jeudi 20 novembre 2025

Kulturindustrie - Adorno et Horkheimer

Kulturindustrie - Adorno et Horkheimer 

Car la civilisation actuelle confère à tout un air de ressemblance. Le film, la radio et les magazines constituent un système. Chaque secteur est uniformisé et tous le sont les uns par rapport aux autres.  

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  L’unité évidente entre macrocosme et microcosme présente aux hommes le modèle de leur civilisation : la fausse identité du général et du particulier.  

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  Le film et la radio n’ont plus besoin de se faire passer pour de l’art. Ils ne sont plus que business : c’est là leur vérité et leur idéologie qu’ils utilisent pour légitimer la camelote qu’ils produisent délibérément.  

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Le fait qu’elle s’adresse à des millions de personnes impose des méthodes de reproduction qui, à leur tour, fournissent en tous lieux des biens standardisés pour satisfaire aux nombreuses demandes identiques. Le contraste technique entre les quelques centres de production et des points de réception très dispersés exige forcément une organisation et une planification du management. Les standards de la production sont prétendument basés sur les besoins des consommateurs : ainsi s’expliquerait la facilité avec laquelle on les accepte. Et, en effet, le cercle de la manipulation et des besoins qui en résultent resserre de plus en plus les mailles du système. Mais ce que l’on ne dit pas, c’est que le terrain sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur la société est le pouvoir de ceux qui la dominent économiquement.

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  De nos jours, la rationalité technique est la rationalité de la domination même. 

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  Aucun système de réponse ne s’est développé, et les émissions privées sont contraintes à la clandestinité.  

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  . L’attitude du public qui favorise, en principe et en fait, le système de l’industrie culturelle, fait partie du système et n’est pas une excuse pour celui-ci.  

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  facilementQuand une branche de l’art procède suivant la même recette qu’une autre très différente d’elle par son contenu et ses moyens d’expression, quand l’intrigue dramatique d’un opéra à la guimauve diffusé à la radio ne devient qu’un moyen de montrer comment résoudre des difficultés techniques aux deux extrémités de l’échelle de l’expérience musicale – le vrai jazz ou une mauvaise imitation de celui-ci – ou quand un mouvement d’une symphonie de Beethoven est dénaturé pour servir de bande sonore comme un roman de Tolstoï peut l’être dans le script d’un film, prétendre que l’on satisfait ainsi aux désirs spontanés du public n’est que charlatanerie.  

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  La dépendance dans laquelle se trouve la plus puissante société radiophonique à l’égard de l’industrie électrique, ou celle du film à l’égard des banques, est caractéristique de toute la sphère dont les différents secteurs sont à leur tour économiquement dépendants les uns des autres.

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  Les consommateurs réduits à du matériel statistique sont répartis sur la carte géographique des services d’enquêtes en catégories de revenus, signalés par des zones rouges, vertes et bleues. La technique est celle utilisée pour n’importe quel type de propagande. 

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  Dans l’industrie culturelle, les variations budgétaires n’ont absolument rien à voir avec la signification des produits mêmes. Les moyens techniques eux-mêmes tendent à s’uniformiser de plus en plus. La télévision vise une synthèse de la radio et du film que l’on retarde tant que les intéressés ne se sont pas encore mis d’accord, mais ses possibilités illimitées promettent d’accroître l’appauvrissement des matériaux esthétiques à tel point que l’identité à peine masquée de tous les produits de l’industrie culturelle risque de triompher ouvertement et d’aboutir à l’accomplissement dérisoire du rêve wagnérien de l’œuvre d’art totale.  

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Pour ses loisirs, l’homme qui travaille doit s’orienter suivant cette production unifiée.

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 Le premier service que l’industrie apporte au client est de tout schématiser pour lui.

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  Pour le consommateur, il n’y a plus rien à classer : les producteurs ont déjà tout fait pour lui.

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  . La brève succession des intervalles qui s’est révélée efficace dans une rengaine, l’échec temporaire du héros, qu’il accepte sportivement, la fessée salutaire imposée à la bien-aimée par la main robuste de la vedette masculine, sa rudesse envers l’héritière choyée, ainsi que tous les autres détails, sont des clichés préfabriqués, leur seule utilité est de correspondre à la fonction qui leur a été assignée dans le schéma. Leur seule raison d’être est de confirmer ce schéma en devenant partie intégrante de celui-ci.

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  La longueur moyenne d’une short story est décidée une fois pour toutes et on ne peut rien y changer.

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  Plus elle réussit par ses techniques à donner une reproduction ressemblante des objets de la réalité, plus il est facile de faire croire que le monde extérieur est le simple prolongement de celui que l’on découvre dans le film. L’introduction subite du son a fait passer le processus de reproduction industrielle entièrement au service de ce dessein. Il ne faut plus que la vie réelle puisse se distinguer du film.

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  Aujourd’hui, l’imagination et la spontanéité atrophiées des consommateurs de cette culture n’ont plus besoin d’être ramenées d’abord à des mécanismes psychologiques. Les produits eux-mêmes – en tête de tous le film sonore, qui en est le plus caractéristique – sont objectivement constitués de telle sorte qu’ils paralysent tous ces mécanismes.  

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  Les producteurs de l’industrie culturelle peuvent compter sur le fait que même le consommateur distrait, absorbera alertement tout ce qui lui est proposé.  

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 . C’est cela l’idéal du naturel dans ce secteur : il s’affirme d’autant plus impérieusement que la technique perfectionnée réduit la tension entre le produit fini et la vie quotidienne. Le paradoxe de cette routine travestie en nature peut être détecté dans toutes les manifestations de l’industrie culturelle où il est souvent prédominant. 

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  Le caractère universellement contraignant de cette uniformisation du style peut dépasser les prescriptions et les interdits officieux ; de nos jours, on pardonnera plus volontiers à une rengaine de ne pas s’en tenir aux trente-deux mesures ou à l’écart de neuvième, que de contenir des détails mélodiques ou harmoniques, aussi dissimulés soient-ils, qui ne se conforment pas à l’idiome.  

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  . Cette promesse que fait l’œuvre d’art de créer la vérité à travers l’insertion de la figure dans les formes transmises par la société est à la fois nécessaire et hypocrite. Elle pose comme absolues les formes réelles de l’existence, en prétendant anticiper leur accomplissement dans leurs dérivés esthétiques. Dans ce sens, la prétention de l’art est toujours en même temps de l’idéologie.  

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  Seule la subsomption radicale et conséquente, organisée comme une industrie, est pleinement adéquate à ce concept de culture. En subordonnant de la même façon tous les secteurs de la production intellectuelle, à cette fin unique : marquer les sens des hommes de leur sortie de l’usine, le soir, jusqu’à leur arrivée à l’horloge de pointage, le lendemain matin, du sceau du travail à la chaîne qu’ils doivent assurer eux-mêmes durant la journée, cette subsomption réalise – oh ironie – le concept de culture unifiée que les philosophes de la personnalité opposèrent à la culture de masse. 

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  Les consommateurs sont les travailleurs et les employés, les fermiers et les petits bourgeois.

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  . L’industrie s’adapte au vote qu’elle a inspiré elle-même. Ce qui représente une perte sèche pour la firme qui ne peut exploiter à fond le contrat signé avec la vedette en déclin, est une dépense légitime pour le système dans son ensemble.

 

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  L’industrie culturelle peut se vanter d’avoir accompli énergiquement – et érigé en principe – le transfert souvent bien maladroit de l’art dans la sphère de la consommation, d’avoir libéré l’amusement de ses naïvetés importunes et amélioré la confection de la marchandise.

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  « L’art facile » en tant que tel, le divertissement, n’est pas une forme de décadence. Celui qui l’accuse de trahison envers l’idéal de l’expression pure se fait des illusions sur la société. La pureté de l’art bourgeois, qui s’est hypostasié comme royaume de la liberté en opposition à la pratique matérielle, fut obtenue dès le début au prix de l’exclusion des classes inférieures à la cause desquelles – véritable universalité – l’art reste fidèle précisément en sauvegardant sa liberté par rapport aux fins de la fausse universalité.

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  L’industrie culturelle reste néanmoins l’industrie du divertissement. Elle exerce son pouvoir sur les consommateurs par l’intermédiaire de l’amusement qui est finalement détruit, non par un simple diktat, mais par l’hostilité – qui lui est inhérente – envers ce qui serait plus que lui.

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Dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l’affronter. 

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  Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine et au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisirs.

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Le film policier et d’aventure ne permet plus au spectateur d’aujourd’hui de prendre part au progrès de la Raison. Même dans les productions dépourvues d’ironie, il ne lui reste qu’à se contenter de l’horreur de situations qui n’ont plus guère de lien entre elles.

Autrefois, les dessins animés représentaient l’imagination s’opposant au rationalisme. Ils rendaient justice aux animaux et aux choses électrisées au moyen de leur technique, en donnant une seconde vie aux personnages qu’ils mutilaient pourtant. Aujourd’hui, ils se contentent de confirmer la victoire de la raison technologique sur la vérité. Il y a quelques années seulement, ils présentaient une intrigue cohérente qui n’éclatait que dans le tourbillon des poursuites des toutes dernières minutes du film, et en cela ils suivaient le schéma de l’ancienne farce.

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Dans les dessins animés, Donald Duck reçoit sa ration de coups comme les malheureux dans la réalité, afin que les spectateurs s’habituent à ceux qu’ils reçoivent eux-mêmes.

Le plaisir que procure la violence subie par le personnage se transforme en violence contre le spectateur ; au lieu de se divertir, celui-ci s’énerve et se fatigue. Rien de ce que les experts ont imaginé comme stimulant ne doit échapper à l’œil fatigué ; l’on n’a pas le droit de se montrer stupide devant les astuces du spectacle, l’on doit être capable de saisir tout et de réagir avec la promptitude qui est celle de son rythme même.

 

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  C’est là le secret de la sublimation dans l’art : représenter l’accomplissement comme une promesse brisée : L’industrie culturelle ne sublime pas, elle réprime. En exposant sans cesse l’objet du désir, le sein dans le sweater et le torse nu du héros athlétique, elle ne fait qu’exciter le plaisir préliminaire non sublimé que l’habitude de la privation a depuis longtemps réduit au masochisme.

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  . Rire de quelque chose signifie toujours qu’on s’en moque et la vie qui, selon Bergson, rompt le poids des habitudes par le rire, est en vérité l’irruption de la barbarie, l’affirmation de soi qui se libère avec insolence de tout scrupule lorsque la vie sociale lui en fournit l’occasion. Un public de gens qui rient ainsi est une parodie de l’humanité. 

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L’industrie culturelle remplace par le renoncement jovial la souffrance inhérente à l’ivresse comme à l’ascèse.  

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  La fusion actuelle de la culture et du divertissement n’entraîne pas seulement une dépravation de la culture, mais aussi une intellectualisation forcée du divertissement. La raison en est d’abord que l’on n’a accès qu’à ses reproductions que sont le cinéma, la radio. À l’époque de l’expansion libérale, le divertissement se nourrissait d’une foi intacte dans l’avenir : les choses resteraient en l’état, tout en s’améliorant cependant. 

 

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L’industrie culturelle révèle la vérité sur la catharsis comme elle la révèle sur le style.

 

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  Même lorsqu’il arrive que le public se révolte contre l’industrie culturelle, il n’est capable que d’une très faible rébellion, puisqu’il est le jouet passif de cette industrie. Il est devenu néanmoins de plus en plus difficile de tenir les gens par la bride. Le progrès de leur abêtissement doit aller de pair avec le progrès de leur intelligence.

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  Elle se faufile habilement entre les récifs des fausses informations et la vérité manifeste, en reproduisant fidèlement le phénomène dont l’opacité bloque toute connaissance et érige en idéal ce phénomène lui-même. L’idéologie est scindée : d’une part, photographie de l’existence stupide, d’autre part, pur mensonge sur la signification de cette existence – ce mensonge, au lieu d’être exprimé, n’est que suggéré et pourtant inculqué aux hommes. Pour démontrer la nature divine de la réalité, on se contente de la répéter cyniquement. Une preuve photographique de cette sorte, sans être rigoureuse, ne manque jamais de subjuguer tout un chacun. Celui qui doute du pouvoir de la monotonie n’est qu’un fou. L’industrie culturelle rejette les objections qui lui sont faites comme elle rejette celles qui sont faites au monde dont elle fournit une duplication impartiale.

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  Le mécanisme de la domination sociale voit la nature comme antithèse bienfaisante de la société et, ce faisant, il l’intègre dans la société incurable et la dénature. Les images montrant des arbres verts, un ciel bleu et des nuages qui passent en font des cryptogrammes pour les cheminées d’usines et les stations-services.  

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  La résurrection de l’anti-philistin Hans Sonnenstösser en Allemagne et le plaisir que procure Life with Father ont le même sens.

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  Le cinéma tragique devient effectivement une institution favorisant le progrès moral. Les masses démoralisées par une vie soumise sans cesse aux pressions du système, dont le seul signe de civilisation est un comportement d’automate susceptible de rares sursauts de colère et de rébellion, doivent être incitées à la discipline devant le spectacle de la vie inexorable et du comportement exemplaire des victimes. La civilisation a de tout temps contribué à dompter les instincts révolutionnaires aussi bien que les instincts barbares. La civilisation industrialisée fait quelque chose de plus.

 

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  La société est une société de désespérés, de ce fait, une proie facile pour le gangstérisme. Certains des romans allemands les plus importants de l’époque préfasciste comme Berlin Alexanderplatz de Döblin et Kleiner Mann, was nun ? de Fallada expriment cette tendance avec autant de vigueur que la plupart des films et les techniques du jazz. Ils traitent tous, au fond, de l’homme modeste prenant conscience du caractère dérisoire de son existence. La possibilité de devenir un sujet économique, un responsable d’entreprise ou un propriétaire est définitivement éliminée.

 

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  À l’ère du capitalisme avancé, la vie est un rite permanent d’initiation.

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 Dans l’industrie culturelle, l’individu n’est pas seulement une illusion à cause de la standardisation des moyens de production. Il n’est toléré que dans la mesure où son identité totale avec le général ne fait aucun doute. De l’improvisation standardisée du jazz à la vedette de cinéma qui doit avoir une mèche sur l’oreille pour être reconnue comme telle, c’est le règne de la pseudo-individualité. L’individuel se réduit à la capacité qu’a le général de marquer l’accidentel d’un sceau si fort qu’il sera accepté comme tel.  

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  La pseudo-individualité est requise si l’on veut comprendre le tragique et le désamorcer : c’est uniquement parce que les individus ont cessé d’être eux-mêmes et ne sont plus que les points de rencontre des tendances générales qu’il est possible de les réintégrer tout entiers dans la généralité. La culture de masse dévoile ainsi le caractère fictif qu’a toujours eu l’individu à l’époque bourgeoise, et son seul tort est de se glorifier de cette morne harmonie du général et du particulier.

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  . Le goût dominant emprunte son idéal à la publicité, à la beauté objet de consommation. C’est ainsi que s’est accompli – sur le mode ironique – ce dit de Socrate selon lequel est beau ce qui est utile.

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  L’absence de finalité de la grande œuvre d’art moderne vit de l’anonymat du marché, où la demande passe par tant d’intermédiaires que l’artiste échappe dans une certaine mesure à des exigences déterminées, car, durant toute l’histoire bourgeoise, son autonomie – qui n’était que tolérée – n’allait pas sans un élément de non-vérité qui entraîna finalement la liquidation de l’Art.

 

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  . La valeur d’usage de l’art, le fait qu’il existe, est considéré comme un fétiche, et le fétiche – sa valeur sociale qui sert d’échelle de valeur objective de l’œuvre d’art – devient la seule valeur d’usage, la seule qualité dont jouissent les consommateurs. 

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  La culture est une marchandise paradoxale. Elle est si totalement soumise à la loi de l’échange qu’elle n’est même plus échangée ; elle se fond si aveuglément dans la consommation qu’elle n’est plus consommable. C’est pourquoi elle se fond avec la publicité, qui devient d’autant plus omnipotente qu’elle paraît absurde sous un monopole.  

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  Par le langage dans lequel il s’exprime, celui-ci apporte sa contribution au caractère publicitaire de la culture. Plus le langage se fond dans la communication, plus les mots qui jusqu’alors étaient véhicules substantiels du sens se dégradent et deviennent signes privés de qualité ; plus les mots transmettant ce qui veut être dit sont clairs et transparents, plus ils deviennent opaques et impénétrables. La démythologisation de la langue comprise comme élément du processus global de la raison est un retour à la magie. Le mot et son contenu étaient distincts, mais inséparables l’un de l’autre. Des concepts tels que mélancolie, histoire, voire vie, étaient reconnus dans le mot qui les mettait en relief et les préservait. Sa forme les constituait et les reflétait en même temps. 

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De nombreuses personnes emploient des mots et des expressions qu’elles ont cessé de comprendre ou qu’elles n’utilisent que parce qu’ils déclenchent des réflexes conditionnés, comme par exemple les noms de marques qui s’accrochent avec d’autant plus de ténacité aux objets qu’ils dénotent que leur signification linguistique est moins bien comprise. 

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  Et voici le résultat du triomphe de la publicité dans l’industrie culturelle : les consommateurs sont contraints à devenir eux-mêmes ce que sont les produits culturels, tout en sachant très bien à quoi s’en tenir.

 

 

 

 

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