La révolte des masses - José Ortega y Gasset
Mais ce qui a changé aujourd'hui, c'est la relation entre la minorité et les masses. Celles-ci cessent d'obéir, et cherchent à inspirer, orienter, les minorités et à faire pression sur elles. Au point que celles-là finissent par disparaître. C'est une situation à laquelle donnèrent naissance les systèmes démocratiques du xix* siècle.
Face à la relation entre une minorité qui disparaît et une masse toute-puissante se dégagent deux caractères, deux types d'homme, deux psychologies : celle de l 'homme-minorité et celle de l'homme-masse.
Le premier correspond au type d'homme qui a une forte exigence vis-à-vis de lui-même, il se veut un homme « de marque » qui se confronte et aspire à la difficulté. Il tend vers sa perfection, tout en sachant qu'il ne pourra jamais l'atteindre. Cela lui demande un grand effort sur lui-même, ainsi qu'une confrontation quasi permanente à ses doutes et ses incertitudes. Il sait que dans sa tâche, il ne sera accompagné que par très peu de gens. La minorité est formée d'êtres inventifs et créateurs, ce sont des fondateurs qui inaugurent ce qui n'existait pas avant eux. En somme, c'est le type d'homme que nous appelons l'individu.
À l'opposé, il y a l'homme-masse : un produit inerte et agglutiné, né de l'agglomération et de l'homogénéisation.
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En d'autres termes, est intellectuellement masse celui qui devant un problème quelconque se contente de penser ce qui tout bonnement se trouve dans sa tête. Est au contraire partie de la minorité celui qui réduit l'importance de ce qu'il peut trouver en lui, sans effort préalable. Il accepte, comme digne de lui-même, seulement ce qui est au-dessus de lui, et a besoin d'un nouvel effort pour l'atteindre.
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Dans les derniers chapitres de la première partie de la RM, on rencontre deux exemples extrêmes et très représentatifs de l'homme-masse : le « senorito satisfait » (enfant gâté, fils de bonne famille, héritier privilégié) et l'homme de science actuel.
Ce qui caractérise le premier est « qu'il sait que certaines choses ne peuvent pas être, et que malgré sa conviction et pour cette raison peut-être, il fait semblant, par ses paroles et par ses actes, d'être convaincu du contraire Il joue à la tragédie parce qu'il croit que la tragédie effective n'est pas vraisemblable dans le monde civilisé (.. ) La tromperie générale et multiple souffle en rafale sur le terroir européen. Presque toutes les positions que l'on prend ostensiblement sont intérieurement fausses. »
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L'autre extrême de l'homme-masse c'est l'homme de science. Ce n'est nullement un ignorant/ il « connaît très bien sa petite portion d'univers ». Pourquoi donc va-t-il le qualifier de « barbare spécialiste » ? Parce qu'il est un sage ignorant cultivant un savoir minuscule et spécialisé, se désintéressant de tout ce qui échappe à son domaine de recherche. « Cela signifie que c' est un monsieur qui se comportera dans toutes les questions qu'il ignore, non comme un ignorant, mais avec toute la pédanterie de quelqu'un qui, dans son domaine spécial, est un savant. »
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Se faisant l'écho de cette critique « anti-spenglérienne », Thomas Mann signera dans le New York Herald Tribune du 13 septembre 1931, une des premières critiques « américaines » du livre d'Ortega: « La RM est une œuvre exceptionnelle sur la psychologie de l'homme-masse, [car] du point de vue culturel il est le phénomène le plus menaçant de notre temps40. » Depuis la publication de La Montagne magique en 1924, Thomas Mann, avait résolument pris parti pour la République de Weimar. Dans La Montagne magique, c'est l'intellectuel Settembrini, porte-parole des idées libérales, qui sauve Hans Castorp, son héros, du fanatisme et de la destructivité de Naphta, dont les traits psychologiques correspondent à un rare mélange de jésuitisme et de marxisme.
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I. LE
FAIT DE L’AGGLOMÉRATION
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Je crois que personne ne déplorera que les individus jouissent aujourd’hui de la vie, dans une plus grande mesure et en plus grand nombre qu’avant, puisqu’ils ont acquis les désirs et les moyens de le faire. Ce qui est déplorable est que cette décision prise par les masses d’assumer les activités propres aux minorités, non seulement ne se manifeste et ne peut se manifester que dans l’ordre des plaisirs, mais qu’elle est un signe général des temps. Ainsi – anticipons un peu sur ce que nous verrons plus loin – je crois que les innovations politiques de ces dernières années ne signifient pas autre chose que la domination politique des masses. La vieille démocratie était tempérée par une abondante dose de libéralisme et d’enthousiasme envers la loi. L’individu qui servait ces principes s’obligeait à maintenir en lui-même une discipline rigoureuse. Protégées par le principe libéral et la règle juridique, les minorités pouvaient agir et vivre. Démocratie, loi et communauté légale étaient synonymes. Aujourd’hui nous assistons au triomphe d’une hyper-démocratie dans laquelle la masse agit directement sans loi, imposant ses aspirations et ses goûts au moyen de pressions matérielles. Ce serait mal interpréter les situations nouvelles que de croire que la masse s’est lassée de la politique et en a confié la direction à certains individus. Bien au contraire. C’était ce qui se passait auparavant. C’était la démocratie libérale. La masse estimait que, tout compte fait, les minorités de politiciens, en dépit de leurs défauts et de leurs tares, s’entendaient un peu mieux qu’elle aux problèmes publics. Aujourd’hui, au contraire, les masses croient qu’elles ont le droit d’imposer et de donner force de loi à leurs lieux communs de café et de réunions publiques. Je doute qu’il y ait eu d’autres époques dans l’histoire où la masse soit parvenue à gouverner aussi directement que de nos jours. C’est pourquoi je puis parler d’une hyper-démocratie.
Il en est de même dans tous les domaines, et plus spécialement dans l’ordre intellectuel. Je fais peut-être erreur, mais quand l’écrivain se propose de traiter un thème qu’il a longuement étudié, il doit penser que si le lecteur moyen – qui ne s’est jamais occupé du sujet – le lit, ce n’est pas dans le but d’apprendre quelque chose de l’auteur, mais au contraire pour le censurer, si le texte ne coïncide pas avec les lieux communs dont sa tête est pleine. Si les individus qui composent la masse se croyaient spécialement doués, nous n’aurions ici qu’un cas d’erreur personnelle, et non un bouleversement sociologique.
La caractéristique du moment, c’est que l’âme médiocre, se sachant médiocre, a la hardiesse d’affirmer les droits de la médiocrité et les impose partout. Gomme on dit en Amérique du Nord, être différent est indécent. La masse fait table rase de tout ce qui n’est pas comme elle, de tout ce qui est excellent, individuel, qualifié et choisi. Quiconque n’est pas comme tout le monde, ne pense pas comme tout le monde, court le risque d’être éliminé. Et il est évident que ce « tout le monde » n’est plus « tout le monde ». Tout le monde, c’était normalement l’unité complexe de la masse et des minorités dissidentes, spécialisées. Aujourd’hui « tout le monde » c’est seulement la masse.
VI. OÙ L’ON COMMENCE LA DISSECTION DE
L’HOMME-MASSE
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Tout ceci nous amène à noter deux premiers traits dans le diagramme psychologique de l’homme-masse actuel : la libre expansion de ses désirs vitaux, par conséquent de sa personne, et son ingratitude foncière envers tout ce qui a rendu possible la facilité de son existence. L’un et l’autre de ces traits composent la psychologie bien connue de l’enfant gâté. De fait, celui qui se servirait de cette psychologie comme d’une grille à travers laquelle il regarderait l’âme des masses actuelles, ne se tromperait guère. Le « nouvel homme moyen », héritier d’un passé très ancien et génial – génial d’inspirations et d’efforts – a été « gâté » par le monde qui l’entoure. « Gâter », c’est ne pas limiter le désir, c’est donner à un être l’impression que tout lui est permis, qu’il n’est tenu à aucune obligation. La créature soumise à ce régime ne fait pas l’expérience de ses propres limites. A force de lui éviter toutes les pressions du dehors, tout heurt avec les autres êtres, on arrive à lui faire croire qu’elle seule existe, à l’accoutumer à ne pas compter avec les autres, et surtout à ne pas admettre que personne puisse lui être supérieur. Ce sentiment de la supériorité d’autrui ne pouvait lui être donné que par un individu qui, étant plus fort que lui, l’eût obligé à renoncer à un désir, à se restreindre, à se contenir. Cet homme aurait appris ainsi cette discipline essentielle : « A ce point, je m’arrête, et un autre que moi commence, qui peut plus que moi. Dans ce monde, à ce qu’il semble, nous sommes deux, moi et un autre qui m’est supérieur ». Le monde environnant enseignait quotidiennement cette sagesse élémentaire à l’homme des autres époques ; le monde d’alors était si rudement organisé que les catastrophes y étaient fréquentes, et qu’il n’y avait en lui rien de sûr, rien d’abondant ni de stable. Mais les masses nouvelles se trouvent devant un paysage plein de possibilités et, de plus, sûr, et tout préparé, tout à leur disposition, sans qu’il leur en coûte quelque effort préalable, de la même manière que nous trouvons le soleil sur les hauteurs, sans que nous ayons eu à le monter sur nos épaules. Aucun être humain n’est reconnaissant à un autre de l’air qu’il respire, parce que l’air n’a pas été fabriqué par personne ; il appartient à l’ensemble de ce qui « est là », de ce que nous affirmons « être naturel », parce qu’il ne nous manque pas. Ces masses trop gâtées sont tout juste assez bornées pour croire que cette organisation matérielle et sociale, mise à leur disposition, comme l’air, provient de la même origine, puisqu’elle ne fait pas défaut elle non plus, à ce qu’il semble et qu’elle est aussi parfaite que l’organisation de la nature.
Ma thèse peut donc se résumer ainsi : la perfection même avec laquelle le XIXe siècle a donné une organisation à certains domaines de la vie, est la cause de ce que les masses bénéficiaires la considèrent non pas comme une organisation, mais comme un produit de la nature. Ainsi s’explique et se définit cet absurde état d’esprit que les masses révèlent. Rien ne les préoccupe plus que leur bien-être et en même temps elles ont coupé tout lien de solidarité avec les causes de ce bien-être. Comme elles ne voient pas dans la civilisation une invention et une construction prodigieuses qui ne peuvent se maintenir qu’avec de grands et prudents efforts, elles croient que leur rôle se réduit à les exiger péremptoirement, comme si c’étaient des droits de naissance. Dans les émeutes que provoque la disette, les masses populaires ont coutume de réclamer du pain et le moyen qu’elles emploient consiste généralement à détruire les boulangeries. Cela peut servir de symbole – en des proportions plus vastes et plus subtiles – à la conduite des masses actuelles vis-à-vis de la civilisation qui les nourrit.
VII. VIE NOBLE ET VIE MÉDIOCRE OU EFFORT
ET INERTIE
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Mais la masse actuelle se trouve devant une vie totalement libre comme devant un état naturel et normal, sans cause particulière. Du dehors, rien ne l’incite à se reconnaître des limites, et par conséquent à compter à tout moment avec d’autres instances, surtout avec des instances qui lui soient supérieures. Le laboureur chinois croyait, il y a encore peu de temps, que le bien-être de sa vie dépendait des vertus privées que l’empereur se devait de posséder. Aussi se référait-il constamment à cette suprême instance dont sa vie dépendait. Mais l’homme que nous analysons s’habitue à ne faire, de sa propre volonté, aucun appel à une instance extérieure. Il se trouve satisfait tel qu’il est. Ingénument, et sans même en tirer vanité, il tendra à affirmer le plus naturellement du monde, que tout est bon de ce qui est en lui : opinions, appétits, préférences ou goûts. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi puisque, ainsi que nous l’avons vu, rien ni personne ne l’oblige à admettre qu’il est un homme de deuxième ordre, très limité, incapable de créer, ni même de conserver l’organisation qui confère à sa vie cette amplitude et ce contentement sur lesquels il fonde une telle affirmation de sa personne.
Jamais l’homme-masse n’aurait recouru à qui que ce soit en dehors de lui, si la circonstance ne l’y avait violemment forcé. Comme aujourd’hui la circonstance ne l’y oblige plus, l’éternel homme-masse, conséquent avec lui-même, cesse de s’en remettre à autrui et se sent le seul maître de sa vie. L’homme supérieur, au contraire, l’homme d’élite, est caractérisé par l’intime nécessité d’en appeler de lui-même à une règle qui lui est extérieure, qui lui est supérieure, et au service de laquelle il s’enrôle librement.
VIII.
POURQUOI LES MASSES INTERVIENNENT EN TOUT ET POURQUOI ELLES N’INTERVIENNENT QUE
VIOLEMMENT
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Nous retrouvons ici la différence éternelle entre le sot et l’homme intelligent. Ce dernier se surprend toujours à deux doigts de la sottise ; il fait un effort pour échapper à cette sottise imminente, et c’est dans cet effort que consiste l’intelligence. Le sot, au contraire, ne soupçonne pas sa sottise : il se croit très spirituel. De là cette enviable tranquillité avec laquelle il se complaît et s’épanouit dans sa propre bêtise. Comme ces insectes qu’il n’y a pas moyen de faire sortir de leur trou, on ne peut déloger le sot de sa bêtise, le tirer un instant de son aveuglement, et l’obliger à comparer sa sotte vision avec d’autres manières de voir plus subtiles. On est sot pour la vie ; le sot est impénétrable, « sans pores », si l’on peut dire. Anatole France disait qu’un sot est plus funeste qu’un méchant, car « le méchant se repose quelquefois, le sot jamais ».
Il ne s’agit pas ici de dire que l’homme-masse soit un sot. Au contraire. L’homme-masse de notre temps est plus éveillé que celui de n’importe quelle autre époque ; il a une bien plus grande capacité intellectuelle. Mais ses aptitudes ne lui servent à rien ; en fait, le vague sentiment de les posséder ne lui sert qu’à se replier plus complètement encore sur lui-même et à ne pas en user. Une fois pour toutes il trouve parfaite cette accumulation de lieux communs, de préjugés, de lambeaux d’idées ou simplement de mots vides que le hasard a brouillé pêle-mêle en lui ; et avec une audace que la naïveté peut seule expliquer, il tente de les imposer n’importe où. C’est là ce que j’énonçais dans le premier chapitre, comme un des traits caractéristiques de notre époque : non que le médiocre croit qu’il est éminent et non médiocre, mais qu’il proclame et impose les droits de la médiocrité ou la médiocrité elle-même comme un droit.
L’empire que la médiocrité intellectuelle exerce aujourd’hui sur la vie publique, est peut-être dans la situation actuelle, un facteur tout nouveau dont on ne peut trouver l’équivalent dans le passé. Tout au moins, dans toute l’histoire européenne de ses débuts jusqu’à nos jours, l’homme moyen n’avait jamais cru qu’il pouvait avoir des « idées sur les choses ». Il avait des croyances, des traditions, des expériences, des proverbes, des habitudes mentales, mais il ne s’était jamais imaginé qu’il possédait des opinions théoriques sur ce que sont les choses, et sur ce qu’elles doivent être – sur la politique ou sur la littérature, par exemple. Ce que le politicien projetait et faisait lui paraissait bien ou mal ; il lui accordait ou lui refusait son adhésion, mais son attitude se réduisait à reproduire, positivement ou négativement, l’action créatrice des autres. Jamais il ne lui arriva d’opposer ses propres idées à celles du politicien ; ni même de juger les « idées » du politicien d’après d’autres « idées » qu’il croyait avoir. La même chose se produisait en art et dans les autres domaines de la vie publique. La conscience innée de ses limites, le sentiment de son inaptitude à « théoriser », l’en empêchaient complètement. Il en résultait automatiquement qu’il ne venait jamais à l’idée du médiocre – il s’en fallait même de beaucoup – de prendre une décision, dans la plupart de ces activités publiques, qui offrent en grande partie un caractère théorique.
