lundi 7 août 2023

L’inassouvissement – S.I. Witkiewicz

L’inassouvissement – S.I. Witkiewicz

 

Première partie – L’éveil

Genezyp sc mit à se remémorer le rêve dans le sens inverse de son déroulement, normal. (Car un rêve n’est jamais vécu directement de façon actuelle à l’instant de son passage : il existe exclusivement en tant que souvenir. De là vient l’étrange caractère spécifique de son contenu même le plus ordinaire. C’est pourquoi les souvenirs que nous ne pouvons localiser avec précision dans le passé prennent justement la coloration spéciale des rêves.) Du fond mystérieux d’un monde imaginaire sortit une série d’événements apparemment faibles et mesquins, comme s’ils n’appartenaient au souvenir de personne, et qui pourtant étaient tellement bien à lui, à Genezyp, et puissants d’une sorte de puissance extra-terrestre ; ils lui paraissaient, malgré leur petitesse simultanée, jeter une ombre menaçante pleine de prémonition et de remords pour une faute non commise sur cet instant présent d’insouciance après le baccalauréat et sur la lueur dorée du soleil d’hiver qui s’éteignait parmi les bois pourpres.

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... je ne serai pas un clown, répétait Abnol avec un entêtement d’ivrogne. Je lais cela uniquement pour poursuivre les desseins secrets de mon propre développement intérieur. Je suis empoisonné par des choses non dites, dont je puis seulement prendre conscience en écrivant un roman. Ce sont elles qui, en se décomposant dans mon cerveau, produisent la ptomaïne de la confusion, de la paresse et de l’impuissance. Je dois voir ce qu’il y a derrière cela et qu’une bande de bestiaux à demi mécanisés, indignes d’une véritable création artistique, mais avec la prétention d’être des demi-dieux et peut-être quelques sages en voie de disparition, que je ne connaîtrai pas personnellement, que tous ceux-là me lisent, qu’est-ce que cela peut me faire à moi, à moi ? Je n’ai pas l’intention d’être un producteur d’injections fortifiantes pour sentiments nationaux en train de crever, ou pour instincts sociaux en dégénérescence, pour tous ces vers agonisants sur la charogne pourrie de la magnifique brute des siècles passés. Je ne veux pas décrire ces hommes de l’avenir qui exhalent le vide d’une santé bestiale. D’ailleurs, que pourrait dire d’eux un homme vraiment intelligent ? De ceux-là qui entrent dans leur prédétermination comme une épée au fourreau ou un bijou dans l’écrin. Une fonction idéalement adaptée à l’instrument n’a rien d’intéressant du point de vue psychologique, et de nos jours un roman épique est une fiction d’écrivassier stérile. Mais ce qui est plus intéressant que n’importe quoi, c’est l’inadaptation absolue (!) de l’homme à la fonction de l’existence. Et cela n’apparaît que dans les époques de décadence. C’est alors seulement qu’on aperçoit les lois métaphysiques de l’être dans leur atrocité toute nue. On peut me reprocher de créer des gens sans volonté, des oisifs, des analytiques incapables d’un acte. Que de moins intelligents que moi s’occupent d’autres types, avec même des aventures tropicales et du sport ! Moi, je ne décrirai pas ce que le premier idiot venu peut voir et raconter. Moi, je dois pénétrer dans l' inconnu, jusqu au fondement essentiel de ce que les imbéciles superficiels voient et dépeignent sans peine. Je veux rechercher les lois de l'histoire du monde non seulement ici, mais partout où il y a des créatures pensantes. Je n’ai pas l’ambition de dépeindre la vie dans sa totalité car cette totalité est ennuyeuse, comme un expose de la théorie d’Einstein, ce dernier grand penseur de la physique, est ennuyeux

pour ma cuisinière.    

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— Rien ne te protégera de la bouffonnerie, quoi que tu penses de toi-même. La vérité sur toi-même est-elle ce que tu t’imagines, ou bien ce que tu es effectivement dans la société qui s’enchevêtre selon des lois métaphysiques transcendentales ? Les artistes ont toujours été les bouffons des grands de ce monde et ils le resteront, du moins tant que des déchets de cette ancienne grandeur se promèneront par le monde, comme les princes Ticonderoga ici présents dans leur propre palais. (La princesse manqua mourir tant son amour-propre était flatté. Elle aimait l’audace en société chez ses invités de catégorie « inférieure ». Elle se régalait de leurs impertinences, elle les collectionnait et les inscrivait dans son « petit journal », comme elle appelait ce ramassis d’impudents épanchements masculins.) — Tu peux t’imaginer que tu écris pour ton propre approfondissement, mais socialement tu n’es qu’un saltimbanque qui égaie cette élite a l’âme accablée d’ennui par l’assouvissement de tous scs désirs, cette ex-élite qui n’est plus maintenant qu’une racaille et qui par miracle se maintient encore à la surface chez nous, comme une écume sale sur le courant violent de la nouvelle humanité naissante. Moi, je me rends seulement compte de cela et je ne pourrais pas être autrement, mais toi...

 

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je suis dans le royaume sans qualités de l’absolue nécessité dans l’arbitraire ! Car y a-t-il rien de plus terrible que cette heure entre deux et trois heures de l’après-midi, quand on ne peut rien se cacher à soi-même et que l’horreur métaphysique toute nue perce comme un croc les ruines des illusion* quotidiennes, l’aide desquelles nous tentons de tuer le non-sens d’une vie sans foi... O Dieu !

 

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Subitement Genezyp fut soûl au point de perdre conscience. Il discutait de quelque chose avec la princesse, lui promettait quelque chose — il se produisait des choses incommensurables, même si avait pu exister cette fameuse « mesure psychique de Lebesgue », cette possibilité de différencier les ultimes, les plus minuscules déviations du psychisme humain. Le monde paraissait éclater d’autoinassouvissement définitif. Des « morceaux d’âme » se déchiraient en lambeaux et étaient transportés vers des régions inconnues par un tourbillon enflammé d’alcool mêlé de cervelle de jouvenceau A un certain moment, Zypcio se leva, sortit de la pièce comme un automate, s’habilla et sortit du palais en courant. Il était grand temps. Il vomit horriblement. Un moment plus tard, un tourbillon de neige dure granulée l’assaillit sur le Plan des Grains. Mais il ne s’était pas encore éveülé ce soir-là — il n’avait

 

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A présent, cette étendue acquérait tout à coup une troisième dimension, accusant des différences d’éloignement et des perspectives infinies. La pensée, lancée avec une force furieuse, gravitait autour de mondes lointains et s’efforçait d’en percer le sens profond. Les connaissances acquises, gisant dans la mémoire comme une masse inerte, commençaient maintenant à remonter à la surface et à se grouper autour de questions formulées à neuf, non comme des problèmes de l’esprit, mais comme un cri d’effroi devant l’omni-mystère contenu dans l’infini du temps et de l’espace et dans le fait apparemment simple que tout était précisément ainsi et non autrement.

 

 

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— Monsieur Putrice (c’est le diminutif qu’on donnait à Putricide Tengier). Je ne sais pas qui je serai demain. Tout s’est retourné en moi, et non selon un angle dans le même plan, mais bien en un autre espace. Ce sont des conceptions trop hautes pour moi (il dit cela avec amertume et ironie), je ne crois pas comme vous à une telle importance de l’art. Vos conceptions sont plus hautes que les choses auxquelles elles se rapportent — intrinsèquement plus hautes en tant que pensée — car vous avez exagéré la valeur de leur fondement réel. Moi, j’aime la littérature, car pour moi il y a là plus de vie que dans ma propre existence. La vie est là, plus concentrée qu’elle ne le sera jamais dans la réalité. Le prix de cette condensation est l’irréalité. (Tengier s’esclaffa. « Il sait quelle est la différence entre l’illusion et la vie réelle — ha, ha ! Lui-même n’est tout entier qu’une seule grande illusion. Je ne dois pas avoir de remords. ») Mais ce qui m’importe, c’est cette vie-ci. Qu’elle soit unique en son genre, et donc en même temps nécessairement différente, un modèle, un idéal de perfection, même en ce qui est ou ce qui pourrait être le mal — bien plus : qu’il y ait de la perfection même dans ce qui est raté. Cela c’est le sommet de la vie... (Il regardait droit devant lui fixement avec fièvre.) Mais maintenant tout se transforme si horriblement, si étrangement que je ne sais plus s’il s’agit de moi ou de quelqu’un d’autre. Cette contradiction du changement et de la continuité...

                  Rappelle-toi une fois pour toutes que si nous avons des doutes quant à la continuité de notre moi, c’est parce qu’il est précisément continu. Une telle question serait impossible sans cela. Cette unité de la personnalité nous est donnée directement dans sa continuité — et nos doutes n’ont d’autre source que la trop grande hétérogénéité des complexes partiels. Même chez ceux qui souffrent de dédoublement de la personnalité, les fragments de durée doivent être continus ; il n’y a pas de durées infiniment courtes...

                  Je comprends intuitivement ce que vous dites. Mais ce sont déjà des idées plus lointaines. Moi, je n’ai pas de base générale. J’aimais mon père et j’avais peur de lui. Il meurt, et maintenant cela ne me fait rien du tout. (Tengier le dévisagea attentivement, mais ce regard ressemblait à celui qu’on jette dans un miroir.) Je me sens mal comme jamais auparavant, et cela sans aucune raison — comme si j’avais la sensation que tout, mais alors tout dans le monde entier n’est pas comme cela devrait être. Tout est enrobé dans une sorte de gaine, même l’astronomie. Et moi je veux toucher les choses toutes nues, comme je touche mon propre visage de ma propre main- Je veux tout changer, afin que ce soit comme cela doit être. Je veux tout posséder, étouffer, serrer, écraser, torturer ! ! !... — cria hystériquement, presque en pleurant, Genezyp, qui ne se reconnaissait pas lui-même dans ce qu’il disait. Une fois formulée, une pensée jusqu’ici inimportante devenait l’unique réalité.

 

 

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— On verra cela plus tard, dit-il. La grandeur de toute chose se trouve seulement dans l’art. Il est le mystère de l’existence placé sous nos yeux comme du sanglier sur un plat, comme quelque chose de tangible, tu comprends, et non comme un système de concepts. Ce dont tu parles, j’en fais des phénomènes presque matériels. Mais je ne les entends pas dans l’orchestre — c’est terrible, et pas seulement pour moi. Quelqu’un a dit que la musique est un art inférieur, car ce sont des marteaux qui tapent sur des boyaux de mouton et des cordes ou bien un crin de cheval qu’on frotte sur les mêmes boyaux ou bien des tuyaux ensalivés dans lesquels on souffle. Du vacarme — le vacarme est quelque chose de grand, il assourdit, aveugle, tue la volonté et crée une véritable furie dionysiaque dans une dimension abstraite au-delà de la vie. Et pourtant il existe, il n’est pas seulement une promesse de l’esprit. Le silence, c’est la mort. La peinture, la sculpture, cela reste sur place, c’est statique.

 

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Mais il sentait que c’était la vérité. En fait, ces dangers-là ne le menaçaient pas. Tengier transposait tout en des dimensions artistiques. Une autre psychologie lui était étrangère ; inconsciemment il considérait tous les gens comme des artistes ou bien comme des automates sans âme, de là venait son amoralité. D’autres menaces (sous la forme d’un doigt ou de quelque chose de plus menaçant encore, venant d’on ne sait qui, venant même d’au-delà de la terre) clignotaient quelque part sous les éboulis d’obscurs pressentiments et s’éteignaient soudain comme des étincelles derrière un train lancé dans un paysage inconnu.

                  Je n’en ai jamais eu l’intention. Je veux la vie elle-même sans aucun supplément. (Que faisait-il donc de cette « littérature » tant désirée ? !) Je serai moi-même dans un petit fragment d’existence.

 

 

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                  N’essaie pas de comprendre. Prcnds-le comme cela vient, comme un trésor sans prix, et ne le gaspille pas, n’y réfléchis pas, car tu ne trouveras rien — tu n’arriveras qu’à disséminer l’étrangeté en lambeaux de concepts morts. Je peux te montrer un homme qui a fait cela : il est ici. Et surtout n’essaie pas d’exprimer cela, n’importe comment — n’en parle meme à personne, car tu tomberais dans l’art et tu vois ce que cela donne : je veux que tout cela devienne de plus en plus étrange et j'entasse les impossibilités les unes sur les autres pour y arriver. Mais la bête est inassouvie, rien ne lui suffit. Mais on peut s’accoutumer à l’intensification de tels moments comme à la vodka ou à quelque chose de pire encore. Après il n’y a plus rien à faire : il faut aller toujours plus loin, s’enfoncer là-dedans jusqu’à la folie.

                  Et qu’est-ce que la folie ?

                  Tu veux une définition classique ? L’incommensurabilité de la réalité et d’un état intérieur, poussée à un degré qui dépasse les normes de sécurité admises dans un certain milieu.

                  Donc vous êtes aussi un fou ? Votre musique est dangereuse et c’est pour cela que vous êtes méconnu.

 

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— La foi dans le sens de la vie est l’apanage des gens sans envergure. Avoir conscience de l’irrationalité de l’existence et vivre comme si elle était rationnelle, cela est encore la marque d’une certaine classe. C’est quelque chose entre le suicide et la transformation en bétail incapable de penser. Tout ce qui jadis était profond était toujours né du désespoir extrême et du doute. Mais cela avait tout de même une valeur : par un effet tout à fait dissemblable de son origine, cela donnait aux autres hommes la conscience de quelque chose de tout différent : de leur valeur individuelle, qui à son tour créait les fondements d’une socialisation qui empêchait les doutes ultérieurs. Mais aujourd’hui 1’époquc des doutes est révolue.

Il faut agir sans penser (pas dans le sens technique évidemment) : produire le maximum à tout prix. Toutes les choses que nous réalisons, meme nous, ne sont que des formes variées de ce non-sens définitif de l’existence que l’on se cache à soi-même. L’humanité galope comme un troupeau de moutons vers le bonheur de l’ignorance, elle commence à opprimer ces éclaireurs de conscience, devenus des nains aujourd’hui, qui la gênent dans cette course et ne donnent rien en échange. Jadis ils étaient nécessaires pour donner au troupeau conscience et possibilité d’organisation. A présent ils sont superflus — ils peuvent périr, d’autant plus qu’ils sont d’une classe bien inférieure aux anciens. Oui, il est certain qu’en lui-même le fait de l’existence est monstrueux : il est fondé sur le malheur des autres, à commencer par les millions d’êtres qui meurent en nous à chaque instant (et qui y naissent, c’est vrai, mais pour la même souffrance) afin que nous puissions durer pendant ce misérable laps de temps.

 

 

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— Et pourtant j’ai raison, dit-il avec obstination. Mon système de concepts n’est peut-être pas parfait pour exprimer cela adéquatement et sans équivoque, néanmoins il est le seul vrai — il rend compte de ce qui est vrai. Si je le parachevais, les bolchéviques devraient l’adopter en tant que forme du matérialisme plus haute que celle qui est officiellement professée à présent. C est le matérialisme biologique : il n’y a que la matière vivante, individualisée à divers degrés, douée de conscience en ce sens que même les microbes ont des sensations et une certaine personnalité rudimentaire. Chez nous la conscience est liée à l’intellect — c est un luxe, une superstructure. Il nous est plus facile de nous imaginer une gradation vers le haut que vers le bas — et elle dépend des liens étroits ou lâches entre les diverses parties de l’organisme, car les cellules doivent être complexes.

 

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« Pour certains imbéciles farcis de matérialisme bon marché, la métaphysique est une chose ennuyeuse et sèche, et arbitraire ! O crétins : ceci n’est pas la théosophie, qui se conquiert comme une chose toute faite, sans aucun effort intellectuel. D’autres, par peur de la métaphysique et craignant d’accepter l’existence de leur « moi » immédiatement donné, s’efforcent de dire le moins possible : ce sont des « behavioristes » ou d’autres pseudo-modestes américains. Ne vaudrait-il vraiment pas mieux que ces choses soient officiellement interdites, si un homme comme Russell, après toutes ses promesses, a écrit un livre comme L'analyse de l'âme ?» — ainsi parlait Sturfan Abnol. En raison de l’intensification des désirs disparaissait le sentiment de sûreté de soi de vieux monsieur omniscient et l’intolérable malaise printanio-sexo-quasi-métaphysique mit en branle définitivement les muscles, les tendons, les ganglions et autres jointures de ce « moi » qui se frayait un chemin à travers la forêt saturée par le souffle de la vie qui s’éveillait (« dieser prak- tischen Einheit » selon Mach — comme si le concept « pratique » pouvait être réduit simultanément on ne sait comment au concept de masse — et d’une masse d’éléments liés entre eux ! !). C’est ainsi que s’était indigné une fois quelqu’un, mais Zypcio n’était pas encore à même de comprendre cela. Par moments, précisément lorsqu’il se trouvait dans de tels états, la misère matérielle de la situation actuelle commençait à le tourmenter. Parfois, mais pour un temps très court, une colère sauvage contre son père s’emparait même de lui. Mais il se consolait par l’idée que « de toute façon bientôt tout cela s’en irait au diable » (ainsi que disaient les défaitistes), et l’avenir se présentait alors à lui sous une forme rappelant à la fois une femme et un sphinx, alléchante par la complication d’aventures inattendues. Et il pensait d'une manière subconsciente, imagée, presque comme son père lorsqu'il avait écrit avant sa mort sa dernière lettre à Kocmoluchowicz.

 

 

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L'alcool et le haschish le frappèrent à la base de la tête comme une torpille qui atteint un cuirassé. Il avait cessé d’être lui-même, il ne savait littéralement plus qui il était, il s’incarnait dans toutes les personnes présentes et même dans les objets morts, et tout lui semblait se multiplier à l’infini. Non seulement la quantité infinie de toutes les choses persistait, mais les concepts se multipliaient également — la quantité des concepts de piano était aussi infinie. « Une vision logique dans le haschish — est-ce que cela ne vaut pas la peine de dire quelque chose à ce sujet à ce logicien desséché ? » Il fit un geste dédaigneux de la main. Il résonnait tout entier de l’intérieur comme quelque incompréhensible instrument, frappé par Dieu ou Satan (il ne savait pas qui) dans un moment d’inspiration terrible née de la torture de la solitude et de la nostalgie, dont l’Infini lui-même était la limite et la prison. Pouvait-il y avoir quelque chose de plus haut ? La conception satanique d'une nouvelle œuvre encore musicalement sans nom l’emplit comme un lingam en folie emplit une femelle, l’illumina de l’intérieur de telle sorte qu’il en devint parfait dans le monde entier, comme un cristal idéal dans la grise masse de pierres qui l’a enfanté. Il s’enflamma de lui-même à cause de son propre néant, comme dans le désert interstellaire un monstrueux météore qui se serait écorché au tranchant de l’atmosphère planétaire. Cette atmosphère était pour lui l’unité transcendante (et non transcendentale) de l’être — et quoi encore ? Comme matériel et comme catalyseur : une petite femme, monsieur, un petit conflit domestique, une petite vodka au haschish, monsieur, de petites saloperies avec de petits jeunes gens — tout le tissu des menues pratiques de la vie de ce boiteux monstrueux, celui-là et non un autre, à travers qui galopait un courant d’un milliard de volts d’étrangetés métaphysiques, galopait en écumant d'inassouvissement, sorti des tripes-turbines mêmes de l’être originel, s'individualisant seulement par hasard dans le méli-mélo de la vie de ce personnage. « Centrojob » : ce drôle de mot (une publicité pour le papier à cigarettes français « Job »  ?) semblait être le centre de consolidation du magma de sons qui se roulait en boule, la boussole qui indiquait la direction dans le chaos des possibilités équivalentes toujours plus nombreuses. Il s’enflamma de la rage artistique et constructive la plus pure, Putricide Tengier, l'infortunée victime des puissances supérieures, et il retint son inspiration comme un cheval emballé au bord d’un précipice — qu’elle se condense, qu'elle s'auto-explique — lui, grand seigneur des ultramondes, attendrait jusqu’à ce que les dieux lui donnent le poison préparé pour lui et pour tout son misérable personnel vital. Car tels étaient les produits secondaires * de toute cette comédie créatrice. Il savait déjà ce qu’il jouerait dans un instant (une bribe de ce qui se créait dans les creusets musicaux de sa personnalité), ce par quoi il réduirait en poussière toute cette bande d’infirmes psychiques qui ne lui venaient même pas au nombril, moisissant dans une paresseuse pseudo-normalité, abaissés au niveau d’une mare intellectuelle ou de la fosse à purin de la facilité pleine des ordures intellectuelles de pseudo-savoir. Non — Benz était différent, il comprenait quelque chose, bien qu’il fût tout entier encloué de petits signes logiques — mais les autres, ces « sommets » de la pseudo-intelligentsia de salon, à qui on ne pouvait jamais expliquer leur propre bêtise... brrrr... Le « chien hurlant » couché à ses pieds tendit les oreilles et les muscles sous les chocs musicaux. Le mépris l’emplit à pleins bords — il ne pourrait jamais exprimer cela. Pourquoi ? Après sa mort ils l’apprendraient quand même — non pas par sa musique, mais par les journaux, cette « presse » des esprits vraiment effrayante, qui pétrissait quotidiennement des millions d’entre eux en une marmelade sans idées servant une certaine fiction des partis. La croissance du volume des gazettes et es éditions à bon marché de la camelote littéraire, c’est cela qui dévore les cerveaux — Sturfan Abnol avait raison.

 

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Pendant un instant il perdit conscience. Mais l’image demeurait de ce mal qu’on lui faisait, réel, inouï, incompréhensible. Pourquoi ? A présent seulement il comprenait la cruauté de l’existence, il comprenait qu’en dehors de sa mère personne ne se souciait de lui, que s’il souffrait à la folie ou non, le monde entier s’en fichait éperdument — pour la première fois il prit conscience de cette vérité simple.

 

Deuxième partie – La folie

 

La pensée solitaire bouillait dans une marmite éloignée de la vie. De petites âmes chétives, émissaires effacés du Grand Mal, sans lequel il n’y aurait pas d’Existence en général, préparaient insensiblement la décoction infernale dont on avait décidé, dans les mondes subconscients et quelque part encore dans la lointaine lignée des ancêtres, d’empoisonner l’« organisme » du jeune Kapen, idéalement créé pour d’autres conditions. Rien à faire.

Un beau soir, à la fin d’un jour métaphysiquement quotidien, à l’heure où c’est justement dans l’ordinarité que l’on aperçoit la plus haute étrangeté, Zypcio, qui avait été intellectuellement stérilisé de fond en comble par l’armée, fut appelé à la salle des visites. Au moment où le sergent de semaine s’approchait de lui, il savait déjà ce que cela signifiait. La digue secrète séparant le cœur des parties inférieures du ventre explosa. Il l’avait construite lui-même presque à son propre insu, en essayant de dédaigner le problème de ces relations. Il se préoccupait sans cesse de sa solidité. Et voilà qu’elle éclatait brusquement parce que cet imbécile de Kwapek s’approchait de lui d’un air officiel. Sans qu’il sût pourquoi, un atroce pressentiment le saisit au cœur. Il aperçut une enfilade de prédestinations lointaines : le poison qu’il devait boire jusqu’au fond, jusqu’à la dernière goutte et un nuage noir d’orage s’abattant en silence sur son cerveau sanglant qui émergeait dans le douloureux désert de la vie comme une île inhabitée des mers du sud. La langue de feu de la conscience supérieure léchait sensuellement l’enveloppe cérébrale dénudée et douloureuse de pensées inarticulées. C’était cela, cela — tout juste cela : on avait dépisté ses pensées dans leur cachette avant qu’elles aient eu le temps de se cuirasser. L’exécution lente débuta précisément le 13 mai à sept heures moins le quart. Une odeur de lilas humide entrait par les fenêtres ouvertes du corridor. Le parfum étouffant de tristesse sexuelle s'engouffrait avec la lourde humidité du soir semi-pluvieux et lugubrement automnal. Un terrible désespoir l’inonda jusqu’au cou, sans recours. Jamais plus, jamais plus — la prison à perpétuité en soi-même. Ces murs de l’école, ces murs avaient déjà existé une fois, une fois dans une autre vie et l’écrasaient ainsi depuis des temps immémoriaux, jusqu’à l’inconscience, jusqu’à la fusion infiniment lente dans le Néant. Mais sur la route attendait un petit enfer. « Pourquoi m’obligez-vous tous à devenir fou ? » murmura- t-il en larmes, descendant les escaliers connus, durs, « chevaleresques », « retentissants d’éperons », des escaliers virils qui, à présent, semblaient êtres faits de gutta percha tiède. Il savait déjà ce que cela signifiait : le destin, sous la forme d’un bourreau allemand de légende, avait choisi quelques petites figurines dans une boîte contenant des présents pour les enfants et il lui barrait la route de la vie. Elles ne vivaient pas, ces figurines — c’étaient des automates splendidement conçus, qui donnaient parfaitement l’illusion d’être ses « proches ». (Un vieil individu vulgaire avec une casquette de jockey et un mouchoir rouge autour du cou, découvrant une pomme d’Adam malodorante aux veines apparentes et avec de grandes cicatrices sur les glandes.) C’était cela qu’il fallait embrasser, et encore tendre la deuxième joue — il avait déjà giflé la première jadis. Jamais, jamais ! Il n’aimait personne en cet instant — sans le savoir il était un solipsiste pratique. En vérité l’homme de semaine et le monde tout entier n’étaient que des liaisons d’éléments à la façon de Mach. Il entra dans la salle d’attente des visiteurs. Il pensa consciemment que sa mère l’attendait là avec Liliane, avec Michalski (ils étaient déjà venus une fois) — il savait, par la partie inférieure de son ventre, que c’était son destin le plus honteux qui devait être là. Dites ce que vous voulez, mais « l’érotisme c’est une chose infernale — on ne peut pas mésestimer cela », comme avait dit jadis certain compositeur. (Mais il est impossible de rendre l’intonation de sa voix, cet effroi voluptueux et cette expression des yeux embrumés par un charme abominable et puant.) La dernière fois il avait échappé à la pente diabolique ; tiré par la main de son père, il s’était arraché au piège obscur dans lequel il était attiré par tous les muscles, tendons et nerfs. La dernière fois, son père lui avait tendu la main d’au-delà du tombeau. A partir de ce moment, Zypcio sut qu’il devait être seul et il sut aussi que, même s’il avait eu des forces surhumaines, il ne parviendrait pas à hisser son destin sur ce plan supérieur qu’il s’était créé à partir du petit cercle central du schéma métaphysique de son enfance.

 

 

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Et c'était lui, au nom de ces concepts-cadavres, poussés comme des champignons sur les cadavres de l’ancien concept de sentiment, appelé d'une façon ou d’une autre — aucune importance — c’était lui qui devait commettre la pire des saloperies envers l’unique homme qui en avait deux, le pauvre Kocmoluchowicz qui, dans ces conditions, était évidemment condamné à périr. Au-dessus du bourbier fumant de son moi, s’éleva de nouveau le type mystérieux des régions de la folie, où tout est tel qu’il devrait être — pour certaines gens évidemment. A un moment donné il flanqua à Pietalski un coup de poing en pleine figure et l’expulsa dans l’antichambre. Il l’entendit cracher et graillonner — il eut honte, mais en même temps il se réjouissait d’avoir quelque peu vengé l’idée patriotique. On n’avait qu’à ne pas prendre de tels affreux pour la présenter. Il aurait donné beaucoup pour savoir quel était en cet instant son propre pourcentage (°/o) de nationalisme. Mais non — il ne voyait que les parements jaunes de son uniforme et il sentait que lui. ce gamin méprisé, avait tout de même fait quelque chose de pas mal. Il avait une bonne intuition — voilà, ici ce mot est à sa place, mais elle aurait pu tout aussi bien être fausse. (Comme dit fort justement Edmund Husserl : pourquoi les découvertes dites « intuitives » (terme actuellement favori des femmes présomptueuses qui ne veulent pas penser, et des hommes efféminés) sont-elles toujours faites par des spécialistes parfaitement initiés dans un domaine donné ? L’analogie de certaines formes de pensée, l’utilisation des habitudes du chercheur, l’élimination de certains raisonnements intermédiaires, l’automatisation, voilà ce que c’est, mesdames.

« Vous vaincrez un jour, et à cause de ce même intellect que vous méprisez — c'est autre chose, mais vous n’avez pas raison », disait, à propos de ce problème Sturfan Abnol.) Zypcio ne savait pourtant pas quelles seraient les suites de ce « haut fait » : ce cassage de gueule accéléra de deux semaines l’explosion de certains événements. Car la Centrale du Syndicat de Salut préparait à tout hasard un petit soulèvement de « renseignement », comme ils disaient. Le pays était pour tous les patriotes un mystère presque aussi grand que Kocmoluchowicz lui-même. Plus personne ne comprenait rien et tous étouffaient dans cette fumée générale d’« incompréhensibilité » (terme de Karol Irzykowski — qu’il soit maudit pour cette invention qui permet au premier imbécile venu de déclarer dépourvue de toute valeur la chose qui en a le plus *). Il ne fallait que quelques gouttes de sang pour apprendre ce qui se passait effectivement : e Plonger du papier de tournesol dans du sang frais », comme disait Pietalski. On ne tenait absolument aucun compte du fait que quelqu'un devait mourir dans cette affaire. Ce n’était qu’en cas de succès initia) qu’on pourrait élargir l’attaque et, qui sait? peut-être faire tomber le Général-Quartier-Maître lui-même qui, à la grande colère du Syndicat, pactisait, assez effrontément pour le moment du moins, avec la partie la plus radicale de l’armée, qui se trouvait sous l’influence du Colonel Niehyd-Ochluj. (Evidemment ce « radicalisme » était fortement dissimulé et, en tant que tel, relatif.) Du reste les principaux membres du Syndicat de Salut ne s’engagèrent pas dans cette « expérience » — on pourrait toujours en cas de défaite récuser les subalternes comme irresponsables.

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A présent, dans son domaine malpropre de « musicaillerie » rétribuée, ces pensées rampaient comme des reptiles ou des vers affamés. Et sur tout ce qu'il avait composé jusque là tombait une sinistre ombre rétrospective. Il se contractait en révoltes brusques contre ces pensées, pour défendre la dernière forme d’existence possible — car à ce moment, il n’aurait déjà plus été capable de retourner dans ses pénates ludzimieroises et de renoncer à se vautrer parmi les bâtardes psychophysiques du chœur de Quintophron. Par contre il allait à présent créer tout ce qu’il n’avait pas eu jusqu’alors la force ni le courage de faire : ce compromis serait un tremplin pour le dernier saut dans les hauteurs (profondeurs ?) de la Forme Pure, il justifierait par là les cochonneries de la vie, dans lesquelles il devait s’engager. La dangereuse théorie de la justification artistique des déchéances vitales collait à son cerveau comme un polype. Il se rappelait la phrase de Schumann : « Ein Künstler, der wahnsinnig wird, ist immer im Kampfe mit seiner eigenen Natur... », il y avait aussi quelque chose comme niederge — bah, pas d’importance. Mais non, il n’était pas menacé par la folie. Il méprisait ces faiblards qui osaient parler de rançon du génie *. Mais peut-être n’était-il pas un génie ? Il n’avait jamais analysé l’essence de ces classifications idiotes et scolaires, mais il sentait sa propre valeur presque objective, son importance cosmique (ou quoi d’autre, que diable ! ?), lorsqu’il lisait ses partitions la nuit ; il savait cela froidement, impersonnellement, comme s’il s’agissait d’un autre homme et même d’un rival. Il se jalousait lui-même parce qu’il ne parviendrait pas à faire la même chose une deuxième fois ; il éprouvait cet infaillible et caractéristique pincement au cœur, dont même les natures les moins jalouses ne sont pas • dépourvues. Ah ! s’il avait pu entendre cela par le grand orchestre new-yorkais du Music-Palace et le voir imprimé noir sur blanc dans la Cosmic Edition de Havemeyer (et non dans ses propres gribouillages « posthumes »).

« Que ces « nobles » artistes sombrent dans la folie — moi pas. Il se peut que je le fasse, mais pas nécessairement — si cela devient indispensable. » Quoique sa mère fût noble (« menue noblesse » pratiquement assimilable aux paysans), il disait cela avec un humour véritable. Tengier avait une qualité infiniment rare : il était complètement dépourvu de snobisme aristocratique. Pour le moment, avec ses pauvres petits succès, il se sentait malgré tout dans la partie montante de la sinusoïde vitale.

 

 

 

 

 

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