mercredi 12 novembre 2025

Les caractères - La Bruyère

Les caractères - La Bruyère

DES OUVRAGES DE L’ESPRIT

 

Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir  amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop  grande entreprise.

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 Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable : la poésie, la musique, la peinture, le discours public.

Quel supplice que celui d’entendre déclamer pompeusement un froid discours ou prononcer de médiocres vers avec toute l’emphase d’un mauvais poète !

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Un auteur sérieux n’est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l’on peut dire et de toutes les ineptes applications que l’on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer ; il est convaincu que, quelque scrupuleuse exactitude que l’on ait dans sa manière d’écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu’à leur faire rencontrer une sottise.

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Les sots lisent un livre et ne l’entendent point ; les esprits médiocres  croient l’entendre parfaitement ; les grands esprits ne l’entendent  quelquefois pas tout entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur,  comme ils trouvent clair ce qui est clair ; les beaux esprits veulent  trouver obscur ce qui ne l’est point, et ne pas entendre ce qui est fort  intelligible.

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Un auteur cherche vainement à se faire admirer par son ouvrage. Les sots  admirent quelquefois, mais ce sont des sots. Les personnes d’esprit ont  en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentiments ;  rien ne leur est nouveau ; ils admirent peu : ils approuvent.

DU MÉRITE PERSONNEL

 

Personne presque ne s’avise de lui-même du mérite d’un autre.

Les hommes sont trop occupés d’eux-mêmes pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner les autres : de là vient qu’avec un grand mérite et une plus grande modestie l’on peut être longtemps ignoré.

 

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Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d’une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l’esprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos 

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DES FEMMES

Chez les femmes, se parer et se farder n’est pas, je l’avoue, parler  contre sa pensée ; c’est plus aussi que le travestissement et la  mascarade, où l’on ne se donne point pour ce que l’on paraît être, mais  où l’on pense seulement à se cacher et à se faire ignorer : c’est  chercher à imposer aux yeux et vouloir paraître selon l’extérieur contre  la vérité ; c’est une espèce de menterie.

Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu’à la coiffure  exclusivement, à peu près comme on mesure le poisson entre queue et  tête.

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Si les femmes veulent seulement être belles à leurs propres yeux et se  plaire à elles-mêmes, elles peuvent sans doute, dans la manière de  s’embellir, dans le choix des ajustements et de la parure, suivre leur  goût et leur caprice ;  mais si c’est aux hommes qu’elles désirent de  plaire, si c’est pour eux qu’elles se fardent ou qu’elles s’enluminent

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Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles, et l’harmonie la plus douce est le son de voix de celle que l’on aime.

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 DU CŒUR

L’amour naît brusquement, sans autre réflexion, par tempérament ou par  faiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L’amitié au  contraire se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un  long commerce. Combien d’esprit, de bonté de cœur, d’attachement, de  services et de complaisance dans les amis, pour faire en plusieurs  années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou  une belle main !

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L’amour et l’amitié s’excluent l’un l’autre.

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L’on n’aime bien qu’une seule fois, c’est la première : les amours qui suivent sont moins involontaires.

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L’amour qui naît subitement est le plus long à guérir.

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Celui qui aime assez pour vouloir aimer un million de fois plus qu’il  ne fait, ne cède en amour qu’à celui qui aime plus qu’il ne voudrait.

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Si j’accorde que dans la violence d’une grande passion on peut aimer  quelqu’un plus que soi-même, à qui ferai-je plus de plaisir, ou à ceux  qui aiment, ou à ceux qui sont aimés ?

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Quelque délicat que l’on soit en amour, on pardonne plus de fautes que dans l’amitié.

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Etre avec des gens qu’on aime, cela suffit ; rêver, leur parler, ne leur  parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes,  mais auprès d’eux, tout est égal.

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L’on peut avoir la confiance de quelqu’un sans en avoir le cœur. Celui  qui a le cœur n’a pas besoin de révélation ou de confiance ; tout lui  est ouvert.

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Les amours meurent par le dégoût, et l’oubli les enterre.

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Cesser d’aimer, preuve sensible que l’homme est borné, et que le cœur a ses limites.

C’est faiblesse que d’aimer ; c’est souvent une autre faiblesse que de guérir.

On guérit comme on se console : on n’a pas dans le cœur de quoi toujours pleurer et toujours aimer.

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Vouloir oublier quelqu’un, c’est y penser. L’amour a cela de commun avec  les scrupules, qu’il s’aigrit par les réflexions et les retours que  l’on fait pour s’en délivrer. Il faut, s’il se peut, ne point songer sa  passion pour l’affaiblir.

—-On a dit en latin qu’il coûte moins cher de haïr que d’aimer, ou si  l’on veut, que l’amitié est plus à charge que la haine : il est vrai  qu’on est dispensé de donner à ses ennemis ; mais ne coûte-t-il rien de  s’en venger ? Ou s’il est doux et naturel de faire du mal à ce que l’on  hait, l’est-il moins de faire du bien à ce qu’on aime ? Ne serait-il pas  dur et pénible de ne lui en point faire ?

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Vivre avec ses ennemis comme s’ils devaient un jour être nos amis, et  vivre avec nos amis comme s’ils pouvaient devenir nos ennemis, n’est ni  selon la nature de la haine, ni selon les règles de l’amitié : ce n’est  point une maxime morale, mais politique.

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Il est doux de voir ses amis par goût et par estime ; il est pénible de les cultiver par intérêt : c’est solliciter.

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Les choses les plus souhaitées n’arrivent point, ou, si elles arrivent,  ce n’est ni dans le temps ni dans les circonstances où elles auraient  fait un extrême plaisir.

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Qu’il est difficile d’être content de quelqu’un !

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C’est par faiblesse que l’on hait un ennemi, et que l’on songe à s’en  venger ; et c’est par paresse que l’on s’apaise, et qu’on ne se venge  point.

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DE LA SOCIÉTÉ  ET DE LA CONVERSATION

 

Si l’on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de  vain de puéril dans les entretiens ordinaires, l’on aurait honte de  parler ou d’écouter, et l’on se condamnerait peut-être à un silence  perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours  inutiles. Il faut donc s’accommoder à tous les esprits, permettre comme  un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions  sur le gouvernement présent, ou sur l’intérêt des princes, le débit des  beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes ; il faut laisser  Aronce parler proverbe, et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs, de  ses migraines et de ses insomnies.

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Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni  dans nos écrits ; elle ne produit souvent que des idées vaines et  puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre  meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la  droite raison, et doivent être un effet de notre jugement.

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C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien  parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute  impertinence.

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Il y a des gens d’une certaine étoffe ou d’un certain caractère avec qui  il ne faut jamais se commettre, de qui l’on ne doit se plaindre que le  moins qu’il est possible, contre qui il n’est pas même permis d’avoir  raison.

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Avec de la vertu, de la capacité, et une bonne conduite, l’on peut être  insupportable. Les manières, que l’on néglige comme de petites choses,  sont souvent ce qui fait que les hommes décident de vous en bien ou en  mal : une légère attention à les avoir douces et polies prévient leurs  mauvais jugements. Il ne faut presque rien pour être cru fier, incivil,  méprisant, désobligeant : il faut encore moins pour être estimé tout le  contraire.

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La politesse n’inspire pas toujours la bonté, l’équité, la complaisance,  la gratitude ; elle en donne du moins les apparences, et fait paraître  l’homme au dehors comme il devrait être intérieurement.

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Dans la société, c’est la raison qui plie la première. Les plus sages sont souvent menés par le plus fou et le plus bizarre : l’on étudie son faible, son humeur, ses caprices, l’on s’y accommode ; l’on évite de le heurter, tout le monde lui cède ; la moindre sérénité qui paraît sur son visage lui attire des éloges : on lui tient compte de n’être pas toujours insupportable. Il est craint, ménagé, obéi, quelquefois aimé.

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Le sage quelquefois évite le monde, de peur d’être ennuyé. Des biens de fortune

Des Biens de fortune

Quel est le fruit d’une grande fortune, si ce n’est de jouir de la  vanité, de l’industrie, du travail et de la dépense de ceux qui sont  venus avant nous, et de travailler nous-mêmes, de planter, de bâtir,  d’acquérir pour la postérité ?

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Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et  de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la  vertu ; capables d’une seule volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne  point perdre ; curieuses et avides du dernier dix ; uniquement occupées  de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri  des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres  et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni  citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent.

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DES GRANDS

Il est souvent plus utile de quitter les grands que de s’en plaindre.

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DE L’HOMME

Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes et l’oubli des autres : ils sont ainsi faits, c’est leur nature ; c’est ne pouvoir supporter que la pierre tombe, ou que le feu s’élève.

