dimanche 6 novembre 2022

Le dernier stade de la soif – Frederick Exley

Le dernier stade de la soif – Frederick Exley

Nous avons bu ensemble jusqu’à la fermeture, enchaînant les whiskies, nos têtes penchées l’une  contre l’autre. Nous avons parlé à travers la fumée bleue et veloutée, nos murmures évoquant l’isolement et la perte; ces chuchotements étaient une tentative  pour protéger l’intimité de nos cœurs de l’indiscrétion des oreilles alentour.

---

Je voulais tuer ce type, de la même façon que je voulais détruire cette Amérique obsédée par sa propre  beauté, les anéantir pour leur manque total et infini  d’imagination.

---

Avant d’arriver à lui, je lus les pré-freudiens, Hawthorne et Dostoievski comme ils me semblaient saisir la psychologie humaine mieux que tous les écrivains post freudien réunis en une bouillie analytique monstrueuse, je décidai qu’il valait mieux pour moi me souvenir dans le détail de ma propre maladie: j’étais persuadé que la clé se trouvait là.

Mais je n’en étais pas encore conscient. Et sans avoir lu Herr Doktor de près, me fondant sur de vagues souvenirs, je supposai que mon cas relevait (plus de la paranoïa: j’étais très enclin au fantasme, mais sans jamais être paralysé par lui.

---

Et mon sourire se fit triste, puis éploré : Young, avec ce seul beau geste, était devenu vivant a mes yeux, était devenu un homme.

---

Car le suicide est le plus éloquent cri du cœur de ceux qui cherchent en vain leur chemin. Le suicide, c’est ce à quoi Hemingway eut recours quand le monde devint si flou qu’il ne put plus le coucher sur papier. Le suicide, c’est la seule solution qui se présente à un homme dont le cancer des intestins est tellement douloureux que son œil n’arrive plus à voir le paysage, et que tout se ressemble, et que seul le chemin bien défini des ténèbres semble bienvenu.

---

Courbés, ils maniaient leurs outils et soufflaient des nuages de vapeur, comme si ces voitures constituaient une extension de leur personne sans laquelle ils ne pouvaient vivre. Le ciel s’éclaircit, quelques autos furent libérées et recommencèrent à circuler péniblement sur une seule voie étroite bordée de neige. Le ciel se chargea à nouveau - nuages, les flocons se remirent à tomber et les voitures hoquetèrent jusqu'à s’arrêter derechef.

---

Semblais, voilà le secret. Car il n’existe que deux types de temps (le futur étant réservé aux visionnaires mélancoliques, aux joviaux charlatans et aux sombres hommes d’Eglise promettant des royaumes dont ils n’ont aucunement la charge): il y a le temps vécu, et ce même temps revécu intérieurement cinq minutes, cinq ans ou cinq siècles plus tard ; et parce que ces temps ne sont jamais analogues, l’historien (feuilletant ses lourds volumes et ses parchemins poussiéreux et s’imaginant être, en comparaison à la triste masse du reste de l’humanité, une créature d’une importance considérable) vit le plus grand mensonge de tous.

---

Dès que j’en avais l’occasion, je lui noircissais les dents, lui collais une moustache et ajoutais graffiti injustifié, du genre Norman Mailer aime les putes, Emma Bovary est un bon coup! ou tout simplement Vive le porno !

---

Le problème de l’écriture — que l’écrivain soit talentueux ou non -, c’est qu’au bout d’un moment, celui qui écrit se détache des relations humaines et devient en quelque sorte inhumain. Durant tous ces mois passés sous la lumière crue de mon bureau, mon cœur, pour paraphraser Yeats, s’était uniquement nourri de fantasmes, ce qui avait eu le don de l’insensibiliser.

---

Lorsque mon tramway s’était brusquement immobilisé à ses côtés, j’avais posé les yeux sur son visage endormi et y avais vu mes propres traits avec une netteté si dévastatrice et effrayante que j'avais passé le reste de la journée assoiffé et pris de vertiges. « Car mon cœur, écrivais-je, penchera toujours du côté de l'ivrogne, du poète, du prophète, du criminel, du peintre, du fou, de tous ceux qui aspirent à s'isoler de la banalité du quotidien.

---

Un jour, à propos William James, John Jay Chapman dit qu’il semblait toujours empreint d’une tristesse infinie, tout la plupart d’entre nous semblent émerger de leurs humeurs prédominantes, qu'elles soient gaies, égales, folles ou graves; et le plus cauchemardesque chez ces jeunes est leur manque apparent d’héritage émotionnel.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire