mercredi 28 janvier 2015

John Keats – Ode à un rossignol et autres poèmes


John Keats – Ode à un rossignol et autres poèmes

Je ne me suis attaché
A rien, n’ai aimé qu’un rien, n’ai rien vu
Ni senti qu’un rêve immense !
(Endymion, Livre IV)

EN VOYANT LES MARBRES DU PARTHÉNON
Mon esprit est trop faible – ma condition mortelle
            Pèse sur moi comme un sommeil irrésistible,
            Et chaque pinacle imaginé, chaque sommet
D’héroïsme divin dit qu’il faut que je meure
Comme un aigle malade qui regarde le ciel.
            C’est pourtant un doux délice de pleurer
            Que je n’aie les vents nuageux à tenir
Toujours frais quand l’œil du matin s’ouvre.
Ces gloires vaguement conçues par le cerveau
            Provoquent dans le cœur une lutte indicible ;
Ces merveilles aussi douloureux vertige,
            Qui la grecque grandeur mêle avec les rudes
Ravages du vieux Temps – avec une mer de vagues –
            Un soleil – une ombre d’immensité.

QUAND LA PEUR ME VIENT QUE JE PUIS CESSER D’ÊTRE

Quand la peur me vient que je puis cesser d’être
            Avant que ma plume ait glané mon cerveau foisonnant,
Que plus d’un livre, en haute pile, dans ses mots,
            Comme un riche grenier serre un grain bien mûri ;
Quand je vois, sur la face étoilée de la nuit,
            D’immenses nuageux symboles d’une haute légende,
Songeant que je pourrais ne jamais vivre pour tracer
            Leur ombre avec la main magique de la chance ;
Et quand je sens, créature belle d’une heure !
            Que jamais plus je ne te verrai,
Jamais ne goûterai au pouvoir féérique
            De l’insouciant amour ! – alors sur le rivage
Du monde vaste je me tiens seul, et songe
Jusqu’à ce qu’Amour et Gloire au néant sombrent.

