mercredi 9 août 2023

Vie de Samuel Johnson – James Boswell

Vie de Samuel Johnson – James Boswell

Un débat très animé s’ensuivit sur le point de savoir si Martinelli devait continuer son Histoire d'Angleterre jusqu’à nos jours. GOLDSMITH : « Pour sûr ». JOHNSON : « Monsieur, je ne suis pas de cet avis, car il offenserait trop de monde. Il serait obligé de dire aux grands de notre temps certaines choses qu’ils n’ont pas envie d’entendre ». GOLDSMITH : « Il appartient peut-être à un Anglais de se montrer plus circonspect dans ce genre d’ouvrage, mais un étranger dénué de préjugés a plus de latitude pour dire le fond de sa pensée ». JOHNSON : « Monsieur, un étranger doit se prémunir contre les toquades du peuple au milieu duquel il vit ». GOLDSMITH : « Monsieur, il ne cherche qu’à vendre son Histoire et à dire la vérité : le premier motif est honnête, le second est louable. » JOHNSON : « Monsieur, ce sont là deux motifs parfaitement louables. Il est louable qu’un homme veuille vivre de son travail, je dis bien vivre de son travail, et non pas être chassé à coups de pierres pour ce qu’il a écrit. Je lui conseillerais toutefois d’avoir atteint Calais avant de publier la suite de son Histoire. Un étranger qui s’attache à un parti politique dans ce pays se fourre dans la pire situation qu’on puisse imaginer; car on dira de lui : « de quoi se mêle-t-il, si c’est pour nous donner des leçons, il n’avait qu’à rester chez lui », tandis qu’on excusera plus facilement un autochtone d’avoir agi par intérêt. » BOSWELL : « Ou pour défendre un principe ». GOLDSMITH : « Il y a des gens qui mentent politiquement cent fois par jour et qui ne s’en portent pas plus mal. Pourquoi dans ces conditions devrait-on craindre de dire la vérité? » JOHNSON : « Monsieur, qui dit cent mensonges par jour en a émoussé la pointe. Le menteur professionnel n’est plus cru par personne; ses mensonge sont éventés. En outre, un homme aimera mieux qu’on dise cent mensonges de lui qu'une seule vérité dont il aurait honte ». GOLDSMITH : « Pour ma part, je préférerais dire la vérité et faire honte au démon ». JOHNSON : « Ce qui fâchera fort le démon. Je désire lui faire honte tout autant que vous, mais je m’arrangerai pour le faire d’être hors de portée de ses griffes ». GOLDSMITH : « Qu’avez vous à craindre de ses grilles si vous portez sur vous l’armure de la vérité? »

A quelqu’un qui se plaignait du manque d’hospitalité des Londoniens,Johnson répondit : « Monsieur, tout homme qui a un nom ou qui a la capacité de plaire, trouvera toujours à Londres une maison où être invité. Sterne, m’a-t-on dit, a reçu des invitations pendant trois mois d’affilée. » GOLDSMITH : « Un bien triste sire ». JOHNSON : « Pas du tout, Monsieur. »

 

---

Le DOCTEUR Mayo (se tournant vers le docteur Johnson) : « Avez-vous lu, Monsieur, le traité d’Edwards, de la Nouvelle-Angleterre, sur la Grâce ? » JOHNSON : « Non, Monsieur. » BOSWELL : « Ce livre m’a tellement tourmenté par ses vues prédestinationnistes et par une argumentation si merveilleusement persuasive, que, pour m’en délivrer, j’ai dû les oublier. » MA.YO : « Du moins établit-il une claire distinction entre la nécessité morale et la nécessité physique. » BOSWELL : « Hélas, Monsieur, cela revient au même. Que vos chaînes soient gainées de cuir ou non, vous n’en êtes pas moins enchaînés. L’argument qui tente de prouver la nécessité morale des actions humaines, s’appuie toujours sur la prescience universelle de la divinité. » JOHNSON : « On est plus sûr de sa propre liberté qu’on ne l’est de la prescience divine. On est plus certain de pouvoir lever le doigt si on le veut qu’on ne l’est d’une déduction. Mais considérons un peu l’objection tirée de la prescience divine. Il est certain que ce soir je peux soit rentrer chez moi soit n’y pas rentrer : cela n’entrave pas ma liberté. » BOSWELL : « Parce que la liberté de choisir entre ces deux possibilités est compatible avec cette certitude. Mais si l’une de ces deux possibilités est certaine maintenant, vous n’avez aucun pouvoir futur de volition. S’il est certain que vous devez rentrer chez vous ce soir, vous devez y rentrer. » JOHNSON : « Si je connais bien quelqu’un, je puis juger avec une grande probabilité de la manière dont il se comportera en toutes circonstances, sans que sa liberté soit entravée par mon jugement. Disons qu’en Dieu cette probabilité est une certitude. » BOSWELL : « Si elle est certitude, la liberté cesse, car si ce qui doit arriver est prévu avec certitude, c’est une contradiction dans les termes que d’affirmer qu il peut se produire ensuite une contingence dépendant de l’exercice de la volonté ou de tout autre agent. » JOHNSON : « Quoiqu’en théorie il soit difficile de prouver l’existence du libre arbitre, toute notre expérience témoigne en sa faveur. » Je ne poussais pas plus loin la discussion, trop heureux de le voir sereinement disserter ce jour-là d’un sujet sur lequel, en d’autres circonstances, il n’aurait pas souffert d’être contrarié.

----

Le voyage en Italie était toujours dans ses pensées. Il disait : « Celui qui n’a pas visité l’Italie est toujours conscient de quelque infériorité, car il n’a pas vu ce que tout homme est censé voir. Le but de voyager, c’est de voir les rives de la Méditerranée. Car c’est sur ces côtes que s’élevèrent les quatre grands empires du monde : l’assyrien, le grec, le perse et le romain. Notre religion, nos lois, nos arts, enfin presque tout ce qui nous élève au-dessus de la brute, nous vient des rives de la Méditerranée. » Le général Paoli observa que « la Méditerranée ferait un beau sujet de poème ».

Nous parlâmes de traduction. BOSWELL : «Je ne sais comment le définir ni comment l’illustrer, mais il me semble que la traduction d’un poème ne peut être qu’une imitation. » JOHNSON : « On peut traduire avec exactitude des ouvrages scientifiques. On peut également traduire des livres d’histoire, si le style n’en est pas trop orné. Mais la poésie, elle, est intraduisible. C’est pourquoi les poètes sont les conservateurs de la langue, car qui se donnerait la peine d’apprendre une langue dont une traduction pourrait rendre les beautés ? Et c’est parce que les beautés poétiques sont intraduisibles qu’on apprend les langues. »

L’un d’entre nous soutint que l’imprimerie avait nui au savoir en diffusant des niaiseries. JOHNSON : « Monsieur, sans l’imprimerie, il n’y aurait pas de savoir, car les livres auraient disparu avant de pouvoir se répandre et se multiplier. » Cette observation me sembla erronée, vu le nombre de manuscrits anciens qui nous sont parvenus.

Cette même personne affirma qu’une diffusion générale du savoir parmi le peuple était pernicieuse car elle permettait au vulgaire de s’élever au-dessus de son humble condition. JOHNSON : « Monsieur, tant que le savoir sera une distinction, ceux qui le posséderont s’élèveront naturellement au-dessus des autres. Lire et écrire était autrefois le privilège d’un petit nombre. Mais malgré la vulgarisation de la lecture et de l’écriture, le peuple est resté à sa place ; et si le savoir devait se généraliser, la société n’en serait pas ébranlée pour autant. »

« Goldsmith, ajouta-t-il, rapportait tout à la vanité ; ses vertus et ses vices découlaient d’ailleurs de ce motif. Ce n’était pas un homme sociable. Il n’échangreait jamais une idée avec vous ni ne prenait de vos nouvelles. »

---

Nous abordâmes ensuite des problèmes de casuistique, et nous nous demandames s'il était permis en certaines circonstances de mentir. JOHNSON : « En règle générale, on devrait toujours dire la vérité, car sans confiance mutuelle entre les hommes, la société se délite; aussi nous devons tout faire pour la préserver. Il existe toutefois certaines exceptions. Si, par exemple, un meurtrier vous demande dans quelle direction est parti l’homme qu’il poursuit, vous n'ètes naturellement pas tenu de lui répondre la vérité. » BOSWELL : « Si l’on demande à quelqu'un qui a écrit un pamphlet sous un nom d’emprunt s’il en est l’auteur, ce dernier peut-il le nier? » JOHNSON : «Je suis embarrassé pour vous répondre. Si vous êtes sûr qu’il en est l’auteur, aurez-vous toujours aussi bonne opinion de lui. s’il le nie? Cela dit, comment préserver sans mentir un secret dont la divulgation vous serait préjudiciable; car d’être silencieux, hésitant, évasif, cela équivaut à avouer. Mais, Monsieur, je vous expose un autre cas. Supposez que X*** m'ait avoué confidentiellement qu’il était bien l’auteur du pamphlet en question, et que quelqu’un me demande s’il l’est, lié par le secret, je m’estimerais tenu de nier. En revanche, je n’approuve pas qu’on dissimule la vérité à un malade de peur de l’alarmer. Dans ce cas-là la vérité seule importe, les conséquences sont secondaires et peuvent même être salutaires et provoquer la guérison. De toutes les formes de mensonge, c’est celle que j’abhorre le plus, car c’est celle dont j'eus le plus à souffrir. »

Je suis néanmoins de ceux qui pensent que la vérité, en tant que principe éternel et immuable, ne doit jamais être violée, même pour des raisons qui nous semblent impératives, mais qui sont trop souvent dictées par l'intérêt; et bien que dans certains cas, exceptionnels, on puisse, en la taisant, éviter un mal, le bonheur des hommes et de le repos des sociétés sont dans l'ensemble mieux préservés lorsque la vérité est toujours respectée. Dans des notes accompagnant la Dunciade,on trouve les vers suivants adressés à Pope : « Quand les critiques et les bardes te refusent ton dû, même si tes amis pleurent, moi je reste serein.Mais lorsque le monde t’appréciera, alors mes larmes couleront. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire