jeudi 6 novembre 2025

Images de pensée - Walter Benjamin

Images de pensée - Walter Benjamin

La voie du succès en treize thèses


1.    Il n’y a pas de grands succès qui ne correspondent à des performances réelles. Mais supposer que ces performances en sont le fondement serait une erreur. Les performances sont la conséquence. Conséquence du sentiment intensifié de sa valeur et de la joie au travail intensifiée de celui qui se voit reconnu. De là, une haute exigence, une réplique habile, une transaction heureuse sont les performances qui sont à la base des grands succès.

2.    La satisfaction que donne la rémunération paralyse le succès, la satisfaction que donnent les performances l’intensifie^ Rémunération et performance sont dans un rapport d’équilibre ; elles sont placées sur les plateaux d’une balance. Tout le poids de l’estime de soi doit être versé sur le plateau de la performance. Ainsi le plateau de la rétribution ne cessera de s’envoler.

3.    À la longue ne peuvent avoir de succès que ceux qui semblent ou sont véritablement menés par des motifs simples transparents» la masse tracasse mut succès dès lors qu'il lui semble opaque» sans valeur instructive, exemplaire» Cela va de soi : transparent» au sens intellectuel du terme» ce succès na pas besoin de l'être. Toute théocratie le prouve. Il doit seulement se plier à une image» que ce soit l'image de la hiérarchie» du militarisme, de la ploutocratie ou d'autre chose. De là» au prêtre le confessionnal» au grand capitaine la décoration, au financier son palais. Qui ne s'acquitte de son tribut au trésor d'images de la masse» échoue forcément.

4.    On ne s'imagine pas à quel point la faim pour ce qui est sans équivoque possible constitue l'affect suprême de tout public Un centre, un führer, un mot d'ordre. Moins il est équivoque, plus est grand le rayon d'action d'une manifestation intellectuelle, plus le public afflue vers lui. On se prend d'"intérêt" pour un auteur — c'est-à-dire on commence à chercher l'expression la plus sommaire, la plus dépourvue d'équivoque de sa formule. À partir de ce moment-là, toute nouvelle œuvre de lui devient un matériau sur lequel le lecteur cherche à vérifier, à confirmer, à préciser cette formule. Au fond le public na, pour chaque auteur, d'oreille que pour ce message qu'il aurait encore juste le temps et la force de lui dire dans un souffle sur son lit de mort.

5.    Celui qui écrit ne peut absolument pas avoir suffisamment présent à l'esprit combien la référence à la “postérité" est moderne. Elle provient de l'époque où l'homme de lettres indépendant est apparu, et s’explique par la consolidation insuffisante de sa position dans la société. L’évocation de la gloire posthume était un moyen de pression contre celle-ci. Au dix-septième siècle encore, aucun auteur n’aurait eu l’idée d’invoquer devant ses contemporains une postérité. Toutes les époques antérieures sont unanimes dans la conviction que les contemporains détiennent la clé qui ouvre les portes de la gloire posthume. Et c’est encore bien plus vrai aujourd’hui, alors que chaque génération qui arrive peut d’autant moins trouver l’envie et le temps d’introduire une procédure d’appel que la légitime défense contre le caractère massivement informe de l’héritage qui lui est dévolu se voit contrainte de prendre des formes d’autant plus désespérées.

6.    La gloire, mieux le succès, est devenue obligatoire et ne signifie absolument plus aujourd’hui un superadditum comme autrefois. Elle représente, dans une époque où n’importe quel gribouillage indigent est diffusé à des centaines de milliers d’exemplaires, la littérature à l’état d’agglomérat. Plus faible est le succès d’un auteur, d’une œuvre, moins les exemplaires sont tout simplement présents.

7.    Condition de la victoire : la joie que donne le succès extérieur en tant que tel. Une joie pure, désintéressée qui se manifeste le mieux en ceci que l’on prend son plaisir au succès, même si c’est celui d’un tiers et précisément quand il a été “immérité”. Un sens pharisien de la justice est un des plus grands obstacles à tout progrès.

8.    L’inné y est pour beaucoup mais le training y ait beaucoup. C'est pourquoi nul ne réussira qui s’épargne, ne se met en peine que pour les objets les plus grands sans être en mesure de s’engager parfois de toutes ses forces pour des choses minimes. Car, ce qui est en fait le plus important dans la grande négociation, il l’apprend seulement ainsi : la joie de négocier qui va jusqu’à la joie sportive donnée par un partenaire, la grande faculté de quitter des yeux pour quelques instants l’objectif (aux siens le Seigneur donne la fortune pendant le sommeil), et enfin et surtout : l’amabilité. Pas l’amabilité émolliente, uniforme, confortable mais l’amabilité inattendue, dialectique, dynamique qui, tel un lasso, rend d’un seul coup le partenaire docile. Et toute la société n'est-elle pas remplie de personnages avec lesquels nous devons apprendre à avoir du succès ? De même qu’en Galicie les pickpockets se servent de poupées de paille, de bonshommes recouverts de grelots, pour former leurs élèves, de même nous avons les garçons de café, les portiers, les fonctionnaires, les patrons pour nous exercer sur eux à la manière de commander avec amabilité, le “sésame ouvre-toi” du succès est le mot que la langue du commandement a engendré avec celle de la fortuna.

9. Let's hear what you can do ! dit-on en Amérique à celui qui brigue un poste. Mais on veut à cet égard beaucoup moins entendre ce qu’il dit que voir comment il se place. Ici on se heurte au secret de l’examen. Qui examine, ne demande habituellement absolument rien de mieux que de se laisser convaincre de l’aptitude de son partenaire. Or chacun a pu déjà faire cette expérience : plus un fait, une opinion, une formule apparaît fréquemment, plus elle perd de sa force de suggestion. Presque jamais notre conviction ne subjuguera quelqu’un autant que celui qui a été témoin de sa naissance en nous. Par conséquent, dans tout examen, les plus grandes chances ne sont pas chez le candidat bien préparé mais chez l’improvisateur. Et pour la même raison ce sont presque toujours les questions accessoires, les choses accessoires qui sont déterminantes. L’inquisiteur que nous avons devant nous exige surtout que nous l’illusionnions sur sa fonction. Y réussissons-nous, alors il est prêt à nous concéder beaucoup.

10. L’intelligence, la connaissance des hommes et autres dons du même genre importent dans la véritable vie beaucoup moins qu'on ne le pense. Mais quelque génie habite tous ceux qui ont du succès. Seulement il est aussi peu nécessaire de le chercher in abstracto que de tenter d’observer le génie érotique d’un don juan quand celui-ci est seul. Le succès est lui aussi un rendez-vous : au bon moment se trouver là au bon endroit, ce qui n’est pas rien. Car cela veut dire : comprendre la langue dans laquelle le bonheur prend rendez-vous avec nous. Or comment celui qui n’a jamais entendu cette langue de sa vie, peut-il juger de la génialité de celui qui réussit ? Il n’en a pas la moindre idée. Pour lui tout équivaut à du hasard. Mais que ce qu’il nomme ainsi soit dans la grammaire du bonheur la même chose que dans la nôtre le verbe irrégulier, à savoir la trace ineffaçable d’une force originelle, voilà qui ne lui vient pas à l’esprit.

11.    La structure du succès est au fond la structure du hasard. Se défausser de son propre nom fut toujours la manière la plus sérieuse de se débarrasser de toutes les inhibitions et de tous les sentiments d’infériorité. Et le jeu est cette sorte de steeple-chase sur le champ d’obstacles du propre moi. Le joueur est sans nom, n'a pas de nom propre, n'a pas besoin de nom étranger. Car il est représenté par le jeton qui se trouve en un point bien précis du tapis, qui s’appelle vert comme l’arbre d’or de la vie1 et qui est gris comme l’asphalte. Et dans cette ville de la chance, dans ce réseau de rues du bonheur, quelle ivresse de se rendre omniprésent, doublement, et de pouvoir se mettre aux aguets, dans dix coins à la fois, de la fortune qui s’approche.

12.    Il est permis à quelqu’un de tricher autant qu’il veut. Mais il ne lui est jamais permis de se sentir tricheur. Ici le chevalier d’industrie donne le modèle de l’indifférence créatrice. Le nom dont il a hérité est le soleil anonyme autour duquel tourne telles les planètes la couronne des noms qu’il s’est attribués. Lignages, honneurs, titres — petits mondes qui viennent du noyau ardent de ce soleil pour dispenser une lumière suave et une douce chaleur aux mondes bourgeois. Oui, c’est là sa contribution à la société et elle s’accompagne pour cette raison de cette bona fides qui ne fait jamais défaut au plus roué des chevaliers d’industrie, mais presque toujours au pauvre diable.

13.    Que le secret du succès ne loge pas dans l’esprit, c’est ce que trahit la langue avec le mot “présence d’esprit”. Donc ni le quoi ni le comment — seul le où de l esprit est décisif. Qu’il soit présent dans l’instant et dans l’espace, il n’y parvient qu’en se fondant dans l’inflexion de la voix, le sourire, le mutisme, le regard, le geste. Car seul le corps crée de la présence d’esprit. Et ce précisément, s’agissant des hommes à grands succès, parce qu’il tient d’une main de fer les réserves de l’esprit, mais ne joue que rarement au-dehors ses jeux éblouissants. Le succès avec lequel le génie de la finance fait sa carrière est de la même trempe que la présence d’esprit avec laquelle l’abbé Galiani opérait dans les salons. Seulement ce ne sont plus aujourd’hui, comme disait Lénine, les hommes mais les choses qui veulent être domptées. D’où la stupidité qui appose si souvent son sceau sur la suprême présence d’esprit chez les magnats de l’économie.



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