Aujourd’hui, au contraire, l’homme moyen a les « idées » les plus arrêtées sur tout ce qui arrive et sur tout ce qui doit arriver dans l’univers. Aussi a-t-il perdu l’habitude de prêter l’oreille. A quoi bon entendre puisqu’il a déjà réponse à tout. Il n’est plus temps d’écouter, mais au contraire de juger, de décider, de se prononcer. Il n’est pas de question d’ordre public où il n’intervienne, aveugle et sourd comme il est, pour y imposer ses « opinions ».
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N’importe qui peut se rendre compte qu'il commence à se passer en Europe des « choses étranges », Pour donner un exemple, je citerai certains mouvements politiques, tels que le syndicalisme et le fascisme. Qu’on ne dise pas qu’ils paraissent étranges simplement parce qu’ils sont nouveaux. L'enthousiasme de l’Européen pour toute innovation est tellement inné en lui, qu’il lui a valu la plus trouble des histoires que l’on connaisse. Qu’on n’attribue donc pas l’étrangeté de ces faits à leur nouveauté, mais à l’étrange aspect que présentent ces nouveautés. Sous les espèces du syndicalisme et du fascisme apparaît pour la première fois en Europe un type d’homme qui ne veut ni donner de raisons, ni même avoir raison, mais qui simplement, se montre résolu à imposer ses opinions. C’est en cela que réside la nouveauté, dans le droit de n’avoir pas raison. J’y vois la manifestation la plus évidente de la nouvelle manière d’être des masses, qui ont résolu de diriger la société sans en être capables. C’est dans sa conduite politique que l’âme nouvelle se révèle de la manière la plus brutale ; mais c’est dans son « hermétisme » intellectuel qu’on en trouvera l’explication. L’homme moyen se trouve avoir en lui des « idées », mais il n’a pas Fart de les produire. Il ne soupçonne même pas dans quel élément subtil vivent les idées. Il veut émettre une opinion, mais ne veut en rien accepter les conditions et les postulats que suppose l’acte de se faire une opinion. C’est pourquoi ses « idées » ne sont vraiment que des désirs liés à des mots comme les paroles sous les portées des romances musicales.
Avoir une idée, c’est croire qu’on en possède les raisons, et partant, croire qu’il existe une raison, un monde de vérité intelligibles. Penser, se faire une opinion revient donc à en appeler à cette instance supérieure, à s’en remettre à elle, à accepter son code et sa sentence et à croire par conséquent, que la forme la plus élevée des relations humaines est le dialogue ; c’est en effet par le dialogue que l’on discute les raisons de nos idées. Mais l’homme-masse se sentirait perdu s’il acceptait la discussion ; aussi, instinctivement, refuse-t-il l’obligation de s’en remettre à ce tribunal suprême qui se trouve en dehors de lui. Ainsi la nouveauté, en Europe, est d’ « en finir avec la discussion », et l’on répudie toute forme de communauté qui impliquerait en elle-même l’acceptation de normes objectives, et cela depuis les conversations jusqu’aux Parlements en passant par la science. C’est-à-dire qu’on renonce à une communauté de culture, qui est une communauté soumise à des normes, et que l’on retourne à la communauté barbare. On supprime toutes les formalités normales et l’on impose directement ce que l’on désire. L’hermétisme de l’âme qui, comme nous l’avons vu plus haut, pousse la masse à intervenir dans la totalité de la vie publique, l’entraîne aussi, inexorablement, à un procédé unique d’intervention : l’action directe.
