mardi 29 août 2023

Eumeswil – Ernst Junger

Eumeswil – Ernst Junger

 

Préciser ce qui est vague, définir de plus en plus nettement l’indéfini : c’est l’œuvre de toute évolution, de tout effort dans le temps. C’est pourquoi, au cours des années, les physionomies et les caractères s’accusent. C’est également vrai de l’écriture.

Le sculpteur affronte tout d’abord le bloc brut, la matière pure, réceptacle de toute possibilité. Elle répond au ciseau ; il peut détruire, ou en libérer une eau vitale, un pouvoir de l'esprit. Choix encore indéfini, même pour le maître ;  et qui ne dépend pas entièrement de sa volonté.

Le vague, l’indéfini, même de l’invention, n’est pas le mensonger. Il peut être inexact, mais ne doit pas être insincère. Une affirmation — imprécise, mais non pas contraire à la vérité — peut être expliquée, phrase par phrase, jusqu’au moment où la chose est d’aplomb et trouve son centre. Mais si le dire s’ouvre sur un mensonge, il faut l’étayer de mensonges renouvelés, jusqu’à ce que l’édifice finisse par s’écrouler. C’est pourquoi je soupçonne que déjà la Création a commencé par une fraude. S’il s’était agi d’une pure et simple faute, le Paradis pourrait être restauré par l’évolution. Mais le Patron a soustrait à notre emprise l’arbre de vie.

Je frôle ainsi l’objet de mes souffrances : l’irrémédiable imperfection, non seulement de la Création, mais aussi de ma propre personne. Ce qui fait naître, d’un côté, la haine envers les dieux, et de l’autre la critique envers soi-même. Peut- être suis-je en cela porté à l’excès : en tout cas, l’une et l’autre affaiblissent l’action.

Mais soyez sans crainte : mon dessein n’est pas d’écrire un traité de théologie appliquée à la morale.

 

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Du philosophe, on attend un système ; chez Bruno, on le chercherait vainement, bien qu’il soit au courant de l’histoire de la pensée. Son cours sur l’évolution du scepticisme depuis Heraclite emplit toute une année ; il est précis, et c’est sur quoi se fonde sa réputation. Il se rapporte à la partie pratique de sa doctrine, son côté artisanal, en quelque sorte. Le suivre, c’est bien placer ses frais d’inscription ; l’auditeur sera satisfait. Des élèves doués, devenus eux-mêmes professeurs, en profitent dans leur métier. Nous apprendre à penser, c’est nous rendre maîtres des hommes et des faits.

Qu’il y ait, derrière, beaucoup plus encore, ils n’ont pas à s’en soucier : ces sous-entendus ne feraient bien plutôt que les troubler. Il est vrai que cela même dont il ne dit rien ne reste pas sans effet sur eux ; la rationalité de son discours en est tout illuminée. L’autorité agit plus fortement encore dans le silence que dans les paroles : cela vaut du monarque, qui peut être analphabète, autant que du maître de haut

niveau intellectuel.     .

Quand j'eus la chance d’entrer dans l'intimité de Bruno, il subsista toujours, en arrière-plan, de l'inexprimé, même dans ces nuits où nous avions déjà vidé ensemble bien des verres.

Il aime le vin qui, sans l’asservir, l’embrase de plus en plus fortement.

Bruno est de petite taille, a de larges épaules, un visage rond, un peu rubicond. Ses yeux, fortement bombés, doivent à cette singularité un éclat tout particulier. Lorsqu’il parle, son visage peut prendre un air de hardiesse aventureuse ; dans ce cas, il rougit plus encore. Il souligne d’un sourire les passages ironiques, d’une manière presque insensible, mais avec toute la grâce d’un compliment. Cette sentence était destinée au dégustateur, comme quand on tâte d’un vin de bonne race : réservé au connaisseur. C’est ainsi que je l’ai souvent vu en face de moi, avec les gestes légers et aisés de sa main, comme s’il soulevait, à l’entrée de l’ange du silence, le rideau qui recouvrait le lieu où les mots expirent. L’assentiment prenait alors le relais de l’entendement.

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Bien qu’anarque, je ne suis pas, pour autant, ennemi de l’autorité. Au contraire : j’ai besoin d’elle, sans d’ailleurs croire en elle. Le principe digne de créance auquel j’aspire n’apparaît jamais : ce qui aiguise mon esprit critique Etant historien, je sais ce qui se peut réaliser.

Pourquoi des esprits qui nient toute valeur persistent-ils en ce qui les concerne, à élever des prétentions? Ils vivotent du fait qu’autrefois, des dieux, des pères, des poètes ont vécu. L’essence des mots s’est délayée en titres vains.

Il existe, chez les animaux, des parasites qui se nourrissent en secret d’une chenille. A la fin, au lieu du papillon, c’est seulement une guêpe qui se glisse hors de l’enveloppe. Ainsi en usent-ils à l’égard de l’héritage, et en particulier du langage : faux-monnayeurs qu’ils sont. C’est pourquoi je préfère la casbah, fût-ce de derrière mon bar.

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« La désagrégation du langage est moins une maladie qu’un symptôme. La source de vie se tarit. Le mot a encore une signification, mais plus de sens. Il est, dans une large mesure, remplacé par des chiffres. Il devient impropre à la création poétique, sans efficace dans la prière. Les voluptés grossières chassent les plaisirs de l’esprit. »

Ainsi parlait Thofern. Au séminaire, il entra dans les détails :

« Les argots, les livres qui se vendent sous le manteau ou qu’on ne feuillette que d’une main ont toujours été la source d’une délectation plus ou moins secrète. Ensuite, on les élève à la dignité de modèles. C’est le troisième ton qui domine. »

Par le « troisième ton », il entendait le niveau le plus bas où l’on puisse donner nom à des choses et des activités. On en parle de manière sublime, ou courante, ou ordurière ; chacune a valeur à sa place.

« Mais quand l’excrément prospère dans le langage de tous les jours, et plus encore dans le poème, il s’y joint l’attentat contre Je sublime. Quand quelqu’un apprécie la bouffe et s’en vante, il se blanchit du soupçon de voir dans le pain une substance miraculeuse, dont il célèbre le culte au repas.

Cette profanation provoque des formes basses de gaieté. Une tête peut s’ennoblir en chef, un visage en face, mais il peut aussi se déformer en gueule. Il se peut qu’elle égaie, lorsqu’elle apparaît dans le pandémonium ; les dieux, eux aussi, riaient de Priape. Guignol a sa place dans l’intermède. Mais lorsqu’il règne sur la scène, en qualité de buffo assoluto, elle se change en miroir déformant.

A l’opéra-comique, j’ai toujours vu quelques spectateurs s’en aller quand les salves de rires se mettaient à tonner. C’est là plus qu’une question de goût. Il existe une béatitude collective, et aussi une hilarité qui annonce l’approche immédiate du danger. Les bons génies sortent de la maison. Au cirque, avant que le sang ne coulât, on voilait les images des dieux. »

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L’anarque se distingue aussi de l’anarchiste en ce qu’il possède un sens aigu des règles. A cet égard, et pour autant qu’il les observe, il se sent dispensé de réfléchir.

Ce qui correspond au comportement de tous les jours : quiconque prend le train roule sur des viaducs et à travers des tunnels que des ingénieurs ont conçus à son usage, et auxquels ont travaillé cent mille mains. Ce qui ne ' lui trouble pas l’esprit ; il s’enfonce dans son journal en toute quiétude, déjeune ou pense à ses affaires.

Ainsi l’anarque, à ceci près que ces relations restent toujours présentes à sa conscience et qu’il ne perd jamais des yeux son thème favori, la liberté, malgré tout ce qui peut passer au-dehors, par monts et par vaux, à toute vitesse. Il peut descendre à chaque moment, non seulement de voiture, mais de toute exigence qu’élèvent à son égard l’Etat, la société, l’Eglise, et même quitter l’existence. En faire don à l’être, non seulement pour des raisons impérieuses, mais selon son bon plaisir, que ce soit par caprice ou par ennui, c’est son droit.

Pourquoi tant de gens recherchent-ils la carrière de petit fonctionnaire? Assurément, c’est qu’ils ont du bonheur une image raisonnable. On connaît la règle et ses tabous. On reste assis dans son fauteuil, les autres passent devant avec leurs demandes. Le temps s’écoule d’un cours nonchalant. C'est être déjà à demi au Thibet. Plus la sécurité. Aucun Etat ne saurait se passer de lui, si tumultueuses que soient les vagues. Il est vrai qu’il faut s’écraser.

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Si mon frérot se doutait de ce que je jette en passant, nous serions brouillés à mort. J’aurais porté la main sur ce qu’il a de plus sacré. « La liberté de la presse » et « la peine de mort »... ce sont des mots que j’évite soigneusement à la table de famille, car si je formulais, à leur propos, la moindre critique, je me déclasserais irrévocablement à ses yeux.

La liberté commence où cesse la liberté de la presse : c’est une idée qui ne lui entrerait pas dans la tête. « La liberté de pensée »... cela veut dire qu’il n’oserait pas soumettre ses idées éculées à l’épreuve de la liberté sauvage. Je veux bien lui concéder qu’il a derrière lui la tradition libérale, bien que, si on la compare avec celle de mon géniteur, elle ait continué, chez lui, à se délayer et à s’affaiblir. Les bonnes idées, elles aussi, ont leur temps. Le libéralisme est à la liberté ce que l’anarchisme est à l’anarchie.

Cadmo m’emmène assez souvent, pour m’ouvrir les yeux, chez ses « Compagnons de lutte ». J’y suis mal vu — peut- être m’y considère-t-on même comme un agent du Domo, qui, d’ailleurs, est au courant de leurs réunions et les tient pour insignifiantes, et même presque pour utiles : « Les chiens gueulards ne mordent pas. »

La raison pour laquelle j’ai du mal à m’orienter dans e tels esprits, c’est, surtout, leur indécision. Ils donnent ans sentiment lorsqu’ils devraient penser, et réciproquement. De Socrate, ils n’ont hérité que le scepticisme ; ce n’est pas eux qui l’emporteraient sur leurs épaules loin du combat, comme Xénophon. Etant convaincus que toutes choses sont temporelles et limitées, ils ont peur de la souffrance, du sacrifice, du don de soi.

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Alors, l’art pour l’art1 ? La volupté de ne pas seulement concevoir, mais aussi d’exécuter un acte criminel? Tout le monde pose des questions, mais le Chat botté est seul à savoir de qui il s’agit. En outre, les délices du danger.

Justement, je m’occupais depuis quelque temps de la littérature prérévolutionnaire — les Encyclopédistes, les auteurs de théâtre, les romanciers. Je m’étais procuré des détails sur les xvme, xixe et xxe siècles de l’ère chrétienne, des interférences entre la littérature et la politique qui, de nos jours, n’intéressent plus que les historiens.

Quand la société est encroûtée, quand une conscience nouvelle cherche à se libérer, elle se reconnaît dans l’œuvre d’art... ce qui en explique les effets, dont la violence épouvante, non seulement le pouvoir, mais souvent aussi l’artiste lui-même. C’est un « homme nouveau » — en fait, naturellement, l’homme de toujours — qu’on présente, sous sa forme active et passive. Vaste palette : l’individu se reconnaît, de Werther aux Brigands, du Mariage de Figaro aux Cent vingt journées de Sodome.

Le sujet m’était imposé par mes études sur l’anarchie — ou, pour parler plus simplement, par la question : « pourquoi l’individu s’y laisse-t-il toujours prendre de nouveau? » Il contenait, en outre, des sujets de thèse pour l’Institut de Vigo. Au reste, ils ne correspondaient que rarement aux goûts du maître, qui préférait une Sybaris du vi° siècle avant Jésus-Christ ou une Venise de 1725.

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Mais revenons à nos moutons ; je parlais de Dalin. Lorsqu’il me dit qu’il ne devait y avoir « rien de spécifique » dans le crime, je me rappelai l’une des thèses que j’ai mentionnées et qui avait pour titre : « Raskolnikov, Werther du xxe siècle ? » Elle était encore en cours de rédaction, c’est un Euméniste particulièrement doué qui traitait ce sujet.

Raskolnikov, le héros du roman d’un auteur russe nommé Dostoïevski, qui vivait au temps des tsars, élaborait un meurtre entièrement expérimental. Son problème, c’est la puissance ; quand on prouve qu’on est capable de verser le sang, on s’est conféré à soi-même les ordres mineurs. Une vieille usurière en est la victime, aussi fortuite que le passant quelconque qu’on écrase dans la rue. Il ne lui vole qu’un bijou, mais ce larcin, lui aussi, n’a qu’un caractère symbolique : il enterre l’objet dérobé sous une pierre et ne s’en occupe plus.

C’est donc à ce Raskolnikov que je songeais, et je mentionnai son nom lors de cet entretien au petit déjeuner. A ma grande surprise, et non sans inquiétude, je constatai que Dalin connaissait ce roman. Il ne pouvait en avoir entendu parler que par l’Euméniste chargé du sujet ; ce ne pouvait guère être le fruit du hasard.

Quant au Russe, il le rejetait, trouvant en lui un surhomme raté : « Pourquoi est-ce justement cette usurière qu’il assassine ? Parce qu’il la considère comme inutile, aussi superflue qu’un pou. Mais c’est là une raison tout à fait spécifique, un corset de moralisme. Ne fût-ce que pour cette raison, l’affaire était pourrie dès son germe. Manuel, tu n’as rien compris à ce que je t’ai expliqué. »

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L’égalisation et le culte des idées collectives n’excluent point le pouvoir de l’individu. Bien au contraire : c’est en lui que se concentrent les aspirations des multitudes comme au foyer d‘un miroir concave. Il devient leur mime, leur acteur tragique ; il a pour théâtre le monde. Il peut élaborer des plans de Titan, soit en vue du bien commun, soit de sa jouissance propre. Tous affluent pour charrier des pierres, se battre, tomber à son profit. Afin d’édifier sa Maison dorée, Néron fait raser toute une partie de Rome, percer l'isthme de Corinthe — deux travaux qu’il laissa inachevés.

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En outre, des notes qui proviennent en partie du Domo, en partie d’Attila... la conversation était animée ; pressé par le temps, je ne pus en noter l’auteur.

Les jugements quant à la cruauté de la peine de mort sont relatifs. Le duc de Châtelet, mené à la guillotine, disait :

« C’est un genre de mort agréable. »

Ce n’était pas du cynisme, si l’on songe que peu de temps auparavant, on avait encore roué, écartelé et brûlé vif. De fait, l’invention de Guillotin est née d’un dessein philanthropique. Il se peut aussi que ce duc aristocrate de Châtelet ait souffert d’un mal incurable. Il avait plus de soixante-dix ans lorsqu’on le décapita pour une bagatelle. Le suicide dénote bien qu’il y a pire que la mort. Quant aux distances que l’on pouvait visiblement prendre encore à l’égard d’elle, c’était un reflet possible des splendeurs du baroque. Sillery, traîné à l’échafaud, remarqua : « Là-haut, je serai guéri de ma goutte. »

Distance plus fermement encore maintenue par les chrétiens que par les philosophes... ainsi par les carmélites de Compiègne, ainsi chez Mme de Laval-Montmorency, l’abbesse de Montmartre, qui, les mains liées, dit en apercevant la guillotine : « Il y a bien longtemps que j’aspirais à toi ; c’est une mort précieuse. »

Attila citait ces mots, et d’autres semblables, des condamnés du Tribunal révolutionnaire, donnait aussi la parole aux cyniques. Noter :

« La photographie fausse le problème en le réduisant à l’éphémère. L’apparence de la cruauté pourrait sans peine être atténuée, et même transmuée en son contraire, par exemple par l’emploi de drogues euphorisantes. Est-ce l’affaire de la justice ? Elle tient, avec le glaive, la balance ; il faut peser exactement le rapport de la faute à la punition. Il ne s’agit pas non plus tout simplement de se débarrasser du coupable ; sinon, on ferait mieux de le bannir. Jadis, on disait : « Justice est faite. »

Et encore : « C’est un sujet dont devraient seuls parler ceux qui ont connu les parvis de la mort, l’approche du serpent qui donne et la mort et la vie. Ce contact peut être transmis et découvert à nouveau. Périclès a fait reconstruire le temple d’Eleusis, qui tombait depuis longtemps en ruine. Cela peut se produire à chaque époque et en tout lieu. » Avant que le Condor ne pût répliquer, le Domo dit : « A quoi bon ? Il vaut mieux pour nous qu’ils aient peur de la mort. »

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Dans les mots que renforce le suffixe « -isme », une certaine prétention se traduit, une tendance volontariste, et souvent une hostilité a priori. Le mouvement devient tumultueux, aux dépens de la substance. Ce sont là des mots pour sectaires, pour ceux qui n’ont lu qu’un seul livre, pour ceux qui « jurent fidélité à leur drapeau et se battent pour la cause, quoi qu’il advienne », bref, pour les types du représentant et du voyageur de commerce en lieux communs. Une conversation avec quelqu’un qui se présente sous le nom de réaliste se termine le plus souvent de manière fâcheuse. Il a de la chose, comme l’idéaliste de l’idée ou l’égoïste du moi, une notion bornée. La liberté est mise sous étiquette. C’est tout aussivrai du rapport de l’anarchiste à l’anarchie.

Que trente anarchistes s’assemblent dans quelque ville, et le fumet des incendies et des cadavres s’y étale, précédé par des mots d’ordre obscènes. Que trente anarchistes y vivent sans même se connaître l’un l’autre, et il ne s’y passe rien ou si peu que rien ; l’atmosphère se purifie.

Sur quoi se fonde l’erreur à laquelle des esprits sans nombre ont succombé et qui continuera sans fin à agir ? Si je tue mon père, je tombe entre les mains de mon frère. Il n’y a pas plus à espérer de la société que de l’Etat. Le salut est dans l’individu.

Ces rencontres au luminar pourraient remplir tout un livre.

Il se produirait d’ailleurs des répétitions. L’idée rectrice : le rapport entre l’anarquc et l’anarchiste est simple, quelles qu’en soient les variantes. En outre, il n’existe là qu’une différence de degré, et non de principe. Comme en chacun des hommes, comme en nous tous, l’anarque est aussi caché au cœur de l’anarchiste, qui ressemble à un tireur dont la flèche rate le centre.

Quel que soit l’objet sur lequel on médite, il faut commencer par les Grecs. La polis, dans sa multiplicité : batterie de cornues où l’on a déjà risqué toutes les expériences. Tout s’y trouve — des profanateurs des Hermès et des tyrannicides à la retraite totale loin des querelles du monde. Quant à celle-ci, Epicure peut être considéré comme un parfait modèle, avec son idéal de l’absence de souffrance fondée sur la vertu. Les dieux n’interviennent pas : ils jouissent des actions des hommes comme d’un spectacle ; quant à l’Etat, tout ce qu’on peut attendre de lui, dans le meilleur des cas, c’est la sécurité — l’individu doit dans la mesure du possible préserver contre lui sa liberté.

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Je dus vite renoncer à mon dessein de grouper le personnel historique autour de deux pôles. Ainsi : d’un côté les rêveurs, les chimériques, les utopistes... de l’autre les penseurs, les planificateurs, les systématiciens ; la frontière n’est pas nette. Sentiments et pensées se répondent, personne et chose, Etat et société se fondent l’un dans l’autre. La vague, irrésistible lorsqu’elle déferle, s’éparpille en embruns, et par son propre épuisement, et du fait des résistances extérieures. La pratique le fait bien voir — ainsi, la manière dont les anabaptistes ou les saint-simoniens se divisent. Une prudence particulière est de rigueur là où se manifestent des prétentions messianiques.

Je me suis fait jouer au luminar le plan mondial de Fourier. Il était représenté comme s’il était réalisé, dans une version surréaliste. Il n’y avait plus de villes ni de villages. La planète était couverte d’énormes tours d’habitation, les phalanstères. Ces tours blanches étaient séparées par les domaines économiques qui leur étaient rattachés, administrés et mis en valeur selon le système de la communauté des biens. Il me faut l’avouer : le panorama avait quelque chose de majestueux, tel que Fourier l’avait rêvé. D’ailleurs, au cours de l’histoire, il est déjà arrivé qu’on se rapprochât de son idéal. Images et songes sont toujours avant-coureurs de la réalité.

Bien des traits qui paraissaient alors utopiques ont même été dépassés ; à cette époque des physiocrates, encore dominée par l’agriculture, il y eut des esprits pour concevoir d’avance les mondes de la technique ; ceux-ci, comme les autres, sont fondés sur le rêve. Il est vrai que leurs plans ressemblaient souvent à des palais sans escalier, mais certains ont aussi été exécutés.

On envisage déjà l’environnement ; c’est ainsi que la collaboration des phalanstères entre eux provoque un changement de climat, et un changement favorable. Il règne en tous lieux, comme sous des verrières, une température agréable et harmonieuse. L’eau de mer devient potable, les animaux sauvages sont apprivoisés. La terre devient habitable, même dans ses déserts et aux pôles, au-dessus desquels se forment des courants lumineux d’où rayonne la chaleur. La population croîtra, pour atteindre les trois milliards. L’homme grandit jusqu’à une taille de deux mètres et vit jusqu’à cent cinquante ans. Le chiffre trois joue un rôle important ; ce qui dénote un esprit harmonieux. Les travaux se divisent en travaux nécessaires, utiles et agréables. Le produit brut est réparti entre trois classes, celle du capital, celle du travail et celle du talent. La femme peut vivre avec un époux, un amant, un reproducteur, ou aussi avec les trois à la fois. De même, l’homme a le choix entre ces trois possibilités. L’éducation des enfants incombe aux grand-mères.

L’idée fondamentale de Fourier est excellente : c’est que la création est mal fondue. Son erreur consiste à croire que ce défaut dans la coulée est réparable. Avant tout, l’anarque doit se garder de penser en progressiste. C’est la faute de l’anarchiste, en vertu de laquelle il lâche les rênes.

En fait, Fourier lui-même ne s’en tire pas sans autorité. Un phalanstère est régi par l’unarque, un million de phalanstères par le duarque, et leur totalité par l’omniarque.

Un phalanstère est habité par quatre cents familles. Quand on pense à ce qui se passe déjà chez nous, à Eumcswil, dans une maison pour deux familles, on peut s’imaginer la pagaille. Bientôt, tout commence à puer ; à ce moment, l’unarque nettoie « avec le balai de fer ». Peut-être même est-il obligé de faire intervenir le duarque.

Fourier trouva un mécène pour lui fournir le terrain et le capital destinés à la création du premier phalanstère. L’entreprise échoua dès ses débuts.

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Deux écueils se dressent devant l’anarchiste. Le premier, celui de l’Etat, peut être surmonté, surtout dans l’ouragan, quand les vagues s’enflent. Il échoue inéluctablement sur le second, celui de la société, et précisément de celle dont il avait conçu l’image. Il survient un bref intermède entre la chute des pouvoirs légitimes et la nouvelle légalité. Deux semaines après que Kropotkine eut été enterré derrière le drapeau noir, on liquida les marins de Cronstadt. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se soit rien passé depuis... peut-être Mer lino, l’un des désillusionnés, lui aussi, a-t-il dit le mot juste : « L’anarchisme est une expérience. »

D’où également les querelles infinies entre les anarchistes, les syndicalistes et les socialistes de toute nuance... entre Babeuf et Robespierre, Marx et Bakounine, Sorel et Jaurès, avec tous les autres dont les noms, n’était le luminar, seraient effacés comme des empreintes dans le sable.

Abstraction faite de maximes qui étincellent parfois à travers le brouillard, cette lecture, comme celle des Pères de l’Eglise, produit, durant d’interminables passages, une impression de stérilité, et souvent agace. D’ailleurs, comme chez eux tous les chemins mènent à Rome, tous ramènent ici, depuis le xix9 siècle de l’èfe chrétienne, à Hegel.

Quand j’ai évoqué Bakounine au luminar, j’ai vu se poser d’autres problèmes. Tout d’abord : comment s’explique le rôle de la jeunesse dorée dans les menées universelles des anarchistes ? Il ne manque chez eux ni de princes, ni de fils et de filles de la grande bourgeoisie et d’officiers haut placés, ni d’étudiants qui n’ont jamais pris un marteau en main.

Et comment s’explique la liaison entre la pitié et, dans les actes, une extrême brutalité ? Elles peuvent s’unir en une seule personne, ou se répartir entre personnalités diverses. Une rencontre classique entre aristocrates, l’un de l’aile gauche, l’autre de l’aile droite, c’est celle de Florian Geyer avec son beau-frère, qui l’abattit de sa propre main. Les paysans n’étaient même pas satisfaits de voir des chevaliers se joindre à leur révolte.

Don Quichotte, durant ses errances, entend les gémissements d’un valet que son maître a, pour un méfait quelconque, attaché à un arbre et qu’il châtie cruellement. Le chevalier délivre ce malheureux et impose une expiation au tortionnaire. A peine a-t-il repris sa route que le valet se trouve de nouveau ligoté, et fouetté plus cruellement encore qu’avant. Le chevalier s’est donc fait des ennemis et de l’un, et de l’autre.

Sans cesse se mêle à ces histoires le conflit, et avec le père, et avec le frère. Je crois que c’est au sujet de Bakounine que j’ai entendu l’anecdote suivante : son père, à table, se fâcha, parce qu’un domestique avait brisé un plat ou servi de travers. Vint ce que les enfants craignaient et ce qui les faisait trembler : le père envoya au poste de police le plus proche un ordre de vingt coups de bâton. Lorsque le billet fut parti, les enfants serrèrent le serviteur dans leurs bras, pour pleurer avec lui... il les repoussa ; il ne voulait rien avoir à faire avec eux.      

C’est dur d’être ainsi exclu. Cela laisse des cicatrices. On trouve chez Tolstoï des incidents de ce genre. En ce temps-là, on employait encore les verges.

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La logique de l’anarchisme devrait exiger que l’on puisse bien prendre part aux guerres civiles, mais non aux guerres entre nations. Il y a là des exceptions, et aussi des interférences — ainsi l’insurrection. Chez Bakounine, l'anarchisme se combine à la slavophilie. Garibaldi, héros national, avec une nuance anarchique, erre à travers les champs de bataille de deux continents. Il avait la chance de s’être exercé aux combats sur mer et sur terre. C’est, au contraire, un lamentable spectacle que le pur idéologue qui « prend le pouvoir » pour quelques jours ou quelques semaines.

Pour l’anarchiste aussi, le combat est père de toutes choses ; c’est à bon droit qu’il fonde sur lui de grands espoirs. La maxime de Clausewitz selon laquelle la guerre est la continuation de la politique, avec d’autres moyens, vaut pour l’anarchiste, mais inversée : à chaque déclaration de guerre, il sent venir l’aurore. Dans la guerre civile à l’échelle mondiale, il y a toujours, entre les nations et les partis en lutte, une armée diffuse de partisans anarchistes qui mène sa guerre propre. On les utilise, jusqu’à l’usure totale.

Rares sont les remous anarchistes qui tourbillonnent durant des semaines, ou plus longtemps encore, dans le courant de l'histoire ; ils supposent un pat politique. On considère que l’exemple classique en est la Commune de Paris, au sein d’une guerre entre Gaulois et Germains, vers la fin du xixe siècle de l’ère chrétienne. Les socialistes, aussi bien que les communistes, s’en sont réclamés.

On peut aussi se chauffer les mains aux feux de l’histoire, à condition de rester prudemment à distance. On sent la présence de principes intemporels, dont les rayons funèbres agissent jusque dans le temps. De même que le combat est père des choses, l’anarchie en est la mère ; une ère nouvelle est inaugurée.

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Comme les querelles de la Guerre des Paysans, celles-ci se rattachaient à l’Evangile. L’un des prolégomènes des courants théologiques est la définition et la consolidation du lieu de la liberté. Les « Hommes libres » la cherchaient chez la personne. La liberté deviendrait, en « prenant conscience d’elle- même », foyer de l’action. Il fallait élever de tous côtés des remparts pour protéger la liberté personnelle, que ce fût contre l’Etat, l’Eglise, le libéralisme ou le socialisme montant. Tous ces organismes, selon eux, faisaient partie de la « masse », entravaient et limitaient « l’émancipation absolue de l’individu ».

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Stirner ne s’occupait guère de tels problèmes ; il les écartait d’un revers de main, comme il secouait la cendre de son havane. Ils n’étaient « pas son affaire ». D’autres questions le retenaient, comme le droit de vie et de mort accordé à l’Unique. Il ne tuerait ni ne mourrait pour le Roi et la Patrie, comme le soldat, ni pour une idée, comme l’anarchiste, ni pour une croyance, comme le martyr, mais seulement quand sa propre cause l’exigerait. Il en donnait pour exemple une vivandière morte de ses blessures, avec son nourrisson, et dont le sang avait teint la neige, au bord de la Bérésina. Avant de mourir, elle étrangla l’enfant au moyen de sa jarretière.

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Nous avions envisagé, pour marquer une frontière importante, le parallèle entre l’Unique et le Surhomme. Que le vieux Boutefeu eût ou non connu l’œuvre de Stirner, comme le suppose Mackay, serait d’importance secondaire... les idées sont dans l’air. L’originalité réside dans leur mise en forme, dans la force avec laquelle on les empoigne et les modèle.

Tout d’abord : le Surhomme discerne, dans le monde, l'universalité de la volonté de puissance : « Il n’y a rien au-dehors. » L’art lui-même est dominateur. Le Surhomme participe aux destinées du monde, tandis que l’Unique se contente du jeu d’échecs. Il ne tend pas vers le pouvoir ; il ne court pas après lui, ni ne le devance, car il le possède et en jouit dans la conscience qu’il prend de soi. Ce qui fait songer aux empires d’images de l’Extrême-Orient.

Bien entendu, il se peut que le pouvoir tombe, en vertu de circonstances extérieures, entre les mains de l’Unique, comme entre celles de l'anarque. Pour lui, ce sera plutôt un fardeau. Périandre, tyran de Corinthe, l’a hérité de son père « comme une maladie ». Du reste, je suis frappé de trouver chez ce Périandre, comme aussi chez Tibère, et surtout à leur meilleure époque, des traits qui rappellent notre Condor, mais, chez nous, dans le cadre vétuste et non historique d’Eumeswil. J'ai dû déjà dire qu’il existe, chez l’anarque et le monarque, une similitude entre les pôles ; au fond, tout homme les porte l’un et l’autre en lui-même.

Secondement : le fameux « Dieu est mort ». Même alors, le Boutefeu n’a fait qu’enfoncer, ce disant, des portes ouvertes. Dévoilement d’un fait dont tous avaient conscience. D’où la sensation produite. Au contraire, l’Unique : « Dieu... n’est pas Mon affaire. » Par quoi toutes les portes sont ouvertes... il peut détrôner Dieu, l’introniser, ne pas s’occuper de lui, selon son gré et son humeur. Il peut lui claquer la porte au nez ou « s’allier avec lui ». De même que pour le mystique silésien, « Dieu ne peut être sans lui ». De même que Jacob, il peut lui disputer le pouvoir jusqu’au lever de l’aurore. L’histoire de la rédemption ne veut rien dire d’autre.

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Là aussi, Vigo avait mis des notes en marge. Par exemple : « Porphyre : Seul existe l’individu. » Mais aussi : « On retombe ainsi dans la querelle du nominalisme. Notre Institut dispose de moyens limités. »

Il est vrai que le Boutefeu, lui aussi, a adopté dans ce débat la position nominaliste... jusqu’à la rencontre de Turin. La querelle reste en suspens, si les nomina et les res ne coïncident pas dans les dieux. En outre, l’historien n’a pas le droit de s’échiner dans les labeurs de la pensée ; son champ, ce sont les faits. C’est pourquoi, au luminar, je pratique surtout la physiognomonie.

Lorsque ce vieux renard d’Eumène, fondateur de notre cité, passa pour mort, après quelque engagement, son frère n’eut rien de plus pressé que de s’emparer du pouvoir et d’épouser la souveraine. Quand les deux frères se retrouvèrent, le faux mort embrassa son cadet et lui chuchota à l’oreille : « La prochaine fois, ne te marie pas avant d’avoir vu mon cadavre. »

Il faut noter à ce propos que le frère d’Eumène se présenta à lui à la tête de la garde et la lance à la main. Bonne représentation... ne fût-ce que l’élan superbe de son geste, lorsqu’il baissa sa lance. Au début du troisième millénaire chrétien, on a vu naître une école d’acteurs qui avaient dépassé la psychologie, ou l’absorbaient entièrement dans l’action, et dont les mérites ont été fixés par le luminar.

 

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