mercredi 12 novembre 2025

Maximes - Larochefoucauld

Maximes - Larochefoucauld  

I

Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger(20), et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes. (éd. 2*(21).)

 

 VI

La passion fait souvent un fou(26) du plus habile homme et rend souvent(27) les plus sots habiles. (éd. 1*.)

 

 IX

Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu’il est dangereux de les suivre, et qu’on s’en doit défier(32), lors même qu’elles paroissent les plus raisonnables(33). (éd. 1*.)

 X

Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours(34) l’établissement d’une autre(35). (éd. 1*.)

 XI

Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires : l’avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l’avarice ; on est souvent ferme par foiblesse, et audacieux par timidité(36). (éd. 1*.)

 XIII

Notre amour-propre souffre plus impatiemment la condamnation de nos goûts que de nos opinions(38) (éd. 2.)

 XIV

Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre le souvenir(39) des bienfaits et des injures : ils haïssent même ceux(40) qui les ont obligés, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des outrages(41). L’application à récompenser le

bien, et à se venger du mal, leur paroît une servitude à laquelle ils ont peine de se soumettre(42). (éd. 1*.)

 XV

La clémence des princes n’est souvent qu’une politique(43) pour gagner l’affection des peuples(44) (éd. 1*.)

 XVI

Cette clémence, dont on fait une vertu(45), se pratique tantôt par vanité(46), quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble(47). (éd. 1*.)

 XIX

Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui(54). (éd. 1.)

 XX

La constance des sages n’est que l’art de renfermer(55) leur agitation dans le cœur(56). (éd. 1*.)

 XXI

Ceux qu’on condamne au supplice affectent quelque-fois une constance et un mépris de la mort qui n’est en effet que la crainte de l’envisager(57) ; de sorte qu’on peut

dire que cette constance et ce mépris sont à leur esprit ce que le bandeau est à leurs yeux(58). (éd. 1*.)

 XXIII

Peu de gens connoissent la mort : on ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume(61), et la plupart des hommes meurent parce qu’on ne peut s’empêcher de mourir(62). (éd. 1*.)

 XXIV

Lorsque les grands hommes se laissent abattre par la longueur de leurs infortunes, ils font voir qu’ils ne les soutenoient que par la force de leur ambition, et non par celle de leur âme, et qu’à une grande vanité près(63), les héros sont faits comme les autres homme(64). (éd. 1*.)

 XXVIII

La jalousie est, en quelque manière, juste et raisonnable, puisqu’elle ne tend(71) qu’à conserver un bien qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir, au lieu que l’envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres(72). (éd. 1*.)

 XXIX

Le mal que nous faisons ne nous attire pas(73) tant de persécution et de haine que nos bonnes qualités(74). (éd. 1*.)

 XXXI

Si nous n’avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres(77). (éd. 1*.)

 XXXII

La jalousie se nourrit dans les doutes, et elle devient fureur, ou elle finit, sitôt qu’on passe du doute à la certitude(78). (éd. 1*.)

 XXXVI

Il semble que la nature, qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nous rendre heureux, nous ait aussi donné l’orgueil pour nous épargner la douleur de connoître nos imperfections(82). (éd. 1*.)

 XLI

Ceux qui s’appliquent trop aux petites choses deviennent ordinairement incapables des grandes(90). (éd. 1.)

 XLIII

L’homme croit souvent se conduire lorsqu’il est conduit(93) et pendant que par son esprit il tend à un but(94), son cœur l’entraîne(95) insensiblement à un autre(96). (éd. 1*.)

 L

Ceux qui croient avoir du mérite se font un honneur d’être malheureux, pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu’ils sont dignes(103) d’être en butte à la fortune(104). (éd. 1*.)

 LI

Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de nous-mêmes que de voir que nous

désapprouvons dans un temps ce que nous approuvions dans un autre(105). (éd. 1*.)

 LXII

La sincérité est une ouverture(125) de cœur. On la trouve en fort peu de gens, et celle que l’on voit d’ordinaire(126) n’est qu’une fine dissimulation, pour attirer la confiance des autres(127). (éd. 1*.)

 LXIV

La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que ses apparences y font du mal(131). (éd. 1*.)

 LXVII

La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l’esprit(135). (éd. 2.)

 LXVIII

Il est difficile de définir l’amour : ce qu’on en peut dire(136) est que, dans rame, c’est une passion de régner ; dans les esprits, c’est une sympathie ; et dans le corps, ce n’est qu’une envie cachée et délicate de posséder ce que l’on aime(137) après beaucoup de mystères. (éd. 1*.)

 LXIX

S’il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c’est celui(138) qui est caché au fond du cœur, et que nous ignorons nous-mêmes, (éd. 1*.)

 LXX

Il n’y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l’amour où il est, ni le feindre où il n’est pas(139). (éd. 1.)

 LXXI

Il n’y a guère de gens qui ne soient honteux de s’être aimés, quand ils ne s’aiment plus(140). (éd. 5.)

 LXXII

Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu’à l’amitié(141). (éd. 1.)

 LXXIV

Il n’y a que d’une sorte d’amour(143), mais il y en a mille différentes copies. (éd. 1*.)

 XXV

L’amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre(144). (éd. 1.)

 LXXVI

Il est du véritable amour comme de l’apparition(145) des esprits : tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu(146). (éd. 1*.)

 LXXIX

Le silence est le parti le plus sur de celui qui se défie de soi-même(151). (éd. 1.)

 LXXXI

Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes ; c’est néanmoins par cette préférence seule que l’amitié peut être vraie et parfaite(154). (éd. 5.)

 LXXXIII

Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts, et qu’un échange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner(158). (éd. 1*.)

 LXXXIV

Il est plus honteux de se défier de ses amis que d’en être trompé(159). (éd. 2.)

 LXXXV

Nous nous persuadons souvent(160) d’aimer les gens plus puissants que nous, et néanmoins c’est l’intérêt seul qui produit notre amitié. Nous ne nous donnons pas(161) à

eux pour le bien que nous leur voulons faire, mais pour celui que nous en voulons recevoir. (éd. 1*.)

 LXXXVI

Notre défiance justifie la tromperie d’autrui(162). (éd. 2.)

 LXXXVII

Les hommes ne vivroient pas longtemps en société, s’ils n’étoient les dupes les uns des autres(163). (éd. 5.)

 LXXXIX

Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement(165). (éd. 2*.)

 CIII

Tous ceux qui connoissent leur esprit ne connoissent pas leur cœur(185). (éd. 1*.)

 CVI

Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail, et comme il est presque infini, nos connoissances sont toujours superficielles et imparfaites

(190). (éd. 1*.)

 CXI

Plus on aime une maîtresse, et plus on est prêt de la haïr(195). (éd. 2.)

 CXV

Il est aussi facile de se tromper soi-même sans s’en apercevoir(200) qu’il est difficile de tromper les autres sans qu’ils s’en aperçoivent. (éd. 1*.)

 CXVI

Rien n’est moins sincère que la manière de demander et de donner des conseils : celui qui en demande paroît avoir une déférence respectueuse pour les sentiments de son ami, bien qu’il ne pense qu’à lui faire approuver les siens, et à le rendre garant de sa conduite ; et celui qui conseille paye la confiance qu’on lui témoigne d’un zèle ardent et désintéressé, quoiqu’il ne cherche le plus souvent(201), dans les conseils qu’il donne, que son propre intérêt ou sa gloire(202). (éd. 1*.)

 CXVIII

L’intention de ne jamais tromper nous expose à être souvent trompés(206). (éd. 1.)

 CXIX

Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres, qu’enfin(207) nous nous déguisons à nous-mêmes. (éd. 1*.)

 CXXII

Si nous résistons à nos passions, c’est plus par leur foiblesse que par notre force. (éd. 2.)

 CXXIII

On n’auroit guère de plaisir si on ne se flattoit jamais(210). (éd. 2.)

 CXXVII

Le vrai moyen d’être trompé, c’est de se croire plus fin que les autres(215). (éd. 1*.)

 CXXXV

On est quelquefois aussi différent de soi-même que des autres(224). (éd. 1*.)

 CXXXIX

Une des choses qui fait que l’on trouve si peu de gens qui paroissent raisonnables et agréables dans la conversation, c’est qu’il n’y a presque personne(228) qui ne pense plutôt à ce qu’il veut dire qu’à répondre précisément à ce qu’on lui dit(229). Les plus habiles(230) et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive, au même temps que l’on voit, dans leurs yeux et dans leur esprit, un égarement pour ce qu’on leur dit, et une précipitation pour retourner à ce qu’ils veulent dire, au lieu (le considérer que c’est un mauvais moyen de plaire aux autres, ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu’on puisse avoir dans la conversation(231). (éd. 1*.)

 CLI

Il est plus difficile de s’empêcher d’être gouverné que de gouverner les autres(248). (éd. 2.)

 CLVII

La gloire des grands hommes se doit toujours mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l’acquérir(255). (éd. 1*.)

 CLXVIII

L’espérance, toute trompeuse qu’elle est(268), sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable. (éd. 1*.)

 CLXXII

Si on examine bien les divers effets de l’ennui, on trouvera qu’il fait manquer à plus de devoirs que l’intérêt(274). (éd. 5.)

 CLXXIII

Il y a diverses sortes de curiosité : l’une d’intérêt, qui nous porte à désirer d’apprendre ce qui nous peut être utile ; et l’autre d’orgueil, qui vient du désir de savoir ce que les autres ignorent(275). (éd. 1*.)

 CLXXIV

Il vaut mieux employer notre esprit à supporter les infortunes qui nous arrivent qu’à prévoir celles qui nous peuvent arriver(276). (éd. 1*.)

 CLXXV

La constance en amour est une inconstance perpétuelle, qui fait que notre cœur s’attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons(277), donnant tantôt la préférence à l’une, tantôt à l’autre : de sorte que cette constance n’est qu’une inconstance arrêtée(278) et renfermée dans un même sujet. (éd. 1*.)

 CLXXVI

Il y a deux sortes de constance en amour : l’une vient(279) de ce que l’on trouve sans cesse dans la personne que l’on aime(280) de nouveaux sujets d’aimer(281), et l’autre vient de ce que l’on se fait(282) un honneur d’être constante(283). (éd. 1*.)

 CLXXVII

La persévérance n’est digne ni de blâme, ni de louange, parce qu’elle n’est que la durée des goûts et des sentiments, qu’on ne s’ôte et qu’on ne se donne point(284). (éd. 1.)

 CLXXVIII

Ce qui nous fait aimer les nouvelles connoissances(285) n’est pas tant la lassitude que nous avons des vieilles, ou le plaisir de changer, que le dégoût de n’être pas(286) assez admirés de ceux qui nous connoissent trop, et l’espérance de l’être davantage de ceux qui ne nous connoissent pas tant(287). (éd. 1*.)

 CLXXXII

Les vices entrent dans la composition des vertus, comme les poisons entrent dans la composition des remèdes(293) : la prudence les assemble et les tempère, et elle s’en sert utilement contre les maux de la vie. (éd. 1*.)

 CXCV

Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs(310). (éd. 1*.)

 CCI

Celui qui croit pouvoir trouver en soi-même de quoi se passer de tout le monde(319) se trompe fort ; mais celui qui croit qu’on ne peut se passer de lui se trompe encore davantage. (éd. 1*.)

 CCVIII

Il y a des gens niais qui se connoissent(327), et qui emploient habilement leur niaiserie. (éd. 1*.)

 CCXIII

L’amour de la gloire, la crainte de la honte(333), le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l’envie d’abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes(334). (éd. 1*.)

 CCXXIX

Le bien que nous avons reçu de quelqu’un veut que nous respections le mal qu’il nous fait(368). (éd. 1*.)

 CCXXXV

Nous nous consolons aisément des disgrâces(388) de nos amis, lorsqu’elles servent à signaler notre tendresse pour eux(389). (éd. 1*.)

 CCXLIII

Il y a peu de choses impossibles d’elles-mêmes, et(401) l’application pour les faire réussir nous manque plus(402) que les moyens(403). (éd. 1*.)

 CCXLIX

Il n’y a pas moins d’éloquence dans le ton de la voix, dans les yeux, et dans l’air de la personne, que dans le choix des paroles(409). (éd. 1*.)

 CCL

La véritable éloquence consiste à dire tout ce qu’il faut, et à ne dire que ce qu’il faut(410). (éd. 1*.)

 CCLV

Tous les sentiments ont chacun un ton de voix, des gestes(416) et des mines qui leur sont propres, et ce rapport, bon ou mauvais, agréable ou désagréable, est ce qui fait que les personnes(417) plaisent ou déplaisent. (éd. 1*.)

 CCLVIII

Le bon goût vient plus du jugement que de l’esprit(420). (éd. 5.)

 CCLIX

Le plaisir de l’amour est d’aimer, et l’on est plus heureux par la passion que l’on a que par celle que l’on donne(421). (éd. 2*.)

 CCLXII

Il n’y a point de passion où l’amour de soi-même règne si puissamment que dans l’amour, et on est toujours plus disposé à sacrifier le repos de ce qu’on aime qu’à perdre le sien(424). (éd. 1*.)

 CCLXIV

La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d’autrui ; c’est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber(426) ; nous donnons du secours aux autres, pour les engager à nous en donner en de semblables occasions, et ces services que nous leur rendons sont, à proprement parler, des biens que nous nous faisons à nous-mêmes(427) par avance(428). (éd. 1*.)

 CCLXVI

C’est se tromper que de croire qu’il n’y ait que les violentes passions, comme l’ambition et l’amour, qui

puissent(431) triompher des autres. La paresse, toute languissante qu’elle est, ne laisse pas d’en être souvent la maîtresse : elle usurpe sur tous les desseins et sur toutes les actions de la vie ; elle y détruit et y consume insensiblement les passions et les vertus(432). (éd. 1*.)

 CCLXVIII

Nous récusons des juges pour les plus petits intérêts, et nous voulons bien que notre réputation et notre gloire dépendent du jugement des hommes, qui nous sont tous contraires, ou par leur jalousie, ou par leur préoccupation, ou par leur peu de lumière ; et ce n’est que pour les faire prononcer en notre faveur que nous exposons, en tant de manières, notre repos et notre vie(435). (éd. 1*.)

 CCLXIX

Il n’y a guère d’homme assez habile pour connoître tout le mal qu’il fait(436). (éd. 2*.)

 CCLXXII

Rien ne devroit plus humilier les hommes qui ont mérité de grandes louanges(439), que le soin qu’ils prennent encore de se faire valoir par de petites choses(440). (éd. 5*.)

 CCLXXIX

Quand nous exagérons la tendresse que nos amis ont pour nous, c’est souvent moins par reconnoissance que par le désir de faire juger de notre mérite(453). (éd. 1*.)

 CCLXXXVI

Il est impossible crainier une seconde fois ce qu’on a véritablement cessé d’aimer(462). (éd. 1*.)

 CCXCIV

Nous aimons toujours ceux qui nous admirent, et nous n’aimons pas toujours ceux que nous admirons(470). (éd. 2*.)

 CCXCIX

Presque tout le monde prend plaisir à s’acquitter des petites obligations ; beaucoup de gens ont de la reconnoissance pour les médiocres ; mais il n’y a quasi personne qui nait de l’ingratitude pour les grandes(477). (éd. 2*.)

 CCCIV

Nous pardonnons souvent à ceux qui nous ennuient, mais nous ne pouvons pardonner à ceux que nous ennuyons(482). (éd. 3.)

 CCCIX

Il y a des gens destinés à être sots, qui ne font pas seulement des sottises par leur choix, mais que la fortune même contraint d’en faire(488). (éd. 3*.)

 CCCX

n arrive quelquefois des accidents dans la vie d’où il faut être un peu fou pour se bien tirer(489). (éd. 3.)

 CCCXI

S’il y a des hommes dont le ridicule n’ait jamais paru, c’est qu’on ne l’a pas bien cherché(490). (éd. 3*.)

 CCCXII

Ce qui fait que les amants et les maîtresses ne s’ennuient point d’être ensemble(491), c’est qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes. (éd. 3*.)

 CCCXIII

Pourquoi faut-il que nous ayons assez de mémoire pour retenir jusqu’aux moindres particularités de ce qui nous est arrivé, et que nous n’en ayons pas assez pour nous souvenir combien de fois nous les avons contées à une même personne(492) ? (éd. 3*.)

 CCCXV

Ce qui nous empêche d’ordinaire de faire voir le fond de notre cœur à nos amis, n’est pas tant la défiance que nous avons deux, que celle que nous avons de nous-mêmes(494). (éd. 3*.)

 CCCXXII

Il n’y a que ceux qui sont méprisables qui craignent d’être méprisés(501). (éd. 3.)

 CCCXXVI

Le ridicule déshonore plus que le déshonneur(505). (éd. 3.)

 CCCXXVII

Nous n’avouons de petits défauts que pour persuader que nous n’en avons pas de grands(506). (éd. 3.)

 CCCXXX

On pardonne tant que l’on aime(509). (éd. 3.)

 CCCXXXVIII

Lorsque notre haine est trop vive, elle nous met au-dessous de ceux que nous haïssons(517). (éd. 3*.)

 CCCXLIV

La plupart des hommes ont, comme les plantes, des propriétés cachées(523) que le hasard fait découvrir. (éd. 4*.)

 CCCXLVII

Nous ne trouvons guère de gens de bon sens que ceux qui sont de notre avis(526). (éd. 4*.)

 CCCXLVIII

Quand on aime, on doute souvent de ce qu’on croit le plus(527). (éd. 4.)

 CCCLV

On perd quelquefois des personnes qu’on regrette plus qu’on n’en est affligé ; et d’autres dont on est affligé, et qu’on ne regrette guère(534). (éd. 4.)

 CCCLIX

Les infidélités devroient éteindre l’amour, et il ne faudroit point être jaloux, quand on a sujet de l’être : il n’y a que les personnes qui évitent de donner de la jalousie qui soient dignes qu’on en ait pour elles(540). (éd. 4*.)

 CCCLXXIII

Il y a de certaines larmes qui nous trompent souvent nous-mêmes, après avoir trompé les autres(554). (éd. 4.)

 CCCLXXXI

La violence qu’on se fait pour demeurer fidèle à ce qu’on aime ne vaut guère mieux qu’une infidélité(562). (éd. 4*.)

 CCCXCVI

On garde longtemps son premier amant, quand on n’en prend point de second(577). (éd. 4*.)

 CCCXCVIII

De tous nos défauts, celui dont nous demeurons le plus aisément d’accord, c’est de la paresse : nous nous persuadons qu’elle tient à toutes les vertus paisibles, et que, sans détruire entièrement les autres, elle en suspend seulement les fonctions(579). (éd. 4*.)

 CDX

Le plus grand effort de l’amitié n’est pas de montrer nos défauts à un ami ; c’est de lui faire voir les siens(593). (éd. 4.)

 CDXVII

En amour, celui qui est guéri le premier est toujours le mieux guéri(601). (éd. 5.)

 CDXXII

Toutes les passions nous font faire des fautes, mais l’amour nous en fait faire de plus ridicules(606). (éd. 5*.)

 CDXXVIII

Nous pardonnons aisément à nos amis les défauts qui ne nous regardent pas(614). (éd. 5.)

 CDXXIX

Les femmes qui aiment pardonnent plus aisément les grandes indiscrétions que les petites infidélités(615). (éd. 5.)

 CDXLVI

Ce qui rend les douleurs de la honte et de la jalousie si aiguës, c’est que la vanité ne peut servir à les supporter(632). (éd. 5*.)

 CDLVIII

Nos ennemis approchent plus de la vérité dans les jugements qu’ils font de nous, que nous n’en approchons nous-mêmes(644). (éd. 5.)

 CDLIX

Il y a plusieurs remèdes qui guérissent de l’amour, mais il n’y en a point d’infaillibles(645). (éd. 5*.)

 CDLXIII

Il y a souvent plus d’orgueil que de bonté à plaindre les malheurs de nos ennemis : c’est pour leur faire sentir que nous sommes au-dessus d’eux que nous leur donnons des marques de compassion(649). (éd. 5.)

 CDLXXV

L’envie d’être plaint ou d’être admiré fait souvent la plus grande partie de notre confiance(663). (éd. 5 *.)

 CDLXXVIII

L’imagination ne sauroit inventer tant de diverses contrariétés qu’il y en a naturellement dans le cœur de chaque personne(666). (éd. 5.)

 CDLXXX

La timidité est un défaut dont il est dangereux de reprendre les personnes qu’on en veut corriger(668). (éd. 5.)

 CDLXXXII

L’esprit s’attache par paresse et par constance(670) à ce qui lui est facile ou agréable : cette habitude met toujours des bornes à nos connoissances, et jamais personne ne s’est donné la peine d’étendre et de conduire son esprit aussi loin qu’il pourroit aller(671). (éd. 5.)

 CDLXXXVII

Nous avons plus de paresse dans l’esprit que dans le corps(676). (éd. 5.)

 CDXCVI

Les querelles ne dureroient pas longtemps si le tort n’étoit que d’un côté(687). (éd. 5 *.)

 DIV

Après(696) avoir parlé de la fausseté de tant de vertus parentes, il est raisonnable(697) de dire quelque chose de la fausseté du mépris de la mort : j’entends parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l’espérance d’une meilleure vie,

 

MAXIMES SUPPRIMÉES PAR L’AUTEUR

 

 DLXIII

L’amour-propre est l’amour de soi-même et de toutes choses pour soi(799) ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres, si la fortune leur en donnait les moyens. Il ne se repose jamais hors de soi, et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre.

 DLXVII

Tout le monde(828) trouve à redire en autrui ce qu’on trouve à redire en lui(829). (1665, n° xxxiii.)

 DLXX

C’est une espèce de bonheur de connoître(835) jusques à quel point(836) on doit être malheureux. (1665*, n° liii.)

 DLXXI

Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile de le chercher ailleurs. (1665, n° lv, et 1666, n° xlix.)

 DLXXII

On n’est jamais si malheureux qu’on croit, ni si heureux qu’on avoit espérée(837). (1665, n° lix.)

 DLXXV

Comment peut-on répondre de ce qu’on voudra à l’avenir, puisque l’on ne sait pas précisément ce que l’on veut dans le temps présent(841) ? (1665, n° lxxiv.)

 DLXXX

On blâme l’injustice, non pas par l’aversion que l’on a pour elle, mais pour le préjudice que l’on en reçoit(848). (1665*, n° xc.)

 DXCV

On n’oublie jamais mieux les choses que quand on s’est lassé d’en parler(869). (1665*, n° cxliv.)

 DCIX

Nous n’avouons jamais nos défauts que par vanité(893). (1665, n° cc.)

 DCXXII

La confiance de plaire est souvent un moyen(911) de déplaire(912) infailliblement(913). (1665*, n° cclvi.)

 DCXXX

De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes(921), c’est la paresse ; elle est la plus ardente(922) et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les dommages qu’elle cause soient très-cachés.

 DCXXXVIII

La plus juste comparaison qu’on puisse faire de l’amour, c’est(937) celle de la fièvre : nous n’avons non plus de pouvoir sur l’un que sur l’autre, soit pour sa violence, ou pour sa durée(938). (1665, n° cccvi.)

64

Comment prétendons-nous qu’un autre garde notre secret si nous ne pouvons le garder nous-mêmes ?

71

On aime à deviner les autres ; mais l’on n’aime pas à être devinés

 

MAXIMES ECARTEES

Il ne faut pas s’offenser que les autres nous cachent la vérité puisque nous nous la cachons souvent à nous mêmes

On blâme aisément les défauts des autres, mais on s’en sert rarement à corriger les siens.

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Les amants ne voient les défauts de leurs maitresses que lorsque leur enchantement est fini.

RÉFLEXIONS DIVERSES

I. — du vrai*.

Un sujet peut avoir plusieurs vérités, et un autre sujet peut n’en avoir qu’une(22) : le sujet qui a plusieurs vérités est d’un plus grand prix, et peut briller par des endroits où l’autre ne brille pas ; mais dans l’endroit où l’un et l’autre est vrai, ils brillent également.

II. — de la société.

Mon dessein n’est pas de parler de l’amitié en parlant de la société ; bien qu’elles aient quelque rapport, elles sont néanmoins très-différentes : la première a plus d’élévation et de dignité(33), et le plus grand mérite de l’autre, c’est de lui ressembler. Je ne parlerai donc présentement que du commerce particulier que les honnêtes gens doivent avoir ensemble.

Il seroit inutile de dire combien la société est nécessaire aux hommes : tous la désirent et tous la cherchent, mais peu se servent des moyens de la rendre agréable et de la faire durer.

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Pour rendre la société commode, il faut que chacun conserve sa liberté : il faut se voir, ou ne se voir point, sans sujétion, pour se divertir ensemble, et même s’ennuyer ensemble ; il faut se pouvoir séparer(38), sans que cette séparation apporte de changement ; il faut se pouvoir passer les uns des autres, si on ne veut pas s’exposer à embarrasser quelquefois, et on doit se souvenir qu’on incommode souvent, quand on croit ne pouvoir jamais incommoder(39).

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La complaisance est nécessaire dans la société, mais elle doit avoir des bornes : elle devient une servitude  quand elle est excessive ; il faut du moins qu’elle paroisse  libre, et qu’en suivant le sentiment de nos amis, ils soient  persuadés que c’est le nôtre aussi que nous suivons.

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Il faut être facile à excuser nos amis, quand leurs défauts sont nés avec eux, et qu’ils sont moindres que leurs bonnes qualités ; il faut surtout(40) éviter de leur faire voir qu’on les ait remarqués(41) et qu’on en soit choqué, et l’on doit essayer de faire en sorte qu’ils puissent s’en apercevoir eux-mêmes, pour leur laisser le mérite de s’en corriger.

 III. — de l’air et des manières.

Il y a un air qui convient à la figure et aux talents de chaque personne : on perd toujours quand on le quitte pour en prendre un autre(50). Il faut essayer de connoître celui qui nous est naturel, n’en point sortir, et le perfectionner autant qu’il nous est possible.

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Ce qui fait que la plupart des petits enfants plaisent, c’est qu’ils sont encore renfermés dans cet air et dans ces manières que la nature leur a donnés, et qu’ils n’en

connoissent point d’autres. Ils les changent et les corrompent quand ils sortent de l’enfance : ils croient qu’il faut imiter ce qu’ils voient faire aux autres(51) et ils ne le peuvent parfaitement imiter ; il y a toujours quelque chose de faux et d’incertain dans toute imitation. Ils n’ont rien de fixe dans leurs manières ni dans leurs sentiments ; au lieu d’être en effet ce qu’ils veulent paroître, ils cherchent à paroître ce qu’ils ne sont pas(52). Chacun veut être un autre, et n’être plus ce qu’il est(53) : ils cherchent une contenance hors d’eux-mêmes, et un autre esprit que le leur ; ils prennent des tons et des manières au hasard ; ils en font l’expérience(54) sur eux, sans considérer que ce qui convient à quelques-uns ne convient pas à tout le monde, qu’il n’y a point de règle générale pour les tons et pour les manières, et qu’il n’y a point de bonnes copies(55). Deux hommes néanmoins peuvent avoir du rapport en plusieurs choses sans être copie l’un de l’autre, si chacun suit son naturel ; mais personne presque ne le suit entièrement. On aime à imiter ; on imite souvent, même sans s’en apercevoir, et on néglige ses propres biens pour des biens étrangers, qui d’ordinaire ne nous conviennent pas.

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Ce qui fait qu’on déplaît souvent, c’est que personne ne sait accorder son air et ses manières avec sa figure. ni ses tons et ses paroles avec ses pensées et ses sentiments(61) ; on trouble leur harmonie par quelque chose de faux et d’étranger(62) ; on s’oublie soi-même, et on s’en éloigne insensiblement

IV. — de la conversation(65).

Ce qui fait que si peu de personnes(66) sont agréables dans la conversation, c’est que chacun songe plus à ce qu’il veut dire qu’à ce que les autres disent(67). Il faut écouter ceux qui parlent, si on en veut être écouté(68) ; il faut leur laisser la liberté de se faire entendre, et même de dire des choses inutiles(69). Au lieu de les contredire(70) ou de les interrompre, comme on fait souvent, on doit, au contraire(71), entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu’on les entend, leur parler de ce qui les touche(72), louer ce qu’ils disent autant qu’il mérite d’être loué, et faire voir que c’est plutôt par choix(73) qu’on le loue(74) que par complaisance. Il faut éviter de contester sur des choses indifférentes, faire rarement des questions, qui sont presque toujours(75) inutiles, ne laisser jamais croire qu’on prétend avoir plus de raison que les autres, et céder aisément l’avantage de décider(76).

On doit dire des choses naturelles, faciles et plus ou moins sérieuses, selon l’humeur et l’inclination(77) des personnes que l’on entretient, ne les presser pas d’approuver ce qu’on dit, ni même d’y répondre(78). Quand on a satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments, sans prévention et sans opiniâtreté, en faisant paroître qu’on cherche à les appuyer de l’avis de ceux qui écoutent(79).

Il faut éviter de parler longtemps de soi-même, et de se donner souvent pour exemple(80). On ne sauroit avoir trop d’application à connoître la pente et la portée(81) de ceux à qui on parle, pour se joindre à l’esprit de celui qui en a le plus, et pour ajouter ses pensées aux siennes, en lui faisant croire, autant qu’il est possible(82), que c’est de lui qu’on les prend. Il y a de l’habileté à n’épuiser pas les sujets qu’on traite, et à laisser toujours aux autres quelque chose à penser et à dire(83).

On ne doit jamais parler avec des airs d’autorité, ni se servir de paroles et de termes plus grands que les choses. On peut conserver ses opinions, si elles sont raisonnables ; mais en les conservant, il ne faut jamais


 blesser les sentiments des autres, ni paroître choqué de ce qu’ils ont dit(84). Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation, et de parler trop souvent d’une même chose(85) ; on doit entrer indifféremment sur tous les sujets agréables qui se présentent, et ne faire jamais voir qu’on veut entraîner la conversation sur ce qu’on a envie de dire(86).

Il est nécessaire d’observer que toute sorte de conversation, quelque honnête et quelque spirituelle qu’elle soit, n’est pas également propre à toute sorte d’honnêtes gens : il faut choisir ce qui convient à chacun, et choisir même le temps de le dire ; mais s’il y a beaucoup d’art(87) à savoir parler à propos(88), il n’y en a pas moins à savoir se taire. Il y a un silence éloquent(89) : il sert quelquefois à approuver et à condamner ; il y a un silence moqueur ; il y a un silence respectueux ; il y a enfin des airs, des tons et des manières(90) qui font souvent ce qu’il y a d’agréable ou de désagréable(91), de délicat ou de choquant dans la conversation ; le secret de s’en bien servir est donné à peu de personnes ; ceux mêmes qui en font des règles s’y méprennent quelquefois ; la plus sûre, à mon avis, c’est de n’en point avoir qu’on ne puisse changer, de laisser plutôt voir des négligences dans ce qu’on dit que de l’affectation, d’écouter, de ne parler guère, et de ne se forcer jamais à parler(92).

 V. — de la confiance.

Bien que la sincérité et la confiance aient du rapport, elles sont néanmoins différentes en plusieurs choses : la sincérité est une ouverture de cœur(93), qui nous montre tels que nous sommes ; c’est un amour de la vérité, une répugnance à se déguiser, un désir de se dédommager de ses défauts, et de les diminuer même par le mérite de les avouer(94). La confiance ne nous laisse pas tant de liberté ; ses règles sont plus étroites ; elle demande plus de prudence et de retenue, et nous ne sommes pas toujours libres d’en disposer ; il ne s’agit pas de nous uniquement, et nos intérêts sont mêlés d’ordinaire avec les intérêts des autres. Elle a besoin d’une grande justesse pour ne livrer pas(95) nos amis en nous livrant nous-mêmes, et pour ne faire pas des présents de leur bien, dans la vue d’augmenter le prix de ce que nous donnons,

La confiance plaît toujours à celui qui la reçoit : c’est un tribut que nous payons à son mérite ; c’est un dépôt que l’on commet à sa foi(96) ; ce sont des gages qui lui donnent un droit sur nous, et une sorte de dépendance où nous nous assujettissons volontairement. Je ne prétends pas détruire par ce que je dis la confiance, si nécessaire entre les hommes, puisqu’elle est le lien de la société et de l’amitié : je prétends seulement y mettre des bornes, et la rendre honnête et fidèle. Je veux qu’elle soit toujours vraie et(97) toujours prudente, et qu’elle n’ait ni foiblesse, ni intérêt ; mais(98) je sais bien qu’il est malaisé de donner de justes limites à la manière de recevoir toute sorte de confiance de nos amis, et de leur faire part de la nôtre.

