mercredi 28 janvier 2015

Kropotkine - La morale anarchiste


Kropotkine - La morale anarchiste


 I
L’esprit de l’enfant est faible, il est si facile de le soumettre par la terreur ; c’est ce qu’ils font.
Tout ce qu’il y avait de bon, de grand, de généreux, d’indépendant chez l’homme s’émousse peu à peu, se rouille comme un couteau resté sans usage. Le mensonge devient vertu ; la platitude, un devoir. S’enrichir, jouir du moment, épuiser son intelligence, son ardeur, son énergie, n’importe comment, devient le mot d’ordre des classes aisées, aussi bien que de la multitude des pauvres gens dont l’idéal est de paraître bourgeois.

Et chaque fois, la question de la morale revient sur le tapis. — « Pourquoi suivrais-je les principes de cette morale hypocrite ? » se demande le cerveau qui s’affranchit des terreurs religieuses. — « Pourquoi n’importe quelle morale serait-elle obligatoire ? ».
 « Le serai-je parce que Kant me parle d’un catégorique impératif, d’un ordre mystérieux qui me vient du fond de moi-même et qui m’ordonne d’être moral ? Mais pourquoi ce « catégorique impératif » aurait-il plus de droits sur mes actes que cet autre impératif qui, de temps en temps, me donnera l’ordre de me soûler ? Un mot, rien qu’un mot, tout comme celui de Providence ou de Destin, inventé pour couvrir notre ignorance !

Voilà le raisonnement que la jeunesse russe se faisait au moment où elle rompait avec les préjugés du « vieux monde « et arborait ce drapeau du nihilisme, ou plutôt de la philosophie anarchiste 
Mais avant de répondre à cette question : « Pourquoi serais-je moral ? », voyons d’abord si la question est bien posée ; analysons les motifs des actes humains.

II
Ces conceptions naïves s’en vont. Mais si les vieux mots disparaissent, l’essence reste toujours la même.
La gent éduquée ne croit plus au diable ; mais, comme ses idées ne sont pas plus rationnelles que celles de nos bonnes d’enfants, elle déguise le diable et l’ange sous un verbiage scolastique, honoré du nom de philosophie. Au lieu de « diable », on dira aujourd’hui « la chair, les passions ». « L’ange » sera remplacé par les mots « conscience » ou « âme ». — « reflet de la pensée d’un Dieu créateur » ou du « grand architecte », — comme disent les francs-maçons.
Ou bien, laissant de côté les fortes passions, prenez l’homme petit, qui trompe ses amis, qui ment à chaque pas, soit pour soutirer à quelqu’un la valeur d’une chose, soit par vantardise, soit par ruse.
Quoi qu’il fasse, l’homme recherche toujours un plaisir, ou bien il évite une peine.
Ainsi, quelle que soit l’action de l’homme, quelle que soit sa ligne de conduite, il le fait toujours pour obéir à un besoin de sa nature. L’acte le plus répugnant, comme l’acte indifférent ou le plus attrayant, sont tous également dictés par un besoin de l’individu. En agissant d’une manière ou d’une autre, l’individu agit ainsi parce qu’il y trouve un plaisir, parce qu’il évite de cette manière ou croit éviter une peine.
Voilà un fait parfaitement établi ; voilà l’essence de ce que l’on a appelé la théorie de l’égoïsme.
Toute la philosophie matérialiste, dans ses rapports avec l’homme, est dans cette conclusion.

III
Celles que l’on appelle vertueuses et celles que l’on dénomme vicieuses, les grands dévouements comme les petites escroqueries, les actes attrayants aussi bien que les actes répulsifs dérivent tous de la même source. Tous sont faits pour répondre à un besoin de la nature de l’individu. Tous ont pour but la recherche du plaisir, le désir d’éviter une peine.
Que dire de ceux qui après s’être persuadés que l’homme n’agit d’une manière ou d’une autre que pour répondre à un besoin de sa nature, s’empressent d’en conclure que tous les actes sont indifférents ; qu’il n’y a plus ni bien, ni mal ; que sauver, au risque de sa vie, un homme qui se noie, ou le noyer pour s’emparer de sa montre, sont deux actes qui se valent ; que le martyr mourant sur l’échafaud pour avoir travaillé à affranchir l’humanité, et le petit coquin volant ses camarades, se valent l’un et l’autre — puisque tous les deux cherchent à se procurer un plaisir ?
Notre réponse est simple. Mandeville qui raisonnait de cette façon en 1723 dans la « Fable des Abeilles », le nihiliste russe des années 1868-70, tel anarchiste parisien de nos jours raisonnent ainsi parce que, sans s’en rendre compte, ils restent toujours embourbés dans les préjuges de leur éducation chrétienne.
Ces bons vieux nous disaient en effet : « L’acte sera bon s’il représente une victoire de l’âme sur la chair ; il sera mauvais si c’est la chair qui a pris le dessus sur l’âme ; il sera indifférent si ce n’est ni l’un ni l’autre. Il n’y a que cela pour juger si l’acte est bon ou mauvais. »
« L’homme n’est qu’une bête, ses actes sont simplement faits pour répondre à un besoin de sa nature ; c’est pourquoi il ne peut y avoir pour l’homme ni bons ni mauvais actes. Ils sont tous indifférents. »
IV
Pour distinguer entre ce qui est bien et ce qui est mal, les théologiens mosaïques, bouddhistes, chrétiens et musulmans avaient recours à l’inspiration divine.
Des milliers de faits semblables pourraient être cités ; des livres entiers pourraient être écrits pour montrer combien les conceptions du bien et du mal sont identiques chez l’homme et chez les animaux.
Et cependant, tous ont la même idée du bien et du mal. Et si vous réfléchissez un moment sur ce qu’il y a au fond de cette idée, vous verrez sur-le-champ que ce qui est réputé bon chez les fourmis, les marmottes et les moralistes chrétiens ou athées, c’est ce qui est utile pour la préservation de la race — et ce qui est réputé mauvais, c’est ce qui lui est nuisible

D’autre part, la conception du bien et du mal varie selon le degré d’intelligence ou de connaissance acquises. Elle n’a rien d’immuable.
Les chrétiens disaient : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi ». Et ils ajoutaient: « Sinon, tu seras expédié dans l’enfer ! »
La moralité qui se dégage de l’observation de tout l’ensemble du règne animal, supérieure de beaucoup à la précédente, peut se résumer ainsi : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances. »
l’homme y compris, agir selon ce principe a passé à l’état d’habitude. Sans cela, d’ailleurs, aucune société ne pourrait exister, aucune race ne pourrait vaincre les obstacles naturels contre lesquels elle a à lutter. »

Ce principe si simple est-il bien ce qui se dégage de l’observation des animaux sociables et des sociétés humaines ? Est-il applicable ? Et comment ce principe passe-t-il à l’état d’habitude et se développe toujours ? C’est ce que nous allons voir maintenant.

V
L’idée du bien et du mal existe dans l’humanité. L’homme, quelque degré de développement intellectuel qu’il ait atteint, quelque obscurcies que soient ses idées par les préjugés et l’intérêt personnel, considère généralement comme bon ce qui est utile à la société dans laquelle il vit, et comme mauvais ce qui lui est nuisible.

