vendredi 25 août 2023

Les poètes du Grand Jeu

Les poètes du Grand Jeu

LE TOUT POUR LE TOUT

Les grands joueurs adolescents (Daumal a seize ans, Roger Gilbert-Lecomte dix-sept) apparaissent d'emblée comme des praticiens du séisme intérieur, à la recherche de toutes techniques capables de subvertir le principe d'identité ou, si l’on préfère, «la conscience claire, horrible concierge brandissant son balai poisseux » (Roger Gilbert-Lecomte) : procédés de dépersonnalisation, prise de drogues diverses, inhalation de tétrachlorure de carbone, expériences de vision extra-rétinienne, etc. Il s'agit de se vouer à toutes les commotions, d'aller traquer la métaphysique aux frontières du coma. Cette volonté de transmutation, Daumal l'évoque sans détour: «Si, moyennant l'acceptation de graves maladies, ou infirmités, ou abréviations très sensibles de la durée de la vie, on pouvait acquérir une certitude, ce ne serait pas la payer trop cher. »

Ascèse, asphyxie, noyade, narcose — rien ne semble assez redoutable pour ceux qui se nomment «techniciens du désespoir» (la formule montre assez la dimension concrète de leur recherche). Ceux-là veulent faire descendre la métaphysique des ciels théoriques où elle se tient afin de la mettre en corps, de l’incarner […]

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Tradition? Modernité? Parmi les mouvements d’avant-garde du xxe siècle, le Grand Jeu est le seul qui ait cherché à faire table rase tout en s’appuyant sur la tradition (particulièrement celle de l’Inde) : « La vraie tradition n’est pas classique mais immémoriale», rappelle l’un des aphorismes-slogans du premier numéro de la revue. Les métaphysiques orientales, notamment.

 

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Ce Dieu, Daumal et Gilbert- Lecomte l’approchent au contraire comme «l’etat-limite de toute conscience » : dieu sans visage, dieu inconnu, dieu intérieur. Dieu comme éternité de l’instant, comme accélération du vivant.

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la circulaire du grand jeu

 

Le Grand Jeu n'est pas une revue littéraire, artistique, philosophique, ni politique. Le Grand Jeu ne cherché que l’essentiel. L’essentiel n’est rien de ce qu’on peut imaginer: l'Occident contemporain a oublié cette vérité si simple, et pour la retrouver il faut braver plusieurs dangers, dont les plus connus et les plus communs sont la mort (la vraie mort, celle de la pierre ou de l'hydrogène, et non pas l'agréable mort, gorgée d’espérances et ornée d'excitants remords, que l’on connaît trop) — la folie (la vraie folie, lumineuse et impuissante comme le soleil éclairant une société de magistrats, la folie sans issue, de celui qu’on abat comme un chien, et non pas l'heureuse folie qui est le plus charmant moyen d'occuper la vie) — la syphilis, la lèpre léonine, le mariage ou la conversion religieuse.

Non seulement ceux qui jouent le Grand Jeu sont à chaque instant près de tomber dans la crainte de jouer avec des dés pipés ; mais ils risquent sans cesse le supplice de l'homme qui, voulant se trancher les mains avec une hache, se coupe d'abord la main gauche et ne sait plus comment couper la main droite, la plus détestée. (Certains appellent cette situation un compromis.)

Dans cette marche vers la patrie commune dont le nom sera peut-être révélé un jour, les membres du Grand Jeu font — comme par hasard — un certain nombre de découvertes qui peuvent intéresser, amuser, terrifier ou faire rougir le public. Ils les lui donnent.

[…]

LA DIRECTION

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AVANT-PROPOS AU PREMIER NUMÉRO DU GRAND JEU

 

[…]

Pourquoi écrivons-nous ? Nous ne voulons pas nous nous laissons écrire. C'est aussi pour nous reconnaître nous-mêmes et les uns les autres : je me regarde chaque matin dans un miroir pour me composer une figure humaine douée d'une identité dans la durée. Faute de miroirs, j'aurais les faces des bêtes changeantes de mes désirs et, certains jours où le miracle me touche, je n'aurais plus de face. Car, délivrés, nous sommes à la fois des brutes brandissant les amulettes de leurs instincts de sexes et de sang, et aussi des dieux qui cherchent par leur confusion à former un total infini. Le compromis « homo sapiens » s’efface entre les deux. La connaissance discursive, les sciences humaines ne nous intéressent qu'autant qu'elles servent nos besoins immédiats. Tous les grands mystiques de toutes les religions seraient nôtres s'ils avaient brisé les carcans de leurs religions que nous ne pouvons subir.

Nous nous donnerons toujours de toutes nos forces à toutes les révolutions nouvelles. Les changements de ministère ou de régime nous importent peu. Mais nous attachons à l' acte même de révolte une puissance capable de bien des miracles.

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LA FORCE DES RENONCEMENTS

[…]

L'homme, dans son état actuel, est inévitablement condamné à l'abjection d’une misère sans bornes. Nous en sommes à un stade humain, que nous devons dépasser, puisque nous l'avons jugé. On ne le dépassera pas en exagérant ses caractères spécifiques. La vie, dans son évolution, procède par variations brusques. Il faut changer le sens de toute notre activité, prendre une attitude tellement nouvelle quelle bouleverse notre nature de fond en comble.

[…]

Roger Gilbert-Lecomte

 

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LIBERTÉ SANS ESPOIR

[…]

Tentations de la souffrance, de la peur ou de l'ennui, qui somment lame de les surmonter ou de se laisser écraser, heureux qui les reçoit, pour qu'il reconnaisse son erreur. Une solution abstraite ne résout rien; l'homme ne se sauve que tout entier; l'entendement seul peut le partager en corps et esprit, car l'entendement connaît, et sépare par méthode pour se donner un objet. Une solution abstraite n'est rien non plus dans la société ; le même mécanisme de refoulement y opère. On voit des nations en apparence bien policées.

[…]

L'essence du renoncement est d’accepter tout en niant tout. Rien de ce qui a forme n’est moi; mais les déterminations de mon individu sont rejetées au monde. Après la révolte qui cherche la liberté dans le choix possible entre plusieurs actions, l'homme doit renoncer à vouloir réaliser quelque chose au monde. La liberté n’est pas libre arbitre, mais libération ; elle est la négation de l'autonomie individuelle. L'âme refuse de se modeler à l'image du corps, des désirs, des raisonnements; les actions deviennent des phénomènes naturels, et l'homme agit comme la foudre tombe. Dans quelque forme que je me saisisse, je dois dire : je ne suis pas cela. Par cette abnégation, je rejette toute forme à la nature créée, et la fais apparaître objet; tout ce qui tend à me limiter, corps, tempérament, désirs, croyances, souvenirs, je veux le laisser au monde étendu, et en même temps au passé, car cet acte de négation est créateur de la conscience et du présent, acte unique et éternel de l'instant. La conscience, c’est le suicide perpétuel. Si elle se connaît dans la durée, pourtant elle n'est qu’actuelle,c'est-à-dire acte simple, immédiat, hors de la durée.

L’espace est la forme commune à tous les objets; un objet, c'est ce qui n'est pas moi ; l’espace est le tombeau universel, non pas l’image de ma liberté.

[…]

L’homme, avant d'atteindre le renoncement, parcourt toujours ces trois étapes; l'acceptation stupide, d’abord, de toutes les règles, de toutes les conventions qui lui procure le repos; puis la révolte sous toutes ses formes, lutte contre la société, misanthropie, fuite au désert, pyrrhonisme ; et enfin la résignation, qui ne cesse de supposer constant un pouvoir de révolte.

Le renoncement est une destruction incessante de toutes les carapaces dont cherche à se vêtir l'individu; lorsque l’homme, las de ce labeur plus dur que celui de la révolte, s’endort dans une paix facile, cette carapace s’épaissit, et seule la violence pourra la détruire. Rejeter sans cesse toutes les béquilles des espoirs, briser toutes les stables créations des serments, tourmenter sans cesse chacun de ses désirs et n'être jamais assuré de la victoire, tel est le dur et sûr chemin du renoncement.

Il faut faire le désespoir des hommes, pour qu'ils jettent leur humanité dans le vaste tombeau de la nature, et qu’en laissant leur être humain à ses lois propres, ils en sortent.

 

RENÉ DAUMAL

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POLITIQUE

(extrait)

 

[…]

L'homme hait l’homme. La haine est le lien le plus fort entre les hommes : c'est la revanche de l’individu contre les liens du collectif. Si libératoire qu’elle soit, elle n’en est pas moins un lien au même point que l'amour.

L’amour pour un objet sexuel ou physique ou métaphysique projette sans doute sur la toile de fond d assez jolis paysages. Il ne dépend que de soi d entretenir en soi ce ver du fruit qui vous détache avant la maturité et dans la pire acceptation vous conserve l'intégrité de l’œil central.

Il est peut-être plus facile de veiller à cette vie fragile et de conserver ce détachement dans l'amour que dans la haine. Il y a le bureaucratisme de la haine comme celui de l'amour. L'un comme l’autre sont aussi onéreux. À moins que tout ne soit submergé dans la haine de soi-même.

 

[…]

 

Georges Ribemont-Dessaignes

 

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L’ASPHYXIE et l expérience DE L’ABSURDE

 

Le consentement universel des hommes ne peut se faire sur une théorie générale qui ne permet pas de vérification expérimentale; c’est le sort de la métaphysique, si elle n’est qu’un effort pour coordonner logiquement des notions abstraites sans en discuter l’origine. Toute connaissance générale n’est qu’en puissance; et la coordination logique des éléments du savoir ne pose qu’une possibilité de connaissance. Mais une métaphysique conçue comme connaissance anticipée d’un progrès possible de la conscience peut faire appel à l'expérience même de la conscience: elle devient alors la science de ce que nous pouvons saisir immédiatement, et par le moyen de quoi toutes nos autres connaissances sont saisies ; donc science des sciences, science suprême.

Je résume ici tout ce qu'une expérience très particulière, que je décrirai ensuite, me permet de penser comme vrai".

 

1.                   Quelque chose d’absurde peut être donné dans

l’intuition.      

2.                   Un esprit accoutumé depuis longtemps à penser selon un certain mode dans certaines conditions, dans d'autres conditions exigeant un autre mode de pensée, ne pense plus, autrement dit il dort.

3.                   Malgré la communauté très grande qui existe entre les modes de pensées des différents individus humains (en particulier appartenant à une même civilisation), il peut se trouver chez quelques-uns quelques petites différences à cet égard.

4.                   Il arrive donc que, dans certaines conditions particulières identiques, tel homme dormira, et tel autre pensera: le premier parce qu’il ne peut plus penser hors des conditions et des formes coutumières, le second parce qu’il en est libéré.

5.                   Si un esprit ne peut se saisir sinon dans telles formes et conditions de pensée, c’est parce qu’il ne distingue pas entre ces formes et conditions et la pensée même.

6.                   En particulier, les formes logiques de la pensée sont confondues, chez la plupart des civilisés de notre siècle, avec l’acte même de penser. Si donc ils se trouvent placés dans des conditions telles que, s’ils étaient libérés de ces formes, il leur serait donné l’intuition de quelque chose d’absurde, ils dorment.

7.                   Or, de telles conditions se trouvent correspondre à des états physiologiques aisément réalisables, comme certains commencements d’asphyxie, de narcose, certains états fébriles.

8.                   8. Dans de pareilles circonstances, la plupart des hommes se trouvent dans un état de sommeil, ou de délire sans mémoire; mais quelques-uns, plus libres des formes de pensée coutumières, y trouvent l'occasion de penser, en pleine lucidité, selon des modes irréductibles à la logique vulgaire (mais non pas à toute logique : car, par exemple, l’identité des contraires, fondement de la logique dialectique, peut devenir en pareil cas une évidence intuitive).

9.                   9. Lorsque ces circonstances sont réalisées accidentellement, par artifice, le mode de pensée dont elles sont l'occasion n'est que temporaire ; l’esprit est déjà capable de subir de telles pensées, non encore de les réaliser à son gré, et le sentiment de cette impuissance est une souffrance dont il est à peu près impossible de donner l'expression. Mais cette expérience anticipée, pour ainsi dire par une espèce de fraude, de nouvelles conditions de pensée, laisse à concevoir un progrès volontaire de l'esprit se distinguant et se libérant par ,degrés des formes dans lesquelles successivement il

s'aperçoit.

 

René Daumal

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MONSIEUR MORPHÉE EMPOISONNEUR PUBLIC

 

 

C'est en tablant sur cette constatation assez simplette que, de tous temps, un certain nombre d’hommes qui, d une part, pour des raisons plus loin développées, ne ressentent guère le besoin d’user de ces produits toxiques et qui, d’autre part, munis légalement du pouvoir d’attenter à la liberté privée de leurs concitoyens, ont une fois pour toutes renoncé à appliquer le principe politique du Non-Agir préconisé par Lao-Tseu, un certain nombre d’hommes, dis-je, ont cru possible d’arrêter net la consommation des drogues en les prohibant.

De telles prohibitions ont toujours des buts apparents très convenables, par exemple le bien public, et des buts moins apparents un peu malpropres, par exemple la repopulation.

La prohibition de l’alcool aux États-Unis, celle de l’opium, de la cocaïne, etc., etc., dans presque tous les pays proviennent de cette manière de penser commune non seulement à tous les législateurs, mais encore à tous les hommes "bien-pensants”, c’est-à-dire à la majorité de tous les pays dits civilisés.

[…]

Certes, échappent à mon emprise une majorité d'individus qui ont vis-à-vis des drogues une véritable et invincible répulsion que renforcent à peine les impératifs moraux. Ce sont des êtres dont la jeunesse organique qui n’a rien à voir avec l’âge mais qui passe comme lui fait l'emporter en eux l’instinct de conservation, source d’agir, sur l' “instinct dont on n'ose jamais parler et qui tient pourtant une place égale dans la plupart des consciences humaines.

Mais en face de ces hommes dits sains pour qui le repos de chaque nuit, même réduit à son strict minimum, est encore une charge trop lourde dont ils ne souhaiteraient rien plus que de se libérer enfin pour plus agir, il y a les autres, les amants des longs sommeils sans rêve, ceux qu'un mal inconnu harasse et pour qui le bonheur est "la Mort-dans-la-Vie". Et surtout il y a, lourds et sans merci, dans le champ clos du corps obscur, les combats entre les immortels ennemis, vouloir-vivre et non-agir, voluptés de puissances et celles plus perfides du vouloir qui se meurt en funèbres couchants, en déclins de vertige.

[…]

Ne pourront jamais comprendre : tous mes ennemis, les gens d'humeur égale et de sens rassis, les français- moyens, les ronds-de-cuir de l'intelligence, tous ceux dont l'esprit, instrument primitif et grossier mais incassable, est toujours prêt à s'appliquer à ses usages journaliers, sans jamais connaître ni la nuit solide de l’abrutissement pétrifié ni l’agilité miraculeuse de l’éclair à tuer Dieu. Ils ne se doutent pas que par opposition aux poissons à bouche ronde que l'on nomme cyclostomes, les psychiatres ont baptisé du vocable de "cyclothymiques” un certain nombre de "malades” dont la vie s'écoule ainsi en alternances infernales et régulières d'états hypo et d'états hyper, d'enthousiasmes et de dépressions spirituels. Bien souvent ceux qui connaissent la lancinante douleur de ces dépressions lui préfèrent le suicide.

Plus incompréhensible encore leur sera l' état de l'homme qui souffre de la conscience effroyablement claire. Il s’agit de la douleur peu commune aux mortels de se trouver soudain trop “intelligent”. Il est bien vain de tenter de faire naître dans un esprit qui ne l’a pas expérimenté, l'approximation de cet état qui selon un déterminisme inconnu, en un instant soudain, plonge un être dans l'horreur froide et tenace du voile déchiré des antiques mystères. C'est devant la disponibilité la plus absolue de la conscience, le rappel brusque de l’inutilité de l'acte en cours, devenu symbole de tout Acte, devant le scandale d'être et d’être limité sans connaissance de soi-même. Essence de l'angoisse en soi qui fait les fous, qui fait les morts.

[…]

Car chaque drogue engendre un état spécifique: ivresse de l’alcool, kief de l’opium, plus généralement euphorie des alcaloïdes, etc. Et s’il est impossible pour le moment d’envisager la valeur morale de ces états, par contre il faut bien admettre qu’ils permettent, à qui se réfugie en eux, de fuir des états plus douloureux, sinon inférieurs ou supérieurs. C’est ainsi que les drogues ont certainement sauvé bien des vies.

Par ailleurs qu’il me suffise de dire que les stupéfiants sont considérés moralement par certains mystiques, aussi paradoxal que cela puisse paraître, comme des moyens d’ascétisme. Il ne saurait jamais s’agir, bien entendu, de les considérer comme géniteurs d’extases dont leurs états spécifiques sont aux antipodes ou même seulement comme favorables à la contemplation mais seulement en tant que contre-poison.

[…]

Puissent ces considérations rapides et incomplètes amener dans quelques esprits cette conclusion: Pour un certain nombre d’individus les drogues sont des nécessités inéluctables. Certains êtres ne peuvent survivre qu’en se détruisant eux-mêmes. Jamais les lois ne pourront rien là-contre. Enlevez-leur l’alcool, ils boiront du pétrole ; l’éther, ils s'asphyxieront de benzène ou de tétrachlorure tue-mouche; leurs couteaux à mutiler, ils se feront de leurs regards des lames.

 

Roger Gilbert-Lecomte

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MATURITÉ DU VIDE

Qui me pense ?

 

Qui me pense? Qui se permet de me tirer au jour? Que le sang s'arrête de tourner dans les circonvolutions blanches et frémissantes de celui qui me compose, et que l'os horrible de sa tête éclate comme une lampe. — Mais il n'en a pas. Ni sang non plus. Pourtant son souffle m'épaissit et je nais. Les cloisons sont bien sous-tendues d'os, et les éclaboussures de la chair s'assouplissent. Même voici la bouche à l’image de Dieu. O. O. Aum.

 

André Rolland de Renéville

 

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MONSIEUR CRABE, CET HOMME CADENAS

Merci j'éternue du sol le plus creux d’où les os les pleurs les oiseaux de la peur montent et sautent à la corde des puits de feu de la nuit de la fin des mondes et des lieux il semble que parfois et toujours si l'on vient préviens-moi je serai sur mes gardes et la peur qui s’enfuit par les fentes des nuits les failles de la mémoire les courbures du ciel et les hanches des marbres aplatira tout court il demeure évident pour quelques-uns dont l'âne que l’heure est grave et la moisson sempiternelle des comètes et des coccinelles ne laisse rien prévoir du prochain déluge qui attend debout derrière la porte de l'occident des grandes eaux l’espace diminue à vue d’œil et prend la forme d’une oreille à laquelle on ne peut plus s’habituer malgré la sincérité désespérée des efforts dérisoires tant il est dur de se faire à l'oreille lorsqu’on a vécu d’espérance depuis la plus tendre enfance à fond de cale et faction dont les phénomènes particulièrement pointus furent rendus roulants par l’éminent Bœuf s’il peut agir de lui dans ce cas éclairant occupez-vous plutôt des scies du ciel et des offrandes je dis j’offre et je prends de ma uiain rapace et pourrissante ce que je donne en re e- uant entre les dents des éboulis de cris à m en bouc |a bouche flambons ensemble enfant trop be e bons en flamme à l'unisson brisante amante a sécheresse éperdue des cendres chaudes et des manchots rôtis dont les jambes sont déjà loin disparaissent derrière la courtine de l’horizon qui court en rond l'anneau du ciel qui tourne parce que c est là son rôle le plus vain mais le plus vénéneux il ne reste plus rien Hans cette coupe creuse que l’écho mort et renaissant tous les mille ans de l’antique appel dont le son déchirant a pénétré la première nuit de l’intérieur de l’homme de cette grande horreur que l’on a dit panique alors quelle est sans nom tais-toi au premier tournoiement des frondes la voie lactée se décroche et se noue en écharpe autour de la statue en forme de poire élevée à la mémoire des morts de rire étouffant fin tragique

ROGER GILBERT-LECOMTE

 

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L’ÉLABORATION D’UNE MÉTHODE

(A propos de la Lettre du voyant)

 

Depuis toujours, les poètes usent de leur intelligence et de leur sensibilité pour décrire ou suggérer ce qu’ils considèrent comme l’essence d’un système clos. Ils versent des pleurs sur eux-mêmes, attachent des rubans aux gerbes des saisons, et dérobent aux femmes leur bâton de rouge afin de se dessiner sur la poitrine une plaie émouvante et commode. Pour eux, l’art est de polir joliment une phrase, et de tourner avec grâce autour des mystères. L’enthousiasme leur paraît du dernier commun, et ils ne souffrent la passion que dans un cas strictement défini. Tout problème métaphysique leur est une manière de scandale. Ils sont passés à l'état d’amuseurs publics, et semblent s’accommoder fort de cette fonction. On les étonnerait grandement en leur parlant du pouvoir de la Poésie, et en leur annonçant qu’il n'y a de Poésie que du général. Ils ne réfléchissent pas que persona veut dire masque, et la dissemblance de leurs visages et de leurs réactions est pour eux le meilleur signe que tout individu constitue un univers parfaitement fermé, une personnalité. Nul effort de dépouillement chez ces tristes chanteurs.

La conception individualiste du Moi est à la base de l' échec poétique éprouvé depuis deux mille ans par le monde occidental :

«Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas a balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs1 ! »

L’effort de révision des valeurs entrepris par Rimbaud devait aboutir à cette conclusion. La Poésie d'une race est son plus pur reflet. Le monde occidental, dominé par une religion et des institutions individualistes, ne pouvait produire qu'une poésie appliquée au sensible, puisque seul le désir d’unité permet à l’esprit humain d’opérer la synthèse qui le fait remonter à l’idée.

Par quelle notion du Moi, Rimbaud prétend-il donc remplacer l’individualisme de l’Occident ? Souvenons- nous de ses lectures à la bibliothèque de Charleville. La littérature de la Grèce ancienne le fît accéder à la métaphysique de l’Orient, dont il retrouva les échos dans ses lectures cabalistiques.

Platon le conduisit à Pythagore, et, de ce dernier, il remonta jusqu’aux mystères orphiques que l'Orient transmit à la Grèce. C’est dans cette somme qu'il convient de chercher la conception de la personnalité proposée par le poète.

Le Védisme et le Brahmanisme enseignent que l'âme humaine n'est qu’une étincelle du feu universel, un reflet de Dieu au cœur de sa masse.

Il n’y a pas de dualité entre Dieu et la création comme l’entend la religion occidentale sous sa forme orthodoxe. Cette dualité ne peut se concevoir puisque si l’on admet que Dieu crée un objet en dehors de lui- même, il perd sa qualité d'Absolu.

Jusqu’ici le problème que crée notre impression actuelle de personnalité reste irrésolu.

Voyons s’il n’est pas quelque moyen de le vaincre.

Dieu parfait est tout amour. Or aimer, c’est prendre conscience d’une dualité. Mais comme toute dualité est, par nature, interdite à l’Absolu, le désir de Dieu ne peut que localiser, tant qu'il dure, des parcelles de sa divinité. Ces parcelles, ou mieux ces âmes, font partie de l'Unité, mais ne sont pas l'Unité même. Elles tendent à revenir s’y confondre, mais leur limitation momentanée au cœur de l’illimité leur impose une série d'expériences, dont le but est la réalisation même de cette Unité.

L'ame humaine est donc réellement omnisciente puisqu’elle baigne en Dieu, mais la plus grande partie de ses pouvoirs est obturée par la matière qui la cerne; et ce que nous nommons centre de conscience n’est, en réalité, qu'une lueur infiniment faible émanée de la conscience totale. Le centre de conscience ne réfléchit qu'une opposition entre la restriction de la connaissance humaine, et la possibilité d’une science infinie que l'homme pressent et recherche. Cette opposition diffère évidemment d’intensité avec le degré d’évolution atteint par l’âme au cours de ses expériences. Le masque imposé par la matière est particulier à chaque esprit. Autant d'hommes, autant de personnalités.

La vraie conscience ne peut se retrouver que par l’oubli de ce que nous nommons ici-bas la conscience.

Lorsque, dans la conversation, nous cherchons un nom quelconque sans pouvoir nous le rappeler, il n'y a qu'au moment où nous détournons notre attention de cette recherche que le nom perdu se retrouve. Ce phénomène banal m’apparaît singulièrement révélateur de l'obstacle apporté par la conscience à la découverte de la vérité".

C’est que celle-ci se confond avec la notion d’unité, et que tout acte de conscience, tel que nous l’entendons, est basé sur l’attention. Or faire attention, c’est s’intéresser, et par là même s’individualiser.

Nous avons vu que les esprits sont réellement en Dieu. D’où cette parole d’un philosophe indou: «Brah- man est vrai, le monde est faux; l’âme de l’homme est Brahman et rien d’autre. »

C’est ce qu’exprime Rimbaud en écrivant: « est un autre. » Il eut aussi bien pu écrire : «Je est Dieu en puissance. »

Pour remonter à la conscience suprême, il est essentiel de cultiver en soi l’inattention et le désintérêt, puisque leurs contraires nous procurent le sentiment d’une personnalité à jamais distincte, et nous amènent à confondre avec la Lumière un seul reflet de son éclat. Se désintéresser sur le plan matériel, c’est arriver à l’altruisme. Se désintéresser sur le plan psychologique c’est parvenir à Dieu.

N’est-il pas révélateur de mettre en regard telle phrase du Bhagavad Gîta qui concerne la conception du moi, et les lignes qu’écrivit Rimbaud sur le même sujet?

«Car je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n y a rien de sa faute. Cela m’est évident: j’assiste à l’éclosion de ma pensée: je la regarde, je l’écoute: je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.

Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, etc. » ( du voyant.)

«Celui dont l’esprit est égaré par l'orgueil de ses propres lumières, s'imagine que c'est lui-même qui exécute toutes les actions résultant des principes de sa constitution.» (Bhagavad Gîta. Des œuvres. III.)

C’est que la Lettre du voyant est tout entière écrite sous le signe de la grande tradition orientale, qui parvint, à travers les mystères orphiques, jusqu’à la Grèce ancienne. Cette philosophie constitue la trame sur laquelle Rimbaud a tendu ses phrases. En considérer rapidement l'ampleur, c’est en même temps saisir chacune des affirmations du poète.

Les livres sacrés de l'Inde s'accordent tous pour employer sans distinction la notion d'idée et celle de Parole, lorsqu'ils veulent nous éclairer sur la création du monde. Soit qu’ils nous montrent la Conscience divine penser le monde, et, par conséquent, le créer, soit que, d'après eux, la Parole de Dieu ait engendré l'Universa. (De là vient l'importance fondamentale attachée aux mots dans les sciences magiques.)

Nous nous acheminons donc à la compréhension de ce passage qui fait suite à la conception du moi dans la lettre qui nous occupe : «— Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien — plus mort qu’un fossile — pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! »

La confusion qu’établit Rimbaud entre la Parole et  l’Idée résulte directement de la solution que fournit au 'problème de la matière, la métaphysique dont il est pénétré. On y trouve que le monde existe parce que Dieu le pense et le prononce. Elle dévoile donc entre l’Idée et la Parole une similitude que la simple psychologie humaine vérifie d’ailleurs complètement: la pensée même silencieuse s’appuie toujours sur des combinaisons de formes ou de sonorités (ce qui est même chose puisque « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ») et, pareillement, une pensée particulière naît de chaque combinaison d’harmonies ou de formes. Il n y a pas d’idée sans parole, ni de parole sans idée. En poursuivant plus loin l’analogie, on arrive à réaliser que la Vie ne peut se concevoir sans la Matière non plus que la Matière sans la Vie. L’une et l’autre ont la même source qui est la pensée divine, manifestée par la Parole. Or, s’il existe une parenté entre les effets d une même cause, la Vie et la Matière, loin de s’opposer, doivent être les aspects d’une réalité unique.

Les différences que présentent ces aspects sont de même nature que celles que l’on constate entre les notes d’un accord musical : les vibrations rapides engendrent des notes aiguës, et les vibrations lentes des notes graves. La Parole divine a, de même façon, fait naître des plans successifs dans l’Univers. Et si l’on peut classer les sons en deux grandes catégories : les sons aigus et les sons graves, il est également possible de diviser les plans de l’Univers en plan des Idées et plan des réalités sensibles, ou encore en monde sans forme et monde de la forme.

Voici ce qu’écrit Rimbaud à ce sujet: « Donc le poète est vraiment voleur de feu [...] Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme; si c’est informe il donne de l’informe. » En ce qui concerne la continuité établie entre l’Esprit et la Matière il déclare : « Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez. »

Plus exactement, il faut dire qu’il n'y a ni Esprit, ni Matière, mais un Esprit-Matière. Le monde sans forme dont nous avons parlé n'existe que pour l'observateur qui fonctionne sur le plan sensible. S'il lui était donné au contraire d’être « éveillé » sur le plan des Idées, le monde sans forme deviendrait pour lui un autre monde de la forme. La distinction n’est qu'empirique, et relative à l’homme conscient sur le plan physique0.

La nature des réalités varie avec la fréquence des vibrations qui leur ont donné naissance. Un certain nombre est, par conséquent, assigné à chaque état de l'Esprit-Matière: «Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie, écrit Rimbaud, ces poèmes seront faits pour rester. »

L’influence pythagoricienne se fait ici nettement jour. Nous quittons l'Orient pour la Grèce, mais nous n’abandonnons pas une métaphysique pour une autre.

C’est qu'en effet s’il n’est pas historiquement établi que Pythagore fit un voyage aux Indes, ou en Égypte, il n'en est pas moins vrai que son enseignement est une pure adaptation de l’Orphisme, et, par conséquent, des doctrines orientales : « C’est à la libération de l’élément divin par la possession définitive de l'immortalité bienheureuse que tendent l’initiation et le régime de la vie orphique. Le corps n’est pour notre âme qu’une chaîne, qu’un tombeau, qu’une prison ; et, du moment que le corps est l'élément impur qui emprisonne l'âme, l’homme a le devoir de s’en détacher, de s’en dégager... Notre grand devoir est de nous "purifier”. (Mario Meunier. Note au Phédon.)  

Nous retrouvons ici la notion d'une conscience universelle à laquelle il est possible de remonter par la purification, et le détachement du sensible, obtenus à travers de multiples expériences. En un mot, toute la métaphysique orientale est là. Pythagore s’attachait particulièrement à l'étude de l'Esprit-Matière dissocié en choses par les vibrations qui les conditionnent, et basait spécialement son enseignement sur la science des Nombres. On trouve dans le catéchisme des Acou- mastiques :

«— Qu'y a-t-il de plus sage ? — Le Nombre.

«— Qu’y a-t-il de plus beau ? — L’Harmonie.

et chez Philolaüs «Toutes les choses qu'il nous est donné de connaître possèdent un Nombre, et rien ne peut être conçu sans le Nombre », ou encore : « L’Harmonie est l’unification du multiple composé et l'accord du discordant. »

Rimbaud conçoit donc, au rôle du Nombre dans la Poésie, une importance essentiellement métaphysique, et pressent des principes plus vastes aux lois de la « poétique» à venir que ceux de l’acoustique ou de la mnémotechnie empiriquement observées. Fidèle à son système, il ne conçoit pas d'opposition entre l’Idée et la Forme, non plus qu’entre l’Esprit et la Matière: «En attendant, demandons aux poètes du nouveau — idées et formes», exige-t-il.

La solution qui, logiquement, résulte de ce système est de se détacher du sensible qui nous cache les réalités supérieures pour accéder aux domaines que l'intuition pressent. Un nouveau mode de connaissance va donc naître: la Voyance. Il ne s’agit point là d’une vision littéraire de la vie comme ont semblé le comprendre jusqu’ici les commentateurs de Rimbaud, mais d’une contemplation métaphysique de l’Absolu. Le poète doit «être voyant». A travers Pythagore et Platon, Rimbaud accède à la méthode que les Grecs empruntèrent à l’Orient. «Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque » commence-t-il. Et il achève sa lettre par cette affirmation: «Ainsi je travaille à me rendre voyant. »

ANDRÉ ROLLAND DE RENÉVILLE

 

 

 

 

 

 

 

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