On se confie le plus souvent par vanité, par envie de parler(99), par le désir de s’attirer la confiance des autres, et pour faire un échange de secrets. Il y a des personnes qui peuvent avoir raison de se fier en nous, vers qui nous n’aurions pas raison d’avoir la même conduite, et on s’acquitte envers ceux-ci en leur gardant le secret, et en les payant de légères confidences. Il y en a d’autres dont la fidélité nous est connue, qui ne ménagent rien avec nous, et à qui on peut se confier par choix et par estime. cela elle n’a rien fait par le dessein de lui plaire ou de lui faire honneur ; qu’elle n’est allée chez lui que parce qu’elle ne s’est pas crue

On doit ne leur cacher rien(100) de ce qui ne regarde que nous, se montrer à eux toujours vrais(101), dans nos bonnes qualités et dans nos défauts même, sans exagérer les unes, et sans diminuer les autres(102) ; se faire une loi de ne leur faire jamais de(103) demi-confidences, qui embarrassent toujours ceux qui les font, et ne contentent presque(104) jamais ceux qui les reçoivent : on leur donne des lumières confuses de ce qu’on veut cacher, et on augmente leur curiosité ; on les met en droit d’en vouloir savoir davantage, et ils se croient en liberté de disposer de ce qu’ils ont pénétré. Il est plus sur et plus honnête de ne leur rien dire, que de se taire quand on a commencé à parler.

Il y a d’autres règles à suivre pour les choses qui nous ont été confiées : plus elles sont importantes, et plus la prudence et la fidélité y sont nécessaires. Tout le monde convient que le secret doit être inviolable ; mais on ne convient pas toujours de la nature et de l’importance du secret : nous ne consultons le plus souvent que nous-mêmes sur ce que nous devons dire et sur ce que nous devons taire ; il y a peu de secrets de tous les temps, et le scrupule de les(105) révéler ne dure pas toujours.

On a des liaisons étroites avec des amis dont on connoît la fidélité ; ils nous ont toujours parlé sans réserve, et nous avons toujours gardé les mêmes mesures avec eux ; ils savent nos habitudes et nos commerces, et ils nous voient de trop près pour ne s’apercevoir pas(106) du moindre changement ; ils peuvent savoir par ailleurs ce que nous sommes engagés(107) de ne dire jamais à personne ; il n’a pas été en notre pouvoir de les faire entrer dans ce qu’on nous a confié, et qu’ils ont peut-être quelque intérêt de savoir(108) ; on est assuré d’eux comme de soi, et on se voit cependant réduit à la cruelle nécessité de perdre leur amitié, qui nous est précieuse, ou de manquer à la foi du secret. Cet état est sans doute la plus rude épreuve de la fidélité ; mais il ne doit pas ébranler un honnête homme : c’est alors qu’il lui est permis de se préférer aux autres ; son premier devoir est indispensablement de conserver le dépôt(109) en son entier, sans en peser(110) les suites : il doit non-seulement ménager ses paroles et ses tons, il doit encore ménager ses conjectures, et ne laisser jamais(111) rien voir, dans ses discours ni dans son air, qui puisse tourner l’esprit des autres vers ce qu’il ne veut pas dire(112).

VIII. — de l’incertitude de la jalousie(120)*.

on veut haïr et on veut auner, mais on aime encore quand on hait, et on hait encore quand on aime(123). On croit tout, et on doute de tout ; ou a de la honte et du dépit d’avoir cru et d’avoir douté ; on se travaille incessamment pour arrêter son opinion, et on ne la conduit jamais à un lieu fixe.

IX. — de l’amour et de la vie*.

L’amour est une image de notre vie : l’un et l’autre sont sujets aux mêmes révolutions et aux mêmes changements(125). Leur jeunesse est pleine de joie et d’espérance : on se trouve heureux d’être jeune, comme on se trouve heureux d’aimer. Cet état si agréable nous conduit à désirer d’autres biens, et on en veut de plus solides ; on ne se contente pas de subsister, on veut faire des progrès, on est occupé des moyens de s’avancer et d’assurer sa fortune(126) ; on cherche la protection des ministres, on se rend utile à leurs intérêts ; on ne peut souffrir que quelqu’un prétende ce que nous prétendons.

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Cette félicité néanmoins est rarement(127) de longue durée, et elle ne peut conserver longtemps la grâce de la nouveauté(128) ; pour avoir ce que nous avons souhaité, nous ne laissons pas de souhaiter(129) encore. Nous nous accoutumons à tout ce qui est à nous ; les mêmes biens ne conservent pas leur même prix, et ils ne touchent pas toujours également notre goût ; nous changeons imperceptiblement, sans remarquer notre changement ; ce que nous avons obtenu devient une partie de nous-mêmes ; nous serions cruellement touchés de le perdre, mais nous ne sommes plus sensibles au plaisir de le conserver ; la joie n’est plus vive ; on en cherche ailleurs que dans ce qu’on a tant désiré. Cette inconstance involontaire est un effet du temps, qui prend, malgré nous, sur l’amour, comme sur notre vie ; il en efface insensiblement chaque jour un certain air de jeunesse et de gaieté, et en détruit les plus véritables charmes ; on prend des manières plus sérieuses, on joint des affaires à la passion ; l’amour ne subsiste plus par lui-même, et(130) il emprunte des secours étrangers.

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X. — du goût(137)*.

Il y a des personnes qui ont plus d’esprit que de goût, et d’autres qui ont plus de goût que d’esprit(138) ; mais(139) il y a plus de variété et de caprice dans le goût(140) que dans l’esprit.

Ce terme de goût a diverses significations, et il est aisé de s’y méprendre : il y a différence entre le goût qui nous porte vers les choses(141) et le goût qui nous en fait connoître et discerner les qualités, en s’attachant(142) aux règles. On peut aimer la comédie sans avoir le goût assez fin et assez délicat pour en bien juger, et on peut avoir le goût assez bon pour bien juger de la comédie sans l’aimer. Il y a des goûts qui nous approchent imperceptiblement de ce qui se montre à nous ; d’autres(143) nous entraînent par leur force ou par leur durée(144).

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Il y en a qui, par une sorte d’instinct, dont ils ignorent la cause, décident de ce qui se présente à eux, et prennent toujours le bon parti. Ceux-ci font paroître plus de goût que d’esprit(145), parce que leur amour-propre et leur humeur ne prévalent point sur leurs lumières naturelles ; tout agit de concert en eux, tout y est sur un même ton. Cet accord les fait juger sainement des objets, et leur en forme une idée véritable ; mais, à parler généralement, il y a peu de gens qui aient le goût fixe et indépendant de celui des autres : ils suivent l’exemple et la coutume, et ils en empruntent presque tout ce qu’ils ont de goût(146).

XI. — du rapport des hommes avec les animaux*.

Combien de perroquets, qui parlent sans cesse, et qui n’entendent jamais  ce qu’ils disent

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Et combien d’animaux qui sont assujettis parce qu’ils ignorent leur force !

Toutes ces qualités se trouvent dans l’homme, et il  exerce, à l’égard des autres hommes, tout ce que les  animaux dont on vient de parler exercent entre eux.

XIII. — du faux.

On est faux en différentes manières : il y a des hommes faux qui veulent toujours paroître ce qu’ils ne sont pas(172) ; il y en a d’autres, de meilleure foi, qui sont nés faux, qui se trompent eux-mêmes, et qui ne voient jamais les choses comme elles sont. Il y en a dont l’esprit est droit, et le goût faux ; d’autres ont l’esprit faux, et ont(173) quelque droiture dans le goût(174) ; il y en a enfin qui n’ont rien de faux dans le goût, ni dans l’esprit. Ceux-ci sont très-rares, puisque, à parler généralement, il n’y a presque(175) personne qui n’ait de la fausseté dans quelque endroit de l’esprit ou du goût.

Ce qui fait cette fausseté si universelle, c’est que nos qualités sont incertaines et confuses, et que nos vues(176) le sont aussi : on ne voit point les choses précisément comme elles sont ; on les estime plus ou moins qu’elles ne valent(177), et on ne les fait point rapporter à nous en la manière qui leur convient, et qui convient à notre état et à nos qualités.

XIV. — des modèles de la nature et de la fortune*.

Il semble que la fortune, toute changeante et capricieuse qu’elle est, renonce à ses changements et à ses caprices pour agir de concert avec la nature, et que l’une et l’autre concourent de temps en temps à faire des hommes extraordinaires(196) et singuliers, pour servir de modèles à la postérité.

XV. — des coquettes et des vieillards(225)*.

S’il est malaisé de rendre raison(226) des goûts en général, il le doit être encore davantage de rendre raison du goût des femmes coquettes : on peut dire néanmoins que l’envie de plaire se répand généralement sur tout ce qui peut flatter leur vanité, et qu’elles ne trouvent rien d’indigne de leurs conquêtes

XVIII. — de l’inconstance*.

Je ne prétends pas justifier ici l’inconstance(353) en général, et moins encore celle qui vient de la seule légèreté ; mais il n’est pas juste aussi de lui imputer tous les autres changements de l’amour. Il y a une première fleur d’agrément et de vivacité dans l’amour, qui passe insensiblement, comme celle des fruits(354) ; ce n’est la faute de personne ; c’est seulement la faute du temps. Dans les commencements, la figure est aimable ; les sentiments ont du rapport : on cherche de la douceur et du plaisir ; on veut plaire, parce qu’on nous plaît, et on cherche à faire voir qu’on sait donner un prix infini à ce qu’on aime ; mais, dans la suite, on ne sent plus ce qu’on croyoit sentir toujours : le feu n’y est plus ; le mérite de la nouveauté s’efface ; la beauté, qui a tant de part à l’amour, ou diminue, ou ne fait plus la même impression(355) ; le nom d amour se conserve, mais on ne se retrouve plus les mêmes personnes, ni les mêmes sentiments ; on suit encore ses engagements, par honneur, par accoutumance(356), et pour(357) n’être pas assez assuré de son propre changement.

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Les changements qui arrivent dans l’amitié ont à peu près des causes pareilles à ceux qui arrivent dans l’amour(360) ; leurs règles ont beaucoup de rapport : si l’un a plus d’enjouement et de plaisir, l’autre doit être plus égale et plus sévère, et ne pardonner rien(361) ; mais le temps, qui change l’humeur(362) et les intérêts, les détruit presque également tous deux. Les hommes sont trop foibles et trop changeants pour soutenir longtemps le poids de l’amitié ; l’antiquité en a fourni des exemples ; mais dans le temps où nous vivons, on peut dire qu’il est encore moins impossible de trouver un véritable amour qu’une véritable amitié(363).

 


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