Nous avons déjà parlé de l’explication religieuse. Si l’homme distingue entre le bien et le mal, disent les hommes religieux, c’est que Dieu lui a inspiré cette idée. Utile ou nuisible, il n’a pas à discuter : il n’a qu’à obéir à l’idée de son créateur. Ne nous arrêtons pas à cette explication — fruit des terreurs et de l’ignorance du sauvage. Passons.
D’autres (comme Hobbes) ont cherché à l’expliquer par la loi. Ce serait la loi qui aurait développé chez l’homme le sentiment du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Nos lecteurs apprécieront eux-mêmes cette explication. Ils savent que la loi a simplement utilisé les sentiments sociaux de l’homme pour lui glisser, avec des préceptes de morale qu’il acceptait, des ordres utiles à la minorité des exploiteurs, contre lesquels il se rebiffait. Elle a perverti le sentiment de justice au lieu de le développer. Donc, passons encore.
Dans un livre superbe, autour duquel la prêtaille a fait le silence et qui est en effet peu connu de la plupart des penseurs, même antireligieux, Adam Smith a mis le doigt sur la vraie origine du sentiment moral. Il ne va pas le chercher dans des sentiments religieux ou mystiques, — il le trouve dans le simple sentiment de sympathie.
Vous voyez qu’un homme bat un enfant. Vous savez que l’enfant battu souffre. Votre imagination vous fait ressentir vous-même le mal qu’on lui inflige ; ou bien, ses pleurs, sa petite face souffrante vous le disent. Et si vous n’êtes pas un lâche, vous vous jetez sur l’homme qui bat l’enfant, vous arrachez celui-ci à la brute.
Cet exemple, à lui seul, explique presque tous les sentiments moraux. Plus votre imagination est puissante, mieux vous pourrez vous imaginer ce que sent un être que l’on fait souffrir ; et plus intense, plus délicat sera votre sentiment moral.
il chercha l’explication morale dans un fait physique de la nature humaine, et c’est pourquoi pendant un siècle la prêtaille en soutane ou sans soutane a fait silence autour de ce livre.
Mieux chaque membre de la société sent sa solidarité avec chaque autre membre de la société — mieux se développent, en eux tous, ces deux qualités qui sont les facteurs principaux de la victoire et de tout progrès — le courage d’une part, et d’autre part la libre initiative de l’individu.
Et plus, au contraire, telle société animale ou tel petit groupe d’animaux perd ce sentiment de solidarité (ce qui arrive à la suite d’une misère exceptionnelle, ou bien à la suite d’une abondance exceptionnelle de nourriture), plus les deux autres facteurs du progrès — le courage et l’initiative individuelle — diminuent ; ils finissent par disparaître, et la société, tombée en décadence, succombe devant ses ennemis.
Sans confiance mutuelle, point de lutte possible ; point de courage, point d’initiative, point de solidarité — et point de victoire ! C’est la défaite assurée.
VI
Ainsi nous voyons qu’en observant les sociétés animales, — non pas en bourgeois intéressé, mais en simple observateur intelligent — on arrive à constater que ce principe : « Traite les autres comme tu aimerais à être traité par eux dans des circonstances analogues » se retrouve partout où il y a société.
Lors même que des circonstances temporaires de domination, de servitude, d’exploitation font méconnaître ce principe, il reste toujours dans la pensée du grand nombre, si bien qu’il amène une poussée contre les mauvaises institutions, une révolution. Cela se comprend : sans cela, la société devrait périr.
Le sens moral est en nous une faculté naturelle, tout comme le sens de l’odorat et le sens du toucher.
En jetant par-dessus bord la Loi, la Religion et l’Autorité, l’humanité reprend possession du principe moral qu’elle s’est laissé enlever afin de soumettre à la critique et de le purger des adultérations dont le prêtre, le juge et le gouvernant l’avaient empoisonné et l’empoisonnent encore.
D’ailleurs, ce principe de traiter les autres comme on veut être traité soi-même, qu’est-il, sinon le principe même de l’Égalité, le principe fondamental de l’Anarchie ? Et comment peut-on seulement arriver à se croire anarchiste sans le mettre en pratique ?
En nous déclarant anarchistes, nous proclamons d’avance que nous renonçons à traiter les autres comme nous ne voudrions pas être traités par eux ; que nous ne tolérerons plus l’inégalité qui permettrait à quelques-uns d’entre nous d’exercer leur force, ou leur ruse, ou leur habileté, d’une façon qui nous déplairait à nous-mêmes. Mais l’égalité en tout — synonyme d’équité — c’est l’anarchie même.
En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice — d’inégalité en un mot — qu’elles ont déversé dans les cœurs de nous tous.
Le gouverné, le trompé, l’exploité, la prostituée et ainsi de suite, blessant avant tout nos sentiments d’égalité. C’est au nom de l’Égalité que nous ne voulons plus ni prostituées, ni exploités, ni trompés, ni gouvernés.
Chaque fois qu’un homme de cœur se sent devenir dangereux à ceux qu’il aime, il veut mourir avant de l’être devenu.
VII
Jusqu’à présent, nous avons toujours parlé des actions conscientes, réfléchies, de l’homme (de celles que nous faisons en nous en rendant compte). Mais, à côté de la vie consciente, nous avons la vie inconsciente, infiniment plus vaste et trop ignorée autrefois.
Les trois quarts de nos rapports avec les autres sont faits de cette vie inconsciente.
Et l’homme qui aura acquis le plus d’habitudes morales, sera certainement supérieur à ce bon chrétien qui prétend être toujours poussé par le diable à faire le mal et qui ne peut s’en empêcher qu’en évoquant les souffrances de l’enfer ou les joies du paradis.
Traiter les autres comme il aimerait à être traité lui-même, passe chez l’homme et chez tous les animaux sociables à l’état de simple habitude, si bien que généralement l’homme ne se demande même pas comment il doit agir dans telle circonstance.
« Imagine-toi à sa place ; est-ce que tu aurais souffert d’être traité par lui comme tu viens de le traiter ? » Et cela suffit.
Ainsi, l’appel au principe d’égalité ne se fait qu’en un moment d’hésitation, tandis que dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent nous agissons moralement par simple habitude.

Nous renonçons même, avec Guyau, à toute espèce de sanction, à toute espèce d’obligation de la morale. Nous ne craignons pas de dire : « Fais ce que tu veux, fais comme tu veux » — parce que nous sommes persuadés que l’immense masse des hommes, à mesure qu’ils seront de plus en plus éclairés et se débarrasseront des entraves actuelles, fera et agira toujours dans une certaine direction utile à la société, tout comme nous sommes persuadés d’avance que l’enfant marchera un jour sur deux pieds et non sur quatre pattes, simplement parce qu’il est né de parents appartenant à l’espèce Homme.
Tout ce que nous pouvons faire, c’est de donner un conseil ; et encore, tout en le donnant nous ajoutons : — « Ce conseil n’aura de valeur que si tu reconnais toi-même par l’expérience et l’observation qu’il est bon à suivre. »
Mais en laissant à chacun le droit d’agir comme bon lui semble ; en niant absolument à la société le droit de punir qui que ce soit et de quelque façon que ce soit, pour quelque acte antisocial qu’il ait commis, — nous ne renonçons pas à notre capacité d’aimer ce qui nous semble bon, et de haïr ce qui nous semble mauvais. Aimer — et haïr ; car il n’y a que ceux qui savent haïr qui sachent aimer. Nous nous réservons cela, et puisque cela seul suffit à chaque société animale pour maintenir et développer les sentiments moraux, cela suffira d’autant plus à l’espèce humaine.
Nous ne demandons qu’une chose, c’est à éliminer tout ce qui, dans la société actuelle, empêche le libre développement de ces deux sentiments, tout ce qui fausse notre jugement : l’État, l’Église, l’Exploitation ; le juge, le prêtre, le gouvernant, l’exploiteur.
Quant à notre vie de tous les jours, nous donnons déjà libre cours à nos sentiments de sympathie ou d’antipathie ; nous le faisons déjà à chaque instant. Tous nous aimons la force morale et tous nous méprisons la faiblesse morale, la lâcheté. À chaque instant, nos paroles, nos regards, nos sourires expriment notre joie à la vue des actes utiles à la race humaine, de ceux que nous considérons comme bons. À chaque instant, nous manifestons par nos regards et nos paroles la répugnance que nous inspirent la lâcheté, la tromperie, l’intrigue, le manque de courage moral. Nous trahissons notre dégoût, alors même que sous l’influence d’une éducation de « savoir-vivre », c’est-à-dire d’hypocrisie, nous cherchons encore à cacher ce dégoût sous des dehors menteurs qui disparaîtront à mesure que des relations d’égalité s’établiront entre nous.

Et cependant, si les sociétés ne connaissent que ce principe d’égalité ; si chacun, se tenant à un principe d’équité marchande, se gardait à chaque instant de donner aux autres quelque chose en plus de ce qu’il reçoit d’eux — ce serait la mort de la société.
Le sentiment moral du devoir, que chaque homme a senti dans sa vie et que l’on a cherché à expliquer par tous les mysticismes. « Le devoir n’est autre chose qu’une surabondance de vie qui demande à s’exercer, à se donner ; c’est en même temps le sentiment d’une puissance ».
Toute force qui s’accumule crée une pression sur les obstacles placés devant elle. Pouvoir agir, c’est devoir agir. Et toute cette « obligation » morale dont on a tant parlé et écrit, dépouillée de tout mysticisme, se réduit ainsi à cette conception vraie : la vie ne peut se maintenir qu’à condition de se répandre.
X
Et maintenant, disons, avant de terminer, un mot de ces deux termes, issus de l’école anglaise, altruisme et égoïsme, dont on nous écorche continuellement les oreilles.
Quand nous disons : « Traitons les autres comme nous voulons être traités nous-mêmes » — est-ce de l’égoïsme ou de l’altruisme que nous recommandons ?
En général, les moralistes qui ont bâti leurs systèmes sur une opposition prétendue entre les sentiments égoïstes et les sentiments altruistes, ont fait fausse route. Si cette opposition existait en réalité, si le bien de l’individu était réellement opposé à celui de la société, l’espèce humaine n’aurait pu exister ; aucune espèce animale n’aurait pu atteindre son développement actuel.
La distinction entre l’égoïsme et l’altruisme est donc absurde à nos yeux. C’est pourquoi nous n’avons rien dit, non plus, de ces compromis que l’homme, à en croire les utilitariens, ferait toujours entre ses sentiments égoïstes et ses sentiments altruistes. Ces compromis n’existent pas pour l’homme convaincu.
Ce qui existe c’est que réellement, dans les conditions actuelles, alors même que nous cherchons à vivre conformément à nos principes égalitaires, nous les sentons froissés à chaque pas.
Cette morale n’ordonnera rien. Elle refusera absolument de modeler l’individu selon une idée abstraite, comme elle refusera de le mutiler par la religion, la loi et le gouvernement. Elle laissera la liberté pleine et entière à l’individu. Elle deviendra une simple constatation de faits, une science.

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