jeudi 20 novembre 2025

Recherches philosophiques - Wittgenstein

Recherches philosophiques - Wittgenstein

 

1. Augustin (Confessions, I, 8) : « Cum ipsi [majores hommes] appellabant rem aliquam, et cum secundum eam vocem corpus ad aliquid movebant, videbam, et tenebam hoc ab eis vocari rem illam, quod sonabant, cum eam vellent ostendere. Hoc autem eos velle ex motu corporis aperiebatur : tamquam verbis naturalibus omnium gentium, quae fiunt vultu et nutu oculorum, ceterorumque membrorum actu, et sonitu vocis indicante affectionem animi in petendis, habendis, rejiciendis, fugiendisve rebus. Ita verba in variis sententiis locis suis posita, et crebro audita, quarum rerum signa essent, paulatim colligebam, measque jam voluntates, edomito in eis signis ore, per haec enuntiabam1. »

Ce qui est dit là nous donne, me semble-t-il, une certaine image de l’essence du langage humain, qui est la suivante : Les mots du langage dénomment des objets — les phrases sont des combinaisons de telles dénominations. —— C’est dans cette image du langage que se trouve la source de l’idée que chaque mot a une signification. Cette signification est corrélée au mot. Elle est l’objet dont le mot tient lieu.

7. Dans la pratique de l’emploi du langage du § 2, les uns crient les mots, les autres agissent en fonction d’eux ; mais dans l’apprentissage du langage, on aura affaire au processus suivant : L’élève dénomme les objets, c’est-à-dire qu’il prononce le mot quand le maître montre la pierre. — On y aura aussi affaire à un exercice plus simple encore : L’élève répète le mot que le maître prononce —— ces deux processus sont l’un et l’autre analogues à un langage.

Nous pouvons aussi penser que l’ensemble du processus d’emploi des mots du § 2 est l’un de ces jeux par lesquels les enfants apprennent leur langue maternelle. Ces jeux, je les appellerai des “jeux de langage”, et je parlerai parfois d’un langage primitif comme d’un jeu de langage.

Et l’on pourrait également appeler jeux de langage les processus qui consistent à donner un nom aux pierres et à répéter les mots du maître. Pense aux nombreux emplois que l’on fait des mots dans les comptines.

J’appellerai aussi “jeu de langage” l’ensemble formé par le langage et les activités avec lesquelles il est entrelacé.

10. Que désignent donc les mots de ce langage ? — Comment ce qu’ils désignent peut-il se montrer, si ce n’est dans le type d’emploi qu’ils ont ? Et cet emploi, nous l’avons déjà décrit. L’expression : « Ce mot désigne cela » devrait donc faire partie de cette description. En d’autres termes, la description devrait prendre la forme « Le mot... désigne... »

 

54. Pensons donc aux cas où nous disons qu’un jeu se joue d’après une règle déterminée !

La règle peut contribuer à enseigner le jeu. Elle est communiquée à l’élève et il s’exerce à l’appliquer. — Ou bien la règle est un outil du jeu lui-même. — Ou bien encore : Aucune règle n’est employée ni dans l’enseignement ni dans le jeu même, et aucune n’est consignée dans un registre de règles. On apprend le jeu en regardant les autres y jouer. Nous disons néanmoins que le jeu est pratiqué en accord avec telles et telles règles, parce qu’un observateur peut déchiffrer ces règles à même la pratique du jeu — comme s’il s’agissait d’une loi naturelle à laquelle les actions du jeu se conformeraient. —— Mais comment l’observateur distingue-t-il ici une faute commise par les joueurs d’une action correcte ? — Il y a des indices de cette faute dans le comportement des joueurs. Pense au comportement caractéristique de celui qui corrige un lapsus. Il serait possible de le reconnaître chez quelqu’un, même si l’on ne comprenait pas sa langue.

 

120. Si je parle du langage (du mot, de la proposition, etc.), il me faut parler le langage de tous les jours. Ce langage est-il quelque chose de trop grossier et de trop matériel pour ce que nous cherchons à dire ? Mais comment donc en construire un autre ? — Et comme il est étrange que nous puissions, malgré tout, faire quelque chose du nôtre !

Le fait qu’il me faille, dans les explications qui touchent au langage, appliquer le langage tout entier (non quelque langage préparatoire et provisoire) montre déjà que tout ce que ce que je peux énoncer sur le langage lui est extérieur.

Mais alors comment ces élucidations pourraient-elles nous satisfaire ? Tes questions étaient déjà, elles aussi, formulées dans ce langage ; et il te fallait les exprimer dans ce langage, s’il y avait quelque chose à demander !

Et tes scrupules sont des malentendus.

Tes questions se rapportent à des mots. Aussi me faut-il parler de mots.

On dit : L’important n’est pas le mot, mais sa signification ; et on pense alors la signification comme une chose du même genre que le mot, et néanmoins différente de lui. Ici le mot, et là sa signification. L’argent, et la vache que l’on peut acheter avec. (Mais d’un autre côté : L’argent, et son utilité.)

  142. L’emploi des mots ne nous est clairement prescrit que dans les cas normaux. Nous savons ce que nous avons à dire dans tels et tels cas, nous n’en doutons pas.  

 

162. Essayons d’expliquer les choses ainsi : Quelqu’un lit quand il dérive la reproduction de l’original. Et j’appelle “original” le texte qu’il lit ou reproduit, le texte qui lui est dicté, la partition qu’il joue, etc., etc. — Si nous avons par exemple appris à quelqu’un l’alphabet cyrillique et la façon correcte de prononcer chacune de ses lettres, — s’il lit ensuite le passage que nous lui donnons à lire en prononçant chaque lettre comme nous le lui avons enseigné, — nous dirons alors qu’il a dérivé le son des mots de leur forme graphique au moyen de la règle que nous lui avons donnée. Et, à l’évidence, c’est là aussi un cas de lecture. (Nous pourrions dire que nous lui avons enseigné « la règle d’un alphabet ».)

Mais pourquoi disons-nous qu’il a dérivé les mots qu’il prononce des mots imprimés ? Savons-nous quelque chose d’autre que ceci : Nous lui avons appris la prononciation de chaque lettre et il a ensuite lu les mots à voix haute ? Peut-être répliquerons-nous : L’élève montre qu’il se sert de la règle que nous lui avons donnée pour passer des mots imprimés aux mots prononcés. — Nous pourrions le montrer plus clairement en modifiant notre exemple de la façon suivante : Au heu de lire le texte, l’élève doit l’écrire, c’est-à-dire transcrire l’écriture imprimée en écriture manuscrite. En ce cas, la règle peut lui être donnée sous la forme d’un tableau dans lequel se trouvent, dans une colonne, les lettres imprimées, et dans l’autre, les lettres manuscrites. Et le fait qu’il consulte ce tableau montre qu’il dérive ce qu’il écrit de ce qui est imprimé.

199. Ce que nous appelons “suivre une règle”, est-ce quelque chose qu’un seul homme pourrait faire une seule fois dans sa vie ? — Il s’agit là naturellement d’une remarque sur la grammaire de l’expression “suivre la règle”.

Il n’est pas possible qu’une règle ait été suivie par un seul homme, une fois seulement. Il n’est pas possible qu’une information ait été transmise, un ordre donné ou compris, une fois seulement, etc. — Suivre une règle, transmettre une information, donner un ordre, faire une partie d’échecs sont des coutumes (des usages, des institutions).

Comprendre une phrase veut dire comprendre un langage. Comprendre un langage veut dire maîtriser une technique.

203. Le langage est un labyrinthe de chemins. Tu arrives à tel endroit par un certain côté, et tu t’y reconnais ; tu arrives au même endroit par un autre côté, et tu ne t’y reconnais plus.

206. Suivre une règle est analogue à obéir à un ordre. Nous avons été dressés à cela, et nous réagissons à l’ordre d’une manière déterminée. Mais qu’en est-il si quelqu’un réagit à l’ordre et au dressage d’une certaine façon et quelqu’un d’autre d’une autre façon ? Qui a raison en ce cas ?

Imagine que tu arrives en qualité d’explorateur dans un pays inconnu dont la langue t’est complètement étrangère. Dans quelles circonstances dirais-tu que les gens de ce pays donnent des ordres, qu’ils les comprennent, qu’ils leur obéissent, qu’ils se rebellent contre eux, etc. ?

La manière d’agir commune aux hommes est le système de référence au moyen duquel nous interprétons une langue qui nous est étrangère.

 

243. Un homme peut s’encourager lui-même, se donner un ordre à lui-même, s’obéir, se faire des reproches, s’infliger une punition, se poser une question et y répondre. On peut même imaginer des hommes qui ne parleraient que par monologues ; qui accompagneraient leurs activités de soliloques. — Un explorateur qui les observerait et épierait ce qu’ils se disent pourrait réussir à traduire leur langage dans le nôtre. (Cela lui permettrait de prédire correctement les actions de ces hommes, puisqu’il les entendrait aussi prendre des résolutions et des décisions.)