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Le stoïcisme est un jeu d’esprit et une idée semblable à la République de Platon. Les stoïques ont feint qu’on pouvait rire dans la pauvreté, être insensible aux injures, à l’ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis ; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente qui ne devait ni réjouir ni rendre triste ; n’être vaincu ni par le plaisir ni par la douleur, sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir ni jeter une seule larme ; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l’appeler un sage. Ils ont laissé à l’homme tous les défauts qu’ils lui ont trouvés, et n’ont presque relevé aucun de ses faibles ; au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l’en corriger, ils lui ont tracé l’idée d’une perfection et d’un héroïsme dont il n’est point capable, et l’on exhorte à l’impossible. Ainsi, le sage qui n’est pas ou qui n’est qu’imaginaire se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux : ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauraient lui arracher une plainte ; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l’entraîner dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l’univers : pendant que l’homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu ou pour une porcelaine qui est en pièces.

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L’incivilité n’est pas un vice de l’âme, elle est l’effet de plusieurs  vices : de la sotte vanité, de l’ignorance de ses devoirs, de la  paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la  jalousie ; pour ne se répandre que sur les dehors, elle n’en est que  plus haïssable, parce que c’est toujours un défaut visible et  manifeste ; il est vrai cependant qu’il offense plus ou moins, selon la  cause qui le produit.

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Les hommes ne s’attachent pas assez à ne point manquer les occasions de  faire plaisir : il semble que l’on n’entre dans un emploi que pour  pouvoir obliger et n’en rien faire ; la chose la plus prompte et qui se  présente d’abord, c’est le refus, et l’on n’accorde que par réflexion.

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La vie est courte et ennuyeuse, elle se passe toute à désirer. L’on remet à l’avenir son repos et ses joies, à cet âge souvent où les meilleurs biens ont déjà disparu, la santé et la jeunesse. Ce temps arrive, qui nous surprend encore dans les désirs : on en est là, quand la fièvre nous saisit et nous éteint ; si l’on eût guéri, ce n’était que pour désirer plus longtemps.

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Il est si ordinaire à l’homme de n’être pas heureux, et si essentiel à  tout ce qui est un bien d’être acheté par mille peines, qu’une affaire  qui se rend facile devient suspecte : l’on comprend à peine, ou que ce  qui coûte si peu puisse nous être fort avantageux, ou qu’avec des  mesures justes l’on doive si aisément parvenir à la fin que l’on se  propose : l’on croit mériter les bons succès, mais n’y devoir compter  que fort rarement.

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Le regret qu’ont les hommes du mauvais emploi du temps qu’ils ont déjà  vécu ne les conduit pas toujours à faire de celui qui leur reste à vivre  un meilleur usage.

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La vie est un sommeil. Les vieillards sont ceux dont le sommeil a été plus long ; ils ne commencent à se réveiller que quand il faut mourir. S’ils repassent alors sur tout le cours de leurs années, ils ne trouvent souvent ni vertus ni actions louables qui les distinguent les unes des autres ; ils confondent leurs différents âges, ils n’y voient rien qui marque assez pour mesurer le temps qu’ils ont vécu : ils ont eu un songe confus, uniforme, et sans aucune suite ; ils sentent néanmoins, comme ceux qui s’éveillent, qu’ils ont dormi longtemps.

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l n’y a pour l’homme que trois événements : naître, vivre et mourir ; il  ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre.

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Un homme vain trouve son compte à dire du bien ou du mal de soi ; un homme modeste ne parle point de soi.

 On ne voit point mieux le ridicule de la vanité, et combien elle est un vice honteux, qu’en ce qu’elle n’ose se montrer et qu’elle se cache souvent sous les apparences de son contraire.

La fausse modestie est le dernier raffinement de la vanité ; elle fait que l’homme vain ne paraît point tel, et se fait valoir au contraire par la vertu opposée au vice qui fait son caractère : c’est un mensonge. La fausse gloire est l’écueil de la vanité ; elle nous conduit à vouloir être estimés par des choses qui à la vérité se trouvent en nous, mais qui sont frivoles et indignes qu’on les relève : c’est une erreur.

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Les hommes parlent de manière, sur ce qui les regarde, qu’ils n’avouent d’eux-mêmes que de petits défauts, et encore ceux qui supposent en leurs personnes de beaux talents ou de grandes qualités. Ainsi l’on se plaint de son peu de mémoire, content d’ailleurs de son grand sens et de son bon jugement ; l’on reçoit le reproche de la distraction et de la rêverie, comme s’il nous accordait le bel esprit ; l’on dit de soi qu’on est maladroit et qu’on ne peut rien faire de ses mains, fort consolé de la perte de ces petits talents par ceux de l’esprit, ou par les dons de l’âme que tout le monde nous connaît ; l’on fait l’aveu de sa paresse en des termes qui signifient toujours son désintéressement, et que l’on est guéri de l’ambition ; l’on ne rougit point de sa malpropreté, qui n’est qu’une négligence pour les petites choses et qui semble supposer qu’on n’a d’application que pour les solides et essentielles. Un homme de guerre aime à dire que c’était par trop d’empressement ou par curiosité qu’il se trouva un certain jour à la tranchée ou en quelque autre poste très périlleux, sans être de garde ni commandé, et il ajoute qu’il en fut repris de son général. De même une bonne tête ou un ferme génie qui se trouve né avec cette prudence que les autres hommes cherchent vainement à acquérir, qui a fortifié la trempe de son esprit par une grande expérience ; que le nombre, le poids, la diversité, la difficulté et l’importance des affaires occupent seulement, et n’accablent point ; qui par l’étendue de ses vues et de sa pénétration se rend maître de tous les événements ; qui, bien loin de consulter toutes les réflexions qui sont écrites sur le gouvernement et la politique, est peut-être de ces âmes sublimes nées pour régir les autres, et sur qui ces premières règles ont été faites ; qui est détourné, par les grandes choses qu’il fait, des belles ou des agréables qu’il pourrait lire, et qui au contraire ne perd rien à retracer et à feuilleter, pour ainsi dire, sa vie et ses actions : un homme ainsi fait peut dire aisément, et sans se commettre, qu’il ne connaît aucun livre, et qu’il ne lit jamais.

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Comme il faut se défendre de cette vanité qui nous fait penser que les  autres nous regardent avec curiosité et avec estime, et ne parlent  ensemble que pour s’entretenir de notre mérite et faire notre éloge,  aussi devons-nous avoir une certaine confiance qui nous empêche de  croire qu’on ne se parle à l’oreille que pour dire du mal de nous, ou  que l’on ne rit que pour s’en moquer.

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L’on est si rempli de soi-même que tout s’y rapporte ; l’on aime à être  vu, à être montré, à être salué, même des inconnus ; ils sont fiers  s’ils l’oublient : l’on veut qu’ils nous devinent.

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Nous cherchons notre bonheur hors de nous-mêmes, et dans l’opinion des  hommes, que nous connaissons flatteurs, peu sincères, sans équité,  pleins d’envie, de caprices et de préventions : quelle bizarrerie !

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Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères.

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Il coûte moins à certains hommes de s’enrichir de mille vertus, que de  se corriger d’un seul défaut ; ils sont même si malheureux, que ce vice  est souvent celui qui convenait le moins à leur état, et qui pouvait  leur donner dans le monde plus de ridicule ; il affaiblit l’éclat de  leurs grandes qualités, empêche qu’ils ne soient des hommes parfaits et  que leur réputation ne soit entière. On ne leur demande point qu’ils  soient plus éclairés et plus incorruptibles, qu’ils soient plus amis de  l’ordre et de la discipline, plus fidèles à leurs devoirs, plus zélés  pour le bien public, plus graves : on veut seulement qu’ils ne soient  point amoureux.

Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls : de là le jeu, le luxe,  la dissipation, le vin, les femmes, l’ignorance, la médisance, l’envie,  l’oubli de soi-même et de Dieu.

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La plupart des hommes emploient la meilleure partie de leur vie à rendre l’autre misérable.

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Après avoir mûrement approfondi les hommes et connu le faux de leurs  pensées, de leurs sentiments, de leurs goûts et de leurs affections,  l’on est réduit à dire qu’il y a moins à perdre pour eux par  l’inconstance que par l’opiniâtreté.

DES JUGEMENTS

Rien ne nous venge mieux des mauvais jugements que les hommes font de  notre esprit, de nos mœurs et de nos manières, que l’indignité et le  mauvais caractère de ceux qu’ils approuvent.

Du même fonds dont on néglige un homme de mérite, l’on sait encore admirer un sot.

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Ne songer qu’à soi et au présent, source d’erreur dans la politique.

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DE LA MODE

Une chose folle et qui découvre bien notre petitesse, c’est  l’assujettissement aux modes quand on l’étend à ce qui concerne le goût,  le vivre, la santé et la conscience. La viande noire est hors de mode,  et par cette raison insipide ; ce serait pécher contre la mode que de  guérir de la fièvre par la saignée. De même l’on ne mourait plus depuis  longtemps par Théotime ; ses tendres exhortations ne sauvaient plus que le peuple, et Théotime a vu son successeur.

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Mais quand il ajoute que les livres en apprennent plus que les voyages, et qu’il m’a fait comprendre par ses discours qu’il a une bibliothèque, je souhaite de la voir : je vais trouver cet homme, qui me reçoit dans une maison où dès l’escalier je tombe en faiblesse d’une odeur de maroquin noir dont ses livres sont tous couverts. Il a beau me crier aux oreilles, pour me ranimer, qu’ils sont dorés sur tranche, ornés de filets d’or, et de la bonne édition, me nommer les meilleurs l’un après l’autre, dire que sa galerie est remplie à quelques endroits près, qui sont peints de manière qu’on les prend pour de vrais livres arrangés sur des tablettes, et que l’œil s’y trompe, ajouter qu’il ne lit jamais, qu’il met pas le pied dans cette galerie, qu’il y viendra pour me faire plaisir ; je le remercie de sa complaisance, et ne veux, non plus que lui, voir sa tannerie, qu’il appelle bibliothèque.

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D’autres ont la clef des sciences, où ils n’entrent jamais : ils passent  leur vie à déchiffrer les langues orientales et les langues du nord,  celles des deux Indes, celles des deux pôles, et celle qui se parle dans  la lune. Les idiomes les plus inutiles, avec les caractères les plus  bizarres et les plus magiques, sont précisément ce qui réveille leur  passion et qui excite leur travail ; ils plaignent ceux qui se bornent  ingénument à savoir leur langue, ou tout au plus la grecque et la  latine. Ces gens lisent toutes les histoires et ignorent l’histoire ;  ils parcourent tous les livres, et ne profitent d’aucun ; c’est en eux  une stérilité de faits et de principes qui ne peut être grande, mais à  la vérité la meilleur récolte et la richesse la plus abondante de mots  et de paroles qui puisse s’imaginer : ils plient sous le faix ; leur  mémoire en est accablée, pendant que leur esprit demeure vide.

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Riez, Zélie, soyez badine et folâtre à votre ordinaire ; qu’est devenue  votre joie ? « Je suis riche, dites-vous, me voilà au large, et je  commence à respirer. » Riez plus haut, Zélie, éclatez : que sert une  meilleure fortune, si elle amène avec soi le sérieux et la tristesse ?  Imitez les grands qui sont nés dans le sein de l’opulence : ils rient  quelquefois, ils cèdent à leur tempérament, suivez le vôtre ; ne faites  pas dire de vous, qu’une nouvelle place ou que quelques mille livres de  rente de plus ou de moins vous font passer d’une extrémité à l’autre.  « Je tiens, dites-vous, à la faveur par un endroit. » Je m’en doutais,  Zélie ; mais croyez-moi, ne laissez pas de rire, et même de me sourire  en passant, comme autrefois : ne craignez rien, je n’en serai ni plus  libre ni plus familier avec vous ; je n’aurai pas une moindre opinion de  vous et de votre poste ; je croirai également que vous êtes riche et en  faveur. « Je suis dévote », ajoutez-vous. C’est assez, Zélie, et je  dois me souvenir que ce n’est plus la sérénité et la joie que le  sentiment d’une bonne conscience étale sur le visage ; les passions  tristes et austères ont pris le dessus et se répandent sur les dehors :  elles mènent plus loin et l’on ne s’étonne plus de voir, que la dévotion  sache encore mieux que la beauté et la jeunesse rendre une femme fière  et dédaigneuse.

 

DE QUELQUES USAGES

L’étude des textes ne peut jamais être assez recommandée ; c’est le  chemin le plus court, le plus sûr et le plus agréable pour tout genre  d’érudition. Ayez les choses de la première main ; puisez à la source ;  maniez, remaniez le texte ; apprenez-le de mémoire ; citez-le dans les  occasions ; songez surtout à en pénétrer le sens dans toute son étendue  et dans ses circonstances ; conciliez un auteur original, ajustez ses  principes, tirez vous-même les conclusions.

DES ESPRITS FORTS

Si tout est matière, et si la pensée en moi, comme dans tous les autres  hommes, n’est qu’un effet de l’arrangement des parties de la matière,  qui a mis dans le monde toute autre idée que celle des choses  matérielles ? La matière a-t-elle dans son fond une idée aussi pure,  aussi simple, aussi immatérielle qu’est celle de l’esprit ? Comment  peut-elle être le principe de ce qui la nie et l’exclut de son propre  être ? Comment est-elle dans l’homme ce qui pense, c’est-à-dire ce qui  est à l’homme même une conviction qu’il n’est point matière ?

 

 

 

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