mercredi 28 janvier 2015

Valery Larbaud - Journal d'A.O. Barnabooth

Valery Larbaud - Journal d'A.O. Barnabooth

                Cependant tout cela m’a conduit à écrire ce soir, en quelques minutes, la dédicace de mes Déjections :
                                                                                                                                             Pour Gertie H.
                Je t’apporte toute mon âme :
Ma nullité, nonchalamment,
Mon maigre orgueil, ma pauvre flamme,
Mon petit désenchantement.

Je sais que tu n’en es pas digne ;
Mais suis-je digne d’être aimé.
Je sais que tu te crois maligne ;
Tu sais que je me crois blasé.

J’ai mesuré l’enthousiasme ;
Tu as tout senti, tout goûté :
Tu ne crois pas à mon marasme,
Je ne crois pas à ta gaité.

Dans nos amours pas de mystères :
Soyons sérieux ou légers
Sans oublier que sur la terre
Il n’y a que des étrangers.

Nous pensons que la vie est bonne ;
Mais dis-toi bien, cœur triomphant,
Que nous n’intéressons personne,
Pas même nos, ma chère enfant…
                                               24 juin, six heures du matin, en wagon.



Ils se sont dirigés, l’âme tranquille, vers les Offices, où un groupe de parsons anglais les a rejoints. Eprouvé un malaise à la pensée que mes tableaux favoris allaient être reflétés pas tous ces yeux niais et durs, où l’idée ne lutte même pas pour traverser la matière, mais demeure ensevelie – dans quelles digestions ? Ah, l’Angelica, les Filippino Lippi, le Saint Sébastien du Sodoma, l’Annonciation de Léonard, la douce petite vierge du Bugiardini, les dessins de Mantegna, vus par ces yeux-là ! Il me semble qu’on expose soudain aux rires du vulgaire mes plus tendres pensées, mes aspirations les plus secrètes.
                La plupart de ces jeunes prêtres sont des barbares et des barbares possédés par un démon respectable. Pour eux, l’art n’est au fond qu’un vestige de la sauvagerie primitive, et le génie est un danger permanent pour la société.
                On se demande ce que l’Italie peut faire pour eux. Ils partiront, ayant tout blasphémé, mais certains d’avoir augmenté ce qu’ils nomment leur culture, et plus convaincus que jamais de l’excellence des esprits médiocres, qui sont bien ordonnés, les seuls respectables, enfin la Majorité écrasante, la Voix du Peuple, l’Homme Normal des aliénistes, n’ayant que les passions que l’on doit avoir, chacune en son temps : christianisme au IVe siècle, patriotisme avant-hier, socialisme hier matin, et l’amour sans phrases et sans arts, et même un goût modéré pour la modération.

Je me demande ce qu’ils pensent de moi, surtout je voudrais connaître l’opinion du sommelier qui surveille avec tant de décorum le service de ma table. Se doute-t-il qu’il sert un vagabond et un sans-patrie d’une espèce assez dangereuse ?
                Car, depuis que j’ai dématérialisé ma richesse, jamais elle ne m’a mieux paru, avant tout, une puissance malfaisante. Parfois, songeant au bien et au mal que je puis faire avec mon argent, un vertige me saisit, et le bien, - quelques stupides aumônes faites sans amour à des gens sans amour, - le bien me paraît si fade, si éloigné, si impossible que je n’y puis pas arrêter ma pensée. Et au contraire, toutes les fautes, tous les vices, toutes les cruautés, tous les mauvais exemples, toutes les bassesses semblent émaner naturellement, et malgré moi, de ma richesse énorme. (p.17-18)

Il fallait regarder de près pur s’apercevoir que c’était une foule italienne. D’elle émanait ce qui est peut-être la véritable sagesse de la vie, une médiocrité résignée.
Me penchant sur elle, j’ai parfois cru porter en moi toutes la tristesse et au même instant toute la joie du monde. J’étais plein de remords, de désirs de destruction, de pitié et de tendresse. Je me suis senti à la fois très jeune et très vieux. (p.21)

                Des lettres m’attendaient. C’est l’indiscrétion commise par les journaux florentins qui me les vaut. Des demandes d’argent, venant de personnes que je n’ai jamais vues. « Vous qui êtes si bon pour les pauvres. » Cela revient comme un refrain.
                Je finirais par répondre, quelque jour. Je dirai que, d’abord, je ne suis pas bon ; que j’ai une âme basse (cela je n’en suis que trop certain) ; et que, lorsqu’on a une âme basse, on ne saurait jamais être bon.
                Et surtout « bon pour les pauvres » ! Oh, je finirai par crier la vérité : Je hais les pauvres ! Les ignobles Pauvres ! Les infâmes Pauvres ! Les sans-le-sou, la puante Canaille ! Je les hais, et de toute la haine que peut nourrir une âme basse se paria pour les castes supérieures. M’ont-ils assez piétiné, m’ont-ils assez craché au visage, les immondes pauvres ! Comme leurs sourires m’ont percé le cœur, et comme ils savent bien me renvoyer tout de suite à mes milliards, sans me donner le temps de parler, de m’excuser un peu, de leur montrer que, malgré tout, je suis un homme comme eux. Ils me dénient tout : la faculté d’aimer, de comprendre les choses, de penser par moi-même, de posséder des amis sincères. Et le geste qu’ils ont pour dire : « Bah ! Il se consolera bien avec ses billets de banque : laissons-le ! » J’aurais beau avoir le génie de Dante et la science de Pico de la Mirandole, - je serais toujours pour eux «  le milliardaire américain, le jeune oisif », un niais, un grotesque sans esprit et sans talent qui achète et publie sous son nom les livres et les inventions des autres – de Messieurs les pauvres, justement ! Et j’aurais beau me consacrer les neuf dixièmes de mes revenus à fonder des hôpitaux et des institutions charitables, - ils m’accuseront toujours de chercher à me rendre populaire, ou simplement à faire parler de moi et de mon argent, ou bien ils diront que j’ai des « ambitions secrètes ». (p.21 -22)

Il y a quelques jours, je me voyais luttant, au cours de ces anciennes années, pour traverser cette noire forêt de désirs, pour surmonter cette bête indolente et têtue ? C’était mon vrai moi, celle petite clarté isolée qui cherchait son chemin, sous terre, pour se mêler au grand jour de l’univers ? Et voici que maintenant je me demande : si ce n’étaient, après tout, que les idées apprises, des concessions faites à la vie, qui se sont substituées à ma vraie nature ? Mes nuits de larmes, au château de W., et dans une certaine chambre de l’hôtel Prosper, à Kharkow ; l’appétit sans cornes pour mille choses vagues : liberté, action, voyages ? Ah ! J’ai eu tout cela : je savais que je l’aurais tôt ou tard ; que c’était une question de temps. Il a fallu que le triste et mauvais enfant fût satisfaits d’abord, ensuite l’autre a grandi sur lui ; et me voilà. Gamin qui pleurais dans une chambre d’hôtel, à Kharkow, regarde. Je n’ai pas honte de paraître devant toi : j’ai fait toutes tes commissions ; et je te rapporte un peu de sagesse. Mais je t’entends me répondre : je n’en veux pas. Tant mieux, il est satisfait, donc il est mort. Et je me tiens à sa place, la figure tournée vers le soleil nouveau.
Je me rappelle combien j’étais insensible alors aux aspects du monde, aux heures, aux couleurs, aux saisons. Tout n’était qu’une grande nuit pour moi, ou plutôt une sorte de tunnel avec du jour blanc giclant au bout. J’étais aveuglé de moi-même. Et voici que je recommence, sous l’influence de Stéphane, à ne plus regarder que le monde intérieur ? Mais j’ai une autre lumière. Je veux noter ici mes conversations avec Stéphane, ou plutôt ce que Stéphane me dit. Car je suis de nouveau absorbé par la personnalité d’un autre. J’avais cru que, lorsque je retrouverai mon Stévo, j’aurais beaucoup à lui dire. J’imaginais déjà sa surprise et son admiration quand il verrait les progrès que j’ai faits, les routes que j’ai parcourues, les positions que j’ai conquises. Peut-être allions nous nous rencontrer aussi dans le pays natal ; peut-être allais-je l’aider à y marcher. Mais du premier coup j’ai senti qu’il connaissait depuis longtemps le chemin que je croyais, presque, avoir découvert. Je pensais : « je l’ai laissé qui s’amusait à Berlin ; il est allé ensuite aux fêtes d’un jubilé royal ; puis en mission militaire quelque part en Asie Mineure ; il a mené une pitoyable vie de brasseries, de représentations officielles et de caserne. Et pendant ce temps, moi j’ai réfléchi. » Et soudain il rentre dans ma vie, s’y installe, et me déloge de toutes mes positions. Même les expressions et les images que j’avais inventées pour décrire mes découvertes morales, il me les prend avant que j’aie pu m’en servir. Et ces découvertes dont j’étais si fier, si du moins lui aussi les prisait comme je les prise : mais on, pour lui ce sont des lieux communs, de vieilles histoires.
Je l’écoute et je demeure abîmé devant lui, dépossédé de ma richesse imaginaire, déjà gros de la pensée nouvelle qu’il dépose en moi ; et n’ayant plus rien à moi, vraiment, que cette dernière générosité qui fait que je ne lui en veux pas, et ce que je l’écoute de toutes mes forces.  (p.175-176)

« Tant de choses à te dire Stévo ; et tant de question à te poser. Ou plutôt une seule question : qu’est-ce qu’il y a derrière les fêtes et les deuils du monde, et derrière l’histoire, et derrière tout ce que nous voyons ? Quand je t’ai quitté, libéré de toute cette masse de biens, et que je suis allé à florence pour être seul, je pensais trouver en moi-même une réponse, je pensais trouver la vérité : et j’ai été bien seul, et j’ai beaucoup pensé. Parfois j’ai vu si loin que les mots n’y allaient plus, refusaient d’y aller, et prenaient peur, comme l’équipage de Colomb. Mais je n’ai pas découvert la Terre ferme. Je te prêterai mon journal : tu verras la mer des Sargasses qui m’a barré la route.
« Mais d’abord il m’a fallu détruire tout ce que l’expérience des autres avait construit en moi : la morale et les idées de nos éducateurs. Un jour je me suis aperçu que leur morale était mauvaise et que leurs idées étaient fausses. Ils m’avaient inoculé cette impureté, et de temps en temps il m’en sortait un peu sur le visage. J’étais sans cesse sur mes gardes. Maintenant encore, quand j’y pense le moins, la manière de voir de don Jean Martin ou de ton père se substitue à la mienne.
                « Tout ou presque tout ce qu’ils nous ont appris est faux. L’oisiveté, qui selon eux devait m’être si dangereuse, m’a donné le gout du travail et de la réflexion ; ma richesse, qui devait m’aider, m’a gêné, et ainsi de suite. Un exemple : tu te rappelles comme ils nous mettaient en garde contre ce qu’ils appelaient les parasites. Je me figurais les parasites accourant à moi, dès que j’espérais libre d’aller dans le monde, et m’entourant, et me flattant, riant des mots que je ferais, se récriant de plaisir à la lecture de mes poésies, applaudissant à toutes mes fantaisies, et partageant mes dîners, et mes amusements. C’est ainsi qu’on me les avait peints. Quand j’ai été libre, à vingt ans, j’ai été un peu inquiet à l’idée qu’ils allaient venir. Eh bien, je n’en ai pas vu un seul. J’ai eu même de tels moments de solitude que j’ai souhaité qu’ils vinssent… quelle conception grossière, quelle image à deux sous : le jeune homme en habit noir qui jette l’or à poignées dans les rues tandis qu’une troupe de mondains et de cocottes le suivent en se bousculant ! (p.178)



Ils y a des livres qu’il faut non seulement avoir lus, mais connaître. Un petit nombre de petits livres qui dépassent toute mode et toute époque, et qui suffiraient à supporter ou à restaurer une civilisation toute entière. Je ne parle pas de la doctrine qu’ils contiennent, mais de l’âme qui réside en eux. (p. 182)

Laisse les à leur petite vie, à leur petite malice, à leur pauvre vanité, à leur petite finesse (car ils en ont aussi). Dante les définit bien : ceux qui ont vécu sans gloire et sans los, ceux de qui le monde ne s’occupe pas. Non ragionar di lor … Tu sais le reste. (p.185)

-je ne l’aurais pas suivie sans l’épouser. J’ai horreur du désordre.
-dis plutôt que tu es lâche en présence de l’aventure ? Et celle-ci valait la peine d’être pensée, justement parce que la femme était très loin de toi, socialement et absolument. Ce contact avec la réalité t’aurait fait le plus grand bien ; tu l’as senti – trop tard. La femme est une grande réalité, comme la guerre. Je sais : la raison les repousse, les refuse, les nie. On nous a élevés à vivre dans les rêves et les théories, et nous crions quand la vie opère de nos rêves et quand la réalité prouve fausses nos théories. Le jeune homme sort de l’école avec sa mesure toute prête, son mètre, et il se fâche parce que les choses s’obstinent à être plus grandes ou plus petites que son mètre. La réalité lui apprend à diviser son ridicule bâton en dix, en cent et en mille parties s’il le faut. C’est ainsi que ma guerre m’a mûri : je ne le dirais pas si ce n’était pas vrai : avant il allait de soi que j’étais mûr.
-mais moi, Stévo, j’attends encore cette heure. Je n’ai rien fait. Je ne suis rien de bien ; je ne suis qu’un ensemble de possibilités que j’ai mille raisons de mettre en doute.
-c’est ce doute qui me plaît chez toi. Toute espèce de belles choses que je n’avais pas soupçonnées ont grandi dans ton âme. Que c’est donc admirable, ô Dieu ! Cette transformation : le vilain collégien sournois qu’on retrouve soudain grandi et inquiet, le bel adolescent en fleur ! Je peux bien te dire tes qualités : elles sont telles que tu ne les perdras pas pour te les entendre révéler. Tu es humble et patient. C’est dans les petites choses que cela se voit. Tu ne penses pas grandement de toi ; c’est-à-dire que pour toi ton mérite est encore matière à débattre. Tu es curieux d’entendre les paroles qui te contredisent, et si la vérité te blesse, tu préfères sa possession à ton bien-être ? Tu ne rejettes rien d’abord. Tu ne méprises pas ton enfance. Tu manges la nourriture qu’on t’apporte ; et si elle te déplaît, tu ne sens pas d’ennui. Tu ne t’impatientes pas quand le service est trop lent. Tu replaces les objets om tu les as pris. Crois-tu même mériter de vivre ?
                « Enfin, comme moi, tu fais ce que tu peux pour être un homme. Il n’y a pas d’autre expression viable. « Tu dois » et même « tâche de » n’ont aucun sens. Le Devoir, c’était le nom que la bourgeoisie avait donné à sa lâcheté morale. J’ai relu des pages de Nietzsche, ces derniers temps, aux manœuvres de Silésie. I avait de grands dons de romancier, mais son Surhomme est mort-né. Le nom seul me fait songer à toutes la réclame commerciale moderne, à tous les produits qui ne peuvent pas porter le nom d’une autre substance parce qu’ils sont frelatés. Et « nous autres Européens » ? J’en suis, s’il y met aussi le facteur rural, la marchande des quatre-saisons et même les Johnnies de Piccadilly. Mais j'ai bien peur que ça ne soit qu’une coterie d’universitaires. En tout cas, le mot Chrétien couvrait plus d’espaces. Et au fond il n’y a toujours que cela : l’humble et patient Chrétien, comme toi et moi, qui travaille à réaliser, oh ! si peu que ce soit ; et l’Infidèle inerte qui embrasse son chemin. Et de même, le mot Homme dépasse le mot Surhomme d’une immense hauteur. Il y a tant de choses que le Surhomme rejette et surmonte, quand ça ne serait que l’Homme. Pourquoi le laisser en bas, la mauvaise bête aux sourcils de songe, le glorieux enfant de Dieu ? » (p.187.)


« Un homme naît, et les difficultés commencent pour lui. Que d’obstacles à franchir, que d’épreuves éliminatoires. Les maladies de l’enfance et l’éducation qu’on essaye de lui donner ; les mauvaises habitudes de l’âge ingrat et l’incompréhension de ses parents ; la pauvreté, la médiocrité ou la richesse ; les malades sexuelles et le mariage. Il y en a qui s’y enlisent et s’arrêtent là. L’un a sa tare physique, l’autre a son ménage. Ça leur suffit ; ils sont contents et ne demandent rien de plus. La petite flamme plus vigoureuse tend à des choses plus hautes. La résistance ne les épuise pas ; non contents de se défendre, ils attaquent. Ils connaissent toutes les luttes que soutiennent les autres ; et ils veulent en connaître de plus violentes. Ils acceptent joyeusement tout ce que les autres reçoivent de mauvaise grâce et tout ce que les autres se repentent d’avoir accepté. Ils acceptent la maladie et vont au-devant de l’amour. Ils prennent tout : parents, femmes, enfants, ils portent tout cela ; ce n’est pas cela qui leur barrera la route. Mais ils veulent autre chose encore. Ils émergent de la passion et du foyer. Ce n’est pas la femme qui les fera tomber. Ils la prennent dans leurs bras et continuent à marcher vers la lumière. Car ils ont quelque chose à donner au monde, et ils le donneront, malgré le monde, malgré eux-mêmes. Les autres étaient des modèles pour le roman et la comédie ; mais ceux-ci relèvent de Clio : ils sortent de la vie privée et entrent dans la vie publique.
                « Et toi, qu’as-tu à donner au monde ? Quel fruit va se formant dans ton cœur tandis que je te parle ? Les Grecs et les Latins que nous lisions ensemble ont-ils jeté les semences de la grandeur dans ton âme ? Es-tu sorti du troupeau germanique ? Ils vont par bancs ; ils collent à leurs princes comme les moules au rocher. La pensée impériale a-t-elle germé en toi ? Tu sais que ton pays a besoin d’un Porfirio Diaz. Penses-tu quelquefois à ce qu’on t’écrit de là-bas ?
-          Merci ! être ce qu’ils appellent un politico
-          Oui, on ne sait pas si c’est un commencement ou une fin ? je ne connais pas le pays. A ta place, j’aimerais à voir moi-même. Voir s’il y a un moyen de les servir. Servir, être bon à quelque chose, bien faire à autrui ; toute noblesse vient du don de soi-même. Ah ! nous autres nobles, mon frère, nous autres nobles ! qu’est-ce qui t’a poussé à ramasser cette couronne de comte dans la crotte ? que le monde ne manque jamais de nobles, et je réponds de lui. On peut changer les noms, mais leur essence demeure. Il y aura toujours des ducs à la tête des armées, des marquis aux frontières, des princes au-dessus des républiques, et des comtes autour de la Personne sacrée.
-          Eh bien, Stéphane, mon prince ? que Monseigneur daigne me commander ?
-          Tu ne dépends pas de moi ?
-          Et à qui donc est due mon allégeance ?
-          A ce que tu aimes le plus. Mais tu ne sais pas encore ce que tu aimes le plus. Et ce n’est pas moi qui peux te le dire. Je sais ce que tu n’aimes pas, voilà tout. Tu n’aimes pas le Monde. Je n’entends pas dire le monde peint dans les romans que chérit la bourgeoisie roturière : «  la duchesse fit un signe au marquis », etc. – ce monde des cercles des studs et des tirs au pigeon, toute cette abominable vulgarité riche que tu as quitté forcément. Tu valais mieux que ça. Je veux dire le Monde : ce que Satan appelle Tout Cela sans la Tentation : « Je te donnerai tout cela … » Et tu refuses. Tu détestes ; tu tournes mal, selon le monde. Nous n’avions qu’à étendre la main pour avoir tout cela. Les plaisirs, les places, les honneurs, c’est fait pour nous. Et nous n’en voulons pas. Trop facile ! ou trop tard ! à seize ans tu n’osais pas rêver qu’une femme telle que Mme Hansker te ferais comprendre que tu lui plaisais. à vingt-trois ans tu la trouves, et tu n’en veux pas. Ce n’est pas bouderie, ce n’est pas fatigue. C’est le désir de quelque chose de mieux. D’autres auront Mme Hansker et son argent, d’autres feront de brillantes carrières et mourront couverts d’honneurs. Ils feront cela pour nous, à notre place : nous leur donnons procuration. Nous avons mieux à faire ; une ambition plus haute nous mène. Nous avons dépassé déjà tant de choses. J’aime l’homme qui s’élève, de si peu que ce soit : les fils de paysan qui deviennent maîtres d’école, le fils de marchand qui devient médecin. Comme c’est touchant cet effort, cette montée : le petit pas qu’ils font les rapproche du lieu de lumière om nous sommes arrivés. Pour moi, je sais, je n’ai pas grand mérite à m’y trouver : depuis des générations ceux de mon sang se sont gorgés de tout ce que donne le monde. Voilà pourquoi les familles princières et royales ont produit tant d’ascètes et de saints. Mais pour toi, que veux-tu que je dise. Il y a une chose qui s’appelle la noblesse et soudain au milieu des hommes quelqu’un s’en trouve revêtu.
« Moi je ne pose plus de questions. Je ne sais rien, je suis rempli d’ignorance, mais je suis tranquille : je sais qui j’aime. Que j’ai mis longtemps à le savoir ; à comprendre la cause de ce malaise que je portais partout… Bête ! je n’aimais que lui depuis toujours ; il se cachait derrière tous mes amours, il me touchait le coude au milieu de mes joies ; il attendait, de l’autre côté des vitres de la chambre ; et dans le lit des femmes, je pensais à lui. Ah, tu sais qui je veux dire, et je n’ai pas besoin de prononcer le nom le plus saint et le plus décrié. Et déjà tu t’expliques cela par mon hérédité, tu vas penser à cette clause de la Sainte-Alliance om l’Europe est appelée : «  la nation chrétienne… » Pas de doutes, c’est mon illustre aïeul qui a dicté cela, sous l’inspiration d’une allemande folle et de quelques illuminés ! Mais je ne veux pas répondre à des objections. J’aime. Et sans doute il m’a fallu passer la trentaine pour me sentir à la fois tout seul, et tout seul avec lui, et comprendre que c’est lui qui m’avait mis à part et qui m’attendait.
« Il n’y a rien et nous sommes tout seuls. Il n’y a pas une cause, l’intérêt personnel mis à part, qui vaille une rognure d’un de mes ongles. Il n’y a rein de respectable, je te l’ai dit ; et parfois j’ai encore, pour m’amuser, d’outrager le drapeau que je sers. Le lien entre les hommes, c’est une convention d’écriveurs de comédie et de romans. Notre amitié, que serait-elle sans lui qui en est la meilleure part ? Le plaisir s’être ensemble une heure ou deux ? Tout peut m’échapper, mais lui me reste. Tu ne m’écoutes pas. Mais lui m’écoute. Il a recueilli toutes mes larmes, il a partagé toutes mes joies. Sans doute je suis content d’avoir mené à bien ce que j’avais entrepris, et j’applaudis à tous les succès. Mais je savais qu’il est plus enviable d’avoir échoué, car celui qui perd tout le trouve. Je l’ai trouvé. Mais plus que toutes les autres, cette partie de mon expérience est incommunicable. Si je te disais : ceci est la vérité, la seule, la vérité et la vie – tu ne me croirais pas. Tu sais que j’ai toujours évité de parler de mes amours, et de ce qu’on appelle les bonnes fortunes. N’attends donc pas que je te raconte celles-ci, qui ne sont pas de mon choix, qui m’humiliaient et me condamnent. Je n’ai fait qu’obéir à l’appétit que je portais en moi. Vois : les plus assurés et les plus grands se sont tus, le stigmate au front et le doigt sur la bouche. On ne parle pas de ce qu’on possède. Et je possède l’amour ? Et c’est pourquoi, comme je l’ai dit, je veux servir. Il faut que je l’aide enfin ? Je ne veux pas que cette force d’amour qui est en moi, et qui est lui-même, reste inemployée.  Elle demande à servir. Il faut que je la délivre ; il faut qu’enfin je fasse quelque chose pour lui. Je veux servie, et je ne m’en lasserai jamais. Si demain les révolutionnaires prennent le pouvoir et ne me tuent pas, j’irai à eux et je leur dirai : « ne me gaspillez pas : je construisais des routes sous l’ancien régime ; vous pouvez bien m’employer à casser des cailloux. »
                « Lui aussi est économe ? L’économie et l’amour sont peut-être deux noms d’une même chose ? Et tiens, il y a justement un titre, une fonction, qui sont restés inutilisés depuis longtemps, exactement depuis deux siècles. Je n’ai pas placé ma confiance dans les rois ; mais pourquoi mépriserais-je cette fonction ? Elle garde une place om quelqu’un de grand peut se manifester d’un jour à l’autre. Le nom pourra changer, mais l’auguste, la pure conception de l’esprit restera toujours nécessaire, et tout bien terrestre ne peut venir que de lui. Adieu, je vais recevoir à genoux l’empereur d’Orient. » (p.197-200)

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