mercredi 28 janvier 2015

Ivan Tourgueniev - Le journal d’un homme de trop

Ivan Tourgueniev - Le journal d’un homme de trop

J’en étais conscient, et je m’empressais de rentrer à nouveau dans ma coquille. A ces moments-là, je sentais monter en moi une terrible angoisse. J’analysais jusqu’aux plus infimes parcelles de mon être, je me comparais aux autres, je ressassais les moindres regards, les moindres sourires, les moindres paroles des gens devant lesquels je n’avais pas réussi à ouvrir mon cœur, j’interprétais tout tendancieusement, je rirais sarcastiquement de ma prétention à « être comme tout le monde », et soudain, en plein rire, je m’effondrais tristement, tombais dans un abattement absurde, et à ce point, je revenais à mes premières tentatives, bref, je tournais en rond comme un écureuil dans sa roue. Des journées entières passaient à ce travail douloureux, inutile. Bon, eh bien, maintenant dites-moi de grâce, dites-moi, vous, à qui et à quoi peut bien servir un homme pareil ? pourquoi cela m’arrivait-il, quelle est la cause de ce méticuleux souci de soi-même, - qui le sait ? qui saurait le dire ? 

Toute ma vie fut illuminée par l’amour, tout, jusqu’aux plus petits détails, comme une pièce sombre et abandonnée où l’on vient d’apporter une bougie. 
Quand on se sent très bien, le cerveau, c’est bien connu, ne travaille plus guère. Un sentiment de tranquille bonheur, de contentement, pénètre tout votre être ; il vous absorbe entièrement ; la conscience de votre personnalité s’y dissout, et vous nagez dans la béatitude, comme disent les poètes mal élevés. Mais lorsqu’au bout du compte cet « enchantement » est passé, on éprouve parfois de dépit et on regrette de s’être si peu observé en plein bonheur, de ne pas avoir su doubler, prolonger par la méditation et le souvenir de ses jouissances… comme si l’homme « plongé dans la béatitude » avait le temps de méditer sur ses sentiments, et comme si cela en valait la peine ! L’homme heureux est comme une mouche au soleil. C’est bien pourquoi moi aussi, lorsque je me remémore ces trois semaines, je n’arrive à retenir dans mon esprit presque aucune impression exacte et précise, d’autant que pendant toute cette période il ne s’est rien passée de particulier entre nous… ces vingt jours m’apparaissent comme un composé de chaleur, de jeunesse et de parfums exquis, comme une trainée de lumière n’acquiert brusquement une fidélité et une netteté impitoyables qu’à partir de l’instant où, pour parler toujours comme les versificateurs mal élevés, les coups du destin fondirent sur moi. 

Je me trouvais dans l’ivresse du premier amour (il n’y avait pas deux semaines que nous nous connaissons), dans cet état d’adoration passionnée et fervente où votre âme épie malgré vous et en toute innocence chaque mouvement de l’être aimé, où vous ne pouvez pas vous rassasier de la voir et d’entendre sa voix, où votre sourire, cotre apparence sont ceux d’un enfant qui sort de la maladie, où homme le moins averti doit reconnaître à cent pas du premier coup d’œil ce qui vous arrive. 

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