ODE A UN ROSSIGNOL
I
Mon cœur a mal, et une langueur sourde oppresse
            Mes sens, comme si j’avais bu la ciguë
Ou venais de vider une drogue opiacée
            Jusqu’à la lie, et de sombrer dans le Léthé.
Ce n’est pas que j’envie ton sort heureux,
            Mais je suis si heureux de ton bonheur –
            Ô Dryade ailée-vive des bois,
                        Que dans une mélodie
Des hêtres verts, et d’ombres innombrables,
            Tu chantes à tue-tête l’été pour ton plaisir.
II
Oh. Que n’ai-je une gorgée de vin
            Vieilli-frais au fond de la terre forcée,
Au goût de Flore et de campagne verte,
            Danse et chant de Provence, joie de soleil brûlée !
Or, que n’ai-je une coupe emplie de chaud Midi,
            Pleine de vraie, purpurine Hippocrène,
                        Aux bulles emperlées pétillant jusqu’au bord,
                                   Et aux lèvres rougies,
            Que je boive et laisse le monde inaperçu,
                        Et avec toi dans le bois sombre fuie –
III
Que je fuie loin, me dissolve, et oublie
            Ce que tu n’as jamais connu parmi les feuilles,
La lassitude, la fièvre, et l’inquiétude, ici
            Où sont assis les gens et s’écoutent gémir ;
Où tremble des perclus le triste cheveu gris,
            Où pâlit la jeunesse, devient spectrale, et meurt ;
                        Où seulement penser de tristesse remplit,
                                   De désespoir aux yeux de plomb ;
            Où la Beauté ne peut garder ses yeux brillants,
                        Ni pour eux plus d’un jour l’Amour neuf languir.
IV
Loin ! très loin ! C’est vers toi que je fuis,
            Non traîné par Bacchus et ses léopards,
Mais sur les invisibles ailes de Poésie,
            Bien que la pensée lente, hésitante, s’attarde.
Déjà me voici avec toi ! Tendre est la nuit,
            Et par chance le Lune est sur son trône assise,
                        Pressée d’une féerie d’étoiles dans sa course ;
                                   Mais de lueur aucune ici,
            Sinon celle soufflée du ciel avec les brises
                        A travers l’ombre verte et les chemins de mousse.
V
Je ne puis voir quelles fleurs sont à mes pieds
            Ni quel subtil encens hésite sur les branches,
Mais dans l’obscurité, infuses, je devine
            Les senteurs que le mois saisonnier distribue
A l’herbe, et au buisson, aux sauvages fruitiers –
            L’épine blanche et l’églantine des prairies ;
                        Aux violettes tôt flétries enfouies sous les feuilles ;
                                   Et à la fille aînée de mai,
            La rose musquée mi-close et gorgée de rosée,
                        Des mouches murmurant refuge aux soirs d’été.
VI
Dans l’obscur j’écoute ; et je l’ai bien souvent,
            M’éprenant à demi de l’apaisante Mort,
Nommée de noms plus doux dans mes rimes rêvant,
            Pour qu’elle prenne en l’air mon souffle sans effort ;
Mourir plus que jamais voluptueux me semble,
            Cesser d’être à minuit sans douleur aucune
                        Alors que tu répands ton âme au loin
                                   Dans une telle extase !
            Tu chanterais encore, et moi l’oreille vaine –
                        Pour ton haut requiem je ne serais que terre.
VII
Tu n’es pas né pour la mort, oiseau immortel !
            Aucune génération vorace ne t’écrase ;
La voix que j’entends cette nuit qui finit
            L’entendirent naguère empereur et manant :
Le même chant peut-être avait trouvé la voie
            Du cœur triste de Ruth, quand le mal du pays
                        La submergeait de pleurs dans les blés étrangers ;
                                   Et souvent le même a charmé
            Des croisés magiques, ouvertes sur l’écume
                        De mauvaises mers, aux pays des légendes perdus.
VIII
Perdus ! Le mot lui-même comme un glas
            Loin de toi me rejette en moi seul !
Adieu ! notre imagination ne peut leurrer,
            Elfe trompeur, autant qu’on le prétend.
Adieu ! adieu ! ton chant plaintif se perd
            Derrière les prairies proches, sur le ruisseau muet,
                        Le long de la colline ; et maintenant est enterré
                                   Dans les clairières de la vallée.
            Était-ce une vision, ou un rêve éveillé ?
                        Enfuie cette musique… Suis-je éveillé ou endormi ?
ODE SUR LA MÉLANCOLIE
I
Non, non, ne va au Léthé, ne tords pour son vin
            Vénéneux l’aconit aux racines serrées,
Ni ne souffre que ton front pâle baise
            La belladone, raisin vermeil de Proserpine ;
Ne fais pas ton rosaire avec les baies de l’if,
            Ne laisse pas le scarabée, ni la phalène devenir
                        Ta funèbre Psyché, ne la chouette duveteuse
De tes douleurs enfouies la confidente ;
            Car l’ombre viendrait trop somnolente à l’ombre,
                        Et noierait la lucide angoisse de ton âme.
II
Mais que sur toi fonde la mélancolie
            Soudain du ciel comme un nuage en pleurs,
Qui des fleurs dresse la tête alourdie,
             Et d’un linceul d’avril cache la colline verte,
Rassasie ta tristesse d’une rose du matin,
            Ou avec l’arc-en-ciel de la grève salée,
                        Ou le globe opulent des pivoines ;
Si ton amante montre une faste colère,
            Tiens sa main prisonnière et la laisse fulminer,
                        Et nourris, nourris-toi de ses yeux inouïs.
III
Elle vit avec la Beauté – Beauté qui doit mourir ;
            Et la Joie qui toujours la main porte à ses lèvres
Pour l’adieu ; et le douloureux Plaisir
            Qui devient poison quand la bouche butine.
Oui, au temple même du Délice
            La Mélancolie voilée a son autel suprême,
                        Seul visible à celui dont la langue aguerrie
Les raisins de la Joie sur son fin palais presse ;
            Son âme goûtera l’amertume de sa gloire,
                        Parmi ses trophées nuageux pendue.