Mais pourrait-on aussi concevoir un langage permettant à quelqu’un de noter par écrit ou d’exprimer à voix haute ses expériences internes — ses sentiments, ses émotions, etc. — pour son propre usage ? —— Ne pourrions-nous pas le faire dans notre langage usuel ? — Mais ce n’est pas ce que je veux dire*. Les mots de ce langage devraient se rapporter à ce qui peut seulement être connu de celui qui le parle, à ses sensations immédiates, privées. Personne d’autre ne pourrait donc comprendre ce langage.

 

244. Comment les mots se rapportent-ils aux sensations ? — Il ne semble y avoir là aucun problème. Ne parlons-nous pas en effet quotidiennement de sensations, et ne leur donnons-nous pas des noms ? Mais comment la relation entre le nom et ce qu’il dénomme est-elle établie ? Cette question est semblable à celle-ci : Comment un homme apprend-il la signification des noms de sensations ? Du mot “douleur”, par exemple. Une possibilité est que les mots soient reliés à l’expression originelle, naturelle, de la sensation, et qu’ils la remplacent. Un enfant s’est blessé, il crie ; et alors les adultes lui parlent, ils lui apprennent des exclamations, et plus tard des phrases. Ils enseignent à l’enfant un nouveau comportement de douleur.

« Tu dis donc que le mot “douleur” signifie en réalité crier ? » — Je dis au contraire que l’expression verbale4 de la douleur remplace le cri et qu’elle ne le décrit pas.

 

303. « Je peux seulement croire que quelqu’un a mal, mais je sais si j’ai mal. » — Certes, on peut prendre la décision de dire : « Je crois qu’il a mal » au lieu de : « Il a mal. » Mais c’est tout. — Ce qui a l’apparence d’une explication ou d’un énoncé relatif aux processus psychiques est en vérité la substitution d’une façon de parler à une autre qui nous semble être, lorsque que nous philosophons, la plus appropriée.

Essaie seulement — dans un cas effectif — de mettre en doute l’angoisse ou la douleur d’autrui !

 

309. Quel est ton but en philosophie ? — Montrer à la mouche comment sortir du piège à mouches.

 

327. « Peut-on penser sans parler ? » — Et qu’est-ce que penser ? Ne penses-tu donc jamais ? Ne peux-tu pas t’observer et voir ce qui se passe ? Ce devrait pourtant être simple. Il ne faut pas que tu attendes cela comme un événement astronomique, et qu’ensuite tu procèdes à la hâte à ton observation.

 

329. Lorsque je pense dans le langage, il ne me vient pas à l’esprit des “significations” en plus de l’expression verbale, mais le langage est lui-même le véhicule de la pensée.

 

366. Le calcul mental est-il plus irréel que le calcul sur le papier ? — On peut être tenté de présenter les choses ainsi, on peut aussi se rallier au point de vue contraire, si l’on se dit que le papier, l’encre, etc., ne sont que des constructions logiques reposant sur nos sense data.

« J’ai effectué la multiplication... de tête » — ne croirais-je pas un tel énoncé ? — Mais était-ce vraiment une multiplication ? Ce n’en était pas simplement “une”, mais cette multiplication-ci — effectuée de tête. C’est en ce point que je me fourvoie. Car je veux maintenant dire qu’un certain processus psychique correspond à la multiplication sur le papier. Il y aurait donc un sens à dire : « Ce processus psychique correspond à ce processus sur le papier. » Et il y aurait alors un sens à parler d’une méthode de projection d’après laquelle la représentation du signe présenterait le signe lui-même.

 

412. Le sentiment que l’abîme entre la conscience et le processus cérébral est infranchissable : Comment se fait-il que ce sentiment ne joue aucun rôle dans les considérations de la vie ordinaire ? L’idée d’une telle différence de genre est liée à un léger vertige, — qui apparaît lorsque nous faisons des tours de passe-passe logiques. (Le même vertige nous saisit en présence de certains théorèmes de la théorie des ensembles.) Quand ce sentiment apparaît-il dans notre cas ? Par exemple, quand je dirige d’une certaine façon mon attention sur ma conscience et que je me dis avec étonnement — tout en me touchant le front avec la main — : CECI serait produit par un processus cérébral ! — Mais que peut bien signifier : « diriger mon attention sur ma conscience » ? Peut-il y avoir chose plus surprenante que celle-là ! Ce que j’ai nommé ainsi (car cette expression n’est évidemment pas employée dans la vie ordinaire) était un acte de vision. Je regardais fixement devant moi — mais aucun point ni aucun objet déterminés. J’écarquillais les yeux, mais ne fronçais pas les sourcils (comme c’est le plus souvent le cas quand je m’intéresse à un objet déterminé). Aucun intérêt de ce genre n’avait précédé ma vision. Mon regard était vacant1 ou analogue à celui d’un homme qui admire la luminosité du ciel et s’abreuve de cette lumière.

Songe à présent que la proposition que j’ai exprimée sous forme de paradoxe (CECI serait produit par un processus cérébral !) n’avait rien d’un paradoxe. J’aurais pu l’énoncer au cours d’une expérimentation visant à établir que l’effet de luminosité que je vois est produit par l’excitation d’une certaine partie du cerveau. — Mais je n’ai pas énoncé cette proposition dans le contexte où elle aurait eu un sens usuel et non paradoxal. Et mon attention n’était pas du genre de celle qui aurait convenu à une expérimentation. — (Mon regard aurait été intent2, et non vacant.)

 

418. Que j’aie une conscience, est-ce un fait d’expérience ? —

Mais ne dit-on pas de l’homme qu’il a une conscience ; et de l’arbre ou de la pierre, qu’ils n’en ont pas ? — Qu’en serait-il s’il en était autrement ? — Les hommes seraient-ils tous dépourvus de conscience ? — Pas au sens habituel du mot. Mais moi, par exemple, je n’aurais pas une conscience —— comme j’en ai effectivement une maintenant.

 

491. Ne dis pas : « Sans langage, nous ne pourrions pas nous comprendre mutuellement », — mais : Sans langage, nous ne pouvons pas influencer d’autres hommes de telle et telle manière, nous ne pouvons construire ni routes, ni machines, etc. Et aussi : Sans l’emploi de la parole et de l’écriture, les hommes ne se comprendraient pas entre eux.

501. « Le but du langage est d’exprimer des pensées. » — C’est donc le but de toute phrase d’exprimer une pensée. Mais quelle pensée exprime la phrase : « Il pleut », par exemple ? —

 

569. Le langage est un instrument. Ses concepts sont des instruments. Mais on pourrait croire qu’employer tels concepts plutôt que tels autres ne peut pas introduire de différence notable. De même que l’on peut faire de la physique avec des pieds et des pouces aussi bien qu’avec des mètres et des centimètres. Et la différence serait donc seulement affaire de commodité. Mais cela n’est pas vrai non plus, si par exemple, pour calculer dans un certain système de mesure, il faut plus de temps et d’efforts que nous ne pouvons en fournir.

 

594. « Mais quand on les prononce de manière significative, les mots n’ont pas seulement une surface, ils ont aussi une profondeur ! » Il se passe effectivement quelque chose de différent quand on les prononce de manière significative et quand on les prononce, sans plus. — Peu importe la façon dont j’exprime cela ; que dans le premier cas, je dise qu’ils ont de la profondeur, ou que quelque chose se produit intérieurement en moi, ou encore qu’ils possèdent une atmosphère — tout cela revient au même.

« Si nous nous accordons tous là-dessus, cela ne sera-t-il pas vrai ? »

(Je ne peux pas accepter le témoignage de quelqu’un d’autre, parce que ce n’est pas un témoignage. Il me dit seulement ce que cet homme est enclin à dire.)

 

610. Décris l’arôme du café ! — Pourquoi cela ne marche-t-il pas ? Les mots nous manquent-ils ? Et « quelle fin nous manquent-ils ? — Mais d’où provient l’idée que cette description devrait néanmoins être possible ? Une telle description t’a-t-elle jamais fait défaut ? As-tu essayé de décrire l’arôme sans y parvenir ?

((J’aimerais dire : « Ces intonations nous disent quelque chose de magnifique, mais je ne sais pas quoi. » Ces intonations sont un geste fort, mais je ne peux rien leur adjoindre qui les expliquerait. Un hochement de tête d’une profonde gravité. James : « Les mots nous manquent. » Pourquoi donc ne pas en introduire ? Qu’est-ce qui devrait être le cas pour que nous puissions le faire ?))

 

649. « Quelqu’un qui n’a appris aucun langage est-il donc incapable d’avoir certains souvenirs ? » Naturellement — il ne peut pas avoir de souvenirs, de craintes ou de souhaits, etc., langagiers. Et les souvenirs, etc., langagiers ne sont pas seulement des représentations décolorées des véritables expériences ? Ce qui est de l’ordre du langage n’est-il pas en effet une expérience ?

 

 

 

 

 

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