XII. LA
BARBARIE DU « SPÉCIALISME »
Notre thèse soutenait que la civilisation du XIXe siècle a produit automatiquement l’homme-masse. Il convient de ne pas en achever l’exposition générale sans analyser le mécanisme de cette production, sur un cas particulier. Aussi, en se concrétisant, la thèse gagnera en force persuasive.
Cette civilisation du XIXe siècle, disais-je, peut se réduire à deux dimensions : démocratie libérale et technique. Considérons seulement aujourd’hui cette dernière. La technique contemporaine naît de l’union du capitalisme et de la science expérimentale. Toute technique n’est pas forcément scientifique. L’homme qui fabriqua les haches de silex à l’âge de la pierre taillée, manquait de science, et cependant il créa une technique. La Chine atteignit à un très haut degré de technique sans soupçonner le moins du monde l’existence de la physique. Seule, la technique européenne moderne possède une racine scientifique, d’où lui vient son caractère spécifique : la possibilité d’un progrès illimité. Les autres techniques – mésopotamienne, égyptienne, grecque, romaine, orientale – se haussent jusqu’à un degré de développement qu’elles ne peuvent dépasser, et à peine y atteignent-elles qu’elles commencent à décliner, à régresser lamentablement.
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Par « masse » – j’en faisais l’avertissement au début – il ne faut pas entendre spécialement l’ouvrier ; le mot ne désigne pas ici une classe sociale, mais une classe d’hommes, une manière d’être qui se manifeste aujourd’hui dans toutes les classes sociales, et qui est, par là même, représentative de notre temps, sur lequel elle domine et règne. C’est ce que nous allons voir maintenant avec une éclatante évidence.
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Or, il résulte que l’homme de science actuel est le prototype de l’homme-masse. Et non par hasard, ni par imperfection personnelle de chaque homme de science, mais parce que la science elle-même — base de la civilisation – le transforme automatiquement en homme-masse, c’est-à-dire fait de lui un primitif, un barbare moderne.
Le phénomène est bien connu : on l’a constaté d’innombrables fois ; mais ce n’est qu’articulé dans le corps de cet essai qu’il acquiert la plénitude de son sens, et l’évidence de sa gravité.
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Le résultat le plus immédiat de cette spécialisation non compensée est qu’aujourd’hui, alors que le nombre d’ « hommes de science » est plus grand que jamais, il y a beaucoup moins d’hommes cultivés que vers 1750, par exemple. Et le pis est que, même avec ces bassets-tourne-broches de la « rôtisserie » de la science, le progrès scientifique n’est pas même assuré. Car la science a besoin de temps en temps, pour régler son propre accroissement organique d’un travail de reconstitution ; or, je l’ai déjà dit, ce travail requiert un effort d’unification chaque fois plus difficile, qui chaque fois complique des régions plus vastes du savoir total. Newton a pu créer son système physique sans savoir beaucoup de philosophie, mais Einstein a dû se saturer de Kant et de Mach pour parvenir à sa synthèse pénétrante. Kant et Mach – ces seuls noms suffisent à résumer la masse énorme des pensées philosophiques et psychologiques qui influencèrent Einstein – ont servi à délivrer l’esprit de ce dernier et à lui laisser libre la voie de son innovation. Mais Einstein ne suffit pas. La physique entre dans la crise la plus profonde de son histoire, et seule pourra la sauver une nouvelle encyclopédie, plus systématique que la première.
La spécialisation qui a rendu possible le progrès de la science expérimentale durant un siècle, approche d’une étape après laquelle elle ne pourra plus avancer par elle-même, à moins qu’une génération meilleure ne se charge de lui construire un nouvel axe plus puissant.
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