A L’AUTOMNE
I
Saison des brumes et de pleine opulence,
            Ame sœur de soleil qui toute chose mûrit,
Conspirant avec lui pour charger et bénir
            La treille de raisin autour des toits de chaume ;
Pour les branches moussues sous les pommes ployer,
            Et de pulpe gorger tous les fruits jusqu’au cœur ;
                        Pour la courge arrondir, et d’une tendre amande
            Enfler la coque des noisettes ; et faire bourgeonner
Plus tardives toujours des fleurs pour les abeilles,
Et qu’elles croient sans fin ces torrides journées
            Tant l’été a gorgé leurs pousseuses cellule.
II
Qui souvent ne t’a vue parmi ton abondance ?
            Parfois qui loin te cherche te découvre
Négligemment assise sur l’aire d’une grange
            Et tes cheveux flottant dans le vent du vannage ;
Ou quand sur un sillon mi- moissonné tu dors,
            Étourdie des senteurs des pavots, ta faucille
                        Épargne l’andain proche et ses fleurs enroulées ;
            Et parfois, telle une glaneuse, toute droite tu tiens
Ta tête sous la gerbe en passant le ruisseau ;
Ou patiente, tu surveilles, près d’un pressoir à cidre,
            Les derniers jus d’heure en heure qui suintent.
III
Où sont les chants du printemps ? Oui, où sont-ils ?
            N’y pense pas, toi aussi tu as ta musique, -
Quand des nuages striés dans le jour qui décline
            Fleurissent de tons roses les chaumes dans les plaines ;
Alors le chœur plaintif des moucherons qui pleurent
            Parmi les saules de la rivière se lève
                        Ou sombre avec le vent léger qui souffle ou meurt ;
            Les agneaux bêlent, déjà grands, des lointaines collines
Les grillons des haies chantent ; ses doux aigus
D’un jardin clos siffle le rouge-gorge ;
            Dans le ciel rassemblées trissent les hirondelles.

LE JOUR A FUI ET TOUTES SES DOUCEURS
Le jour a fui, et toutes ses douceurs !
            Voix et lèvres suaves, douce mains, sein plus doux,
Haleine tiède, fin murmure, tendre chuchotement,
            Yeux brillants, forme belle et langoureuse taille !
Fanée la fleur et tous ses charmes en bourgeons,
            Fanée la vue de la beauté dans mes yeux,
De la beauté fanée la forme de mes bras,
            Fanés voix et chaleur, et blancheur, paradis –
Évanouis avant l’heure à la tombée du soir,
            Quand le jour de fête, ou la nuit de fête commence
A tisser des rideaux parfumés de l’amour
            L’épaisse trame obscure pour les délices cachés.
Mais comme j’ai lu le missel d’Amour aujourd’hui,
Il me laissera dormir, voyant que je jeûne et que je prie.

CETTE MAIN VIVANTE
Cette main vivant, encore chaude et qui peut
Étreindre avec ardeur, irait, devenue froide
Et dans le silence glacial de la tombe,
Tellement tes jours hanter et transir tes nuits qui rêvent
Que tu voudrais ton propre cœur sec de sang
Pour qu’un mes veines la vie rouge puisse à nouveau couler,
Et que j’apaise ta conscience – regarde, la voici –
Je la tends vers toi.

BRILLANTE ÉTOILE !
Brillante étoile ! que ne suis-je comme toi immuable –
            Non seul dans la splendeur tout en haut de la nuit,
Observant, paupières éternelles ouvertes,
Comme de Nature le patient Ermite sans sommeil,
Les eaux mouvantes dans leur tâche rituelle
            Purifier les rivages de l’homme sur la terre,
Ou fixant le nouveau léger masque jeté
            De la neige sur les montagnes et les landes –
Non – mais toujours immuable, toujours inchangé,
            Reposant sur le beau sein mûri de mon amour,
Sentir toujours son lent soulèvement,
            Toujours en éveil dans un trouble doux,
Encore son souffle entendre, tendrement repris,
Et vivre ainsi toujours – ou défaillir dans la mort.

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    Je trouve que cette traduction, comparé a celle du recueil de poèmes que j'ai acheté, est beaucoup plus belle!
    Est-ce vous qui avez traduit les poèmes ?
    Je vous remercie pour le partage et vous souhaite une bonne journée.

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    Réponses
    1. Bonjour, je pense qu'il s'agit de l'ouvrage "Ode à un rossignol et autres poèmes" aux éditions La Delirante (2010)
      Bonne soirée et merci

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