfléchir est commun à tous.

*

119. (texte reconstitué) Stobée, III, 1, 179, et Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 133119 :

Ceux qui parlent de façon réfléchie doivent nécessairement s'appuyer sur ce qui est commun à tous, tout comme une cité s'appuie sur sa loi, et le fait plus fermement. Car toutes les lois humaines sont nourries par une unique loi divine. Celle-ci domine comme elle l'entend ; elle subvient à toutes (les lois humaines) et elle l'emporte sur toutes.

Le texte qui suit, de Sextus, est donc la fin du texte cité en 77.

Il dit plus loin qu'il faut obéir à ce qui est commun (car partagé (xunόs) signifie commun (koinόs) : mais alors que la raison est en commun, la plupart des hommes vivent comme s'ils possédaient une réflexion particulière (et cela n'est rien d'autre qu'une explication de la manière dont le monde est ordonné (exḗgēsis toû trόpoû tē̂s toû pantòs dioikḗseōs)).

*

3. Les dieux sont partout


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire