jeudi 22 janvier 2015

Marc Aurèle - Pensées

Marc Aurèle - Pensées

Livre VII 
(4) il faut avoir conscience, mot par mot, de ce que l’on dit et, pour chaque décision, de ce qui en dérive : dans ce dernier cas, voir exactement à quel but elle se rapporte ; et dans le premier, observer la signification des mots. 
(30) comparer ta pensée à tes paroles. Faire pénétrer ta pensée dans les évènements et leurs causes. 
(58) à chaque accident de ta vie, te représenter ceux à qui la même chose est arrivé, et qui ensuite en souffraient, le trouvaient étrange et blâmable. Où sont-ils donc maintenant ? Nulle part. Pourquoi donc veux-tu les imiter ? Ces troubles des autres, pourquoi ne pas les laisser à ceux qui les produisent en eux et qui les subissent ? Quant à toi, pourquoi ne pas te réserver tout entier à te demander l’usage à faire de ces accidents ? Car tu en feras un bon usage ; ils seront matière pour toi. Fais seulement attention, cherche à être honnête en toutes tes actions et souviens-toi de deux choses : que la différence des circonstances dans lesquelles tu agis (est sans importance). 
(65) prends garde de ne pas avoir, à l’égard des misanthropes, les sentiments que les misanthropes ont à l’égard des hommes. 
(69) voici la morale parfaite : vivre chaque jour comme si c’était le dernier ; ne pas s’agiter, ne pas sommeiller, ne pas faire semblant. 
Livre VIII 
(17) si cet acte dépend de toi, pourquoi le fais-tu ? S’il dépend d’un autre, à qui s’adressent tes reproches ?aux atomes ou aux dieux ? Dans les deux cas, c’est de la folie. Il ne faut donc blâmer personne. Si tu le peux, corrige-le ; si tu ne le peux pas, corrige au moins son acte ; et si cela même est impossible, à quoi sert encore ton blâme ! Il ne faut rien faire en vain ? 
(26) joie de l’homme : faire ce qui est le propre de l’homme. Propre de l’homme : bienveillance envers ses semblables, mépris des émotions de la sensibilité, discernement des représentations vraisemblables, vue d’ensemble de la nature de l’univers et des évènements qui y sont conformes. 
(52) Celui qui ne sait pas ce qu’est le monde, ne sait pas om il est ; celui qui ne sait pas pourquoi il est n », ne sait pas qui il est, ni ce qu’est le monde. Celui qui néglige une de ces questions ne pourrait même pas dire pourquoi il est né. Que te paraît-il donc de celui qui à plaisir à fuir l’éloge et les applaudissements de gens qui ne savent ni où ils sont ni qui ils sont ? 
(61) entrer dans l’âme de chacun ; permettre à autrui d’entrer dans notre âme. 
Livre IX 
L’injustice est impie. Car la nature de l’univers a fait les êtres vivants raisonnables les unes pour les autres, pour se rendre de mutuels services selon leurs mérite et non pour se nuire ; transgresser la volonté de la nature, c’est être impie envers la plus vénérable des déesses. – le menteur aussi commet une impiété contre la même déesse ; car la nature de l’univers est la nature des êtres ; or les êtres sont bien proches des réalités vraies. De plus cette nature est appelée aussi vérité, et elle est la cause première de tout ce qui est vrai. Donc celui qui ment volontairement est impie, parce qu’il commet une injustice en trompant autrui ; et celui qui ment sans le vouloir l’est aussi, parce qu’il est dans le désordre, étant en conflit avec la nature du monde ; car celui qui se porte à ce qui est contraire au vrai, combat contre lui-même ; c’est en effet de la nature qu’il a reçu ses inclinations et c’est parce qu’il les néglige qu’il est incapable de distinguer le vrai du faux. – celui qui recherche les plaisirs comme des biens et qui évite les peines comme des maux est aussi un impie ; car un tel homme doit souvent reprocher à la nature universelle de distribuer les lits aux méchants et aux bons sans tenir compte du mérite, puisque bien souvent les méchants vivent dans les plaisirs et possèdent ce qui les procure, et les cons sont dans la peine et tombent sur ce qui la cause ? De plus en craignant les peines, on craindra parfois aussi quelqu’un des évènements qui doivent arriver dans le monde, et c’est là une impiété. Celui qui recherche des plaisirs ne s’abstiendra pas d’injustice, ce qui, évidemment, est impie. Envers deux choses que la nature veut également (car elle ne les aurait pas créées toutes les deux, si elle ne les avait pas voulues également), il faut, si l’un veut suivre la nature, être d’accord avec elle en les voulant aussi également : quiconque n’est pas également disposé envers la peine et le plaisir, la mort et la vie, la réputation et l’obscurité, que la nature universelle emploie également, celui-là est évidemment un impie. Je dis : la nature les emploie également, ce qui veut dire : ces choses arrivent également en conséquences des évènements ; elles dérivent de l’antique impulsion de la Providence qui, dès le début, en raison de cette impulsion, tendait vers ce système du monde, puisqu’elle comprenait en elle les raisons des choses futures et déterminait les forces génératrices des réalités, des changements et de leurs successions, telles qu’elles sont. 
(2) il appartient à un homme de bon ton de quitter les hommes sans avoir gouté au mensonge, à la feinte, au luxe et à l’orgueil. Une « deuxième navigation » (NdE : expression courante qui indique un pis-aller) consiste du moins à prendre tout cela en dégout avant de rendre l’âme. Ou bien préfère-tu vivre près du vice ? Ton expérience ne te persuade-t-elle pas de fuir la peste ? Car la peste, c’est la corruption de l’âme bien plus encore que telle impureté ou altération de l’air qui nous entoure ; celle-ci c’est la peste des êtres vivants en tant qu’êtres vivants, celle-là c’est la peste des hommes en tant qu’hommes. 
(9) tous les êtres qui ont part à une réalité commune tendent à se ressembler. Tout être de terre tend vers la terre, tout liquide s’écoule, tout être aérien fait de même ; ils ne peuvent en être empêchés que par la violence. […] donc tous les êtres qui ont part à une nature intellectuelle commune tendent tout autant et même davantage à se ressembler. Car plus un être est élevé, plus il est disposé à se mêler et à se confondre avec les êtres qui lui sont apparentés. De fait, déjà chez les bêtes on trouve des essaims, des troupeaux, des élevages de jeunes, des amours ; car déjà ici il y a des âmes, et l’on trouve une union qui va croissant avec leurs supériorités, telle qu’il n’y en a pas dans les végétaux ni dans les pierres ou le bois. Mais chez les êtres raisonnables, l’on voit des gouvernements, des amitiés, des familles, des sociétés et, dans la  guerre, des traités et des armistices. Chez les êtres encore supérieurs, il y a entre eux une sorte d’unité, même quand ils sont séparés dans l’espace, par exemple chez les astres : ainsi l’ascension vers la supériorité peut créer une sympathie même entre des êtres séparés. Vois donc ce qui arrive maintenant : seuls les êtres intelligents ne se souviennent plus de ce qui les attache les uns aux autres et de leur accord ; chez eux seuls, on ne voit plus de convergence. Pourtant, bien qu’ils se fuient, ils restent enfermés ensemble ; car la nature est forte. Tu verras ce que je veux dire en observant bien ; de fait, il serait plus facile de trouver de la terre qui ne touche à aucune terre qu’un homme séparé de l’homme. 
(16) le mal et le bien d’un être raisonnable et sociable n’est pas dans ce qu’il éprouve, mais dans ce qu’il fait, de même que la vertu et le vice ne sont pas dans les sentiments, mais dans les actes. 
(18) pénètre dans leurs âmes et tu verras quels juges tu redoutes, quels juges ils sont pour eux même. 
(19) tout est en train de se transformer. Toi-même tu es dans un changement continuel qui va en quelque parties, jusqu’à la destruction ; il en est de même de l’ensemble du monde. 
(20) il faut laisser le péché d’autrui où il est. 
Livre X 
(11) Acquiers une méthode pour observer comment les choses se changent l’une en l’autre ; fais-y continuellement attention, et exerce-toi de ce côté ; car rien n’est plus capable de produire les grandes pensées. Il s’est dépouillé de son corps, celui qui pense qu’il lui faudra sans délai abandonner tout cela en quittant les hommes ; il s’en remet à la justice en ce qui concerne ses propres actions, et à la nature universelle sans toutes les autres circonstances. Ce qu’on peut dire ou penser de lui, ce qu’on peut contre lui, ne lui vient pas même à la pensée ; il se contente de ces deux règles : agir avec justice dans ses actions présentes, aimer le sort qui lui est présentement attribué ; il laisse de côté toutes les affaires, tous les soucis ; il ne veut rien autre que marcher droit grâce à la loi, et suivre Dieu qui marche droit. 
(18) Fixe ton attention sur chacun de ces objets ; vois-le déjà se dissoudre, se modifier, se gâter en quelques sorte ou se dissiper, ou mourir selon le mode qui lui est naturel. 
Livre XI 
Propriétés de l’âme raisonnable : elle se voit, elle s’analyse, elle fait d’elle-même ce qu’elle veut, elle cueille elle-même le fruit qu’elle porte (alors que les fruits des arbres et ce qui y correspond chez les animaux sont cueillis par d’autres qu’eux), elle atteint sa fin propre, à quelque moment que survienne la fin de la vie. Il n’en est pas comme d’une danse ou d’une pièce de théâtre, dont l’action entière reste inachevée, si elles sont interrompues. En toute partie de sa vie, et à quelque moment qu’on la saisisse, l’âme accomplit son projet pleinement et sans déficience, et elle peut dire : « je recueille ce qui m’appartient. » de plus, elle parcourt l monde entier, le vide qui l’entoure, la forme qu’il a ; elle s’étend à l’infini de la durée ; elle saisit le retour périodique de toutes choses ; elle comprend et elle voit que la postérité ne verra rien de nouveau et que nos ancêtres n’ont rien vu de plus ; mais à quarante ans, si l’on a assez d’intelligence, l’on a fini de voir en quelque sorte tout ce qui a été et tout ce qui sera sous une forme semblable. 
Autre propriété de l’âme raisonnable : l’amour du prochain, la véracité, la conscience, la croyance qu’il n’y a rien de plus précieux qu’elle, ce qui est aussi le caractère propre de la loi ; ainsi donc, il n’y a pas de différence entre la raison droite et la règle de justice. 
(3) quelle qualité elle a, l’âme préparée, au moment où elle doit se séparer du corps, à s’éteindre, à se disperser ou à persister dans l’existence ! Mais cette préparation, qu’elle vienne de notre jugement propre, qu’elle ne réponde pas, comme chez les Chrétiens, à la simple opiniâtreté, mais qu’elle soit réfléchie, sérieuse, et, pour convaincre aussi les autres, qu’elle ne soit pas théâtrale. 
(10) la nature n’est jamais inférieure à l’art ; en effet les arts imitent la nature. Mais, s’il en est ainsi, la nature la plus parfaite et la plus compréhensive de toutes ne saurait manquer d’ingéniosité artistique. Or, c’est toujours en vue du meilleur que les arts produisent le pire ; il en est donc ainsi de la nature universelle. Et de là naît la justice, et d’elle viennent les autres vertus ; car la justice ne sera pas suave, que nous soyons ou bien facile à tromper, précipités et inconstants dans nos jugements. 
(12) la sphère de l’âme garde sa forme lorsqu’elle ne s’étend pas vers les objets, ne se contracte pas, ne se dissémine pas, ne s’amollit pas, mais lorsqu’elle est éclairée d’une lumière qui lui fait voir la vérité en toutes choses et aussi en elle-même. 
(18) premièrement, quels sont mes rapports avec les hommes ? Nous sommes nés les uns pour les autres. En un autre sens, je suis né pour être à leur tête, comme le bélier à la tête des brebis ou le taureau à la tête du troupeau. Mais pars de plus haut, de ce principe : « s’il n’y a pas d’atomes, il y a une nature qui gouverne tout, et s’il en est ainsi, les choses pires existent en vue des meilleurs, et celles-ci en vue les unes des autres. » 
Deuxièmes, que sont-ils quels ils sont à table ou au lit, et cætera ? Et surtout quels dogmes tiennent-ils pour nécessairement établis ? Et ces dogmes, avec quels degré d’aveuglement les soutiennent-ils ? 
Troisièmement, s’ils agissent correctement, il ne faut pas se fâcher contre eux ; ils n’agissent pas correctement, c’est, de toute évidence, involontairement et sans le savoir. Comme, en effet, c’est involontairement que toute âme est privée de vérité, c’est involontairement aussi qu’elle est privée d’attribuer à chacun selon son mérite. De fait ils souffrent de s’entendre appeler injustes, insensibles, ambitieux, en un mot capables de fautes envers leurs prochain ? 
Quatrièmement, toi-même tu commets bien des fautes, tu es tout comme les autres ; et, si tu t’abstiens de certaines fautes, tu as du moins une disposition à les commettre, même si ta timidité, ton ambition ou les vices du même genre te conduisent à t’abstenir de fautes semblables. 
Cinquièmement, tu n’es même pas certain qu’ils commettent des fautes ; car beaucoup d’actes dépendent de l’administration de leurs affaires privées. D’une manière générale, il faut savoir beaucoup avant de se prononcer avec certitude sur une action d’autrui. 
Sixièmement, lorsque tu t’irrites trop, lorsque tu as de mauvais sentiments, songe que la vie de l’homme ne dure qu’un moment et que, dans peu de temps, nous serons étendus. 
Septièmement, ce n’est pas leurs actions qui nous gênent ; car elles sont dans la faculté directrice de leurs âme ; ce sont les opinions que nous en avons. Supprime donc le jugement qui nous les fait redouter ; aie la volonté de la rejeter, et ta colère s’en va. Comment le supprimeras-tu ? En pensant que tu n’as pas à rougir de leurs actes ; car, s’ils n’étaient pas vrai que l’acte honteux est le seul mal, tu devrais commettre bien des fautes, devenir un brigand et bien d’autres choses. 
Huitièmement, combien de colères et les afflictions que nous font éprouver leurs actes sont plus pénibles que les actes même qui nous mettent en colère et nous chagrinent. 
Neuvièmement, la douceur est invincible, si elle est véritable, sans grimace ni comédie. Que va faire en effet le plus injurieux des hommes, si tu persistes à être bienveillant pour lui, si, par exemple, tu lui donnes doucement des conseils en l’instruisant tranquillement en ce moment même où il essaye de te faire du mal : « non pas, mon enfant ; c’est pour autre chose que nous sommes nés ; ce n’est pas à moi, c’est à toi que tu fais du tort, mon enfant. «  Puis montre-lui clairement que c’est là un fait universel, que les abeilles mêmes ne font rien de tel, pas plus qu’aucun des animaux qui vivent en troupes ? Il faut le faire sans ironie ni injure, mais affectueusement et sans blesser au cœur, non pas comme un enseignement d’école, pour se faire admirer de l’assistance, mais soit en s’adressant à lui tout seul, soit même en présence d’autres personnes… 
Souviens-toi de ces neuf points principaux, et reçois-les comme un présent des Muses. Commence une bonne fois à être un homme, pendant que tu vis. Autant que de la colère, il faut te garder de la flatterie envers eux ; l’une et l’autre sont contraires à la société et ne produisent que dommages. Dans la colère, ait présent à l’esprit qu’il n’est pas viril de s’indigner, mais que la douceur et le calme, comme ils sont plus humains, sont aussi plus mâles ; et il y a en eux plus de force, de vigueur et de courage que dans l’irritation et la mauvaise humeur. Plus ils sont proches de l’impassibilité, plus ils nous donnent de puissance. Comme le chagrin, la colère aussi est une faiblesse ; dans l’un et l’autre, on est blessé et on se laisse aller. 
Et, si tu veux, reçois d’Apollon Musagète un dixième précepte ; il est fou de vouloir que les méchants ne pèchent pas ; c’est désirer l’impossible. Mais il est insensé et tyrannique, si on leur permet d’être tels, de vouloir qu’ils ne pèchent pas envers toi. 
(24) voici trois points qu’il faut garder présents à l’esprit : quant à tes actions, voir si tu n’agis pas au hasard ni autrement que n’agirait la justice elle-même ; quant aux évènements extérieurs, savoir qu’ils dépendent ou bien de la fortune ou bien de la providence ; or il ne faut ni blâmer la fortune ni faire des reproches à la providence. En second lieu, d’avoir les propriétés que possède chaque être depuis le germe jusqu’à l’animation et depuis le germe jusqu’à ce qu’il rende l’âme, de quoi il est composé et en quoi il se résout. En troisième lieu, comprendre que si, subitement, tu t’élevais vers le ciel pour examiner les choses humaines dans leur diversité changeante, tu les mépriserais parce que tu verrais en même temps dans toute son étendue le séjour des êtres aériens et éthérés ; sache aussi que, toutes les fois que tu t’élèveras ainsi, tu verras les mêmes choses, de même espèce et de peu de durée. Et c’est de cela qu’on tire l’orgueil. 

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