mercredi 12 novembre 2025

Monsieur Teste - Paul Valéry

Monsieur Teste - Paul Valéry

 

PRÉFACE

Je suspectais la littérature, et jusqu'aux travaux assez précis de la poésie. L'acte d'écrire demande toujours un certain « sacrifice de l'intellect ». On sait bien, par exemple, que les conditions de la lecture littéraire sont incompatibles avec une précision excessive du langage. L'intellect volontiers exigerait du langage commun des perfections et des puretés qui ne sont pas en sa puissance. Mais rares sont les lecteurs qui ne prennent leur plaisir que l'esprit tendu. Nous ne gagnons les attentions qu'à la faveur de quelque amusement ; et cette espèce d'attention est passive.

---

La jeunesse est un temps pendant lequel les conventions sont, et doivent être, mal comprises : ou aveuglément combattues, ou aveuglément obéies.

---

Pourquoi M. Teste est-il impossible ? – C'est son âme que cette question. Elle vous change en M. Teste. Car il n'est point autre que le démon même de la possibilité. Le souci de l'ensemble de ce qu'il peut le domine.

 

La soirée avec Monsieur Teste

M. Teste n'avait pas d'opinions. Je crois qu'il se passionnait à son gré, et pour atteindre un but défini. Qu'avait-il fait de sa personnalité ? Comment se voyait-il ?... Jamais il ne riait, jamais un air de malheur sur son visage. Il haïssait la mélancolie.

 

Lettre de Madame Émilie Teste

Tout son être qui était concentré sur un certain lieu des frontières de la conscience, vient de perdre son objet idéal, cet objet qui existe et qui n'existe pas, car il ne tient qu'à un peu plus ou moins de contention.

---

Je ne puis pas dire que je sois aimée. Sachez que ce mot d'amour si incertain dans son sens ordinaire et qui hésite entre bien des images différentes, ne vaut plus rien du tout s'il s'agit des rapports du cœur de mon époux avec ma personne.

 

 

Extraits du Log-Book de Monsieur Teste

*

Homme toujours debout sur le cap Pensée, à s'écarquiller les yeux sur les limites ou des choses, ou de la vue...

Il est impossible de recevoir la « vérité » de soi-même. Quand on la sent se former (c'est une impression), on forme du même coup un autre soi inaccoutumé... dont on est fier, – dont on est jaloux... (C'est un comble de politique interne.)

Entre Moi clair et Moi trouble ; entre Moi juste et Moi coupable, il y a de vieilles haines et de vieux arrangements, de vieux renoncements et de vieilles supplications.

 

*

ENSEMBLE

Autrui, ma caricature, mon modèle, les deux.

Autrui que j'immole justement dans le silence ; que je brûle sous le nez de mon – âme !

Et Moi ! que je déchire, et que je nourris de sa propre substance toujours re-mâ-chée, seul aliment pour qu'il s'accroisse !

*

... Dans sa tête où derrière les yeux fermés se passaient des rotations curieuses, – des changements si variés, si libres, et pourtant si limités – des lumières comme celles que ferait une lampe portée par quelqu'un qui visiterait une maison dont on verrait les fenêtres dans la nuit, comme des fêtes éloignées, des foires de nuit ; mais qui pourraient se changer en gares et en sauvageries si l'on pouvait en approcher – ou en effrayants malheurs, – ou en vérités et révélations...

*

(…)

Si nous savions, nous ne parlerions pas – nous ne penserions pas, nous ne nous parlerions pas.

La connaissance est comme étrangère à l'être même. – Lui s'ignore, s'interroge, se fait répondre...

*

De quoi j'ai souffert le plus ? Peut-être de l'habitude de développer toute ma pensée – d'aller jusqu'au bout en moi.

 

Lettre d'un ami

 

Le rapide a une idée fixe qui est la Ville. On est le captif de son idéal, le jouet de sa fureur monotone.

---

Tout à coup je me sentis à Paris, quelques heures avant que d'y être. Je reprenais sensiblement mes esprits parisiens qui s'étaient un peu dissipés dans mes voyages. Ils s'étaient réduits à des souvenirs ; ils redevenaient maintenant des valeurs vivantes et des sources que l'on doit utiliser à chaque instant.

---

Dire ; redire ; contredire ; prédire ; médire... Tous ces verbes ensemble me résumaient le bourdonnement du paradis et de la parole.

---

Chez ce peuple d'uniques règne la loi de faire ce que nul n'a jamais fait, et que nul jamais ne fera. C'est du moins la loi des meilleurs, c'est-à-dire de ceux qui ont le cœur de vouloir nettement quelque chose d'absurde... I

---

L'une est l'éternel mouvement d'un gros électron positif, et ce mouvement engendre une suite de sons graves où l'oreille intérieure distingue sans nulle peine une profonde phrase monotone : Il n'y a que moi. Il n'y a que moi. Il n'y a que moi, moi, moi... Quant au petit électron radicalement négatif, il crie à l'extrême de l'aigu, et perce et reperce de la sorte la plus cruelle le thème égotiste de l'autre : Oui, mais il y a un tel... Oui, mais il y a un tel... Tel, tel, tel. Et tel autre !... Car le nom change assez souvent...

 

Dialogue

ou nouveau fragment relatif à Monsieur Teste

 

L'homme est différent de moi et de vous. Ce qui pense n'est jamais ce à quoi il pense ; et le premier étant une forme avec une voix, l'autre prend toutes les formes et toutes les voix. Par là, nul n'est l'homme, M. Teste moins que personne.

Il n'était non plus philosophe, ni rien de ce genre, ni même littérateur ; et, pour cela, il pensait beaucoup, – car plus on écrit, moins on pense.

---

Il avait sur tout le monde un avantage qu'il s'était donné : celui de posséder une idée commode de lui-même ; et, dans chacune de ses pensées entrait un autre M. Teste, – un personnage bien connu, simplifié, uni au véritable par tous ses points... Il avait en somme substitué au vague soupçon du Moi qui altère tous nos propres calculs et nous met sournoisement en jeu nous-mêmes dans nos spéculations – qui en sont pipées, – un être imaginaire défini, un Soi-Même bien déterminé, ou éduqué, sûr comme un instrument, sensible comme un animal, et compatible avec toute chose, comme l'homme.

 

---

Tenez, tous les sots se réclament de l'humanité et tous les faibles de la justice ; ayant, les uns et les autres, intérêt à la confusion. Évitons le troupeau et la balance de ces Justes si mal appris ; frappons sur ceux qui veulent nous faire semblables à eux. Rappelez-vous tout simplement qu'entre les hommes il n'existe que deux relations : la logique ou la guerre.

 

Pour un portrait de Monsieur Teste

 

M. Teste est né du hasard. Comme tout le monde. Tout l'esprit qu'il a ou qu'il eut lui vient de ce fait.

*

Il n'y a pas d'image certaine de M. Teste.

Tous les portraits diffèrent les uns des autres.

*

M. Teste est le témoin.

*

ConsciousTeste, Testis.

Supposé un observateur « éternel » dont le rôle se borne à répéter et remontrer le système dont le Moi est cette partie instantanée qui se croit le Tout.

Le Moi ne se pourrait jamais engager s'il ne croyait – être tout.

 

*

Chez lui le psychisme est au comble de la séparation des échanges internes et des valeurs.

La pensée est également séparée (quand il est LUI) de ses similitudes et confusions avec le Monde et, d'autre part, des valeurs affectives. Il la contemple dans son hasard pur.

 

*

(…)

– Mais n'est-ce point là la recherche de M. Teste : se retirer du moi – du moi ordinaire en s'essayant constamment à diminuer, à combattre, à compenser l'inégalité, l'anisotropie de la conscience ?

*

Jusqu'à un âge assez mûr, M. Teste ne se doutait pas le moins du monde de la singularité de son esprit. Il croyait que tous étaient comme lui. Mais il se trouvait plus sot et plus faible que la plupart. Cette observation le conduisit à noter ses faiblesses, parfois ses succès. Il remarqua qu'il était assez souvent plus fort que les plus forts et plus faible que les plus faibles ; remarque très grave qui peut conduire à une politique d'abus et de concessions étrangement distribués.

 

Quelques pensées de Monsieur Teste

Il faut entrer en soi-même armé jusqu'aux dents.

*

Faire en soi le tour du « propriétaire ».

État d'un être qui en a fini avec les mots abstraits, – qui a rompu avec eux.

*

Créer une sorte d'angoisse pour la résoudre.

*

La première chose est de parcourir son domaine.

Puis on y met une clôture, car bien qu'il soit limité par d'autres circonstances extérieures, on veut être pour quelque chose dans cette limitation qu'on n'a pas voulue.

L'homme s'essaie à vouloir ce qu'il n'a pas voulu.

On lui donne une prison dont il dit : Je m'enferme.

On n'en sort pas plus que celui-là ne sort du cachot qui en a compté les pierres – ou que les phrases qu'on peut sur les murs tracer, ne font choir les murs.

*

Considérer ses émotions comme sottises, débilités, inutilités, imbécillités, imperfections – comme le mal de mer et le vertige des hauteurs, qui sont humiliants.

... Quelque chose en nous, ou en moi, se révolte contre la puissance inventive de l'âme sur l'esprit.

*

Les « Idées » sont pour moi des moyens de transformation – et par conséquent, des parties ou moments de quelque changement.

Une « idée » de l'homme « est un moyen de transformer une question ».

*

La douleur est due à la résistance de la conscience à une disposition locale du corps. – Une douleur que nous pourrions considérer nettement et comme circonscrire deviendrait sensation sans souffrance – et peut-être arriverions-nous par là à connaître quelque chose directement de notre corps profond – connaissance de l'ordre de celle que nous trouvons dans la musique. La douleur est chose très musicale, on peut presque en parler en termes de musique. Il y a des douleurs graves et d'aiguës, des andante et des furioso, des notes prolongées, points d'orgue, et des arpèges, des progressions – de brusques silences, etc...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire