jeudi 24 août 2023

Le déclin de l’occident I et II – Oswald Spengler

 

Le déclin de l’occident I et II – Oswald Spengler

 

FORMES ET RÉALITÉ

 

Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes : voilà le schéma d’une incroyable indigence qui exerce sur notre pensée historique un pouvoir absolu, voilà le non-sens qui nous a toujours empêchés de saisir exactement dans ses rapports avec l’histoire totale de l’humanité supérieure la position véritable, le rang, la forme et surtout la durée de ce petit monde fragmentaire qui depuis l’Empire germanique se développe sur le sol de l’Europe occidentale. Les cultures à venir pourront à peine croire qu’un plan aussi simpliste, rendu encore chaque siècle plus impossible par son cours rectiligne et ses proportions insensées, qui lui interdisent toute intégration naturelle de domaines acquis récemment à la lumière de notre conscience historique, se soit maintenu quand même sans secousse sérieuse. Car les protestations ne signifient rien que les historiens ont, de longue date, accoutumé d’élever contre ce schéma. Elles n’ont fait qu’estomper, sans le remplacer, l’unique plan existant. On a beau parler de « Moyen Âge grec » et d’« Antiquité germanique », ce n’est pas ainsi qu’on arrivera à une image claire et intérieurement nécessaire, où la Chine et le Mexique, les royaumes d’Aksoum et des Sassanides trouveront une place organique. De même, en transférant le point initial des « Temps modernes » des Croisades à la Renaissance et de là au début du xixe siècle, on prouve seulement qu’on tient le schéma lui-même pour intangible.

Ce schéma restreint la substance historique et, qui pis est, il en limite encore le théâtre. Ici, le paysage de l’Europe occidentale9 forme le pôle immobile — mathématiquement parlant, un point unique sur une surface circulaire — et pourquoi si ce n’est parce que nous-mêmes, auteurs de cette image historique, y avons précisément notre domicile ? —, pôle autour duquel tournent des millénaires d’histoire la plus grandiose et des cultures gigantesques établies au loin en toute modestie. Système planétaire de la plus originale invention, en vérité ! On choisit un paysage unique et on décrète qu’il sera le centre d’un système historique. Ici est le soleil central. D’ici se diffuse la vraie lumière qui éclaire tous les événements historiques. D’ici, comme d’un point perspectif, on en peut mesurer la signification. Mais en réalité, c’est ici l’orgueil qui parle, orgueil de l’Européen occidental qu’aucun scepticisme n’arrête et qui déroule dans son esprit ce fantôme d’« Histoire universelle ». Nous lui sommes redevables de l’énorme illusion d’optique, depuis longtemps passée à l’état d’habitude, qui nous fait croire qu’au loin, en Chine et en Égypte, l’histoire de plusieurs millénaires se condense en quelques épisodes, tandis qu’auprès de nous, dans nos régions, depuis Luther et surtout Napoléon, les décades s’enflent comme des fantômes. Nous savons que c’est pure apparence quand un nuage semble se déplacer plus vite de près que de loin, ou un train ramper en traversant un paysage lointain ; mais nous croyons que le tempo de la vieille histoire indoue, babylonienne ou égyptienne fut réellement plus lent que celui de notre passé très proche. Et nous trouvons leur substance plus mince, leurs formes plus faibles, plus étirées, parce que nous n’avons pas appris à tenir compte de la distance — intérieure et extérieure.

 

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En attendant, la série « Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes » a fini par épuiser ses effets. Malgré son étroitesse et son indigence comme fondement scientifique de l’histoire, elle fut cependant la seule philosophie qui ne soit pas entièrement dénuée de philosophie et qui nous a permis de classer nos connaissances : tout ce qu’on a classé jusqu’à ce jour en fait d’histoire universelle lui doit un reste de substance. Mais nous avons atteint depuis longtemps la mesure des siècles qu’on pouvait tout au plus rapprocher dans ce schéma. L’accroissement rapide de la matière historique, notamment de celle qui est tout entière en dehors de ce schéma, commence à noyer l’image dans un chaos à perte de vue. Tous les historiens le savent et le sentent, qui ne sont pas tout à fait aveugles, et c’est pour ne pas tomber dans un naufrage total qu’ils s’accrochent encore à tout prix au seul schéma connu d’eux. Le mot « Moyen Âge16 », imprimé en 1667 par le professeur Horn de Leyde, est obligé de couvrir aujourd’hui une masse informe toujours extensible qui trouve une limite purement négative dans ce qu’on ne peut sous aucun prétexte attribuer aux deux autres groupes passablement ordonnés. L’incertitude des théories et des jugements sur l’histoire persane, arabe, russe, en est un exemple. On ne peut surtout pas nier plus longtemps que cette prétendue histoire de l’univers, restreinte en fait au début à la région de la Méditerranée orientale, s’est limitée plus tard, par un changement subit de la scène, depuis les invasions germaniques (événement qui n’a d’importance que pour nous, que nous avons donc fortement exagéré, qui a une signification purement occidentale et ne regarde déjà en rien la culture arabe), à l’Europe centrale et occidentale. Hegel a déclaré en toute naïveté qu’il ignorait les peuples qui ne cadraient pas avec son système de l’histoire. Mais ce n’est qu’un aveu d’honnête homme sur l’hypothèse méthodique, sans laquelle jamais historien n’est arrivé au but. On peut examiner dans ce sens la disposition de toutes nos œuvres historiques. C’est en effet une question de tact historique aujourd’hui que d’indiquer quels sont les courants de l’histoire qu’on étudie sérieusement et quels sont ceux qui ne comptent pas. Ranke en est un bon exemple.Nous pensons aujourd’hui en continents. Nos philosophes et nos historiens seuls l’ignorent encore. Que peuvent signifier pour nous les concepts et les perspectives qui prétendent à une valeur universelle et dont l’horizon s’arrête à la frontière spirituelle de l’Europe occidentale ?

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Vu sous ce jour, le déclin de l’Occident ne signifie rien de moins que 1 c problème de la civilisation. Nous sommes ici en face d’une des questions fondamentales de toute histoire supérieure. Qu’est-ce que la civilisation, considérée comme la conséquence organique et logique d’une culture, comme son achèvement et sa fin ?

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Le thème restreint est donc une analyse du déclin de la culture européenne d’Occident, répandue aujourd’hui sur toute la surface du globe. Mais le but est de développer une philosophie de l’histoire universelle avec sa propre méthode de morphologie comparée, qui sera ici vérifiée. La tâche se divisera naturellement en deux parties. La première, « forme et réalité », part du langage formel des grandes cultures qu’elle essaie de sonder jusqu’aux dernières racines de leur origine, et donne ainsi les fondements d’une symbolique. La deuxième, « perspectives sur l’histoire universelle », part des faits de la vie réelle et essaie de tirer, de la pratique historique de l’humanité supérieure, la quintessence de cette expérience historique pouvant servir de base à l’organisation pratique de notre avenir.

Les tableaux suivants donneront un aperçu général des résultats de cette étude. Puissent-ils donner aussi une idée de la fécondité et de la portée de la nouvelle méthode.

Du sens des nombres

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Si on appelle l’âme — bien entendu celle qu’on sent et non l’image idéale qu’on s’en forge — le virtuel et qu’on lui oppose l’univers comme étant le réel, deux mots sur le sens desquels un sentiment intérieur ne laisse subsister aucun doute, la vie apparaîtra comme la forme où s’accomplit la réalisation du possible. Par rapport au caractère de direction, le possible s’appelle futur, le réalisé passé. L’« âme » est ce qu’il faut réaliser, l’« univers » ce qui est réalisé, la vie cette réalisation. Les mots « moment », « durée », « évolution », « substance vivante », « vocation », « étendue », « finalité », « vide » et « plénitude de la vie » prennent ainsi une signification précise, essentielle pour tout ce qui va suivre, notamment pour l’intelligence des phénomènes historiques.

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Tout dépend donc, pour le style d’une mathématique qui naît, de la culture où elle prend racine, de l’espèce d’hommes qui réfléchissent sur elle. L’esprit peut amener à épanouissement scientifique les possibilités qu’elle comporte, il peut les manipuler, atteindre à leur contact la suprême maturité, il est tout à fait incapable de les modifier. Les plus anciennes formes d’ornement antique et d’architecture gothique ont réalisé l’idée de la géométrie euclidienne et du calcul infinitésimal plusieurs siècles avant la naissance du premier savant mathématicien de ces deux cultures.

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Or voici que Kant divise la possession du savoir humain en synthèses a priori (nécessaires et universelles) et en synthèses a posteriori (résultats d’expérience des cas particuliers), et il attribue aux premières la connaissance mathématique. Sans doute, il a apporté ainsi un vigoureux sentiment intérieur dans la conception abstraite. Mais outre l’absence de limite tranchée que devrait absolument requérir l’origine entière du principe — la mathématique et la mécanique supérieures modernes le démontrent surabondamment — Y a priori même apparaît comme un concept rempli de difficultés, bien qu’il soit certainement une des conceptions les plus géniales de toute critique de la connaissance. Kant pose par lui à la fois, sans se donner la peine de le démontrer — ce qui est d’ailleurs impossible, — et Y invariabilité de la forme de toute spiritualité et son identité pour tous les hommes. En conséquence, il passe entièrement sous silence un fait dont on ne saurait trop exagérer la portée, surtout que Kant, pour vérifier ses pensées, n’a fait intervenir que l’attitude spirituelle de son temps, pour ne pas dire que la sienne propre. Il concerne le degré chancelant de cette « universelle valabilité ». À côté de quelques traits à longue portée sans doute, qui du moins semblent indépendants de la culture et du siècle du philosophe, toute pensée est encore fondée sur une nécessité de la forme absolument différente, à laquelle l’homme se soumet, précisément en tant que membre d’une culture déterminée et d’aucune autre, avec évidence. Ce sont deux espèces très différentes de la substance a priori, et c’est une question à jamais insoluble, parce qu’au-delà de toute possibilité de la connaissance, que de savoir où en est la limite et si jamais il en existe une. On n’a pas encore eu le courage jusqu’à ce jour d’admettre que la constance de la structure de l’esprit, tenue jusqu’ici pour évidente, est une illusion et que l’histoire visible offre plus d’un style du connaître. Mais n’oublions pas que, dans les choses non encore devenues des problèmes, l’unanimité n’est pas seulement une vérité générale, mais aussi une illusion collective. Un doute obscur a toujours existé dans tous les cas, et la non-unanimité de tous les penseurs, révélée à chaque coup d’œil sur l’histoire de la pensée, aurait dû déjà fournir la mesure du vrai. Mais cette divergence n’a pas pour cause une imperfection de l’esprit humain, elle n’est pas le « pas encore » d’une connaissance définitive, elle n’est pas un défaut, mais une nécessité historique du destin — et c’est cela qui est une découverte. La nature dernière des choses ne peut être déduite de leur constance, mais uniquement de leur variété et même de la logique organique de celle-ci. La morphologie comparée des formes de la connaissance est un problème encore réservé à la pensée d’Occident.

5

Toute l’Antiquité sans exception concevait les nombres comme des unités de mesure, des grandeurs, des lignes ou des plans. Une autre espèce d’étendue lui est inconcevable.

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Tandis que vers 540, grâce à Pythagore, l’âme antique était parvenue à la découverte de son nombre, le nombre apollinien, grandeur mesurable, l’âme occidentale découvrit, grâce à Descartes et aux hommes de sa génération (Pascal, Fermât, Desargues), à une époque exactement correspondante, l’idée d’un nombre qui était né d’une tendance passionnée, faustienne, vers l’infini. Le nombre pure grandeur, lié à la présence corporelle de l’objet particulier, trouve son correspondant dans le nombre pure fonction8.

Le problème de Vhistoire universelle

I. PHYSIONOMIQUE ET SYSTÉMATIQUE

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Tout événement historique n’arrive qu’une fois et ne se répète jamais. Il porte le caractère de direction — de « temps » — d’irréversibilité. Événement arrivé, il est désormais le devenu opposé au devenir, le figé opposé au vivant, et appartient au passé irrévocablement. Le sentiment qu’on en a est la peur cosmique. Au contraire, tout connu est atemporel, ni passé ni futur, mais absolument « existant » et donc valable pour longtemps. C’est le propre de la structure interne des lois naturelles. La loi, la formule, est antihistorique. Elle exclut le hasard. Les lois naturelles sont les formes d’une nécessité absolue, donc anorganique. On voit la raison pourquoi la mathématique se rapporte toujours, en tant qu’organisation du devenu par le moyen du nombre, à des lois, à la causalité, et exclusivement à elles.

4

En présence de la dualité de la nature et de l’histoire, il faut que ce problème soit double. La nature et l’histoire parlent chacune leur langage propre, à tous points de vue différent ; dans une image cosmique de caractère vague — comme c’est la règle journalière — toutes deux sans doute peuvent se superposer et se confondre, mais sans jamais former intérieurement une unité.

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Le côté visible de toute l’histoire a donc la même signification que le phénomène extérieur de l’homme en particulier : croissance, traits du visage, attitude, démarche, non la langue, mais la parole, non l’écriture, mais l’art d’écrire. Tout cela existe pour le connaisseur d’hommes. Le corps avec toutes ses œuvres finies, limitées, devenues, caduques, est l’expression de l’homme. Mais être connaisseur d’hommes, c’est aussi désormais connaître ces organismes humains de grand style que j’appelle « cultures », comprendre leur physionomie, leur langage, leurs actes comme on comprend ceux d’un homme en particulier.

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Le tableau suivant pourra servir d’éclaircissement :

 

Zone de Texte: Y
Histoire
Tact, forme
Physionomique
Faits
Zone de Texte: Image
cosmique
Zone de Texte: Être éveillé






Zone de Texte: Âme


Y

Nature
Tension, loi
Systématique
Vérités

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C’est le sens de tous les déclins dans l’histoire — le sens de l’accomplissement intérieur et extérieur, celui de la fin qui menace toutes les cultures vivantes ; parmi ces déclins, le plus distinct, celui de « l’Antiquité », s’étale à grands traits sous nos yeux, tandis qu’en nous et autour de nous, nous suivons clairement à la trace les premiers symptômes de notre événement, absolument semblable au premier par son cours et sa durée et appartenant aux premiers siècles du prochain millénaire, le « déclin de l’Occident4 ».

IL IDÉE DE DESTIN ET PRINCIPE DE CAUSALITÉ

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À la surface des événements cosmiques règne Y imprévu. Il adhère comme marque distinctive à tout événement isolé, à toute décision particulière, à toute personne individuelle. Nul n’a prévu le bond de l’Islam dans l’apparition de Mahomet, ou Napoléon dans la chute de Robespierre. L’arrivée des grands hommes, ce qu’ils entreprennent, le succès de ces entreprises — sont incommensurables : personne ne sait si une évolution puissante en germe s’achèvera à grands traits, comme la noblesse romaine, ou tombera victime du sort, comme les Hohenstaufen et la culture maya tout entière.

L’univers du hasard, c’est l’univers des faits qui sont réels une seule fois, au-devant desquels comme d’un avenir nous marchons avec nostalgie ou crainte, qui comme présent vivant nous élèvent ou nous oppressent et que nous pouvons revivre comme passé en les contemplant avec joie ou avec douleur. L’univers des causes et des effets, c’est l’univers qui reste constamment possible, celui des vérités atemporelles connues par analyse et par discrimination.

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Un schéma pourra résumer ce qu’on vient de dire :












Zone de Texte: Être éveillé dominant l'être :
image cosmique de la nature.
Méthodes scientifiques.
Religion, science naturelle.
Théoriquement : mythe,
dogme, hypothèse.
Pratiquement : culte, technique.

Zone de Texte: Être éveillé servant letre :
image cosmique de l’histoire.
Expérience de la vie.
Image du passé ; figurer par l’intuition (historiens, tragédiens) : recherche du destin. Direction vers l’avenir ; figurer par l’action (politiciens) : être un destin.


■> Univers


Le Macrocosme

I. LA SYMBOLIQUE DE L’IMAGE COSMIQUE ET LE PROBLEME DE L’ESPACE

Quand nous parlons d’espace aujourd’hui, nous pensons certainement à peu près tous dans le même style, comme nous nous servons d’une même langue et de mêmes signes verbaux, qu’il s’agisse d’espace mathématique, physique, pictural ou d’espace réel, malgré tout ce que conservera de problématique chaque philosophie désireuse (et obligée) d’affirmer, au lieu de cette parenté du sentiment de la signification, une identité de l’entendement. Mais aucun Hellène, Égyptien ou Chinois n’eût pu pénétrer dans ce sentiment, ni aucune œuvre d’art ou système de pensée montrer sans équivoque à ces hommes ce que nous entendons par « espace ».

IL ÂME APOLLINIENNE, FAUSTIENNE, MAGIQUE

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J’appelle apollinienne désormais l’âme de la culture antique qui a choisi le corps individuel présent et sensible comme type idéal de l’étendu. Ce mot est intelligible pour tout le monde depuis Nietzsche. En face de cette âme apollinienne, je place l’âme faustienne qui a choisi comme symbole primaire l’espace pur illimité, dont le « corps » est la culture occidentale tout entière, croissant dans les plaines du Nord, sises entre l’Elbe et le Tage, depuis la naissance du style roman au xe siècle. Apollinienne est la statue de l’homme nu, faustienne l’art de la fugue. Apolliniens la statique mécanique, les cultes matériels des dieux de l’Olympe, les cités grecques politiquement isolées, le sort d’Œdipe et le symbole du phallus ; faustiens la dynamique de Galilée, la dogmatique catholique et protestante, les grandes dynasties baroques avec leur politique de cabinet, le destin de

Lear et l’idéal de la Madone, de la Béatrice de Dante à la fin du second Faust de Goethe. Apollinienne la peinture limitant les corps individuels par des lignes, faustienne celle qui construit des espaces au moyen de lumières et d’ombres : la fresque de Polygnote se distingue ainsi de la peinture à l’huile de Rembrandt. Apollinien est l’être grec, qui appelle son moi un soma et ignore l’idée d’évolution intérieure et donc de l’histoire réelle, intérieure ou extérieure ; faustien l’être occidental, qui a une conscience très profonde de son destin, dont le regard est tourné en dedans et la culture résolument personnelle orientée vers les mémoires, la réflexion, la méditation sur le passé et l’avenir, la conscience morale. À l’autre bout de ces deux cultures et tout en leur servant d’intermédiaire, qui emprunte, modifie, interprète leurs formes ou en hérite, l’âme magique de la culture arabe, éveillée à l’époque d’Auguste dans le paysage compris entre le Tigre et le Nil, la mer Noire et l’Arabie méridionale, apparaît avec son algèbre, son astrologie et son alchimie, ses mosaïques et ses arabesques, ses califats et ses mosquées, les sacrements et les livres saints des religions persane, juive, chrétienne, « bas- antique » et manichéenne.

8

Le langage formel de tous les arts proprement dits a une grammaire et une syntaxe qui ont leurs règles, leurs lois, leur logique intérieure et leur tradition. Non seulement c’est le cas pour les chantiers des temples doriques et des cathédrales gothiques, les écoles de sculpteurs égyptiens23 et athéniens, la plastique des cathédrales du nord de la France, les écoles de peintres chinois et antiques, hollandais, rhénans et florentins, mais c’est le cas aussi pour les règles sévères de la poésie des scaldes et des troubadours allemands, apprises et appliquées de manière artisanale, tant en ce qui concerne la prosodie et la versification qu’en ce qui regarde la mimique et le choix des images24, et c’est encore le cas pour la technique de la narration dans l’épopée védique, homérique et germano-celtique, pour la syntaxe et la cadence du sermon gothique allemand ou latin, enfin pour la prose oratoire antique et les règles du drame français25. Dans l’élément ornemental d’une œuvre d’art, la sainte causalité du macrocosme se reflète telle qu’elle apparaît à la sensation et à l’intelligence de l’espèce humaine qui en est l’auteur. Tous deux ont un système et tous deux sont imprégnés des sentiments fondamentaux du côté religieux de la vie : la crainte et l’amour. Un symbole peut inspirer la peur ou en libérer. Ce qui est « juste » libère, ce qui est « faux » accable et oppresse. Au contraire, le côté proprement imitatif des arts se rapproche des sentiments proprement raciaux : la haine et l’amour. De là l’antithèse de la laideur et de la beauté. Elle est absolument relative au vivant, dont le rythme intérieur est répulsion ou attraction, même quand on parle des nuages du ciel crépusculaire ou du souffle retenu d’une machine. Une imitation est belle, un ornement est significatif. Il y a ici toute la différence entre la direction et l’étendue, la logique organique et la logique anorganique, la vie et la mort. Ce qu’on trouve beau est « digne d’imitation ». Il suggère une émotion douce qui porte à le reproduire, à le chanter, à le répéter, il fait « battre le cœur d’une corde plus haut », et tressaillir les membres. Il enivre jusqu’à l’exaltation effrénée et au fanatisme ; mais comme il appartient au temps, il a lui aussi « son temps ». Un symbole dure ; mais tout ce qui est beau passe avec la pulsation vivante de celui qui, individu, classe, peuple ou race, l’a senti comme tel dans le sein du tact cosmique. Non seulement « la beauté » des sculptures, peintures ou poésies antiques est différente aux yeux d’un antique et aux nôtres et est irrémédiablement éteinte pour nous avec l’âme antique — car ce que nous y « trouvons beau » est encore un trait qui n’existe que pour nous — ; non seulement ce qui est beau pour une manière de vivre est indifférent ou laid pour l’autre, comme par exemple notre musique entière pour des Chinois ou pour nous la plastique mexicaine ; mais même pour une seule et même vie, l’habituel qui dure est ordinaire et n’est jamais beau.

Ainsi seulement apparaît dans toute sa profondeur l’opposition entre les deux aspects de tous les arts : l’imitation qui anime et vivifie, l’ornement qui charme et tue. La première « devient », le second « est ». Celle-là est donc apparentée à l’amour et — dans le chant, l’ivresse et la danse — surtout à Yamour sexuel tournant l’être de l’avenir à sa propre rencontre ; celui-ci au souci du passé et au souvenir26 de la sépulture. Le beau est recherché avec nostalgie, le significatif inspire la peur. Aussi n’y a-t-il pas d’antihèse plus profonde que la maison des vivants et la maison des morts. La maison paysanne et les habitations issues d’elle : cour princière, palais, château, sont les maisons de la vie, l’expression inconsciente du sang en circulation, qu’aucun art n’a créé ni ne peut changer. L’idée de la famille est en germe dans le plan fondamental de la maison primitive ; la force intérieure du clan, en germe dans le plan fondamental des villages, dont on reconnaît encore la race fondatrice27, même après des siècles et après maints changements dans leur population ; enfin la vie et le groupement social dune nation sont en germe dans le plan fondamental de la ville — non dans son plan extérieur, sa silhouette. D’autre part, l’ornementation de grand style se développe au contact des symboles figés de la mort : urne funéraire, sarcophage, tombeau et temple funéraire, et par-delà tous ces symboles, les temples des dieux et les cathédrales, qui sont ornement de fond en comble et expriment non une race, mais le langage d’une intuition cosmique, qui sont donc de l’art absolu et pur, tout comme la maison paysanne et le château qui en dérive sont des constructions absolument étrangères à l’art.

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Chaque période primitive a donc deux arts qui sont proprement ornementaux, non imitatifs, celui de la construction et celui de la décoration. Dans la période antérieure, préhistorique, période de pressentiment et de gestation, l’univers de l’expression élémentaire fait seul partie de l’ornementique au sens restreint. Lui seul représente la période carolingienne, dont les essais architecturaux chevauchent « entre les styles ». Il leur manque l’idée. Et l’histoire de l’art n’a rien perdu non plus, en perdant les édifices mycéniens28. Mais à la naissance de la grande culture, l’édifice ornemaniste prend subitement un élan si vigoureux que, pendant près d’un siècle, la simple décoration cède timidement sa place. Les espaces, les plans et les arêtes en pierre parlent seuls encore. Le temple funéraire de Chéphren a atteint le sommet de la simplicité mathématique : partout des angles droits, des carrés, des piliers rectangulaires ; ni décoration, ni inscription, ni transition. Le relief adoucissant cette tension n’osera paraître que quelques générations plus tard, dans la sublime magie de ces espaces. Et il en est de même en Westphalie et en Saxe (Hildesheim, Gernrode, Paulinzella, Paderborn), comme dans le midi de la France et chez les Normands (Norwich, Peterborough en Angleterre) où, par une vigueur et une majesté intérieures indescriptibles, le style roman sublime pouvait traduire le sens intégral de l’univers dans une ligne, dans un chapiteau, dans un arc.

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L’organisme des grandes successions de style va maintenant pouvoir être embrassé d’un coup d’œil. Le premier qui a eu ce coup d’œil fut encore Goethe. Il a dit dans son « Winckelmann » à propos de Velleius Paterculus : « À l’endroit où il se trouvait, il ne lui était pas donné de considérer l’art comme un vivant (Çœov), qui doit montrer nécessairement, comme chez tout autre être organique, sauf qu’il s’applique ici à des individus collectifs, une origine imperceptible, une évolution lente, un brillant coup d’œil de sa perfection, une régression graduelle. » Cette phrase contient toute la morphologie de l’histoire de l’art. Les styles ne se succèdent pas comme des vagues ou des pulsations. Ils n’ont point affaire à la personnalité de tel ou tel artiste, à sa volonté ou à sa conscience. Au contraire, c’est le style qui crée le type de l’artiste. Le style est, comme la culture, un phénomène primaire au sens strictement goethéen, qu’il s’agisse de celui des arts, des religions, des idées, ou du style de la vie même. La « nature » est une expérience toujours nouvelle de l’homme éveillé, son alter ego et son miroir dans l’univers ambiant ; le style aussi. C’est pourquoi, dans l’image historique intégrale d’une culture, il ne peut y avoir qu’un seul style : le style de cette culture. C’est par erreur qu’on a voulu voir dans les simples phases d’un style, que sont, par exemple, le roman, le gothique, le baroque, le rococo et l’empire, des styles spécifiques assimilables à des unités d’un tout autre ordre, comme le style égyptien, chinois, ou même « préhistorique ». Gothique et baroque sont la jeunesse et la maturité d’un même ensemble de formes : le style mûrissant et le style mûr de l’Occident. À cet égard, la science esthétique a manqué du sens de la distance, de l’impartialité du coup d’œil et de la bonne volonté d’abstraction. On s’est allégé la tâche, en rangeant indistinctement, sous le nom de « styles », tous les domaines formels dont on a ressenti une forte secousse. Que le schème Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes ait encore ici obscurci la vue, il est à peine besoin de le dire. En effet, même un chef-d’œuvre Renaissance de stricte observance, comme la cour du palais Farnèse, est infiniment plus près du porche de l’église Saint-Patrocle à Soest, de l’intérieur de la cathédrale de Magdebourg ou des cages d’escalier dans les châteaux du xviif siècle en Allemagne du Sud, que du temple de Pestum ou de l’Érechthéion. Il existe le même rapport entre le dorique et l’ionique. C’est pourquoi la colonne ionique se marie avec les formes d’architecture dorique aussi parfaitement que le gothique postérieur avec le baroque primitif dans l’église Saint-Laurent de Nuremberg, ou le roman postérieur avec le baroque postérieur dans la belle partie supérieure du chœur ouest à la cathédrale de Mayence. Pour la même raison, notre œil a encore à peine appris à distinguer dans le style égyptien les éléments correspondant à la jeunesse dorico-gothique d’avec ceux qui correspondent à la maturité ionico-baroque : Ancien et Moyen Empire qui se compénètrent, depuis la XIIe dynastie, avec une complète harmonie dans le langage formel de tous les chefs-d’œuvre d’art.

 

Musique et Plastique

I. LES ARTS PLASTIQUES

2

Ainsi, la musique faustienne domine tous les autres arts. Elle bannit la plastique de la statue et ne souffre plus que l’art mineur de la porcelaine, qui est entièrement musical, dont le raffinement est non-antique et anti-Renaissance et qui est inventé au moment où la musique de chambre a pris son importance décisive. Tandis que la plastique gothique fut un ornement architectonique absolu, un système de flore artificielle, celle du rococo offre l’exemple remarquable d’une plastique illusionniste qui succombe, en effet, totalement au langage formel de la musique. On voit ici jusqu’à quel point une technique, qui est maîtresse du plan antérieur de la vie, peut contredire le véritable expressif caché au plan postérieur. Il suffit de comparer la Vénus accroupie de Coyzevox (1686) au Louvre avec l’original antique du Vatican.

IL NU ET PORTRAIT
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On n’a jamais encore senti l’antithèse entre ces deux choses : le nu et le portrait, et c’est pourquoi on n’a jamais considéré toute la profondeur de leur manifestation historique dans l’art. Ce n’est pourtant que dans le duel de ces deux idéals formels que se révèle l’opposition complète de deux univers. Là, un être se présente aux regards dans l’attitude de sa structure externe. Ici, c’est la structure interne de l’homme qui parle, c’est l’âme qui s’exprime par sa « face » comme l’intérieur de la cathédrale par sa façade. Une mosquée n’a pas de façade, c’est pourquoi l’orage iconoclaste des Musulmans et des Chrétiens pauliciens qui sévit aussi sur Byzance au temps de Léon III a dû bannir de l’art plastique celui du portrait, pour ne laisser, depuis, qu’un fonds solide d’arabesques humaines. En Égypte, la face de la statue est, comme le pylône en tant que façade du temple, une apparition grandiose émergeant de la masse pierreuse du corps, comme on en voit sur le « sphinx Hyksos de Tanis », portrait cTAmenemhet III. En Chine, elle ressemble à un paysage plein de sillons et de petites cicatrices chargées de signification. Mais chez nous, le portrait est une musique. Le regard, le jeu de la bouche, le port de la tête, les mains... sont une fugue ayant un sens très délicat et leurs multiples accents résonnent aux oreilles de ceux qui savent les entendre.

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On a déjà montré que notre expérience de Y étendue a pour origine la direction vivante, le temps, le destin. Dans l’être parfait du corps isolé et nu, l’expérience de la profondeur est coupée ; dans le « regard » du portrait, l’œil imprime une direction vers l’infini supra-sensible. Aussi la plastique antique est-elle un art de la proximité, du tangible, de l’atemporel. D’où sa préférence pour les motifs du repos le plus bref entre deux mouvements : instant qui précède immédiatement le jet du disque ou qui suit immédiatement le vol de la Victoire de Paionios, celui où l’élan du corps est fini et le vêtement flottant pas encore retombé, attitude équidistante entre la durée et la direction, tranchant sur le passé et l’avenir. Veni, vidi, viciest cette attitude. Je... vins, je... vis, je... vainquis a, au contraire, quelque chose qui devient encore dans la structure de la phrase.

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Résumons maintenant l’antithèse entre l’idéal d’humanité apollinienne et faustienne. Le nu est au portrait ce que le corps est à l’espace, la durée à l’histoire, le plan antérieur à la profondeur, le nombre euclidien au nombre analytique, la mesure à la fonction. La statue a sa racine dans le sol, la musique — et le portrait occidental est une musique, une âme faite de nuances colorées — traverse l’espace illimité. La fresque est liée au mur où elle est née ; la peinture à l’huile est libérée, comme tableau, des bornes locales. Le langage formel apollinien révèle un devenu, le faustien en outre et surtout un devenir.

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 « Le monde représenté dans le grand Pan », ce monde que Goethe avait voulu montrer dans son deuxième Faust en introduisant Hélène, monde apollinien dans sa présence grandiose, sensible et corporelle — voilà ce que nul autre que lui n’a voulu fixer ainsi de toutes ses forces dans un être artistique, au moment où il peignait le plafond de la chapelle Sixtine. Tous les moyens de la fresque, la grande ligne, les plans grandioses, le contact serré des formes nues, la plasticité de la couleur sont ici pour la dernière fois portés au paroxysme, afin que le paganisme — au sens renaissant suprême — y retrouve sa liberté. Mais la seconde âme de l’artiste, âme gothico-chrétienne de Dante et de la musique des espaces lointains, qui parle avec une clarté suffisante dans la disposition métaphysique de ses esquisses, opposait une résistance.

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Le groupe apollinien, comprenant la céramique, la fresque, le relief, l'architecture des trois ordres de colonnes, le drame attique, la danse, a pour centre la sculpture de la statue nue. Le groupe faustien se développe autour de l’idée de l’infini spatial pur.

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Art de faire mouvoir l’immobile et qu’on n’a jamais tenté une seconde fois. Depuis les œuvres de vieillesse du Titien jusqu’à Corot et à Menzel, la matière vaporeuse tremble et coule sous l’action mystérieuse de la touche, des couleurs et des lumières brisées. Le même but est poursuivi, à la différence de la mélodie proprement dite, par le « thème » de la musique baroque, image sonore résultant de la collaboration de tous les charmes de l’harmonie, de la couleur instrumentale, du tact et du tempo ; elle se développe depuis les motifs de la phrase imitative à l’époque du Titien jusqu’au leitmotiv de Wagner et comprend tout un univers de sentiment et de vie réelle.

 

Image mentale et sentiment vital

I. DE LA FORME DE L’ÂME

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Je voudrais donner ici un tableau synoptique de la véritable philosophie du xixe siècle, dont le thème unique et spécifique est la volonté de puissance sous une forme civilisée intellectuelle, éthique ou sociale, comme vouloir-vivre, comme force vitale, comme principe pratique dynamique, comme concept ou comme figure dramatique. La période close avec Shaw correspond à la période antique de 350 à 250. Le reste est, selon le mot de Schopenhauer, une philosophie professorale des professeurs de philosophie.

1819 Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation : pour la première fois, le vouloir-vivre passe au centre de la spéculation, comme réalité unique (« force première ») ; mais sous l’influence de l’idéalisme précédent, on en recommande encore la négation.

1836 Schopenhauer, Sur la Volonté dans la nature : anticipation du darwinisme, mais sous un revêtement métaphysique.

1840 Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? : fondement de l’anarchisme.

Comte, Cours de philosophie positive : la formule de l’« ordre et progrès ».

1841 Hebbel, Judith : première conception dramatique de la « femme nouvelle » et du surhomme (Holoferne).

Feuerbach, La Nature du christianisme.

1844 Engels, Ébauche d’une critique de l’économie politique : fondement de la conception matérialiste de l’histoire.

Hebbel, Marie Madeleine : le premier drame social.

1847       Marx, Misère de la philosophie (synthèse de Hegel et de Malthus). Ces années sont l’époque décisive où l’economie politique commence à dominer l’éthique sociale et la biologie.

1848       Wagner, « La mort de Siegfried » : Siegfried révolutionnaire éthico-social, le trésor de Fafner, symbole du capitalisme.

1850 Wagner, « Art et climat » : le problème sexuel.

1850-1858 : Poèmes des Nibelungen par Wagner, Hebbel, Ibsen.

1859 Rencontre symbolique entre. : Darwin, « Génération des espèces par la sélection naturelle » (application de l’économie politique à la biologie) et Tristan et Isolde de Wagner ; Marx, « Pour la critique de l’économie politique ».

1863 Stuart Mill, L’Utilitarisme.

1865 Dühring, La Valeur de la vie : rarement nommé, mais d’une influence capitale sur la génération suivante.

1867 Ibsen, L’Incendie et Marx, Le Capital.

1878       Wagner, Parsifal : première dissolution du matérialisme dans le mysticisme.

1879       Ibsen, Nora.

1881 Nietzsche, Aurore : transition de Schopenhauer à Darwin, la Morale, phénomène biologique.

1883 Ainsi parlait Zarathoustra : la volonté de puissance sous un manteau romantique.

1886 Rosmersholm (les « nobles ») et Par-delà le bien et le mal.

1887-1888 : Strindberg, Papa et Mademoiselle Julie.

1890 La fin du siècle approche : œuvres religieuses de Strindberg et symbolistes d’Ibsen.

1896 Ibsen, John Gabriel Borkman : le surhomme.

1898 Strindberg, Le Chemin de Damas.

Depuis 1900, les dernières apparitions :

1903 Weininger, Race et caractère : unique tentative sérieuse pour faire revivre Kant en le rapportant à Wagner et Ibsen au sein de cette époque.

1903 Shaw, Homme et Surhomme : dernière synthèse de Darwin et de Nietzsche.

1905 Shaw, Major Barbara : type du surhomme ramené à ses origines politico-économiques.

Science faustienne et Science apollinienne

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C’est un préjugé de la science, lorsqu’elle affirme que les mythes et les représentations des dieux sont une création du primitif et que « les progrès de la culture » font perdre la puissance mythique de l’âme. C’est le contraire qui est vrai. Si la morphologie de l’histoire n’était pas restée jusqu’aujourd’hui un monde de problèmes à peine découverts, on aurait trouvé que la force créatrice mythique, prétendue d’expansion générale, est restreinte à des époques particulières, et on aurait fini par comprendre que cette capacité d’une âme à remplir son monde de formes, de traits et de symboles, d’ailleurs d’un caractère unitaire, n’appartient précisément pas à l’âge primitif, mais uniquement aux périodes de début des grandes cultures13. Chaque mythe de grand style naît au commencement d’une mentalité qui s’éveille. Il est son premier acte créateur. On ne le trouve que là et nulle part ailleurs, mais là aussi avec nécessité.

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Il y a un athéisme antique, arabe, occidental, qui diffèrent l’un de l’autre complètement par leur sens et leur contenu. Nietzsche a défini l’athéisme dynamique par cette formule : « Dieu est mort. » Un philosophe antique eût désigné l’athéisme statico-euclidien en disant : « Les dieux séjournant au lieu sacré sont morts. » La première définition veut dire qu’on enlève sa divinité à l’espace infini, la seconde qu’on enlève la leur aux objets innombrables. Or l’espace mort et les objets morts sont les « faits » du physicien. L’athée est incapable de sentir la différence entre l’image naturelle de la physique et celle de la religion. Un juste sentiment fait distinguer par l’usage linguistique la sagesse et l’intelligence comme étant l’état primitif et l’état tardif, l’état rural et l’état grand-citadin. L’intelligence a une résonance athée. Personne n’appellerait Héraclite ou maître Eckart des « intelligents », mais Socrate et Rousseau furent intelligents, non « sages ». Ce mot a quelque chose de déraciné. Ce n’est que du point de vue du

Stoïcien ou du socialiste, types d’homme irréligieux, que le manque d’intelligence est méprisable.

 

PERSPECTIVES DE L'HISTOIRE UNIVERSELLE

Origine et paysage

I. LE COSMOS ET LE MICROCOSME

Pour le microcosme, en tant qu’être libre de ses mouvements par rapport au macrocosme, il faut ajouter l’organe de distinction, le « sens », à l’origine sens tactile exclusivement. Aujourd’hui, malgré notre stade supérieur d’évolution, nous disons encore, d’une manière tout à fait générale, tâter, tâter avec l’œil, l’ouïe, l’entendement, pour exprimer le plus commodément possible l’émotion d’un être et, partant, la nécessité pour lui de constater sans cesse ses rapports avec l’ambiance. Mais constater signifie « préciser Y endroit ». Aussi bien tous les sens, si éduqués soient-ils, si éloignés de leur origine, sont proprement des sens locatifs, il n’en existe point d’autre. Toute espèce de sensation distingue entre ce qui est soi et ce qui est étranger. Or, pour constater la position de l’étranger par rapport à soi, le chien se sert de l’odorat, comme le chevreuil de l’ouïe et l’aigle de la vue. Couleur, clarté, son, odeur et en général toute espèce de sensation possible, signifient « distance », « lointain », « étendue ».

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 C’est pour l’œil que l’homme recherche la grâce dans ses édifices, substituant ainsi, à la sensation tactile corporelle de la tectonique, des œuvres qui tirent leur origine de la lumière. Religion, art, science sont nés pour la lumière, et toutes leurs différences se réduisent à savoir si ces activités s’adressent à l’œil charnel ou à « l’œil de l’esprit ».

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Or, pour un animal, il n’y a que des faits, pas de vérités. C’est ce qui sépare l’intelligence théorique de l’intelligence pratique. Faits et vérités se distinguent comme le temps de l’espace ou le destin de la causalité. Un fait existe pour l’être éveillé tout entier, qui est au service de l’être, non pour un seul aspect de cet être éveillé, prétendu dépouillé de l’être. La vie réelle, l’histoire, ne connaît que des faits. L’expérience de la vie et la connaissance des hommes ne visent que les faits. L’homme d’action, le héros, le volontariste, le combattant, celui qui lutte pour triompher de la force des faits et se la subordonner ou mourir, considère avec dédain les simples vérités comme des choses insignifiantes. Pour l’homme d’État authentique, il n’y a que des faits politiques, pas de vérités politiques. La fameuse question de Ponce Pilate est celle de tout homme des réalités.

 

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Car il est un fait incontestable dont l’observateur n’a pas conscience : c’est que son effort tout entier vise non la vie, mais à voir vivre, non la mort, mais à voir mourir. Nous cherchons à concevoir le cosmos tel qu’il apparaît au microcosme dans le macrocosme, comme vie d’un corps dans le champ optique, entre la naissance et la mort, la génération et l’anéantissement, tout en affirmant cette antithèse du corps et de l’âme, conséquence nécessaire très profonde de la vie du moi intérieur qui se conçoit comme étranger sensible.

Le résultat de cette observation de notre organisme corporel à la lumière est que, non seulement nous vivons, mais nous nous savons « vivants ». L’animal, lui, ignore la mort, il ne connaît que la vie. Si nous étions pur organisme végétal, nous mourrions sans jamais le savoir, car sentir la mort et mourir seraient tout un. Mais les bêtes aussi entendent le cri de la mort, elles regardent le cadavre, flairent l’anéantissement, elles voient mourir sans comprendre. Ce n’est qu’avec l’intelligence pure, affranchie par le langage, de l’être éveillé visuel, que surgit pour l’homme la grande énigme de la mort qui entoure son monde lumineux.

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Je le répète : Chaque organisme ne sent la vie et les destinées d’autrui que par rapport à soi. La nuée de pigeons qui s’abattent sur un champ est observée avec des yeux tout différents, selon qu’il s’agit du propriétaire du champ, du naturaliste sur la route ou de l’aigle dans l’air. Dans le fils du paysan, le père voit un héritier et un successeur, le voisin un second paysan, l’officier un soldat, l’étranger un indigène..

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Nos connaissances sur l’homme sont nettement réparties sur les deux grandes époques de son être. La première est bornée, pour notre vue, d’une part, à ce profond agencement du destin de la planète, que nous nommons aujourd’hui « début de l’ère glaciaire », et dont l’image de l’histoire terrestre ne peut enregistrer que cette seule constatation, savoir qu’il s’est produit ici une révolution cosmique ; d’autre part, elle se borne à l’apparition, sur les bords du Nil et de l’Euphrate, de hautes cultures qui ont modifié soudain toute la signification de l’être humain. Nous découvrons partout la limite très tranchée entre le tertiaire et le diluvien, et nous trouvons en deçà l’homme, comme type définitivement formé, familiarisé avec la morale, le mythe, l’art, l’ornement, la technique, et dont la constitution physiologique n’a pas sensiblement varié depuis.

III. LES RELATIONS INTERCULTURELLES

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Le droit antique est un droit créé par des citoyens pour des citoyens. Le régime politique sur lequel il se fonde naturellement est la polis. De cette forme fondamentale de l’être collectif résulte premièrement et naturellement le concept de la personne, considérée comme organisme humain intégral et identique au corps (aœga)21 de l’État. Tel est, pour le sentiment cosmique des anciens, le fait formel d’où est né tout le droit antique.

Persona est donc un concept spécifiquement antique et n’a de sens et de valeur que dans les seules limites de cette culture. L’individu-personne est un corps (aœga) qui appartient à l’existence de la polis. Le droit de la polis se rapporte à lui exclusivement. Il s’abaisse jusqu’aux droits réels, limités à la condition de l’esclave, qui est un corps mais non une personne, et il s’élève jusqu’au droit divin, dont la limite est le héros, qui est devenu, de personne, une divinité et peut donc prétendre désormais à un culte, comme Lysandre et Alexandre dans les cités grecques, plus tard, les empereurs élevés au rang de Divi à Rome.

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Le courant fondamental qui circule à travers notre histoire juridique est la lutte du livre et de la vie. Le livre occidental n’est ni un texte sibyllin, ni un texte magique avec un sens caché, mais un fragment d’histoire conservé. C’est un passé comprimé qui veut entrer dans l’avenir et y entrer grâce à nous, liseurs, qui en ranimons la substance. À la différence de l’homme antique, le faustien ne veut pas achever sa vie dans un système en vase clos, mais continuer une vie qui a commencé bien avant lui et qui finira longtemps après. L’homme gothique pensant au-delà de son propre corps ne demandait pas si, mais où il fallait fixer historiquement son être. Il avait besoin d’un passé pour orienter le présent en surface et en profondeur. Comme ses prêtres avaient vu surgir le vieil Israël, de même ses laïques ont vu monter la vieille Rome, dont ils contemplaient partout les ruines. Ils lui rendaient un culte, non pour sa grandeur, mais pour sa distance et son ancienneté. Si ces hommes avaient connu l’Égypte, ils eussent jeté à peine un coup d’œil sur Rome : le langage de notre culture serait devenu tout différent.Culture de livres et de liseurs, elle a partout « accueilli » les écrits romains encore existants, et son évolution a pris la forme dune délivrance lente, opérée à contre-cœur. « Réception » d’Aristote, d’Euclide, du Corpus juris, cela signifie (dans l’Orient magique, c’est tout autre chose) : « découverte définitive et trop tardive d’une forme pour ses propres pensées ». Mais cela signifie aussi que l’homme doué historiquement devient l’esclave de ses concepts. Non parce que sa pensée accueille le sentiment cosmique d’autrui, car celui-ci n’y entre point, mais parce que ce sentiment étranger empêche son sentiment propre de développer un langage impartial.

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Il est nécessaire que l’avenir bouleverse la pensée juridique tout entière, par analogie avec la physique supérieure et la mathématique. Toute la vie sociale, économique, technique attend d’être enfin conçue dans ce sens, il faut plus d’un siècle de pensée sagace et profonde pour atteindre ce but. La nouvelle espèce d’enseignement juridique nécessite :

1° une expérience immédiate, large et pratique de la vie économique actuelle ;

2° une connaissance exacte de l’histoire juridique d’Occident, faite de comparaison constante entre le droit allemand, le droit anglais et le droit romain.

3° la connaissance du droit antique, considéré non comme modèle pour nos conceptions régnantes actuelles, mais comme exemple illustre d’un droit évoluant purement dans la vie pratique contemporaine.

Le droit romain a cessé d’être pour nous la source d’universaux ayant une valeur éternelle. Mais les rapports de l’être romain et des concepts juridiques romains nous le rendent à nouveau précieux. Nous pouvons apprendre à son contact à savoir former notre droit d’après nos propres expériences.

Villes et peuples

I. L’ÂME DE LA VILLE

IL PEUPLES, RACES, LANGUES

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Mais il en résulte alors une différence très considérable dans les espèces de langues : il y a la langue qui n’est qu’une expression du monde, et dont la nécessité intérieure réside dans la nostalgie de toute vie à se réaliser par devant témoins, à se témoigner à elle-même son être, et la langue qui veut se faire comprendre par des êtres déterminés. Il existe donc des langues d’expression et des langues de communication. Les premières ne supposent qu’un être éveillé, les secondes une combinaison de l’être éveillé. Comprendre signifie « répondre par son propre sentiment sémantique à l’impression d’un signe ». Se faire comprendre, « tenir une conversation », parler à un « tu », c’est donc supposer en ce « tu » un sentiment sémantique correspondant au sien propre. La langue d’expression par-devant témoins ne prouve que l’existence d’un moi. La langue de communication suppose un toi. Le moi est le sujet parlant, le toi est ce que doit comprendre la langue du moi. Pour un homme primitif, un arbre, une pierre, un nuage peuvent être un toi. Toutes les divinités sont toi. Dans le conte, il n’y a rien qui ne puisse tenir une conversation avec l’homme. Et il n’est besoin que de s’observer, aux moments du courroux ou de l’exaltation poétique, pour savoir qu’aujourd’hui encore chaque chose peut devenir pour nous un toi. Et finalement, chaque homme qui pense parle avec lui-même comme avec un toi. Ce n’est qu’au contact du toi que s’éveille aussi le savoir d’un moi. « Moi » désigne donc le fait qu’il existe un pont pour passer dans un autre être.

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 Et de l’examen qui en a été présenté résulte désormais la signification propre de tous les deux : totem et tabou désignent le sens ultime de l’être et de l’être éveillé, le destin et la causalité, la race et la langue, le temps et l’espace, la nostalgie et l’angoisse, le tact et la tension, la politique et la religion. Le côté totémique de la vie est végétatif et appartient à tous les êtres, le côté tabou est animal et suppose le mouvement libre de l’être dans un monde. Nous possédons les organes totémiques de la circulation sanguine et de la génération, et les organes tabous des sens et des nerfs. Tout ce qui relève du totem a une physionomie, tout ce qui relève du tabou a un système. Dans le totem réside le sentiment commun des êtres qui appartiennent à un seul et même courant de l’être. Il ne peut être ni transféré, ni supprimé, c’est un fait, le fait au sens immanent. Tout ce qui est tabou est caractérisé par des combinaisons de l’être éveillé ; il se peut apprendre et transférer, et il est par là même un secret gardé par des communautés cultuelles, des écoles philosophiques et des guildes d’artistes, qui ont toutes une sorte de langue ésotérique15.

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Les savants ne sont même pas d’accord entre eux sur le rang à donner à ces caractères de surface. Blumenbach a divisé les races d’après les formes du crâne ; Friedrich Müller, tout à fait allemand, d’après la chevelure et la structure des langues ; Topinard, Français authentique, d’après la couleur des cheveux et la forme du nez ; Huxley, Anglais authentique, pour ainsi dire de manière sportive. Ce dernier serait en soi sans doute très opportun, mais un connaisseur de chevaux lui dirait qu’une terminologie savante ne traduit pas les qualités raciales. Ces mandats d’arrêt raciaux sont tous aussi dépourvus de valeur que ceux sur lesquels un agent de police exerce sa connaissance théorique des hommes.

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Rappelons-nous ici la différence des deux grands groupes de langues. Une langue d’expression considère autrui comme témoin et ne vise qu’à une impression sur lui ; une langue de communication le considère comme coorateur et attend de lui une réponse. Comprendre, c’est recevoir des impressions avec son propre sentiment de la signification ; c’est là-dessus que repose l’effet produit par la plus haute des langues d’expression humaine : l’art23. Se comprendre, tenir un dialogue, c’est supposer en autrui le même sentiment de la signification qu’en soi-même. Nous appelons motif l’élément d’une langue d’expression parlée devant témoin. La maîtrise des motifs est la base de toute technique de l’expression. D’autre part, on appelle signe l’impression produite en vue de l’entente, et il forme l’élément de toute technique de la communication, dans le cas suprême donc celui de la langue verbale humaine.

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Mais le résultat final est le caractère incomplet de toutes les langues et la contradiction constante où se trouve leur emploi avec ce que le parler voulait ou devait. On peut dire que le mensonge est entré dans le monde par la séparation entre la langue et le parler. Les signes sont fixes, leur signification ne l’est pas ; c’est ce qui est d’abord senti, puis su, finalement prétendu. De tout temps l’expérience a été faite que l’on veut dire quelque chose et que les mots « refusent » de le dire, qu’on s’exprime mal et qu’on dit en réalité ce qu’on ne pense pas, qu’on parle exactement et qu’on est mal compris. Finalement naît l’art, si répandu chez les animaux, par exemple chez les chats, qui consiste à « employer des mots pour cacher ses pensées ». On ne dit pas tout, on parle tout autrement, on s’exprime avec des formalités, pour dire peu de chose, ou avec enthousiasme pour ne rien dire du tout. Ou bien, on imite la langue d’un autre. La pie- grièche (lanius collurio) imite les strophes des petits oiseaux chanteurs pour les séduire. C’est là une ruse de chasseur très répandue, mais elle suppose des motifs et des signes fixes, tout comme l’imitation des vieux styles dans l’art ou la falsification d’une signature. Et tous ces traits, qu’on rencontre aussi bien dans l’attitude et dans le jeu physionomique que dans l’écriture et la prononciation, se retrouvent dans la langue de chaque religion, de chaque art, de chaque société. Il suffit de rappeler les concepts du flatteur, du dévot, de l’hérétique, le cant des Anglais, le sens sous-entendu des mots « diplomate », « jésuite », « comédien », les masques et les habiletés que prennent dans leur commerce les gens instruits, et enfin la peinture actuelle où rien n’est pur et qui, dans chaque exposition, vous met sous les yeux sous forme expressive toutes les formes de mensonge généralement concevables.

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Celui qui ment dans sa langue verbale se trahit dans sa langue de gestes, à laquelle il ne réfléchit pas. Celui qui flatte par ses gestes se trahit dans le ton. C’est justement parce que la langue figée sépare le moyen de l’intention, qu’elle n’atteint jamais son but aux yeux du connaisseur. Le connaisseur lit entre les lignes et comprend un homme dès qu’il en voit la démarche ou l’écriture.

Plus une communauté psychique est intérieure et profonde, plus elle aime à renoncer pour cette raison au signe, à l’union par l’être éveillé. Une pure camaraderie se comprend sans trop de mots, la foi pure est silencieuse. Le plus pur symbole d’entente que la langue a encore dominé, c’est un vieux couple paysan assis le soir devant la ferme et s’entretenant en silence. Chacun d’eux sait ce que l’autre pense et sent. Les mots ne feraient que rompre l’harmonie. De cette compréhension réciproque, il y a quelque chose qui descend jusqu’aux profondeurs de l’histoire originelle de toute vie aux mouvements libres, bien au-delà de la vie collective du monde animal supérieur. Ici, on atteint presque, pour quelque temps, à la libération de l’être éveillé.

 

III. PEUPLES PRIMITIFS, PEUPLES DE CULTURE,

PEUPLES DE FELLAHS

Problèmes de la culture arabe

I. LES PSEUDOMORPHOSES HISTORIQUES

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IL L’ÂME MAGIQUE

III. PYTHAGORE, MAHOMET, CROMWELL

 

 

 

CHAPITRE IV1

L'État

I. LE PROBLÈME DES ORDRES :

NOBLESSE ET CLERGÉ

Le monde formel de la vie économique

I. L’ARGENT

IL LA MACHINE

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