vendredi 11 août 2023

Que faire – Nikolaï Tchernychevski

Que faire – Nikolaï Tchernychevski

 

 

Le travail sans le savoir est stérile, notre bonheur n’est pas concevable sans le bonheur des autres. Instruisons-nous, et nous nous enrichirons ; soyons heureux, et nous serons frères et soeurs.

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Je ne possède pas l’ombre de talent littéraire. C’est à peine si j’ai l’usage de la langue. Mais qu’à cela ne tienne, lis toujours, mon bon public ! Tu en tireras bien quelque profit. La vérité est une bonne chose : elle pallie les défauts de l’écrivain qui se met à son service. Voilà pourquoi je te dis : si je ne t’avais prévenu, tu pourrais croire que le roman est magistralement écrit, que l’auteur est plein de talent poétique. Mais je t’ai prévenu que je n’ai pas de talent ; tu sauras donc que le roman doit ses qualités à ce qu’il est vrai, et à cela seulement.

Au fait, mon brave public, tant qu’à t’entretenir, autant vaut mieux tout dire jusqu’au bout : tu adores deviner ce qui n’a pas été dit, mais cela ne te réussit guère. Lorsque je te dis que je n’ai pas l’ombre de talent littéraire et que mon roman est piètrement écrit, ne va pas en conclure que je vaille moins que les faiseurs de contes que tu tiens pour grands, ni que mon roman soit au-dessous de leurs écrits.

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J’ignore qui occupe actuellement, au cinquième du plus crasseux des escaliers de service de la première cour, l’appartement à droite du palier ; en 1852, c’était le logis du gérant de la maison, Pavel Konstan- tinovitch Rozalski, bel homme lui aussi, avec son épouse Maria Alexee- vna, une dame mince mais robuste et de haute taille, avec leur fille déjà grande — Vera Pavlovna précisément, et leur fils Fedia, âgé de neuf ans.

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— Monsieur Storechnikov, il faut que je vous parle sérieusement. Hier, vous avez pris une loge pour me faire passer aux yeux de vos amis  pour votre maîtresse. Je ne vous dirai pas que c’est malhonnête, si vous étiez capable de le comprendre, vous ne l’eussiez pas fait.

 

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Sans quitter le ton monotone d’un exposé officiel, elle déclara quelle pouvait écrire à Jean pour lui annoncer qu après son éclat de la veille elle avait changé d’avis, quelle voulait être du souper, mais que sa soirée était prise et qu elle priait Jean d’obtenir de Storechnikov que le souper fut reporté à une date dont, plus tard, elle conviendrait avec Jean.

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Les gens s'obstinent dans une direction, toujours la même, uniquement parce que personne ne leur dit : « Essayez donc bonnes gens, de pousser du côté opposé » ; quon le leur dise, et les voilà qui se ruent dans 1a direction inverse. Storechnikov avait entendu dire et voyait que les jeunes gens riches prennent pour maîtresses de jolies filles fortunées

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Ceci est un trait commun, en fonction duquel Storechnikov représentait très correctement les neuf dixièmes du genre humain. Mais les historiens et les psychologues assurent que dans chaque cas particulier l'élément commun « s’individualise » (pour employer leur expression) en vertu des circonstances de lieu, de temps, de tribu et de personnes, et que ce sont elles, ces circonstances, qui importent, c’est-à-dire que les cuillères sont toutes pareilles, mais que chacun mange sa soupe avec la cuillère qu il a en main, et que c’est précisément cette cuillère-là qu’il convient de considérer. Pourquoi pas, après tout ?

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Or il s’avérait quelle ne les réaliserait pas au titre de maîtresse ; que ce soit donc en qualité de femme, peu importe, l'essentiel n’étant pas dans le titre, mais dans es poses, c'est à-dire dans la possession. O, abomination ! « Posséder » qui donc ose posséder un être humain | On possède une robe de chambre, des pantoufles. Fadaises : presque chacun de nous, les hommes, possède l'une de vous, nos sœurs. Fadaises, encore une fois ! Vous n’étes pas nos soeurs, mais bien nos servantes ! Certaines d’entre vous — assez nombreuses — nous font la loi. Qu’à cela ne tienne ! Maint laquais ne fait-il pas la loi à son maître ?

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Maintenant, Verotchka, ces idées ont pris corps dans la vie, d’autres livres sont écrits par d’autres hommes qui trouvent ces idées bonnes, mais sans rien d’étonnant et, maintenant, Verotchka, ces idées sont dans l’air, comme l’arôme dans les champs lorsque les fleurs s’épanouissent ; elles s’infiltrent partout, tu les as même entendu proférer par ton ivrognesse de mère qui t’a expliqué pourquoi il faut vivre par le mensonge et la spoliation, elle voulait s’en prendre à tes idées, et c’est pourquoi elle a développé les tiennes propres ; tu les as entendu émettre par la Française insolente et dépravée qui traîne derrière elle son amant comme une femme de chambre, lui fait faire ses quatre volontés et, à peine s’est-elle ressaisie quelle découvre qu’elle n’a pas de volonté, qu’elle est obligée de plaire et de se forcer, et que c’est extrêmement pénible ; et pourtant, elle n’a pas à se plaindre, avec son Sergueï, si bon, si délicat, si doux — elle dit néanmoins, « même pour la créature que je suis, ces relations sont trop mauvaises ».

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-                      Mais vous, par exemple, êtes-vous donc tel ?

Et comment donc, Vera Pavlovna ! Je vais vous dire en quoi consiste le ressort essentiel de mon existence. Jusqu a présent, le moteur de ma vie était de m’instruire, de me préparer à être médecin. A merveille. Pourquoi mon père m’a-t-il mis au collège ? Il me répetait « Instruis-toi, Mitia !

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-Admettons que vous ayez raison ; oui, vous avez raison. Toutes les façons de faire que je puis analyser s’expliquent par le profit. Mais votre théorie est bien froide.

-C'est le propre de la théorie d’être froide. L’esprit doit pouvoir juger de tout avec sang-froid.

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- Non pas, Vera Pavlovna. Cette théorie est froide, mais elle enseigne aux hommes à se procurer la chaleur. L’allumette est froide, la paroi de la boîte contre laquelle on la frotte est froide, également, les bûches sont froides, mais elles produisent la flamme qui réchauffe les aliments de l'homme et le réchauffe lui-même. Cette théorie est implacable, nuis en s'y confirmant, les hommes s éviteront d’être les pitoyables objets d une vaine commisération. Le bistouri ne doit pas plier, sinon il nous faudra plaindre le malade, à qui notre commisération n'aura été d'aucun secours. Cette théorie est prosaïque, mais elle révèle les mobiles véritables de la vie, et la poésie réside dans la vérité. Pourquoi Shakespeare est-il un aussi grand poète ? Parce qu’il y a en lui davantage de vérité et moins d apparences fallacieuses que chez les autres poètes.

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-                      Mon conseil est toujours le même : calculez ce qui vous sera profitable. Si vous suivez ce conseil, mon approbation vous est acquise.

Je vous remercie. Voilà mon affaire personnelle réglée. Revenons maintenant à notre première question générale. Nous avons commencé par dire que l’homme agit sous l’empire de la nécessité,  que ses actes sont déterminés par les influences qu’ils subissent ; les influences les plus fortes ont le dessus sur les autres ; nous avons laissé notre raisonnement en ce point que lorsqu’un acte a son importance pour la vie pratique, ce mobile se dénomme profit, le jeu de ces profits dans l'ame humaine se dénommé considérations d’avantage et que, par voie de conséquence, l’homme se conforme toujours à son ' intérêt. Est-ce bien ainsi que je l’entends ?

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Tout est fondé sur l’argent, dites-vous, Dmitri Sergueïtch. Qui possède l’argent possède le pouvoir et le droit, affirment vos livres. Donc, tant que la femme est entretenue par l’homme, elle dépend de  lui.

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Dans le premier monologue, il faisait une supposition, sans savoir exactement laquelle ; dans le second, il s’expliqua quelle supposition il avait faite dans le premier. « C’est inhumain de laisser quelqu’un en captivité, après lui avoir fait entrevoir la liberté »

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Les gens intelligents disent que cela seulement réussit que l'on a soi-même voulu. Je suis de cet avis. Vous n'avez donc pas à craindre le nouveau ; tout restera comme par le passé, hormis ce que vous aurez vous-mêmes voulu changer. Rien ne se fera contre votre gré.

Et voici maintenant le dernier ordre que je vous donne en tant que patronne, sans vous demander conseil. Comme vous le voyez, il faut tenir les comptes et veiller à éviter les frais inutiles. Le mois passé, j'y ai pourvu toute seule, mais je ne veux pas que cela continue ainsi. Désignez deux d'entre vous pour quelles s’en occupent avec moi. Je ne ferai plus rien sans elles. C'est votre argent, non le mien, c'est donc à vous  d'y veiller. L’entreprise est neuve, nous ignorons encore qui d’entre vous  a le plus d’aptitudes ; alors, pour commencer, il faut les désigner pour  un bref délai. Au bout d'une semaine, vous verrez s'il convient d'en désigner d'autres ou de laisser celles-ci.

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Comment partager les bénéfices ? Vera Pavlovna voulait à toute force qu’ils le soient à parts égales. Mais on n’en vint là qu’à la fin de la troisième année, après avoir franchi différents degrés, en commençant par un partage des bénéfices proportionné au salaire.

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c’est une faiblesse, et, dit-on, une faiblesse de mauvais ton, mais Vera Pavlovna dort après dîner quand elle a sommeil, et elle aime avoir sommeil, et cette faiblesse de mauvais ton ne lui cause ni honte ni remords. Après avoir dormi ou s’être ainsi prélassée une heure et demie — deux heures, elle se rhabille et regagne l’atelier où elle demeure jusqu’à l’heure du thé. S’ils n’ont personne, le soir, elle raconte les nouvelles à « mon chéri » pendant le thé, puis, ils restent une demi- heure dans une chambre neutre, et puis « bonne nuit, mon chéri », ils s’embrassent et se séparent jusqu’au thé du lendemain matin

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Cette vie libre, aisée et active, non sans quelque sybaritisme, avec ses grasses matinées et ses gâteaux à la crème, cette vie plaît énormément à Vera Pavlovna.

Imagine-t-on une meilleure vie ici-bas ? Il semble à Vera Pavlovna que non.

Comment en serait-il autrement, en ce matin de la jeunesse ?

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ils s’accusaient mutuellement d'inconséquence, de modérantisme et d’embourgeoisement ; c’étaient autant de griefs généraux, mais on découvrait au surplus un défaut particulier chez chacun : chez l’un des étudiants, le romantisme, chez Dmitri Sergueïtch, l’excès de schématisme, chez l’autre étudiant, le rigorisme.

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Ce sera la même histoire, mais sous des formes renouvelées. Et il en sera ainsi jusqu’à ce que les hommes disent : « Maintenant nous sommes bien. » Alors, ce type aura cessé d’exister, car tous les hommes appartiendront à ce type et ils auront peine à croire qu'il y ait eu un temps où il passait pour un type distinct, et non pour la nature humaine la plus commune.

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Dans cet ordre d’idées, les hommes se partagent en deux catégories essentielles : les uns préfèrent se délasser ou se distraire en compagnie d’autres personnes. Chacun a besoin d’être seul. Mais il faut pour eux que la solitude soit l’exception, la règle, pour eux, c’est de vivre en société. Cette classe est beaucoup plus nombreuse que l’autre, dont les préférences sont à l’opposé : seuls, ils sont bien plus à l’aise qu'en la compagnie d’autrui.

 

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Il est assez difficile de concevoir les particularités des autres, on est toujours enclin à se représenter les autres selon son propre naturel. Ce qui est superflu pour moi l’est sans doute pour les autres : c’est le raisonnement que nous suggère notre personnalité.

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Ce que l’homme supporte aisément, la femme, trop souvent, s’en tourmente. On n’a pas pour l’instant étudié les causes qui, dans notre situation historique actuelle, engendrent ce phénomène, tellement contraire à ce que fait prévoir la structure même de l’organisme.

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Celui qui pense « je ne peux pas » ne peut effectivement pas. On persuade aux femmes « vous êtes faibles », et les voilà qui se sentent faibles et le deviennent en réalité» Souvent, tu ne l’ignores pas, des gens parfaitement sains faiblissaient mortellement et mouraient effectivement à la seule idée qu’ils étaient condamnés à faiblir et à mourir.

 

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Je donne des leçons ; voilà qui est un peu plus important, car je ne peux pas les abandonner à ma guise. Mais ce n’est tout de même pas pareil. J’y suis attentive si je le veux bien. Même si, pendant la leçon, je n’y pense guère, elle n’en ira qu’un petit peu moins bien, parce que cet enseignement est trop facile et ne suffît pas pour absorber la pensée.

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Non, tant que les femmes ne tenteront pas de se disperser dans des chemins différents, elles n’accéderont pas à l’indépendance. Sans doute, il est dur de frayer des chemins nouveaux. Mais ma situation, en l’occurrence, est particulièrement avantageuse. J’aurais honte de n’en pas profiter. Nous ne sommes pas préparées à des occupations sérieuses. J’ignore dans quelle mesure il est nécessaire d’être dirigée pour s’y préparer. Mais je sais que, quelle que fut la mesure où son aide quotidienne pourrait m’être nécessaire, il est là, à mes côtés. Et cela ne lui sera pas à charge, il y trouvera autant de contentement que moi-même.

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Lorsque l’homme reconnaît l’égalité en droits de la femme, il cesse de voir en elle son bien, sa propriété. Alors, elle l’aime comme lui l’aime, uniquement parce qu’elle veut l’aimer, et si elle ne veut pas, il n’a aucun droit sur elle, pas plus qu'elle sur lui. C’est pourquoi je porte en moi la liberté.

L’égalité et la liberté confèrent à ce que j’ai de l’héritage des anciennes reines un caractère neuf, un charme suprême, ignorés avant moi et qui surpassent infiniment tout ce que l’on a connu.

Avant moi, on ignorait la pleine volupté des sens, parce que sans la libre attirance des deux amants, aucun d’entre eux n’accède à la radieuse extase. Avant moi, on ignorait le bonheur complet de la contemplation du beau, parce que si la beauté n’est pas révélée sous l’impulsion de la libre attirance, il n’est pas possible d’en jouir pleinement. Privées de liberté, la volupté et l’admiration pâlissent en regard de ce qu’elles sont en moi.

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Non, à l’époque où nous sommes, on ne sait pas encore ce que c'est que la véritable allégresse, parce que ni la vie ni les hommes qu’il faut pour cela n'existent encore. Seuls de tels hommes peuvent pleinement s’amuser et goûter toute la jubilation de la volupté. Quelle santé florissante, quelle force, quelle grâce, quelle énergie et quelle force d'expression sur leurs traits ! Ce sont là des hommes et des femmes pleinement heureux et beaux, qui connaissent une vie de liberté, de travail et de plaisir, heureux, heureux à la vérité !

La moitié d’entre eux s’amuse bruyamment dans l'immense salle mais où donc est l’autre moitié ? « Les autres ? dit la radieuse reine. Ils sont partout : beaucoup sont au théâtre, les uns comme comédiens, les autres comme musiciens, les troisièmes comme spectateurs, selon les préférences de chacun. D’autres emplissent les amphithéâtres, les musées, les bibliothèques ; les uns se promènent dans les allées des jardins, d’autres restent chez eux, soit pour se reposer dans la solitude, soit avec leurs enfants, mais surtout, cela est mon secret. Tu as vu, dans la salle, de quel éclat brillent les joues et les regards ; tu as vu, ils entraient et sortaient, c’est moi qui les entraînais ; ici, la chambre de chacun et de chacune est mon refuge, là est mon inviolable secret, des rideaux aux portes, de luxueux tapis qui étouffent les bruits, c’est le silence et le mystère ; ils rentraient, c’est moi qui les faisais revenir du royaume de mes mystères vers la douce gaieté. Ici, c’est moi qui règne.

Je règne ici. Tout, ici, m’est destiné ! Le travail est la préparation de sentiments frais et de forces fraîches pour moi ; la gaieté est la préparation pour moi, le repos, après moi. Ici, je suis le but de la vie, ici je suis la vie elle-même. »

 

 

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