jeudi 24 août 2023

Minima Moralia - Adorno

Minima Moralia - Adorno

DÉDICACE

Celui qui veut savoir la vérité concernant la vie dans son immédiateté, il lui faut enquêter sur la forme aliénée qu’elle a prise, c’est-à-dire sur les puissances objectives qui déterminent l’existence individuelle au plus intime d’elle-même.

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Or le rapport entre la vie et la production matérielle, qui dans les faits ravale la première au rang d’épiphénomène de la seconde, est un non-sens complet. La fin et les moyens sont pris l’un pour l’autre. À vrai dire, le soupçon de cette confusion insensée n’a pas encore été totalement éliminé de la vie. L’être ainsi diminué et dégradé oppose un refus opiniâtre au tour de passe-passe qui voudrait le réduire à un simple trompe-l’œil. La transformation des rapports de production eux-mêmes dépend pour une large part de ce qui se joue « dans la sphère de la consommation », c’est-à-dire au niveau de cette pure et simple forme réfléchissant la production, de cette caricature de ce que serait la vraie vie : dans la conscience et l’inconscience des individus. Ce n’est qu’en conflit avec l’univers de la production, et en tant qu’ils ne sont pas totalement pris dans l’ordre, que les hommes pourront instaurer un ordre plus digne de l’homme. Une fois qu’aura été complètement éliminée l’apparence de vie que défend encore la sphère de la consommation, même si c’est avec de bien mauvaises raisons qu’elle le fait, alors ce sera le triomphe monstrueux de la production totale (absolut).

PREMIÈRE PARTIE
 
 (1944)

« La vie ne vit pas »

(FERDINAND KÜRNBERGER)

 

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Celui qui a son indépendance matérielle, et qui a fait ce choix d’une profession intellectuelle par aversion pour les activités méprisables qui rapportent de l’argent, celui-là ne sera guère enclin à accepter qu’il en soit ainsi. C’est pourquoi il sera pénalisé. Ce n’est pas un « professionnel » : dans la hiérarchie des concurrents, il fera figure de dilettante, quelles que puissent être ses compétences ; et s’il veut faire carrière, il faudra qu’il arrive autant que possible à se montrer encore plus étroitement borné que le spécialiste le plus abruti. La propension qu’il a à se soustraire ainsi à la division du travail et le fait que son aisance matérielle le lui permette effectivement dans certaines limites, voilà qui est extrêmement mal vu : c’est là trahir sa répugnance à prendre en compte l’organisation du travail (Betrieb) telle qu’elle est imposée par la société, et la répartition des compétences est trop stricte pour tolérer de telles idiosyncrasies. La sectorisation de la vie intellectuelle est un moyen de la supprimer là où elle ne fait pas l’objet d’une activité sur commande ou professionnelle (ex officio). Et ce moyen est d’autant plus efficace que celui qui rompt avec la division du travail – ne fût-ce que dans la simple mesure où il prend plaisir à son travail – il prête le flanc à la critique dès lors qu’on le mesure aux critères de cette division du travail, alors que ces points faibles sont inséparables de ses points forts. Ainsi l’ordre est assuré : les uns rentrent dans le jeu (mitmachen) parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement ; et ceux qui pourraient faire autrement, ils sont tenus à l’écart parce qu’ils se refusent à rentrer dans le jeu. C’est comme si la classe sociale qu’ont désertée les intellectuels indépendants prenait sa revanche en imposant la contrainte de ses exigences là même où ses déserteurs ont cherché refuge.

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Comme des poissons dans l’eau. – Depuis qu’une concentration industrielle très poussée a remplacé la circulation des biens sur le marché par un vaste appareil de distribution, ladite circulation connaît maintenant une étrange existence posthume. Au moment même où les intermédiaires perdent les bases économiques de leur profession, la vie privée d’un très grand nombre de gens se voit consacrée à des activités de démarcheurs et d’intermédiaires ; bien plus, le domaine privé est englouti dans son ensemble par un mystérieux affairement qui a tous les traits d’une activité commerciale, sans qu’à vrai dire il y ait rien en l’occurrence à acheter et à vendre. Comme les gens ont peur – les chômeurs mais aussi les gens en place, qui peuvent à tout moment s’attirer les foudres des investisseurs dont ils représentent les intérêts – ils croient qu’à force de sympathie, d’empressement, de serviabilité et qu’en multipliant les ruses et les détours, en somme grâce à leurs qualités de commerçants, ils pourront se recommander auprès d’un exécutif qu’ils se représentent comme omniprésent. Et bientôt il n’existe plus de relations qui n’aient visé à se faire « des relations », pas un mouvement qui ne soit soumis à une censure préalable cherchant à s’assurer si d’aventure on n’allait pas là commettre un impair. Cette idée de « relations », qui est une catégorie appartenant à l’univers des intermédiaires et de la circulation des marchandises, n’a jamais connu son plein développement dans cet univers de la circulation précisément, c’est-à-dire dans le cadre du marché, mais au sein de hiérarchies fermées et monopolistiques. Maintenant que la société tout entière se hiérarchise, ces troubles « relations » viennent comme des sangsues partout où il restait encore un semblant de liberté. L’irrationalité du système trouve une expression à peine moins nette dans la psychologie parasitaire de l’individu que dans le destin économique qui lui est fait.

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C’est bien aimable à vous, Monsieur le professeur. – Il n’y a plus rien d’innocent. Les petites joies de l’existence, qui semblent dispensées des responsabilités de la réflexion, ne comportent pas seulement un élément de sottise têtue, d’aveuglement volontaire et égoïste, en fait elles se mettent directement au service de ce qui est le plus totalement en contradiction avec elles. Même l’arbre en fleur ment, dès l’instant où on le regarde fleurir en oubliant l’ombre du Mal. « Que c’est joli ! », même cette exclamation innocente revient à justifier les infamies de l’existence, qui est tout autre que belle ; et il n’y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur. La méfiance s’impose à l’égard de toute spontanéité, de toute légèreté et de tout relâchement, car ce sont autant de façons de reculer devant la puissance écrasante de ce qui existe. Le sens négatif qui est sous-jacent à l’idée de confort, et qui autrefois ne concernait que la familiarité de ceux qui boivent un verre ensemble (Gemütlichkeit), s’est emparé depuis longtemps d’attitudes plus aimables. Telle conversation nouée au hasard d’un voyage en chemin de fer et les quelques phrases auxquelles on accepte d’acquiescer pour éviter une dispute, alors qu’on sait très bien que la logique de leurs conséquences est fatalement meurtrière, voilà déjà une première trahison. Aucune pensée n’est immunisée contre les risques de la communication : il suffit de l’exprimer dans un contexte inadéquat et sur la base d’un mauvais consensus pour en miner la vérité. Chaque fois que je vais au cinéma, j’en sors plus bête et pire que je n’y suis entré, malgré toute ma vigilance. Être sociable, c’est déjà prendre part à l’injustice, en donnant l’illusion que le monde de froideur où nous vivons maintenant est un monde où il est encore possible de parler les uns avec les autres ; tel propos affable et sans conséquence contribue à perpétuer le silence, car les concessions que l’on fait à son interlocuteur le rabaissent doublement – en lui-même et en la personne de celui qui s’adresse à lui. Dans les rapports affables, il y a toujours eu un principe mauvais qui, avec l’esprit égalitaire, se développe dans toute sa brutalité. Être condescendant ou penser qu’on ne vaut pas mieux que les autres, cela revient au même. En s’adaptant à la faiblesse des opprimés, on justifie dans une telle faiblesse les conditions de domination qu’elle présuppose et l’on développe soi-même ce qu’il faut de grossièreté, d’apathie et de violence pour exercer cette domination. Quand en plus, dans la phase toute récente où nous nous trouvons, la pose condescendante a disparu et qu’on ne voit plus que le rapprochement égalisateur, alors le rapport de classes qui se trouve ainsi nié ne s’en impose que d’une façon d’autant plus implacable, car le pouvoir reste complètement masqué. Une solitude intangible est pour l’intellectuel la seule attitude où il puisse encore faire acte de solidarité. Dès qu’on rentre dans le jeu, dès qu’on se montre humain dans les contacts et dans l’intérêt qu’on témoigne aux autres, on ne fait que camoufler une acceptation tacite de l’inhumain. Il faut être du côté des souffrances des hommes ; mais chaque pas que l’on fait du côté de leurs joies est un pas vers un durcissement de la souffrance.

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Antithèse. – Celui qui refuse de rentrer dans le jeu risque de se tenir pour meilleur que les autres et de faire jouer à sa critique de la société le rôle d’une simple idéologie au service de ses intérêts personnels. Dans le même temps où, à tâtons, il cherche à faire de son existence privée une image fragile de ce qu’elle devrait être vraiment, il fera bien de ne pas oublier cette fragilité et de ne pas ignorer combien cette image remplace peu la vraie vie. Mais la pesanteur de ce qu’il y a de bourgeois en lui l’empêche d’y prendre garde. Celui qui a pris ses distances est aussi empêtré que celui qui est plongé dans des activités ; son seul avantage sur ce dernier, c’est de savoir qu’il est pris lui aussi, avec cette chance de liberté minuscule qu’apporte la connaissance en elle-même. Les distances que l’on prend par rapport aux rouages du système (Betrieb) représentent un luxe qui n’est possible que comme produit du système lui-même. Aussi chaque mouvement pour se retirer comporte-t-il certains traits de ce qu’il nie. La froideur qu’il faut y mettre ne peut guère se distinguer de la froideur bourgeoise. C’est encore la domination de l’universel qui se cache dans le principe monadologique de l’individu, même là où il est protestataire. Quand Proust observe que la photographie du grand-père d’un duc et celle du grand-père d’un Juif de la classe moyenne se ressemblent tellement que personne ne pense en les regardant à la hiérarchie sociale, cette remarque a en fait une portée beaucoup plus large : ce sont toutes les différences qui font le bonheur et même la substance morale de l’existence individuelle qui, objectivement disparaissent derrière l’unité d’une époque historique. Nous constatons le déclin de la culture (Bildung) et pourtant, si on compare notre prose à celle de Jakob Grimm ou de Bachofen, elle présente dans certaines de ses tournures des ressemblances insoupçonnées avec l’industrie de consommation culturelle (Kulturindustrie) que nous critiquons. En outre, il y a bien longtemps que nous ne savons plus le latin et le grec comme un Wolf ou un Kirchhoff. Nous stigmatisons le passage de la civilisation à l’analphabétisme et nous avons nous-mêmes désappris à écrire des lettres ou à lire un texte de Jean Paul comme il fallait qu’il fût lu de son temps. Nous sommes horrifiés par la brutalité croissante de la vie mais, comme nos mœurs ne se réfèrent plus à aucune norme objective, nous sommes conduits à tout moment à faire nôtres des comportements, des propos et des calculs qui, mesurés à l’aune de l’humain, sont barbares, voire même dépourvus de tact au regard des critères discutables de la bonne société. Avec la liquidation du libéralisme, le principe proprement bourgeois de la concurrence n’est pas dépassé : de l’objectivité du processus social, il est passé en quelque sorte à l’anthropologie, c’est-à-dire à une dynamique d’atomes individuels qui s’attirent et se repoussent. L’assujettissement de la vie au processus de production rabaisse chacun d’entre nous et impose quelque chose de cet isolement et de cette solitude où nous avons la tentation de voir notre choix souverain. Dans son intérêt particulier, chaque individu se considère meilleur que tous les autres mais, en tant que clientèle collective, il les place en même temps au-dessus de lui-même – voilà deux principes de l’idéologie bourgeoise aussi vieux l’un que l’autre. Depuis que la classe bourgeoise traditionnelle a abdiqué, ils continuent l’un et l’autre à se survivre dans l’esprit des intellectuels, qui sont les derniers ennemis des bourgeois et en même temps les derniers bourgeois. Dans la mesure où ils peuvent encore s’offrir le luxe de la pensée, au lieu de se consacrer à la pure et simple reproduction de l’existence matérielle, ils se comportent comme des privilégiés ; mais dans la mesure où ils s’en tiennent à la pensée, ils font voir le néant de ce privilège. L’existence privée qui tend à se rapprocher de ce que serait une existence digne de l’homme, trahit du même coup cette exigence dans la mesure où celle-ci ne fait pas l’objet d’une réalisation universelle – alors qu’il y a là pourtant une échéance qui, plus que jamais, requiert la réflexion indépendante. Il n’y a pas moyen d’échapper au système. La seule attitude défendable consiste à s’interdire toute utilisation fallacieuse de sa propre existence à des fins idéologiques et, pour le reste, à se conduire en tant que personne privée d’une façon aussi modeste, aussi discrète et aussi peu prétentieuse que l’exige, non plus ce qu’était il y a bien longtemps une bonne éducation, mais la pudeur que doit inspirer le fait qu’on trouve encore dans cet enfer de quoi respirer.

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They, the people. – Le fait que les intellectuels aient le plus souvent affaire avec des intellectuels ne devrait pas les entraîner à croire leurs pareils pires encore que le reste de l’humanité. En règle générale, ils apprennent en effet à se connaître dans les circonstances qui sont les plus humiliantes et les plus indignes, c’est-à-dire en situation de quémandeurs concurrents, et ils en viennent ainsi presque obligatoirement à se montrer les uns aux autres leurs plus mauvais côtés. Les autres hommes, en particulier les gens simples, dont un intellectuel est si enclin à vanter les mérites, il les rencontre en général dans un rôle où ils essayent de lui vendre quelque chose sans avoir à craindre que leur client vienne jamais marcher sur leurs plates-bandes. Pour le mécanicien dans un garage, pour la serveuse dans un débit de boissons, ce n’est pas bien difficile de rester correct : la direction leur demande déjà de se montrer aimables avec les clients. Inversement, quand un analphabète vient demander à un intellectuel de lui rédiger une lettre, il peut très bien lui aussi faire une assez bonne expérience. Mais dès que les gens simples ont à se battre pour avoir leur part du produit national brut, ils surpassent en jalousie et en méchanceté tout ce qu’on peut observer chez les gens de lettres ou chez les chefs d’orchestre. Glorifier les merveilleux « pauvres diables », cela revient à glorifier le merveilleux système qui fait d’eux ce qu’ils sont. Il ne faudrait pas que les sentiments de culpabilité justifiés que nourrissent ceux qui se trouvent dispensés du travail manuel viennent servir d’excuse à un « crétinisme rural ». Les intellectuels, qui sont les seuls à écrire sur les intellectuels et leur font au nom de l’authenticité (Echtheit) la mauvaise réputation qui est la leur, contribuent au mensonge général. Une bonne part de l’anti-intellectualisme et de l’irrationalisme régnants, jusques et y compris celui de Huxley, remonte au fait que ceux qui écrivent accusent le mécanisme de la concurrence sans le percer à jour et se laissent ainsi abuser par lui. Dans le secteur qui leur est le plus personnel, ils se sont fermés à la conscience du tat twam asi{4} ; et du coup, les voilà qui se tournent vers les sanctuaires de l’Inde.

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Fais bien attention à une chose, mon enfant ! – L’immoralité du mensonge ne tient pas à ce qu’on porte atteinte à la sacro-sainte vérité. Une société comme la nôtre est bien mal placée pour se réclamer de la vérité, puisque aussi bien elle ne pousse ses membres obligés à dire ce qu’ils ont à dire que pour les prendre au piège d’autant plus sûrement. La fausseté (Unwahrheit) généralisée n’a pas lieu d’exiger des vérités particulières, alors qu’elle les change immédiatement en leur contraire. Et pourtant, il y a dans le mensonge quelque chose d’odieux, dont faisait prendre conscience le châtiment du fouet qu’on infligeait autrefois, mais qui en même temps nous apprend quelque chose sur les gardes-chiourmes de cette société. L’erreur, c’est une franchise excessive. Celui qui ment a honte, car chaque mensonge lui fait éprouver tout ce qu’il y a d’indigne dans l’ordre d’un monde qui le contraint au mensonge pour survivre et lui chante en même temps la vieille chanson : « À la fidélité et à la probité, décideras bien de ne manquer jamais… »{5}. Cette pudeur affaiblit les mensonges de ceux qui ont une sensibilité délicate. Ils s’en tirent mal ; et c’est alors seulement que le mensonge devient proprement quelque chose d’immoral par rapport à autrui. C’est en effet le prendre pour un imbécile et lui témoigner son dédain. Au sein des pratiques éhontées de notre temps, le mensonge a perdu depuis longtemps sa fonction bien claire de nous tromper sur la réalité. Personne ne croit plus personne, tout le monde sait à quoi s’en tenir. On ne ment à autrui que pour lui signifier le peu d’intérêt qu’on lui porte, pour lui montrer qu’on n’a pas besoin de lui et qu’on se moque de ce qu’il peut bien penser. Le mensonge, qui pouvait autrefois apporter un certain libéralisme dans la communication, est devenu maintenant l’une des techniques de l’impudence, qu’utilise chaque individu pour répandre autour de lui la froideur dont il a besoin pour prospérer.

s.

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Entrez sans frapper ! – La technicisation a rendu précis et frustes les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d’histoire, qui sont celles des choses. C’est ainsi qu’on a désappris à fermer une porte doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires, il faut les claquer ; d’autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant ainsi celui qui vient d’entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l’intérieur qui l’accueille. On ne rend pas justice à l’homme moderne si l’on n’est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l’entourent. Qu’est-ce que cela signifie pour le sujet, le fait qu’il n’y ait plus de fenêtres à double battant à ouvrir, mais de grossiers panneaux vitrés qu’il suffit de faire glisser ? plus de délicates clenches de portes, mais de simples poignées qu’on tourne ? plus de vestibules, plus de perrons entre la maison et la rue, plus de murs autour des jardins ? Et qui n’a pas eu au volant de sa voiture, en sentant la puissance de son moteur, la tentation d’écraser des bestioles sur la route, des passants, des enfants ou des cyclistes ? Dans les mouvements que les machines exigent de ceux qui les font marcher, il y a déjà la brusquerie, l’insistance saccadée et la violence qui caractérisent les brutalités fascistes. S’il y a dépérissement de l’expérience acquise, la faute en revient pour une très large part au fait que les choses étant soumises à des impératifs purement utilitaires, leur forme exclut qu’on en fasse autre chose que de s’en servir ; il n’y est plus toléré le moindre superflu, ni dans la liberté des comportements ni dans l’autonomie des choses, or c’est ce superflu qui peut survivre comme un noyau d’expérience car il ne s’épuise pas dans l’instant de l’action.

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Ni repris ni échangés. – Les gens ont désappris à donner. Toute entorse au principe de l’échange a quelque chose d’insensé auquel on n’arrive pas à croire ; il arrive que les enfants eux-mêmes regardent avec méfiance celui qui leur fait un cadeau, comme si ce n’était là qu’un truc publicitaire pour leur vendre des brosses ou des savonnettes. Par contre, on « fait la charité », on pratique une bienfaisance organisée, qui entreprend systématiquement de refermer les blessures visibles de la société. Dans l’organisation structurée de cette société, il n’y a déjà plus de place pour le moindre élan d’humanité ; l’aumône va même nécessairement de pair avec l’humiliation qui établit des répartitions et soupèse ce qu’il est juste de donner, bref qui traite comme un objet celui auquel on donne quelque chose. Il n’est pas jusqu’aux cadeaux que l’on se fait entre particuliers qui ne se trouvent ravalés au rang d’une fonction sociale qu’on se fait une raison de remplir, à contrecœur, en restant strictement dans les limites du budget qu’on s’est fixé, en doutant d’autrui et en se donnant le moins de mal possible. Offrir, c’est prendre plaisir à faire plaisir, en imaginant le bonheur de celui auquel on fait un cadeau. Ça veut dire choisir, y passer du temps, faire un détour, penser à autrui comme à un sujet : c’est le contraire de la distraction. Voilà justement ce dont presque plus personne n’est capable. Dans le meilleur des cas, les gens offrent ce dont ils auraient eux-mêmes envie – en un peu moins bien. Ce dépérissement du don se traduit dans la sinistre invention des « articles-cadeaux », qui veulent dire simplement qu’on ne sait pas quoi offrir parce qu’en réalité on n’a pas vraiment envie d’offrir. Ce sont là des marchandises privées de contexte humain, comme ceux qui les achètent. Ce sont déjà des rossignols invendables, dès le premier jour. De même, la précaution qu’on prend de s’assurer qu’il sera possible d’échanger l’article choisi contre un autre, c’est comme si on disait à celui auquel on fait un cadeau : « Tiens ! voilà ton truc, fais-en ce que tu veux ; si ça ne te plaît pas, ça m’est égal ; va te prendre quelque chose d’autre à la place. » Cela dit, le caractère interchangeable de tels cadeaux est encore la solution la plus humaine : plutôt que d’offrir n’importe quoi, cela permet au moins à celui auquel on fait un cadeau de s’offrir quelque chose à lui-même, mais c’est aussi exactement le contraire d’un véritable cadeau.

Compte tenu de l’abondance des biens qui sont accessibles maintenant, même aux plus pauvres, il pourrait paraître indifférent qu’on ait ainsi tendance à ne plus offrir de cadeaux, et les considérations auxquelles on peut se livrer sur ce dépérissement du don seraient d’ordre sentimental. Mais quand bien même, dans l’actuelle surabondance du nécessaire, le don serait devenu superflu – et il n’est pas vrai qu’il en soit ainsi, tant du point de vue des personnes privées que du point de vue de la vie sociale, car il n’y a aujourd’hui personne dont avec de l’imagination on ne puisse trouver exactement ce qui le comblera de joie – il n’en reste pas moins qu’il subsisterait un manque chez ceux qui précisément n’offrent plus de cadeaux. Chez eux vont s’étioler des facultés irremplaçables, qui ne peuvent se développer que dans le contact avec la chaleur des choses et non pas seulement dans la cellule isolée de la pure intériorité. La froideur envahit tout ce qu’ils font : la parole aimable qu’ils ne prononcent pas, les égards qu’ils négligent de témoigner à autrui… Cette froideur finit par se retourner contre ceux dont elle émane. Toute relation qui n’est pas complètement défigurée, y compris sans doute ce que la vie organique porte en elle de réconciliation, tout cela est don. Celui qu’une logique trop conséquente rend incapable de donner fait de lui-même une chose et se condamne à une froideur glacée.

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Le bébé avec l’eau du bain. – Au centre des préoccupations de la « Critique de la culture » (Kulturkritik), il y a toujours eu le thème du mensonge : l’idée que la culture donne l’illusion d’une société qui serait digne de l’homme, mais qui n’existe pas ; qu’elle dissimule les conditions matérielles sur la base desquelles s’élève toute la vie des hommes ; et qu’avec les consolations et les apaisements qu’elle dispense, elle sert à entretenir notre existence dans les mauvaises conditions économiques qui la déterminent. C’est le thème de la culture comme idéologie, qu’ont d’emblée en commun les théoriciens bourgeois de la violence et leurs contradicteurs, aussi bien Nietzsche que Marx. Or cette idée a justement une propension suspecte à devenir elle-même idéologie, comme aussi toute vitupération contre le mensonge. Cela se vérifie dans la vie privée. Ainsi, il est inévitable que les préoccupations d’argent, avec tous les conflits que cela fait naître entre les gens, en viennent à s’insinuer jusque dans les relations amoureuses les plus tendres et dans les relations intellectuelles les plus élevées. En toute logique conséquente et avec l’enthousiasme de la vérité, ladite Critique de la culture pourrait donc exiger que chaque situation fût ramenée strictement aux conditions matérielles dont elle procède, modelée sur les intérêts des partenaires en présence, clairement et sans ménagements. En effet, le sens de quelque chose n’est pas indépendant de la genèse qui lui a donné naissance ; et il n’est que trop facile de déceler dans tout ce qui se place au-dessus des réalités matérielles, ou en assure la médiation, des relents de malhonnêteté, de sentimentalisme et, plus précisément, d’intérêts d’autant plus pernicieux qu’ils restent cachés. Mais, à vouloir procéder radicalement selon ces principes, on en viendrait à extirper toute vérité de l’existence en même temps que la fausseté ; ce serait éliminer tout ce qui tente, quelle que soit son impuissance, de s’arracher à l’horizon de la pratique universellement dominante, toute anticipation chimérique d’un avenir plus généreux ; et on rejoindrait immédiatement cette barbarie dont on reproche à la culture de n’être qu’une médiation. Chez les porte-parole bourgeois de la Critique de la culture qui sont venus après Nietzsche, ce renversement a toujours été patent : c’est avec enthousiasme qu’y a souscrit un Spengler. Mais les marxistes n’en sont pas à l’abri. Maintenant guéris de la croyance social-démocrate en un progrès culturel et confrontés à la barbarie en marche, ils sont constamment tentés, au nom de la « tendance objective » de l’histoire, de se faire les avocats de cette barbarie et, dans un mouvement de désespoir, d’attendre que le salut vienne de l’ennemi mortel qui, en tant qu’il est l’« antithèse », finira par contribuer de façon mystérieuse et aveugle à faire que les choses se terminent bien. D’ailleurs, mettre l’accent sur l’élément matériel par opposition à la culture et à l’esprit comme mensonge, c’est déjà développer avec l’économie politique dont on fait la critique de façon immanente une sorte d’affinité élective suspecte, comparable à la connivence qui existe entre la police et le milieu. Depuis qu’on s’est débarrassé de l’utopie et qu’on exige l’unité de la théorie et de la pratique, on est devenu trop pratique. La crainte que la théorie soit impuissante fournit le prétexte pour s’en remettre aux tout-puissants processus de production et pour s’autoriser enfin à admettre pleinement que la théorie soit impuissante. Certains accents de dérision ne sont pas absents du langage de Marx lui-même et il s’amorce de nos jours une convergence entre l’esprit des affaires et le réalisme prosaïque de la critique, entre le matérialisme vulgaire et le matérialisme tout court, de sorte qu’il est parfois difficile de bien distinguer le subjectif et l’objectif.

Identifier la culture au mensonge seulement, voilà qui est excessivement dangereux à un moment où elle tend effectivement à basculer complètement de ce côté et à ne justifier que trop ce genre d’identifications, de sorte que se trouve compromise toute pensée qui entreprend de résister. Si la réalité matérielle désigne l’univers de la valeur d’échange, et la culture par contre tout ce qui se refuse à accepter la domination de la valeur d’échange, alors il n’est certes pas douteux qu’un tel refus reste illusion aussi longtemps que le monde est comme il est. Mais, comme le principe de l’échange libre et équitable est lui-même un mensonge, ce qui le nie est du même coup du côté de la vérité : contre le mensonge du monde réifié de la marchandise, on peut encore trouver un correctif dans le mensonge qui en est la dénonciation. Le fait que la culture ait été jusqu’à présent en échec ne justifie pas qu’on contribue encore à son échec, en faisant comme Gribouille qui se jette à l’eau par crainte de se mouiller. Ceux qui sont étroitement liés ensemble ne devraient ni passer sous silence leurs intérêts matériels ni se ravaler au niveau de ces derniers, mais les assumer de façon réfléchie au sein de leur relation pour ainsi les dépasser.

par l’information, par la propagande et par les commentaires, qu’il y ait des opérateurs de cinéma dans les tanks en première ligne et que des correspondants de guerre meurent en héros, ainsi que le trouble mélange existant entre l’information manipulatoire dont bénéficie l’opinion publique et l’inconscience des actions menées – autant d’expressions traduisant un assèchement de l’expérience, un vide qui s’est creusé entre les hommes et la fatalité qui les entraîne, en quoi réside proprement la Fatalité. Le moulage, durci et réifié, des événements vient pour ainsi dire se substituer à eux. Les hommes sont rabaissés au rôle d’acteurs dans un documentaire monstre, pour lequel il n’y a plus de spectateurs car tous, jusqu’au dernier, ont leur place à tenir sur l’écran. Voilà ce qui est à l’arrière-plan de l’expression si mal vue de « drôle de guerre ». Certes, cette dernière remonte au climat général du fascisme, qui entend se blanchir des atrocités réellement commises en les qualifiant de « pure et simple propagande » pour que ces atrocités puissent être perpétrées sans rencontrer d’opposition. Mais, comme toutes tendances du fascisme, celle-ci avait déjà un répondant dans certains aspects de la réalité, lesquels ne parviennent à prendre le dessus que grâce à cette attitude du fascisme qui les montre cyniquement. Cette guerre est effectivement une drôle de guerre, mais sa « drôlerie » est plus horrible que toutes les horreurs, et ceux qui s’en rient sont les premiers à contribuer au désastre.

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L’idée qu’après cette guerre la vie pourrait continuer « normalement » ou même qu’il pourrait y avoir une « reconstruction » de la civilisation (Kultur) – comme si la reconstruction de la civilisation n’en était pas déjà en elle-même la négation – est une idée stupide. Des millions de Juifs ont été massacrés, et on voudrait que ce ne soit qu’un intermède et non pas la catastrophe en soi. Qu’est-ce que cette civilisation attend de plus ? Et même s’il y a encore un sursis pour une multitude de gens, peut-on s’imaginer que ce qui s’est passé en Europe reste sans conséquence, et ne pas voir que la quantité des victimes représente un saut qualitatif pour la société dans son ensemble, un saut dans la barbarie ? Si on répond au coup par coup, c’est une façon de perpétuer la catastrophe. Il suffit de réfléchir au problème de la vengeance des victimes de ce massacre. Si on en tue autant de l’autre côté, l’horreur devient une institution et le schéma précapitaliste de la loi du talion, qui depuis des temps immémoriaux n’est plus en vigueur que dans quelques montagnes retirées, se trouve réintroduit à l’échelle élargie de nations entières, qui en sont les sujets sans sujet. Mais si les morts ne sont pas vengés et si l’on fait grâce, alors c’est finalement le fascisme qui, dans son impunité, aura gagné malgré tout et, une fois qu’il aura ainsi montré comme c’est facile, cela recommencera ailleurs. La logique de l’histoire est aussi destructive que les hommes qu’elle enfante : où que puisse la pousser la pesanteur qui est la sienne, elle reproduit l’équivalent du malheur qui a eu lieu. Normale est la mort.

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En parler toujours, n’y penser jamais. – Depuis qu’avec l’aide du cinéma, des soap operas et de Karen Horney, la psychanalyse (Tiefenpsychologie) s’infiltre jusque dans n’importe quel bled perdu, les hommes sont privés des dernières possibilités d’une expérience d’eux-mêmes par notre civilisation organisée. La prise de conscience sur commande transforme en produits de grande série non seulement la réflexion spontanée mais aussi les lumières de la psychanalyse, dont l’efficace se mesure en réalité à l’énergie et à la souffrance qu’il en a coûté pour les acquérir ; et elle transforme en banalités conventionnelles les secrets douloureux de l’histoire individuelle, que la méthode orthodoxe a déjà tendance à réduire à des formules toutes faites. La levée des rationalisations devient elle-même une rationalisation. Au lieu d’en passer par le travail de l’anamnèse réflexive, ceux qui savent quelque chose de la psychanalyse acquièrent la faculté de subsumer tous les conflits pulsionnels sous des concepts comme ceux de complexe d’infériorité, de fixation à la mère, d’introversion et d’extraversion, mais au fond ils ne se laissent plus du tout mettre en cause par ces concepts. La peur devant les abîmes du moi s’efface devant la conscience qu’il ne s’agit pas finalement de quelque chose de très différent de l’arthrite ou de la sinusite. Les conflits profonds perdent ainsi ce qu’ils ont de menaçant. Ils sont acceptés – mais en aucune manière guéris : ils ne sont plus que les éléments indispensables d’un montage à la surface d’une existence standardisée. En même temps, ils sont absorbés, à titre de malaise généralisé, par le mécanisme d’une identification immédiate de l’individu à l’instance de la société qui, depuis longtemps, s’est emparé des modes de comportements prétendus normaux. À la catharsis psychanalytique, dont le succès reste de toute façon problématique, vient se substituer la gratification qu’on retire à voir dans ses propres faiblesses la confirmation qu’on est bien un exemplaire conforme à la majorité : il ne s’agit pas tant de bénéficier du prestige attaché autrefois aux pensionnaires d’un sanatorium en tant qu’ils représentaient des cas pathologiques intéressants – que bien plutôt de faire preuve qu’on reste dans la moyenne, en vertu précisément de ses carences, et de reporter ainsi sur soi la grandeur et la puissance de la collectivité. Comme, avec la désintégration du moi, le narcissisme est privé de son objet libidinal, il fait place au plaisir masochiste de n’être plus un moi ; et il y a peu de choses sur lesquelles la génération montante veille aussi jalousement que sur son absence de moi, qui est bien pour elle un acquis commun et durable. La sphère de la réification et de la normalisation se trouve ainsi étendue à ce qui en est la contradiction la plus absolue, c’est-à-dire à ce qui passe pour anormal et chaotique. L’incommensurable devient précisément, en tant que tel, commensurable ; et c’est à peine si l’individu est encore capable d’avoir une réaction qu’il ne puisse étiqueter comme exemple de tel ou tel syndrome reconnu par tous. Mais une telle identification, reçue de l’extérieur, et pour ainsi dire opérée au-delà de toute dynamique propre à l’individu, abolit en même temps que la conscience authentique d’une telle réaction finalement aussi cette réaction elle-même. Elle devient un réflexe qui peut être monté et désamorcé à volonté, en réponse à des stimuli stéréotypés, de la part d’atomes humains stéréotypés. De plus, en devenant conventionnelle, la psychanalyse se castre elle-même : en partie niés, en partie acceptés, les thèmes sexuels sont devenus complètement inoffensifs, mais du même coup ils ont aussi perdu tout leur sens. En même temps que l’angoisse dont ils étaient générateurs, c’est aussi le plaisir dont ils sont la promesse qui vient à disparaître. Ainsi la psychanalyse est-elle la victime d’un processus de substitution qui remplace le surmoi individuel par la prise en charge opiniâtre d’une extériorité sans relation au sujet, or c’est cela même que la psychanalyse justement nous avait appris à comprendre. La dernière grande théorie de l’autocritique bourgeoise est devenue le moyen de pousser à l’absolu l’auto-aliénation bourgeoise en son stade ultime et de vider de son sens le dernier pressentiment qui restait encore de la blessure immémoriale, où réside l’espérance d’un monde meilleur pour l’avenir.

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Pour Anatole France. – Même des vertus comme celle de l’ouverture d’esprit, comme la faculté de retrouver le Beau partout, jusque dans les choses les plus quotidiennes et les moins marquantes, et d’y trouver du plaisir, même ces vertus-là commencent à se montrer sous un jour douteux. Autrefois, au temps de la plénitude surabondante du sujet, l’indifférence esthétique à l’égard du choix de son objet exprimait, en même temps que la capacité de trouver coûte que coûte un sens à tout ce dont on faisait l’expérience, une certaine relation au monde objectif lui-même qui, pour ainsi dire jusque dans chacun de ses morceaux, entretient certes avec le sujet une relation d’antagonisme, mais aussi de proximité significative. À l’époque où le sujet abdique devant l’aliénation et la puissance écrasante des choses, sa disponibilité à déceler partout quelque chose de positif ou de beau témoigne d’une résignation touchant aussi bien l’imagination qui interprète le réel que la faculté critique, l’une et l’autre étant inséparables. Celui qui trouve belles toutes choses risque bien de n’en trouver belle aucune. L’Universel de la beauté ne peut se communiquer au sujet que dans l’obsession du particulier. Il n’y a pas de regard qui atteigne le Beau où ne soit associée l’indifférence, voire presque le mépris pour tout ce qui n’est pas l’objet regardé. Ce n’est que par l’aveuglement et l’injuste fermeture du regard aux prétentions émises par tous les existants qu’il est rendu justice à tel ou tel d’entre eux. Dans le même temps où il est accepté avec ses limites, c’est-à-dire comme ce qu’il est, ses limites sont comprises comme étant son essence et elles sont ainsi rachetées et réconciliées. Le regard qui s’absorbe dans la contemplation d’une beauté singulière est un regard sabbatique : il sauve dans son objet quelque chose du repos du Jour où il a été créé. Mais quand ces limites de l’existant sont dépassées au nom d’une conscience de l’Universel importée de l’extérieur, quand le particulier est bousculé, remplacé, remis à sa place – c’est pour le regard juste qui embrasse l’ensemble une façon de faire sienne l’injustice universelle qu’il y a dans le caractère interchangeable du particulier et dans la possibilité même de le remplacer. Certes, aucune pensée n’est dispensée d’une telle intrication dialectique, ni n’a le droit de rester bornée. Mais tout dépend de la façon dont se fait la transition. Le mal vient d’une pensée qui fait violence aux choses et cherche des raccourcis, alors qu’on n’accède à l’Universel qu’en passant par l’impénétrable car la substance de l’Universel est encore présente dans ce caractère impénétrable lui-même et non pas dans la convergence abstraite de différents objets. On pourrait presque dire que la vérité elle-même dépend du rythme, de la patience et de la ténacité que l’on met à séjourner auprès de l’individuel : aller au-delà de l’individuel sans s’y être d’abord perdu entièrement, parvenir à la formulation d’un jugement sans s’être d’abord rendu coupable des injustices de l’intuition, c’est finalement se perdre dans le vide. Un libéralisme qui rend sans distinction justice aux hommes aboutit à l’anéantissement, comme la volonté de la majorité qui fait tort à la minorité en bafouant ainsi la démocratie au nom des principes de laquelle elle agit. De même, la bienveillance dont on fait preuve à l’égard de tout le monde indistinctement entretient le danger constant que la froideur et la distance s’exercent contre chacun en particulier et contaminent à leur tour la totalité. C’est l’injustice qui est à la justice véritable l’élément où elle se meut. La bienveillance sans limite en arrive à confirmer tout le Mal qui existe en en effaçant la différence avec toute trace de Bien qui peut encore subsister, et en ravalant tout au nivellement d’une universalité qui, à bout d’espoir, en vient à une sagesse bourgeoise comme celle que formule Méphistophélès : tout ce qui existe mérite de disparaître. Celui qui veut sauver le Beau, même au cœur de ce qui est insipide et indifférent semble agir avec plus de noblesse que celui qui maintient, opiniâtre, la critique et la volonté de différenciation, car c’est en réalité se mettre d’autant plus complaisamment au service des arrangements de la vie.

À quoi on répondra que tout ce qui est vivant est sacré, et que même ce qu’il y a de plus laid et de plus déformé reflète encore ce caractère sacré. Mais ce reflet n’est pas immédiat, il est brisé : ce qu’on dit beau, du seul fait que c’est vivant, est déjà laideur pour cette raison même. Dans son abstraction, le concept de vie auquel on se réfère alors ne peut absolument pas être séparé de l’oppression, de la brutalité et, à vrai dire, de la mort et de la destruction. Le culte de la vie pour la vie en revient toujours à glorifier ces choses-là. Ce qu’on appelle ainsi manifestation de la vie et qui embrasse aussi bien la fécondité jaillissante, l’activité remuante des enfants, que la force de ceux qui parviennent à réaliser quelque chose de valable, et que le tempérament de la femme, mise sur un piédestal parce qu’en elle les appétits trouvent à s’exprimer sans mélange – tout cela participe au fond d’une attitude d’affirmation de soi aveugle qui étouffe d’autres vies qui étaient possibles. La prolifération de la santé est en elle-même d’emblée maladie. Son antidote, c’est la maladie, mais consciente d’elle-même, c’est la limitation de la vie elle-même. Cette maladie salvatrice n’est autre que le Beau, qui immobilise la vie et ainsi commande son déclin. Mais renier la maladie au nom de la vie, c’est hypostasier la vie qui, aveugle et ainsi dissociée de son contraire, se transforme en lui, c’est-à-dire en quelque chose de destructeur, de mauvais, d’insolent et de prétentieux. Haïr ce qui est destructeur, c’est nécessairement haïr du même coup la vie : seule la mort donne une image de la vie non déformée. Cette contradiction n’a pas échappé à l’esprit éclairé d’un Anatole France. « Non, dit précisément l’aimable Monsieur Bergeret, je veux croire encore que la vie organique est un mal particulier à cette vilaine petite planète-ci. Il serait désolant de penser qu’on mange et qu’on est mangé dans l’infini des cieux{25}. » La répugnance nihiliste dont témoignent ses paroles est, non pas seulement psychologiquement mais bien réellement, ce sans quoi la promesse utopique de l’humanisme ne peut être tenue.

DEUXIÈME PARTIE
 
 (1945)

Where everything is bad

it must be good

to know the worst.

F.H. BRADLEY

 

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Pseudomenos. – Le pouvoir magnétique qu’exercent les idéologies sur les hommes au moment même où elles apparaissent déjà cousues de fil blanc s’explique, au-delà de la psychologie, par le déclin objectivement déterminé de l’évidence logique en tant que telle. On en est arrivé au point où le mensonge sonne comme la vérité, la vérité comme le mensonge. Chaque déclaration, chaque information, chaque idée est préformée par les centres de l’industrie culturelle. Tout ce qui ne porte pas la trace familière d’une telle préformation n’a a priori aucune crédibilité, d’autant que les institutions de l’opinion publique accompagnent tout ce qu’elles diffusent de mille documents fournissant des preuves irréfutables et dont chacun peut disposer à volonté. La vérité qui tenterait de s’opposer à de telles pratiques ne réussit qu’à paraître invraisemblable et elle est, de plus, trop pauvre pour s’imposer dans la concurrence avec cet appareil de diffusion hautement concentré. Le cas extrême représenté par l’Allemagne nous instruit sur l’ensemble du mécanisme. Lorsque les nationaux-socialistes commencèrent à torturer ils ne terrorisèrent pas seulement les populations à l’intérieur et à l’extérieur du pays, mais ils furent d’autant plus sûrs de n’être pas découverts que l’horreur s’emparait plus violemment des esprits. Elle était si invraisemblable qu’elle incitait aisément à ne pas croire ce que, pour l’amour de la paix, on ne voulait pas croire au moment même où l’on capitulait déjà. Tout en tremblant on tente de se persuader qu’il y a beaucoup d’exagération : même au cœur de la guerre les détails concernant les camps de concentration étaient indésirables dans la presse anglaise. Dans le monde « éclairé » toute horreur est nécessairement ressentie comme un roman noir. Car la fausseté de la vérité possède un noyau auquel l’inconscient répond avidement. Il ne se contente pas de souhaiter qu’adviennent les horreurs. Le fascisme est en effet moins « idéologique » dans la mesure où il proclame directement le principe de la domination qui, ailleurs, se cache. Quelles que soient les valeurs humaines que peuvent lui opposer les démocraties, il sait les réfuter en se jouant et en faisant remarquer que ce n’est quand même pas tout l’humain qu’il a rejeté, mais uniquement son image trompeuse, dont lui se dépouilla avec virilité. Mais les hommes de cette civilisation ont atteint un tel degré de désespoir qu’ils sont prêts à abandonner le meilleur d’eux-mêmes devenu caduc, pourvu que le monde consente à reconnaître à quel point ils sont mauvais. Pourtant les forces de l’opposition politique sont contraintes à faire constamment usage du mensonge si elles veulent éviter d’être éliminées parce que trop destructrices. Plus elles se différencient de l’ordre établi qui leur assure néanmoins un refuge contre un avenir plus sombre, plus il est aisé pour les fascistes de les coincer sur des faussetés. Seul le mensonge absolu possède encore la liberté de dire n’importe quelle vérité. Cette confusion entre la vérité et le mensonge qui exclut pour ainsi dire le maintien de leur différence et transforme en travail de Sisyphe l’attachement à la plus simple des connaissances, annonce – sur le terrain de l’organisation logique – le triomphe du principe qui – sur le plan militaire – a été anéanti. Le mensonge conduit loin : il est en avance dans le temps. La conversion de toutes les questions concernant la vérité en questions de pouvoir, conversion à laquelle la vérité elle-même ne peut échapper si elle ne veut être détruite par le pouvoir, en vient non seulement à opprimer la vérité comme le firent jadis les despotes, mais elle a atteint jusqu’au cœur la distinction entre le vrai et le faux, que les mercenaires de la logique mettent tant de zèle à abolir. C’est ainsi que survit Hitler, dont nul ne peut dire s’il mourut ou s’il en réchappa.

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La voix d’une femme au téléphone nous permet de déceler si celle qui parle est jolie. La sûreté du ton, son naturel, son attention pour soi reflètent tous les regards d’admiration ou de désir qui se portèrent sur elle. Elle exprime la double signification du mot « grâce » en latin : gratitude et aménité. L’oreille perçoit ce qui est destiné à l’œil, car les deux vivent de l’expérience de la seule beauté. On la reconnaît dès la première fois : citation familière de ce qu’on n’a encore jamais vu.

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Dîners de gala. – La manière dont, de nos jours, progrès et régression sont imbriqués apparaît lorsqu’on considère les possibilités techniques qui sont les nôtres. Les procédés de reproduction mécanique se sont développés indépendamment de ce qu’ils reproduisent et ont fini par devenir complètement autonomes. Ils sont considérés comme partie intégrante du progrès et tout ce qui n’en fait pas partie comme réactionnaire et dépassé. Cette opinion est d’autant plus encouragée que les super-équipements risquent de passer pour de mauvais investissements dès qu’ils sont un tant soit peu inutilisés. Mais comme leur développement, à l’époque du libéralisme, s’appliquait surtout à ce qui concernait la présentation de la marchandise et que, par ailleurs, leur force d’inertie finissait par peser lourd sur ces marchandises auxquelles l’appareil de production restait de toute façon étranger, les besoins, en s’adaptant aux équipements, signifièrent la fin d’une demande adaptée aux produits. La frénésie de consommation des produits les plus récents de la technique ne rend pas seulement indifférent au produit même, mais fait accepter la camelote la plus éculée et jouer le jeu de la stupidité programmée. Celle-ci vient confirmer tout ce qui autrefois n’était que du toc et, jamais à court de variations, elle le fait passer pour une haute nouveauté. Pour répondre au progrès technique, le consommateur n’a que sa volonté obstinée et bornée d’éviter surtout l’acquisition de rossignols, de ne jamais être en retard sur le processus de production en cours et de ne jamais se demander à quoi sert un produit. Faire comme tout le monde, participer à la bousculade, faire la queue, voilà qui vient remplacer tant bien que mal les besoins rationnels. La haine à l’égard d’un film vieux de trois mois, auquel on préférera vaille que vaille le dernier sorti – en tous points équivalent – est à peine moins forte que la haine pour une composition radicale trop moderne. De même qu’ils veulent toujours ne rien manquer, de même les clients de la société de masse ne peuvent-ils rien laisser passer. Alors que le mélomane du XIXe siècle se contentait de voir un seul acte à l’opéra, en partie pour cette raison barbare qu’il ne voulait pas abréger son dîner pour un spectacle, la barbarie est arrivée entre-temps à un point tel que – toute possibilité d’échapper à un dîner lui étant ôtée – elle ne parvient plus à se rassasier de sa culture. Tout programme doit être avalé jusqu’au bout, tout best-seller doit être lu, tout film doit être vu durant sa période de plus grand succès, dans la salle d’exclusivité. La masse de ce que l’on consomme sans discernement atteint des proportions inquiétantes. Elle empêche qu’on s’y retrouve et, de même que dans un grand magasin on se met en quête d’un guide, la population, coincée entre tout ce qui s’offre à elle, attend le sien.

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Vente aux enchères. – La technique qui envahit tout élimine le luxe, elle ne le fait cependant pas en déclarant que le privilège est un droit des hommes, mais en élevant le niveau général de la vie tout en barrant les possibilités d’accomplissement. L’express qui traverse en trombe le continent en trois nuits et deux jours est un miracle, mais pour le voyageur le trajet n’a plus rien des splendeurs passées du train bleu. Ce qui faisait la volupté du voyage, depuis le geste d’adieu par la fenêtre, l’attention de ceux qui empochaient joyeusement les pourboires, le cérémonial des repas, le sentiment constant d’un privilège qui n’enlevait rien à personne, tout cela a disparu en même temps que les voyageurs élégants qui se promenaient sur les quais avant le départ et que l’on cherche finalement en vain même dans les halls des hôtels les plus raffinés.

Le fait que l’on escamote désormais les marches des wagons signifie que, même dans l’express le plus cher, le voyageur doit se plier comme un prisonnier aux dispositions précises de la Compagnie. Elle lui assure, il est vrai, l’exacte contre-valeur de son argent, mais rien qui n’ait été évalué au-delà de prétentions moyennes. Qui donc aurait l’idée, dans de telles conditions, de voyager ainsi avec sa maîtresse de Paris à Nice ? Mais on ne peut s’empêcher de soupçonner que même le luxe qui s’écarte de la norme et qui se proclame avec ostentation, recèle de plus en plus quelque chose d’arbitraire, d’artificiellement gonflé. Selon les théories de Veblen, il doit plutôt permettre à ceux qui en ont les moyens de se prouver en même temps qu’aux autres quel est leur statut, au lieu de satisfaire des besoins par ailleurs de moins en moins différenciés. Alors que la Cadillac a sans aucun doute autant d’avantages de plus sur la Chevrolet que son prix est plus élevé, cette supériorité, contrairement à celle de l’ancienne Rolls Royce, résulte elle-même d’un plan d’ensemble qui équipe habilement la première de meilleurs cylindres, la seconde de cylindres, de vis et d’accessoires plus médiocres, sans que le schéma de base du produit de masse s’en trouve modifié : il suffirait de quelques décalages dans la production pour transformer une Chevrolet en Cadillac. C’est ainsi que l’on vide le luxe de son sens. Car au sein de l’universelle fongibilité le bonheur s’attache sans exception au non-fongible. Aucun effort humain, aucun raisonnement formel ne pourra changer quelque chose à l’idée que la robe ravissante de l’une ne saurait être portée par vingt mille autres. À l’ère du capitalisme, l’utopie du qualitatif se réfugie dans les traits du fétichisme : tout ce qui, en vertu de sa différence et de son unicité, n’entre pas dans les relations d’échange qui prédominent. Mais cette promesse de bonheur dans le luxe présuppose en retour un privilège, une inégalité économique, donc une société qui s’appuie sur la fongibilité. C’est pourquoi le qualitatif devient lui-même un cas particulier de la quantification, le non-fongible devient fongible, le luxe se transforme en confort pour n’être finalement qu’un absurde gadget. Ce cercle vicieux finirait par réduire à néant le principe même du luxe s’il n’y avait la société de masse et sa tendance au nivellement, qui suscite l’indignation sentimentale des réactionnaires. La constitution interne du luxe n’est pas indifférente à ce qui arrive à l’inutile une fois incorporé dans le champ de l’utile. Ce qui en reste aujourd’hui, même les objets de la meilleure qualité, ressemble déjà à du rebut. Les objets précieux qui remplissent les appartements des plus riches attendent désespérément un musée pour les accueillir alors que, selon Valéry, celui-ci annihile pourtant la signification de sculptures et de peintures auxquelles seule l’architecture, leur mère, sut désigner une vraie place. Mais, retenus de force dans les maisons de ceux auxquels rien ne les lie, ils sont une insulte au mode d’existence développé par la propriété privée. Si les antiquités dont s’entourèrent les millionnaires avant la Première Guerre mondiale avaient encore quelque raison d’être parce qu’elles élevaient l’idée de l’habitation bourgeoise au niveau du rêve – du cauchemar – sans la désintégrer, les chinoiseries auxquelles on est passé depuis lors tolèrent mal un propriétaire qui ne se sent bien que dans l’air et la lumière dont le luxe autour de lui l’empêche de jouir. Le luxe moderne et pratique est un non-sens dont se contenteraient peut-être encore de faux princes russes devenus décorateurs à Hollywood. Les lignes du goût avant-gardiste convergent dans l’ascèse. L’enfant qui, à la lecture des Mille et Une Nuits, se grisait en imaginant les rubis et les émeraudes, se demandait finalement pourquoi la possession de telles pierres procurait une telle félicité puisqu’elles sont présentées comme un pur trésor, et non comme une monnaie d’échange. Cette question renferme toute la dialectique de l’Aufklärung. Elle est aussi raisonnable que déraisonnable : raisonnable en ce qu’elle perçoit l’idolâtrie, déraisonnable dans la mesure où elle se tourne contre son propre objectif, lequel est présent uniquement là où il n’a à se justifier devant aucune instance, voire devant aucune intentionnalité : pas de bonheur sans fétichisme. Mais peu à peu la question sceptique de l’enfant s’est étendue à toute forme de luxe, même le pur et simple plaisir sensuel ne lui échappe pas. Pour le regard de l’esthète qui défend l’inutile contre l’utile, l’esthétique séparée de force de toute finalité devient anti-esthétique parce qu’elle exprime la violence : le luxe devient vulgarité. Pour finir, il est galvaudé ou bien il perdure dans sa caricature. La part de beauté qui fleurit encore sous l’horreur n’est que dérision et laideur pour elle-même. Sa forme éphémère témoigne néanmoins du caractère inéluctable de l’horreur. Tout art recèle au fond quelque chose de ce paradoxe ; de nos jours il se manifeste dans le fait même que l’art existe encore. L’idée du beau – désormais figée – exige que l’on rejette le bonheur tout en l’affirmant.

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Vice-Président. – Avis aux intellectuels : ne laissez personne vous représenter. La fongibilité de tous les services et de tous les hommes et l’idée qui en résulte : tous devraient savoir tout faire, constituent une véritable contrainte dans l’ordre existant. L’idéal égalitaire de l’interchangeabilité est une escroquerie lorsqu’elle n’est pas fondée sur le principe de la révocabilité et de la responsabilité devant la base. Le plus puissant est celui qui peut faire le moins de choses lui-même et peut charger les autres le plus possible de tout ce à quoi il prête son nom et dont il empoche les bénéfices. Cela ressemble au collectivisme, mais ne se ramène qu’à un sentiment de supériorité en vertu duquel le pouvoir de contrôler les autres exempte de tout travail. Il est vrai que dans la production matérielle l’interchangeabilité a des bases objectives. La quantification du processus du travail tend à réduire la différence entre les tâches du Directeur général et celles du préposé à la pompe à essence. Croire que l’administration d’un trust dans les conditions actuelles requiert plus d’intelligence, d’expérience ou même plus d’entraînement qu’il n’en faut pour lire un manomètre n’est que piètre idéologie. Mais, tandis que dans la production matérielle on reste obstinément attaché à cette idéologie, l’esprit est soumis à une idéologie opposée. C’est la doctrine de l’universitas literarum – réduite à néant de nos jours – la doctrine de l’égalité de tous dans la république des lettres qui n’engage pas seulement tout un chacun pour contrôler chacun, mais doit aussi le rendre apte à faire aussi bien ce que d’autres font. L’interchangeabilité soumet les idées à la même procédure que celle imposée aux choses par l’échange. L’incommensurable est éliminé. Mais comme la pensée a pour tâche de critiquer la commensurabilité qui provient des relations d’échange et qui embrasse tout, celle-ci constitue les relations intellectuelles de production qui se tournent contre les forces de production. Dans le domaine matériel, l’interchangeabilité est ce qui est possible et la non-interchangeabilité le prétexte qui l’empêche ; dans la théorie qui a pour mission de clarifier cette équivoque, l’interchangeabilité permet aux mécanismes de perdurer même là où pourrait se manifester son antithèse objective. Seule la non-interchangeabilité pourrait mettre fin à l’incorporation de l’esprit dans l’appareil bureaucratique. L’exigence – présentée comme allant de soi – selon laquelle tout membre qualifié de l’organisation doit être en mesure d’accomplir n’importe quel effort intellectuel, fait du plus borné des techniciens scientifiques un critère intellectuel : d’où justement cet homme devrait-il tirer l’aptitude à critiquer sa propre technicisation ? C’est ainsi que l’économie réalise ce nivellement dont elle s’indigne en s’écriant : « Arrêtez le voleur ! » À l’époque de la liquidation de l’individualité il convient de poser à nouveau la question de cette individualité. Alors que l’individu, comme tous les processus de production individuelle, est resté en retard sur le niveau de la technique et s’est démodé sur le plan historique, il a droit, lui, condamné contre le vainqueur, à la vérité. Car il est le seul à conserver, quoique sous une forme distordue, la trace de ce qui légitime toute technicisation et dont cette dernière ne garde pourtant aucune conscience. Du fait que le progrès sans frein ne s’avère nullement identique à celui de l’humanité, son antithèse est en mesure d’offrir un refuge au progrès. Le crayon et la gomme rendent plus de services à la pensée qu’un bataillon d’assistants. Ceux qui ne s’abandonnent pas entièrement à l’individualisme de la production intellectuelle et ne se consacrent pas corps et âme au collectivisme de l’interchangeabilité égalitaire qui méprise l’homme, en sont réduits à une collaboration libre et solidaire où chacun assume ses responsabilités. Toute autre attitude braderait l’esprit aux aspects formels d’une activité et, du même coup, aux intérêts de celle-ci.

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Sélection. – Celui qui mène ce que l’on appelle une vie active où il lui faut s’attacher à des intérêts, réaliser des projets, voit bientôt les gens auxquels il a affaire se transformer en amis et ennemis. En évaluant dans quelle mesure ils peuvent répondre à ce qu’il vise, il les réduit d’avance au statut d’objets : les uns sont utilisables, les autres gênants. Dans le système de référence qu’impose tout objectif une fois qu’il a été fixé et sans lequel il n’est pas de bonne pratique, toute opinion divergente est perçue comme une résistance inopportune, un sabotage, une cabale ; toute approbation même fondée sur les intérêts les plus vulgaires devient un encouragement, quelque chose d’utile, un témoignage d’alliance. C’est ainsi que les relations avec les autres hommes s’appauvrissent : l’aptitude à percevoir l’autre pour lui-même et non comme une fonction de notre propre volonté, mais surtout celle qui permet une opposition féconde, la possibilité d’assimiler la contradiction pour se dépasser soi-même, tout cela s’atrophie. Il reste simplement une connaissance des hommes fondée sur les jugements de valeur et qui voit dans le meilleur d’entre eux un moindre mal et dans le pire, rien de grave. Or, une telle façon de réagir – exemplaire pour toute administration et pour la « politique du personnel » – tend automatiquement au fascisme, avant même que se forme une volonté politique ou que s’effectue le choix de programmes exclusifs. Quiconque a entrepris une fois pour toutes d’évaluer des aptitudes voit en ceux qu’il juge ainsi – par une sorte de nécessité technologique – des membres à part entière ou des outsiders, de la même race ou étrangers, des complices ou des victimes. Le regard fixe qui inspecte, hypnotise ou est hypnotisé, celui de tous les chefs de l’horreur, a un modèle : le regard du manager en train d’évaluer, qui invite le candidat à prendre place et éclaire son visage de telle sorte qu’il se divise impitoyablement en une partie claire, l’utilisable, et une autre sombre, douteuse comme l’incompétence. L’étape finale est l’examen médical qui décidera : apte au travail ou liquidé. Cette parole du Nouveau Testament : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi », vient depuis la nuit des temps du fond du cœur de l’antisémitisme. L’un des éléments constitutifs de la domination est de renvoyer dans le camp de l’ennemi quiconque ne s’identifie pas avec elle, simplement au nom de la différence : ce n’est pas un hasard si le catholicisme n’est que le mot grec désignant le terme latin de totalité, et auquel les nationaux-socialistes donnèrent une réalité. Il signifie que celui qui est différent, qu’il s’agisse de « déviation » ou d’une autre race, est assimilé à un adversaire. Là aussi le national-socialisme a atteint la conscience historique de ce qu’il est lui-même : Carl Schmitt définit la nature du politique par les catégories d’ami et d’ennemi. Progresser vers une telle conscience, c’est s’approprier la régression au niveau du comportement de l’enfant qui aime bien ou qui a peur. La réduction a priori à la relation ami-ennemi est un des phénomènes originaux de la nouvelle anthropologie. La liberté, ce serait de ne pas choisir entre le noir et le blanc, mais de tourner le dos à ce choix imposé.

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Institution pour sourds-muets. – Tandis que les écoles dressent les enfants à parler comme on administre les premiers secours aux victimes d’accidents de la circulation ou comme on construit des planeurs, les enseignés tombent dans un mutisme de plus en plus profond. Ils sont capables de faire des exposés, chaque phrase prouve qu’ils sauraient affronter un micro pour y représenter l’humanité moyenne, mais leur aptitude à parler entre eux s’atrophie. Car la conversation présuppose des expériences vécues dignes d’être racontées, la liberté de l’expression, de l’indépendance et des relations effectives. Dans le système qui envahit toute la vie, les entretiens semblent se dérouler entre ventriloques. Chacun devient son propre Charlie Mc Carthy{33} : voilà qui explique sa popularité. Les propos de chacun se mettent tous à ressembler aux formules réservées aux salutations et aux adieux. Ainsi une jeune fille que son éducation a heureusement adaptée aux normes du jour devrait pouvoir dire exactement à tout moment ce qui convient dans une situation donnée, car il y a là des points de repère qu’elle peut déceler. Mais ce déterminisme imposé au langage dans une telle adaptation signifie en même temps la fin de celui-ci : la relation entre la chose et le mot qui l’exprime est rompue ; de même que les concepts du positivisme fonctionnent désormais comme de simples jetons, de même ceux qu’utilise une humanité positiviste sont-ils littéralement devenus petite monnaie. Il arrive aux voix des locuteurs ce qu’il advint, après les découvertes de la psychologie, à la voix de la conscience dont la résonance nourrit tout discours : jusque dans leurs plus fines intonations elles sont remplacées par un mécanisme mis au point par la société. Dès qu’il cesse de fonctionner, que s’instaurent des pauses non prévues par les codes non écrits, c’est la panique. C’est pour cette raison que l’on a eu recours à des jeux très élaborés et à toutes sortes d’activités de loisirs : leur but est de nous libérer du fardeau d’un langage imprégné de morale. Mais l’ombre de l’angoisse s’étend lourdement sur ce qui reste encore du discours. Même dans le cercle le plus intime, la spontanéité et l’objectivité disparaissent de la conversation ; tout se passe comme dans la politique où la discussion a depuis longtemps été remplacée par les assertions du pouvoir. Parler est devenu affaire de mauvaises manières. On se rapproche de plus en plus de ce qui se passe dans la vie sportive. On veut marquer le plus de points possible : il n’est pas de conversation où ne s’insinue comme un poison l’occasion d’entrer en compétition. Les émotions qui, dans la conversation digne d’êtres humains, s’adressaient à l’objet de celle-ci, s’attachent obstinément à tout ce qui permet d’affirmer qu’on a raison, sans le moindre rapport avec la pertinence de ce qui est dit. Devenus simples instruments du pouvoir, les mots désensorcelés acquièrent pourtant un pouvoir magique sur ceux qui les utilisent. On peut constamment observer combien les paroles prononcées une fois – aussi absurdes, fortuites ou fausses qu’elles soient –, par le seul fait qu’elles ont été dites, tyrannisent le locuteur comme si elles étaient devenues sa propriété – et il ne peut plus y renoncer. Les mots, les chiffres, les termes une fois trouvés et prononcés, acquièrent de l’indépendance et font le malheur de quiconque s’approche d’eux. Ils forment une zone d’infection paranoïaque et il faut avoir recours à tout le pouvoir de la raison pour rompre leur charme. La magie qui s’est attachée aux slogans ronflants et frivoles de la politique se répète dans la vie privée à propos des objets en apparence les plus neutres : la rigidité cadavérique de la société s’étend même au cœur de l’intimité qui se croit protégée contre elle. Ce qui arrive à l’humanité ne vient pas seulement de l’extérieur : le mutisme est l’esprit objectif.

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Le palais de Janus. – Si l’on envisageait de situer le système de l’industrie culturelle dans les grandes perspectives de l’histoire universelle, il faudrait le définir comme l’exploitation systématique de la rupture séculaire entre les hommes et leur culture. Le caractère double du progrès – qui a toujours développé le potentiel de liberté en même temps que la réalité de l’oppression – créa une situation où les peuples furent de plus en plus intégrés au processus de domination de la nature et dans l’organisation sociale, mais la contrainte que leur imposait la culture les rendait incapables de comprendre en quoi celle-ci dépassait leur intégration. Ce que les hommes ont perdu, c’est la composante humaine de la culture qui défend pourtant le plus directement leur cause face au monde. Ils font cause commune avec le monde contre eux-mêmes, et le signe le plus parfait de leur aliénation, l’omniprésente marchandise, et leur propre transformation en appendice de tout le système, est pour eux un mirage où ils voient leur lien avec le monde. Les grandes œuvres d’art et les constructions philosophiques sont restées incomprises non pas du fait de la distance qui les séparait du noyau de l’expérience humaine, mais pour la raison opposée ; cette incompréhension pourrait en effet se révéler n’être qu’une trop grande compréhension : la honte d’avoir sa part dans l’universelle injustice deviendrait écrasante si on se mettait à la comprendre. C’est pourquoi les gens se cramponnent à ce qui les tourne en dérision et confirme la mutilation de leur être sous une apparence sans aspérité. Dans toutes les phases de la civilisation urbaine, cet aveuglement fatal permit aux laquais de l’ordre existant de mener une existence de parasites : la comédie attique à sa fin, les arts décoratifs hellénistiques sont déjà du kitsch, bien que ne disposant pas encore des techniques de reproduction mécanique et de l’appareil industriel dont les ruines de Pompéi semblent évoquer l’archétype. Lorsqu’on lit des romans populaires du siècle dernier, par exemple ceux de Cooper, on y trouve sous une forme rudimentaire le schéma de Hollywood. Il est probable que la stagnation de l’industrie culturelle n’est pas due à sa monopolisation, mais qu’elle a été dès le début une propriété de ce que l’on qualifie de divertissement. Le kitsch c’est cette structure d’invariants que le mensonge philosophique impute à ses projets solennels. En principe rien ne doit se modifier fondamentalement en eux, car toute cette escroquerie doit faire entrer dans la tête des hommes que rien ne doit changer. Mais tant que la civilisation évolua au hasard et anonymement, l’esprit objectif n’eut pas conscience de cet élément barbare faisant partie intégrante de lui-même. S’imaginant apporter une aide directe à la liberté alors qu’en réalité il servait de médiateur à la domination, il a au moins dédaigné de participer à la production directe de celle-ci. Et le kitsch qui le suivait comme son ombre, il l’a proscrit avec un zèle où s’exprimait certainement la mauvaise conscience de la culture supérieure ; celle-ci pressentait que sous la domination elle cesse d’être une culture, et se voyait rappelée au souvenir de sa propre dégradation par ce kitsch même. De nos jours, où la conscience des dirigeants commence à coïncider avec les tendances d’ensemble de la société, la tension entre culture et kitsch est en train de disparaître. La culture cesse d’entraîner à sa suite son adversaire qu’elle méprise, elle le prend en charge. En administrant l’humanité tout entière, elle administre du même coup la rupture entre l’humanité et la culture. Même la grossièreté, l’abrutissement et l’étroitesse imposés objectivement aux opprimés sont manipulés avec une souveraineté subjective dans l’humour. Rien ne saurait définir avec plus de précision cet état à la fois intégral et antagoniste que cette incorporation de la barbarie. Et pourtant, ce faisant, la volonté des manipulateurs peut invoquer la volonté universelle. Leur société de masse n’a pas seulement produit la camelote pour les clients, elle a produit les clients eux-mêmes. Ceux-ci étaient affamés de cinéma, de radio et de magazines ; quelque insatisfaction qu’ait laissée en eux l’ordre qui leur prend sans leur donner en échange ce qu’il promet, elle n’a cessé de brûler pour que le geôlier se souvienne d’eux et leur offre enfin de la main gauche des pierres pour la faim à laquelle la main droite refuse le pain. Sans opposer la moindre résistance, des citoyens d’un certain âge – qui devraient avoir connu autre chose – tombent depuis un quart de siècle dans les bras de l’industrie culturelle qui sait si bien miser sur les cœurs affamés. Ils n’ont aucune raison de s’indigner à propos de cette jeunesse qui s’est laissé pervertir jusqu’à la moelle par le fascisme. Ces non-sujets culturellement déshérités sont les véritables héritiers de la culture.

TROISIÈME PARTIE
 (1946-1947)

Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ?

BAUDELAIRE

 

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Un petit quart d’heure seulement. – Nuit d’insomnie : ainsi définit-on les heures tourmentées qui s’étirent sans qu’on entrevoie la fin ou l’aube, tandis qu’on s’efforce vainement d’oublier ce temps vide. Mais on est pris de véritable terreur durant les nuits où, sans dormir, on sent le temps se contracter et s’évanouir, stérile. Vous éteignez la lumière en escomptant de longues heures de repos réparateur. Mais vos pensées ne parviennent pas à s’arrêter, vous gaspillez les réserves promises par la nuit et avant d’être capable de bannir tout ce qui passe sous les paupières brûlantes, vous savez qu’il est trop tard, que le matin bientôt va vous surprendre. Le condamné à mort doit éprouver des sentiments analogues en vivant ses dernières heures qui passent, inexorables, inutilisées. Mais ce que révèle ce tassement des heures, c’est l’image inversée du temps accompli. Alors qu’en lui le pouvoir du vécu brise l’envoûtement de la durée et réunit – dans l’instant présent le passé et l’avenir, l’agitation d’une nuit d’insomnie transforme la durée en une suite de terreurs intolérables. La vie humaine se réduit à l’instant non pas lorsqu’elle supprime la durée en l’absorbant, mais lorsqu’elle se trouve devant rien et découvre ce qu’elle a de vain face au temps, ce mauvais infini. Avec le tic-tac trop bruyant de la montre on perçoit pour ainsi dire le ricanement de dédain des années-lumière devant la brièveté de l’existence humaine. Les heures qui, telles les secondes, se sont égrenées avant même d’être enregistrées par notre sens interne, l’entraînent dans leur précipitation, et l’avertissent que lui aussi, comme tout ce qui est mémoire, est condamné à l’oubli dans la nuit cosmique. Aujourd’hui, les hommes, qu’ils le veuillent ou non, doivent en prendre acte. À ce stade de totale impuissance, l’individu perçoit le temps qui lui reste à vivre comme un bref sursis avant l’exécution. Il n’espère pas vivre sa vie jusqu’à sa fin à la mesure de ses propres forces. La perspective d’une mort violente et de la torture, présente à l’esprit de chacun, se prolonge dans l’angoisse de savoir les jours comptés, et la durée de chaque vie est inscrite dans les statistiques ; vieillir est devenu pour ainsi dire un privilège injuste qu’il faut gagner sur la moyenne générale. Peut-être le quota de vie mis par la société à la disposition de ses membres, toujours révocable, est-il déjà épuisé. C’est une angoisse de cette nature qu’enregistre notre corps dans la fuite des heures. Le temps vole.

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Le Chevalier à la Rose. – Ce qui confère tant d’attrait aux gens élégants c’est l’espoir que, dans leur vie privée, ils ignorent l’avidité pour le profit – que leur position leur assure de toute façon – et que les rapports avec eux n’ont rien de la gêne étriquée qu’imposent les circonstances contraignantes. On leur attribue le goût de l’aventure intellectuelle, une distance sereine à l’égard de leur propre situation économique, des réactions sophistiquées, et on pense que leur sensibilité réagit – du moins en esprit – à la brutalité dont dépend leur situation privilégiée, alors que les victimes n’ont guère la possibilité de reconnaître ce qui les rend telles. Mais si la séparation des deux sphères, celle de la production et celle de la vie privée, se révèle être finalement elle-même un élément de l’illusion sociale, cette attente d’une liberté illimitée au plan de l’esprit ne peut être que déçue. Même le snobisme le plus subtil n’éprouve aucun dégoût pour ce qui le conditionne objectivement, il se ferme au contraire solidement à tout ce qui lui permettrait d’en avoir connaissance. On peut se demander dans quelle mesure la noblesse française du XVIIIe siècle a effectivement pris part au jeu suicidaire des Lumières et à la préparation de la révolution, comme le prétendent si volontiers ceux qui n’ont que répugnance pour le terrorisme de la vertu. La bourgeoisie, quant à elle, a su même dans sa phase de décadence éviter une telle tentation. Nul ne sort plus des rangs pour danser sur le volcan, à moins qu’il ne soit déclassé. La société est si totalement imprégnée par le principe économique – y compris dans sa subjectivité – la rationalité de ce principe est si totale que toute idée d’émancipation par rapport aux intérêts égoïstes, cette émancipation fût-elle simple luxe intellectuel, lui est interdite. De même qu’ils sont incapables de jouir des richesses qui n’ont cessé de croître, de même sont-ils incapables de penser contre eux-mêmes. Rechercher la frivolité est une entreprise vaine. La perpétuation des différences effectives entre le haut et le bas est favorisée par la disparition progressive de ces différences dans les formes de conscience propres aux deux pôles. Les pauvres, c’est la discipline des autres qui les empêche de penser, les riches, c’est la leur. La conscience des gouvernants inflige à tout ce qui est de l’ordre de l’intellect et de l’esprit ce qui est arrivé jadis à la religion. Pour la grande bourgeoisie la culture devient un élément de sa propre mise en scène. L’intelligence et la culture font partie des qualités grâce auxquelles une personne est souvent invitée, représente un bon parti, au même titre que bien monter à cheval, avoir du charme ou porter parfaitement l’habit. Mais, quant à la connaissance, ils ne manifestent aucune curiosité. Le plus souvent ces gens heureux s’épanouissent dans le train-train quotidien comme les petits-bourgeois. Ils installent leur maison, préparent des soirées, s’en tirent à merveille quand il s’agit de réserver une chambre d’hôtel ou un billet d’avion. Pour le reste, ils trouvent leur subsistance dans les déchets de l’irrationalisme européen. Leur propre hostilité aux choses de l’esprit qui flaire peut-être ce que peut avoir de subversif la pensée même, son indépendance à l’égard de toutes les données, de tout ce qui existe, ils la justifient lourdement, et ils n’ont peut-être pas tort. De même que les philistins de la culture à l’époque de Nietzsche croyaient au progrès, à l’élévation ininterrompue des masses et au maximum de bonheur pour le plus grand nombre, de même croient-ils aujourd’hui, sans très bien le savoir d’ailleurs, à son contraire, à la révocation des principes de 1789, à l’impossibilité d’améliorer la nature humaine, à une impossibilité anthropologique du bonheur – disons qu’ils estiment que les ouvriers vivent trop bien. La profondeur de vue d’avant-hier s’est transformée en une extrême banalité. De Nietzsche et Bergson dont les philosophies ont été les dernières admises, il ne reste que le triste anti-intellectualisme au nom d’une nature déshonorée par leurs apologistes. « Rien ne me déplaît autant dans le Troisième Reich », disait, en 1933, l’épouse juive d’un directeur général qui fut assassinée plus tard en Pologne, « que de ne plus pouvoir utiliser l’expression “terrestre” (erdhaft) parce que les nationaux-socialistes l’ont confisquée », et, même après la défaite des fascistes, une châtelaine autrichienne aux traits fins comme ceux d’une sculpture de bois, enthousiasmée par la personnalité d’un dirigeant ouvrier rencontré à un cocktail et qui passait à tort pour un radical, ne sut que répéter avec concupiscence : « et, de plus, il n’a absolument rien d’intellectuel, absolument rien ». Je me rappelle ma frayeur lorsqu’une jeune aristocrate aux origines vagues, qui ne savait guère dire un mot d’allemand sans un accent étranger très marqué, m’avoua sa sympathie pour Hitler dont l’image semblait incompatible avec la sienne. À l’époque je pensais que sa charmante stupidité l’empêchait de voir qui elle était elle-même. Mais elle était plus avisée que moi, car ce qu’elle représentait n’existait déjà plus et tandis que sa conscience de classe biffait sa détermination individuelle, elle laissait affleurer son être en soi, son caractère social. Dans les couches supérieures on s’applique tellement à son intégration, que toute déviation subjective devient impossible et qu’il faut chercher la différence dans la coupe particulièrement recherchée d’une robe du soir.

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Q.I. – Les comportements adaptés au stade le plus avancé du développement technique ne se limitent pas aux secteurs où ils sont effectivement requis. C’est ainsi que la pensée ne se soumet pas seulement au contrôle social là où il est imposé professionnellement, mais adapte l’ensemble de sa complexion à ce contrôle. Du fait que la pensée se pervertit en résolvant les tâches qui lui sont assignées, elle traite même ce qui ne lui a pas été assigné suivant le schéma de ces tâches. La pensée qui a perdu son autonomie ne se risque plus à saisir le réel pour lui-même et en toute liberté. Pleine d’illusions et de respect, elle laisse cela à ceux qui sont le mieux rétribués et se soumet du même coup elle-même à toutes sortes de normes. Et elle a tendance à se comporter comme si elle devait prouver continuellement ce qu’elle vaut. Même lorsqu’il n’y a rien à se mettre sous la dent, penser devient un entraînement en vue de n’importe quel exercice. La pensée considère ses objets comme de simples obstacles, un test permanent pour vérifier sa propre forme. Des considérations qui visent à assumer leurs responsabilités à travers leur rapport aux choses et donc à elles-mêmes, sont suspectes d’être vaines, vides, pure autosatisfaction asociale. De même que, pour les néopositives, la connaissance se scinde en une accumulation d’expériences empiriques et en formalisme logique, de même l’activité intellectuelle de ceux chez qui l’unité de la science est inscrite dans le corps se polarise-t-elle sur l’inventaire de ce qu’a enregistré et testé la faculté de penser : chaque pensée devient pour eux un jeu de questions et de réponses autour de l’information qu’elle apporte ou des compétences qu’elle donne. Les réponses justes doivent bien être déjà enregistrées quelque part. L’instrumentalisme, cette ultime version du pragmatisme, a cessé depuis longtemps d’être une simple question d’application de la pensée, il est la condition a priori de sa forme. Lorsque des intellectuels de l’opposition veulent transformer la société à partir de ce cercle dont ils sont prisonniers, ils sont paralysés par la configuration de leur propre conscience qui s’est modelée par avance sur les besoins de cette société. Tandis que la pensée a perdu l’habitude de se penser elle-même, elle est devenue en même temps l’instance absolue du contrôle d’elle-même. Penser ne signifie plus rien d’autre que de veiller à chaque instant pour voir si l’on est capable de penser. D’où l’impression étouffante que produit toute production intellectuelle, même indépendante en apparence – la production théorique tout autant que la production artistique. La socialisation de l’esprit le garde sous surveillance, envoûté, sous verre, aussi longtemps que la société est elle-même prisonnière. De même que la pensée jadis intériorisait les différentes tâches imposées de l’extérieur, de même s’est-elle aujourd’hui incorporé sa propre intégration dans l’appareil qui l’entoure ; elle va ainsi vers sa perte avant même que ne fondent sur elle les verdicts de l’économie et de la politique.

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Au service du client. – L’industrie culturelle prétend hypocritement qu’elle s’aligne sur les consommateurs et leur livre ce qu’ils désirent. Mais tandis qu’elle s’empresse de réprouver toute idée concernant son autonomie et érige ses victimes en juges, son autoritarisme masqué dépasse tous les excès de l’art autonome. Ce n’est pas tant qu’elle s’adapte aux réactions des clients, bien plus, elle les simule. Elle les leur inculque en se comportant comme si elle était elle-même un client. On pourrait penser que tout cet ajustage auquel elle assure obéir elle aussi est idéologie ; les hommes aspireraient d’autant plus à s’adapter aux autres et à tout le système qu’ils cherchent davantage – en exagérant l’égalité, ce serment que prête l’impuissance sociale – à participer au pouvoir et à subvenir l’égalité. « La musique écoute pour l’auditeur », et le film réalise à l’échelle d’un trust cette astuce odieuse des adultes qui, pour baratiner les enfants en faveur d’un cadeau, déversent sur eux des discours qui correspondent à ceux qu’ils attendent d’eux et leur présentent le cadeau souvent douteux dans les termes du ravissement bruyant qu’ils veulent provoquer. L’industrie culturelle est modelée sur la régression mimétique, sur la manipulation d’impulsions mimétiques refoulées. Pour ce faire sa méthode consiste à anticiper l’imitation des spectateurs par eux-mêmes et à faire apparaître l’approbation qu’elle veut susciter comme déjà existante. Les choses sont d’autant plus faciles que, dans un système stable, elle peut compter sur une telle approbation et qu’il lui reste plutôt à la répéter sur le mode du rituel qu’à vraiment la susciter. Son produit n’est pas un stimulus mais un modèle de réaction à des stimulations non existantes. De là le générique musical enthousiaste au cinéma, le stupide langage infantile, le ton populaire accrocheur ; même le gros plan sur la star semble s’exclamer : comme c’est beau ! Par ce procédé, la machine culturelle assaille le spectateur d’aussi près que le train photographié de face qui vient sur lui à l’instant où la tension est la plus forte. Mais le ton adopté dans chaque film est celui de la sorcière qui apporte la nourriture aux enfants qu’elle va ensorceler ou manger en marmottant d’un air sinistre : « Elle est bonne ma soupe, n’est-ce pas ? Qu’elle te profite bien, te profite bien. » Dans l’art, c’est Wagner qui a inventé ces incantations culinaires, lui dont les intimités linguistiques et les ingrédients musicaux se dégustent pour ainsi dire eux-mêmes et, avec la compulsion du génie à se confesser, il a montré comment fonctionne ce procédé dans la scène de L’Anneau des Niebelungen où Mime offre à Siegfried la boisson empoisonnée. Mais qui coupera la tête à ce monstre qui, depuis longtemps, repose lui-même avec sa chevelure blonde sous le tilleul ?

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Le loup grand-mère. – L’argument le plus fort dans l’arsenal des apologistes du cinéma est le plus grossier : c’est un produit de consommation de masse. Ils proclament qu’il est le medium par excellence de l’industrie culturelle, un art populaire. Son indépendance envers les normes de l’œuvre autonome doit le dégager de la responsabilité esthétique dont les critères se sont avérés réactionnaires – quand ils lui furent appliqués – tout comme d’ailleurs toutes les intentions visant à l’anoblir artistiquement ont quelque chose de gauche, d’artificiellement gonflé, de formellement manqué – quelque chose qui rappelle le produit d’importation pour le connaisseur. Plus un film a de prétentions artistiques, plus il sonne faux. C’est ce que peuvent faire remarquer les protagonistes et, de plus, lorsqu’ils critiquent l’intériorité qui n’est plus que du kitsch, ils peuvent se prendre pour une nouvelle avant-garde avec leurs sujets grossièrement kitsch. Si l’on porte la discussion sur ce terrain ils se sentent forts de leur expérience technique et de leur habileté professionnelle et leurs arguments deviennent irrésistibles. Le film ne serait pas un art pour les masses, mais simplement manipulé pour tromper les masses ? Pourtant, sur le marché, les désirs du public peuvent constamment s’exprimer ; la production collective garantit déjà à elle seule la nature collective du film ; seul quelqu’un qui n’a pas de contact avec les réalités de notre monde suspecte les producteurs et ne voit en eux que des montreurs de marionnettes ; la plupart sont peut-être dépourvus de talent, soit, mais là où se regroupent tous les dons nécessaires il peut sortir quelque chose de bon en dépit de toutes les restrictions. Le goût des masses auquel se plie le film ne serait pas vraiment celui des masses, mais un goût qu’on leur a octroyé ? Mais il serait fou de parler d’un goût des masses différent de celui qu’elles ont en réalité, et ce que l’on a toujours désigné sous le terme d’art populaire a de tout temps été le reflet de la domination. Suivant une telle logique, c’est seulement par une adaptation sagace de la production aux besoins existants, et non en pensant à un public utopique, que la volonté générale anonyme peut prendre forme. Le film serait rempli de stéréotypes mensongers ? Mais le stéréotype est l’essence même de l’art populaire, les contes de fées ont leur prince charmant et le diable comme le film a son héros et son mauvais garçon ; ce dernier a même en commun avec le conte la cruauté barbare qui divise le monde en bien et en mal, que l’on se rappelle la marâtre condamnée à danser jusqu’à ce que mort s’ensuive dans des souliers chauffés à blanc.

On pourrait répondre à tout cela en examinant les concepts fondamentaux présupposés par les apologistes. Les mauvais films ne peuvent pas être imputés à l’incompétence : le plus doué des cinéastes est brisé par le système, et l’afflux de gens dépourvus de talent s’explique par l’affinité entre le mensonge et le charlatanisme. La stupidité est objective ; des améliorations personnelles ne sauraient produire un art populaire. La conception d’un tel art est modelée sur des rapports de type agraire ou sur une économie marchande rudimentaire. Ces rapports et les caractères qui les expriment sont ceux de maîtres et d’esclaves, de profiteurs et de défavorisés, mais sous une forme immédiate qui n’est pas tout à fait objectivée. Certes les différences de classes ne les marquent pas moins que la société industrielle avancée, mais leurs membres ne sont pas encore totalement prisonniers de la structure intégrale qui réduit les sujets individuels à de simples moments pour les regrouper – isolés et impuissants – en une collectivité. Le fait que le peuple n’existe plus ne signifie cependant pas, comme l’ont fait croire les romantiques, que les masses soient plus mauvaises. C’est bien plutôt la nouvelle forme de la société, radicalement aliénée, qui révèle la fausseté de la forme ancienne. Ce sont précisément les traits sous lesquels l’industrie culturelle revendique l’héritage de l’art populaire que celle-ci rend suspects. Le film produit un effet rétroactif : l’horreur optimiste qu’il présente met en lumière dans le conte ce qui, de tout temps, servit l’injustice, et il laisse affleurer dans les visages des méchants punis le visage de ceux que la société intégrale condamne et que la socialisation a de tout temps rêvé de condamner. C’est pourquoi la mort progressive de l’art individualisé ne justifie en rien un art qui se comporte comme si son sujet, qui réagit de façon archaïque, était le sujet naturel, alors que son sujet réel est le consortium, inconscient sans aucun doute, de quelques grosses firmes. Si les masses elles-mêmes, en tant que clients, exercent une influence sur le film, celle-ci reste aussi abstraite que les recettes de la caisse qui ont remplacé les applaudissements et toutes leurs nuances : simple choix entre le oui et le non pour un produit proposé, prisonnier de la disproportion entre pouvoir concentré et impuissance dispersée. Le fait que de nombreux experts et aussi de simples techniciens participent à la fabrication d’un film ne garantit pas davantage son humanité que la décision de commissions scientifiques compétentes ne garantit celle des bombes et des gaz toxiques.

Tous les discours ingénieux sur l’art cinématographique conviennent certes bien aux écrivailleurs qui veulent faire parler d’eux ; mais l’appel conscient à la naïveté, à l’esprit obtus des esclaves qui est depuis longtemps déjà passé dans la pensée des maîtres, ne suffit plus. Le film qui s’attache de nos jours aux hommes, sans esquive possible, comme s’il était une part d’eux-mêmes, est le plus loin de leur destinée d’hommes telle qu’elle pourrait se réaliser d’un jour à l’autre, et ses partisans sont soutenus par tout ce qui résiste à penser cette antinomie. Que les gens qui font les films ne sont pas des intrigants n’est pas un argument contraire. L’esprit objectif de la manipulation s’impose à travers les lois de l’expérience, l’évaluation de la situation, les critères techniques, les inévitables calculs économiques, tout le poids spécifique de l’appareil industriel, et il n’est pas nécessaire que s’exerce la moindre censure ; et si l’on interrogeait les masses, elles ne feraient que refléter l’ubiquité du système. Les producteurs ne fonctionnent pas davantage comme des sujets que ne le font leurs ouvriers et leurs clients, ils sont de simples éléments d’un mécanisme qui se règle de lui-même. Mais la maxime à résonance hégélienne selon laquelle l’art de masse doit respecter le goût réel des masses et pas celui des intellectuels négativistes, est de l’usurpation. L’opposition du film – cette idéologie totalement englobante – par rapport aux intérêts objectifs des hommes, sa contamination par le statu quo de la société de profit, la mauvaise conscience et l’imposture apparaissent immédiatement. Aucun appel à un état de conscience existant effectivement ne pourrait s’arroger un droit de veto contre une perception qui dépasse cet état de conscience en discernant ses contradictions par rapport à lui-même et par rapport aux conditions objectives. Il est possible que le professeur fasciste allemand ait eu raison et que les véritables chansons populaires se nourrissaient déjà de valeurs culturelles des couches supérieures. Ce n’est pas par hasard que tout art populaire est précaire et non « organique », comme le film. Mais entre l’ancienne injustice dont les lamentations sont encore perceptibles même lorsqu’elle est transfigurée, et l’aliénation qui se proclame elle-même communion – créant insidieusement l’apparence d’intimité entre les hommes, à grand renfort de haut-parleurs et de psychologie pour publicités – il y a une différence comparable à celle qui existe entre la mère qui raconte à son enfant, pour conjurer sa peur des démons, le conte où les bons sont récompensés et les méchants punis, et le produit cinématographique qui remplit les yeux et les oreilles des spectateurs en parlant de la justice de n’importe quel ordre du monde, dans n’importe quel pays, sur un ton menaçant, pour leur apprendre de nouveau, et plus à fond, l’antique peur. Les rêves des contes qui s’adressent si expressément à l’enfant dans l’homme ne sont que la régression organisée de l’Aufklärung totale, et c’est lorsqu’ils frappent avec le plus de familiarité sur l’épaule du spectateur qu’ils trahissent le plus sûrement cette Aufklärung. L’immédiateté, la communauté populaire produite par le film aboutit à la médiation sans résidu qui rabaisse les hommes et tout ce qui est humain si parfaitement à l’état de choses, que le contraste entre eux et les choses, voire le charme (Bann) de la réification lui-même, ne peut plus être perçu. Le film a réalisé si intégralement la transformation des sujets en fonctions sociales que les victimes, ne se souvenant même plus d’aucun conflit, jouissent de leur propre déshumanisation comme de quelque chose d’humain, comme d’un bonheur qui réchauffe. La cohérence totale de l’industrie culturelle – qui ne laisse rien de côté – ne fait qu’un avec l’aveuglement social total. C’est pourquoi elle a beau jeu avec les contre-arguments.

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Petites douleurs, chants sublimes. – La culture de masse contemporaine est historiquement nécessaire, non seulement comme conséquence de la domination de l’entreprise monstre sur notre vie entière, mais aussi comme suite de ce qui paraît aujourd’hui aux antipodes de la standardisation des consciences : le subjectivisme esthétique. Sans doute les artistes ont-ils, tout en se tournant de plus en plus vers l’intérieur, appris à renoncer au plaisir infantile de l’imitation de l’extérieur. Mais, par leur réflexion sur l’âme, ils apprirent en même temps à disposer de plus en plus d’eux-mêmes. Le progrès de leur technique qui leur apporta de plus en plus de liberté et d’indépendance envers tout ce qui était hétérogène, aboutit à une sorte de réification, de technicisation de l’intériorité en tant que telle. Plus son expression est maîtrisée, moins l’artiste a besoin d’« être » ce qu’il exprime et plus ce qu’il a à exprimer – voire le contenu même de la subjectivité – devient simple fonction du processus de production. C’est ce que ressentit Nietzsche lorsqu’il accusa Wagner, ce dompteur de l’expression, d’hypocrisie, sans reconnaître qu’il ne s’agit pas là de psychologie, mais d’une tendance historique. Mais une fois que, sous l’effet d’une impulsion incontrôlée, le contenu de l’expression se transforme en objet de manipulation il devient palpable, on peut l’exposer, le vendre. Ainsi, chez Heine, le subjectivisme lyrique n’est pas simplement en contradiction avec ses traits commerciaux, mais ce qui se prête à la commercialisation est proprement la subjectivité administrée par la subjectivité. Utiliser en virtuose la « gamme » comme le faisaient les artistes au XIXe siècle est un processus qui, parti de l’impulsion interne, aboutit au journalisme, au spectacle, au calcul – et ce n’est pas seulement le fait d’une trahison. La loi du mouvement qui régit l’art, qui revient à celle du contrôle et, par conséquent, à l’objectivation du sujet par lui-même, signifie le déclin de l’art : l’hostilité à l’art propre au film qui passe – bureaucratiquement – en revue tous les sujets et toutes les émotions pour les rendre efficaces auprès du client, le second stade de l’extériorité, a ses origines dans l’art, à partir du moment où celui-ci domina de plus en plus la nature intérieure. Le cabotinage tristement célèbre des artistes modernes, leur exhibitionnisme, est leur manière de s’exposer eux-mêmes comme une marchandise sur le marché.

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